Les révélations du crime ou Cambray et ses complices/Chapitre XIV
CHAPITRE XIV.
Quelques jours après leur arrestation, Cambray et Waterworth furent tirés de leur cachot, et enfermés avec une douzaine d’autres scélérats dans une chambre commune, suivant la funeste coutume suivie dans nos Prisons. Ils y rencontrèrent Mathieu et Gagnon et nombre d’autres vieux délinquans, tous célèbres dans les annales du vice, avec lesquels ils formèrent des associations criminelles et de nouveaux complots contre la société. Il est difficile d’imaginer et plus encore de peindre les mœurs diaboliques qui règnent dans ces cercles de bandits. Pour en donner une faible idée, nous ferons encore parler le complice-révélateur, (Waterworth,) de qui nous tenons la plupart de nos renseignemens.
« Tant que nous fûmes dans le cachot et à la chaîne, notre position me parût si affreuse que je crus ne pouvoir la supporter. Par bonheur, on nous en tira bientôt, pour nous mettre dans une chambre, où nous rencontrâmes nombre de vieilles connaissances. De ce jour la prison ne me parut plus si affreuse, et nous eussions été assez heureux, si ce n’eût été de l’amour de la liberté, sentiment si naturel à l’homme et si désespérant pour le captif. Nous n’avions rien à faire qu’à raconter nos prouesses et à former des plans d’évasion et des complots de vol. Les anciens confrères nous fesaient part de leurs tours, de leurs aventures, de la connaissance qu’ils avaient des bonnes maisons, et des projets qu’ils se promettaient d’effectuer à leur rentrée dans le monde. Nous nous encouragions dans le vice, et les moins expérimentés pouvaient en peu de temps faire d’étranges progrès. J’ai entendu là des récits qui m’ont fait dresser les cheveux, à moi dont la conscience commençait pourtant à prendre de la latitude. Nous avions parmi nous un singulier caractère : c’était Dumas, voleur adroit et prudent, qui n’a encore jamais couru le risque de danser dans l’air, et qui néanmoins a passé plus de la moitié de sa vie dans les prisons. Ses camarades l’appellent le Capitaine Dumas, et en ont fait le patriarche des grinchisseurs de la haute pègre, (voleurs de profession.) Ce bandit original tient depuis dix ans un journal des exploits de sa petite bande, et se charge du soin d’endoctriner les jeunes gens, et de les initier aux détails de tous les crimes commis ou à commettre. À l’approche d’un Terme Criminel, il se fait le président d’une Cour régulière, devant laquelle chacun plaide son procès. Il dicte à chacun sa défense, écrit des discours, adresse le Jury, fait une réprimande paternelle aux coupables et prononce des sentences dérisoires. C’est ainsi que les détenus s’instruisent mutuellement dans leur petite industrie, et se familiarisent avec les peines imposées par les lois, jusqu’au point de faire un jeu de celles qui sont les plus rigoureuses. Il y avait avec nous un homme d’une force herculéenne, qui jouait à la potence, et se suspendait par le menton sur un mouchoir de soie, pour nous donner le plaisir des contorsions d’un pendu. Nous n’étions pas toujours oisifs, car tandisque Mathieu et compagnie fabriquaient chaque jour de fausses clefs de bois, pour effectuer nos projets d’évasion, Cambray et moi nous avions pris des arrangemens avec un faux-monnayeur du nom de K . . . . . y, et nous travaillions de concert avec lui à un appareil qui devait, à notre sortie de la prison, changer notre vierge d’argent en écus américains. Et quand il survenait une de ces nuits obscures et pluvieuses, qui font dormir la sentinelle dans sa guérite et favorisent les entreprises criminelles, nous nous mettions à l’œuvre tout de bon, et en peu de temps huit portes étaient ouvertes, un plafond était coupé, un mur démoli, une échelle de cordes tendue, et à l’instant où nous allions être en liberté, quand il ne restait plus qu’à dire : « Eh bien ! êtes-vous prêts ? partons ! » une voix malencontreuse jetait l’alarme, un piquet de soldats investissait la place, et chacun de nous de rentrer et de se blottir dans son lit, pour s’épargner la correction. Il est bien étonnant qu’il soit presque impossible de comploter une évasion, sans que les geoliers en soient infailliblement informés à temps. Nous sommes trop de monde ensemble, il y a toujours un traître parmi nous, qui, pour obtenir une faveur, peut faire pendre tous ses camarades. Mais nous savons bien nous venger de ces trahisons, et gare à l’espion que le soupçon peut atteindre ; nous lui fesons payer cher ses petites faveurs. Cambray surtout était inexorable, et le geolier fut contraint de séparer de nous quelques-unes de ses victimes, auxquelles il fesait souffrir un martyre perpétuel. — Depuis que je suis en prison il y a eu plusieurs tentatives d’évasion qui ont toutes été infructueuses. La plus hardie peut-être est celle de Cambray. Un jour que nous étions plusieurs dans la cour, et que la porte s’en ouvrit pour laisser entrer un voyage de bois, il se précipita dans la rue, renversa le charretier et la sentinelle, et allait s’échapper, quand, arrêté dans sa marche par la voiture, il fut appréhendé par un peloton de soldats appelés à temps. Mais la mieux concertée de ces entreprises est celle qui eut lieu il n’y a pas bien longtemps. Un des prisonniers, et c’est Mathieu qu’on accuse d’avoir pris cette liberté, avait fait des fausses clefs de bois pour toutes les portes de la prison, voire même pour la porte du dehors. Tous les arrangemens étaient pris pour faire une délivrance générale, et la conspiration était à l’abri de tous les soupçons. Provost, qui était à la tête de l’entreprise, devait ouvrir pendant la nuit les portes de toutes les chambres, réunir les prisonniers dans un passage, descendre doucement ouvrir la porte du dehors, donner le signal du départ, faire entrer sans bruit toute la bande dans le vestibule, armer les plus déterminés des fusils de la garde, et les faire défiler tous dans la rue, avec la détermination de tuer la sentinelle à son poste, si elle bronchait. Ce plan fut en partie effectué, et tandis que toute la petite armée, rangée dans les passages, attendait avec impatience le signal de Provost, descendu pour ouvrir les portes, ce dernier, qui est un des criminels condamnés à la déportation, et qui aurait voulu faire commuer sa sentence, alla donner l’alarme au geolier et se faire un mérite de sa trahison. Il a pour cela obtenu des faveurs et les moins coupables ont été jetés dans les cachots. C’est un bien méchant homme que ce Provost. Il mérite bien d’être déporté, et je me flatte qu’il le sera. »
« Nous n’avions pas seulement pour compagnons des hommes entièrement perdus de mœurs et de caractère : quelquefois la haine, les préjugés, un soupçon aveugle jetait parmi nous un innocent ou un novice dans la carrière. Il était horrible alors d’entendre les sarcasmes dont ces nigauds, ainsi que nous les appelions, étaient le sujet, et s’ils n’avaient point une vertu à toute épreuve, soit mauvaise honte, soit contagion, ils finissaient par prendre les mœurs de leur entourage. Il y a en ce moment parmi nous un homme d’une haute extraction et plein d’honnêteté, j’en suis sûr, qu’une suite de malheurs a réduit à la misère, et qu’un horrible incident a fait jeter dans ce lieu d’infamie. C’est un habitant de St. Jean Port-Joly, qui a tout l’air de bonhomie, de franchise et de sociabilité naturel au paysan Canadien. Il m’a raconté son histoire : c’est un drame intéressant, qui a presque l’air d’une fable. Il est connu dans sa paroisse sous le nom de Baron Tunique, qui est une corruption villageoise de Van Kœnig, qui en allemand signifie fils de Roi. Son père était Officier dans un Régiment Anglais, qui fut congédié en Canada il y a près de soixante ans. Il était allemand d’origine, et le fils unique du Baron Van Kœnig, un des premiers et des plus riches Barons de l’Allemagne. Son père l’avait envoyé faire ses premières armes dans les troupes Anglaises, en attendant le moment où son âge l’appellerait aux premières dignités de l’Empire. Malheureusement ce jeune Officier, plein d’amabilité et riche des plus belles espérances, était d’un caractère insouciant et d’une tournure d’esprit qui préférait une heureuse obscurité à une pénible et harassante célébrité. Après avoir parcouru en aventurier presque tout le Canada, il alla se fixer en la paroisse de la Rivière-Ouelle, fit connaissance avec la fille d’un habitant d’une grande beauté, et l’épousa. Il vécut quelque temps dans l’abondance, et ne songea plus à retourner en Allemagne. Mais bientôt ses ressources s’épuisèrent, sa famille augmenta, ses liens d’affection se doublèrent, et il vit arriver le moment où il allait être dans l’indigence, ce fils de Roi. Il écrivit à sa famille, et en reçût des secours pour passer en Allemagne, secours qu’il dissipa encore, sans améliorer sa condition. Enfin son père mourut, et sa succession devint vacante. Trop pauvre et trop peu industrieux pour aller réclamer ses biens lui-même, le Baron Tunique chargea un Avocat Canadien d’y aller pour lui, et lui donna tout pouvoir d’aliéner ses domaines et sa dignité pour de l’argent. Des Héritiers Collatéraux étaient entrés en la possession de cette immense succession, et pour se débarasser des réclamations du légitime héritier, donnèrent à son chargé d’affaire une somme de plusieurs milliers de florins, suffisante pour assurer à la famille des Van Kœnig en Canada une fortune très considérable, et que néanmoins elle a dissipée imprudemment en moins de vingt années. Le fils de ce Baron, âgé d’environ trente et quelques années, pauvre, ignorant, aussi humble dans son apparence que le dernier des paysans, ce fils des rois, destiné à jouir d’une fortune colossale, à régner sur des esclaves, et à briller dans les premiers cercles de l’Europe, cet homme est aujourd’hui dans une prison américaine. Où est à-présent cette supériorité que donnent la naissance et le rang ? Élevez l’homme du peuple, et rabaissez le monarque, et vous ne vous appercevrez pas qu’aucune loi de la nature, qu’aucun grand principe ait été violé ! »
« Vous savez combien l’hiver dernier les paroisses des Comtés de Rimousky et de Kamouraska ont été affligées par la disette. St. Jean Port-Joly avait aussi son nombre de pauvres et de souffrans, parmi lesquels se trouvaient le Baron Tunique, sa femme et ses enfans. Un soir que le froid était à trente degrés au-dessous de zéro, et que le vent battait avec fureur sur les toits et les arbres glacés, il n’y avait ni vivres ni bois de chauffage dans la maison du Baron Tunique, et des enfans à demi-vêtus, pleurant et grelottant, en entouraient le maître, et lui demandaient du pain. La douleur et le désespoir dans le cœur, il sort au milieu de la nuit, se glisse chez un riche voisin, et revient avec un pain et quelques livres de lard. Le lendemain son voisin prend contre lui des soupçons, le fait arrêter comme voleur, et jeter dans cette prison, où il languit depuis plus de trois mois, attendant son procès et ne trouvant point de cautions pour obtenir provisoirement son élargissement. Voilà, entre mille autres histoires du même genre et aussi intéressantes, celle du Baron Tunique ! »
« Il y a déjà bien longtemps, » ajouta encore Waterworth, « que je suis enfermé dans cette prison, et que j’éprouve toutes les tortures qui résultent de la privation de la liberté. Mais je dois l’avouer avec tous mes compagnons, nous trouvons ici une source constante d’adoucissement à notre malheureuse condition, dans l’humanité et la sympathie de notre Gardien. Malgré les désagrémens que lui causent tous les jours les plus forcenés d’entre nous, et malgré surtout les inconvéniens qui résultent de la disposition de ce Bâtiment, il conserve toujours son humeur, et trouve les moyens de nous rendre la vie aussi supportable que possible. La douceur, soyez-en sûr, peut beaucoup plus sur des criminels, que la sévérité qui ne fait qu’aigrir les pervers et désespérer ceux dont la corruption n’a pas encore dissout le cœur. »
« N’allez pas croire pourtant qu’il y ait relâchement dans la discipline ; au contraire il faut toute la vigilance de notre Geolier pour découvrir les trames ourdies chaque jour, et pour contenir dans un espace aussi étroit tant de prisonniers, qui ont des rapports constans avec les gens du dehors, qui peuvent se procurer tous les instrumens nécessaires pour faire une brêche, et dont tous les efforts se réunissent pour éluder la règle. Aussi ne se passe-t-il point de jour qu’il n’enlève à quelques-uns d’entre nous des clefs, des limes, des cordes, des poignards, de l’eau-forte, enfin tout ce que d’officieuses maîtresses, qui soupirent après l’élargissement de leurs bien-aimés, peuvent faire loger dans des corbeilles que les détenus attirent à eux au moyen de cordes. »