Les révélations du crime ou Cambray et ses complices/Chapitre XV

CHAPITRE XV.


Pourquoi Waterworth s’est fait témoin de la Couronne. — Correspondance de Cambray et de Waterworth à ce sujet.


Dans tout le cours de ces révélations, Waterworth n’a pas encore dit un mot de ce qui l’a porté à se rendre témoin de la Couronne contre ses complices, et il a fallu le presser vivement de questions pour l’y déterminer. Il semblait se reprocher cet acte comme une trahison… Enfin il y a consenti, et voici comment il explique ce fait.

— « J’étais dans un cachot depuis quelques jours pour une fredaine que j’avais faite, et j’éprouvais toutes les horreurs de l’isolement. Le jour, des accès de rage, et la nuit, des rêves épouvantables m’obsédaient. Je voyais des spectres tracer ma sentence de mort sur les murailles, et dresser pour moi des échafauds. Enfin j’étais abattu, désespéré, mourant, quand un jour le geolier m’avertit que Cambray avait eu des pourparlers avec l’Officier de la Couronne, et lui avait offert de tout révéler, à condition qu’il serait mis en liberté à l’expiration du Terme de Septembre, (1836,) et qu’on lui pardonnerait tous les crimes dont il était accusé. Il insistait surtout à avoir sa liberté sans délai, me dit le geolier, et ce fait m’éclaira sur les véritables motifs de cette révélation et des conditions qui y étaient apposées. « Nous avons, » me dis-je, « de fortes sommes en réserve ; nous n’avons pas encore tiré parti des argenteries de la Congrégation, et sans doute le dessein de Cambray est de sortir seul, de me perdre, et d’accaparer toutes nos prises. Eh bien ! je suis libéré de mes sermens, puisque je suis trahi ; je le préviens, et je le dénonce ! »

« Dès le même jour je fis offrir ma déclaration à l’Officier de la Couronne, sans condition, et mon offre fut acceptée. Je ne sais si j’ai été la victime d’une supercherie, mais il est certain que Cambray m’a juré une guerre à mort pour lui avoir joué ce tour. Quoique nous ayons toujours été séparés depuis, nous nous sommes écrits souvent, et notre correspondance a roulé en partie sur des projets d’évasion, et en partie sur de nouveaux expédiens proposés par Cambray pour nous tirer d’affaire tous deux. Voici ce qu’il m’écrivait l’automne dernier : —

« Waterworth, t’avait juré par le diable de tenir le secret, et tu a la lâcheté de t’faire témoin du Roi ! tu t’es déshonoré devant tous les confrères, pour avoir mangé le morceau. Pour ça j’avons droit de te tuer, tu sais, et quoique je soiguons moi et les autres à la chaîne entre quatre murs, n’esperre pas d’échapper à ma main. Quand je devrais t’aller trouver par un sousterrain dans ton cacheau, j’ty étranglerai, si je veu ; mai, tu sai que jé toujou été bon pour toi, et jé un moyin de nous sauver tous deux. Je ne sui accusé que de vollé, et y a le meurtre de Sivrac qui n’est pas punit. Soiguons comme deux frères toi et moi, et fesons nous témoin contre quelques-uns de ces gueu qui y a ici ; conte P… ou G…, si tu veu ? Vois-tu avec ça on se sauvera, car ce meurtre de Sivrac est une affère abominable, que je regraite presque, par qu’elle n’a pas mit un sou dans ma poche : pui j’sortirons, et taras la moitié de nos cachettes. Faut que je te dise un bon tour de précaution que j’ai prisse : une vintaine de coquin viennent et de sortir du brick, et j’leur ai fait la langue. Ils vont assomer tout le monde dans les rus par vengeance. Ça ra l’effait de détourner l’attention de nous, et de faire tomber l’indignation des gens sur ces niais-là : voi-tu ça. Diable, çait dommage que tu mais trahit, j’pouvait encore faire une belle fortunne. Écri moi si tu veu t’arranger avec moi pour l’affère de Sivrac, ou sinon choisi que j’te tue.

Cambray.


« À cette épitre, voici à peu près comme je répondis : —

« Cambray, tu me reproches d’avoir manqué à mes sermens et d’avoir trahi mes camarades ; mais tu m’avais donné l’exemple, et tu me proposes encore une nouvelle trahison, bien autrement lâche, puisqu’elle serait fondée sur un mensonge. Longtemps tu as pu me séduire, me montrer la fortune et les plaisirs comme fruits de nos brigandages, abuser de ton influence sur moi, et me faire l’instrument de ta cupidité, mais je suis revenu de cette illusion, et j’ouvre enfin les yeux. Oui, je serai témoin du Roi, mais non pas contre des innocens que tu veux charger du meurtre de Sivrac ; je le serai contre toi, Cambray, et tu verras si j’ai une mémoire fidèle, lorsque je ferai mon récit. Il faut bien que tu sois un diable incarné pour te vanter d’avoir engagé les misérables qui ont été mis en liberté à assommer le monde dans les rues, pour détourner de toi l’attention publique. Tu me demandes pourquoi j’en agis ainsi ? voici ma réponse :

The Devil told me that I was doing well,
And afterwards that my deeds were chronicled in hell !

« Voilà le fait : je suis désabusé, et je me crois libéré de sermens dictés par le crime. C’est pourquoi je dirai tout, en me riant de tes menaces et de ta rage impuissante. Ne compte plus sur moi. Adieu !

« Waterworth.


« J’eus besoin de me faire violence pour me résoudre à faire parvenir à mon camarade cette lettre désespérante, à laquelle je reçus la réponse suivante :

« Waterworth, on se rencontra dans un cacheau, dans un pasage étroi, sur un échafo peut ête, ou du moin ché l’diable, n’inporte où ! tu tombra sou ma main, et j’tétoufrai, j’te massacreré. En attendant, j’tenvoi toutes mes malédiction, traître infâme.

Cambray.


« Enfin le Terme de Mars, (1837) est arrivé, Cambray et ses complices ont eu leur procès, et j’ai rendu témoignage dans cette affaire ; mais je dois l’avouer, quand je me suis vu en présence de mes camarades, mon propre cœur s’est révolté contre moi-même, et, tout en disant la vérité, j’ai éprouvé les tortures du remords… Hélas ! que j’aimerais à revoir Cambray, avant mon départ ! je ne craindrais pas de le rencontrer, pourvu qu’il n’eût point d’armes… Nous ne pourrions nous voir sans émotions, j’en suis certain… Mais souffrez que je termine ici mon récit, et que je tire un voile sur ces tristes événemens, aussi bien vous savez le reste… »

Quelques jours plus tard, savoir le 6 Avril, (1837,) Waterworth a été mis en liberté, et est allé chercher fortune ailleurs.