Les révélations du crime ou Cambray et ses complices/Chapitre II

CHAPITRE II.


Vice du Code pénal. — Révélations de Waterworth. — Portrait et Caractère de W. — Première entrevue de W. et de Cambray. — Une expédition. — Une espièglerie.


L’histoire des crimes ne pourrait être qu’une lecture propre à flétrir l’imagination et à inspirer inutilement du dégoût et de l’horreur, si elle n’était écrite dans un but philanthropique, celui d’exciter la sympathie du Législateur en faveur de la misérable condition de l’homme, que des passions violentes et le vice des lois ont conduit par degrés dans l’abîme du vice. Notre objet n’est pas simplement de satisfaire la curiosité par le récit d’aventures extraordinaires, mais bien d’appeler l’attention du Législateur aux misères et aux souffrances de l’humanité, comme de soulever des questions de morale publique.

On peut se livrer à toute son indignation à la première nouvelle d’un attentat, commis avec audace, sur les droits de la société, et loin de nous l’idée de nous faire l’apologiste des scélérats. Qu’ils soient punis, quand ils sont coupables ; mais que du moins l’effet des lois ne soit pas d’augmenter leur nombre et de leur rendre le vice nécessaire. Quand vous demandez à ce criminel, dont on ne parle qu’avec horreur, l’histoire de sa vie, il vous répond : « La misère, une faiblesse, un écart d’un moment me porta à dérober un pain, un méchant habit ; la justice s’empara de moi, elle me jeta parmi de vieux délinquans qui me corrompirent ; elle me flétrit d’un supplice public, et de ce jour, diffâmé, repoussé de tous, il m’a fallu vivre de crimes. » Et quand cet homme arrive à grand pas à la fin de sa carrière, c’est-à-dire à la potence, quand il est en présence de la mort, qu’il rentre en lui-même, qu’il reprend toute sa sensibilité d’homme, descendez dans son cachot, voyez-le se tordre, gémir, prier sur son misérable grabat, déplorer ses crimes, invoquer la miséricorde de Dieu au moment où celle des hommes lui est pour toujours retirée, et alors, si vous le pouvez, contemplez ce spectacle d’un œil sec !

Peu de sociétés, eu égard au nombre de la population, comptent autant de criminels que la nôtre. Il faut attribuer ces progrès effrayans du vice à des causes souvent indiquées, aux imperfections du code pénal, dont la sévérité est un gage certain d’impunité, à l’usage des peines afflictives et flétrissantes, au système pernicieux des prisons, au manque de maisons de réfuge pour occuper les vagabonds, et de Pénitentiaires pour réformer les condamnés.

Dans l’état actuel des choses, quand un homme a le malheur de tomber dans nos Prisons, il est perdu : il n’y a plus pour lui de barrière du premier au dernier pas ; le chemin du vice lui est aplani d’un seul coup ; les plus heureuses dispositions ne peuvent le sauver de l’influence de l’air corrompu qu’il respire.

Voilà pourquoi nous avons dit que l’histoire des crimes peut être une tâche philantropique, si elle a pour objet d’appeler l’attention du Législateur aux malheurs et aux dangers du débutant dans le sentier du vice. C’est dans cette vue que nous avons pris la peine de rédiger ces mémoires. Nous nous avouons infiniment au-dessous de notre tâche, quant à sa partie morale et politique ; mais si par l’exposition des faits nous réussissons à faire sentir le vice radical de nos lois criminelles, nous en aurons fait assez pour mériter de l’indulgence sur le reste.

« Oui, » — dit Waterworth, « je désire donner toute l’histoire de nos crimes ; car je vois à-présent où cette vie m’aurait conduit, et je veux l’abandonner. Je dois à la société que j’ai si cruellement offensée une réparation, en l’instruisant des détails de ce complot. Je ne dirai pas un mot qui ne soit la vérité, et, s’il le faut, je n’omettrai pas une circonstance. Après cela, j’entends quitter ce pays pour toujours : aussi bien mes jours n’y seraient pas en sûreté. C’est avec regret sans doute que j’ai déposé contre des hommes auxquels je tenais par les liens de l’amitié, par un funeste attachement, mais nous étions liés pour le crime, et la conscience, qui parle tôt ou tard, dégage de ces coupables sermens. Moi-même, j’ai peine à me rendre compte des événemens rapides et extraordinaires qui viennent de se passer, depuis notre première offense jusqu’à ce jour. C’est pour moi comme un songe, une fatalité, l’accomplissement d’une malédiction. Je ne sais quel charme m’a entrainé dans cette périlleuse carrière, ni quelle main m’y a poussé si loin. Sans doute, il y a une fatalité qui préside à nos actions, car jamais je n’avais eu auparavant l’idée des crimes auxquels j’ai pris part. Tout s’est fait en un moment, et sans que j’aie eu le temps d’y penser. À peine aujourd’hui puis-je revenir de mon étonnement, au sortir de cet aveuglement étrange. Hélas ! je ne sais quel pouvoir mon compagnon, (Cambray,) avait acquis sur moi ; mais il est certain que j’aurais fait tout ce qu’il aurait voulu. ».

« Comment ! il avait donc beaucoup d’influence sur vous ?

« De l’influence ! ah ! plus qu’il n’est possible de l’imaginer. J’avais pour lui le plus grand attachement ; je l’aimais plus qu’un père, plus qu’un frère, plus qu’il ne me sera jamais possible d’aimer personne ; j’aurais tout fait pour lui, tellement que je ne puis m’empêcher de croire que j’étais sous l’influence de quelque charme, de quelque pouvoir magique. Chaque fois qu’il a été arrêté, j’ai couru me livrer moi-même entre les mains de la Police, résolu de partager son sort. Encore aujourd’hui que ma déposition le fait condamner à mort, car sur mon serment j’étais obligé de dire la vérité, si l’on veut commuer sa sentence, je consens qu’on me déporte pour vingt ans dans la région la plus sauvage du monde. »

Le complice révélateur prononce ces dernières paroles avec l’accent de la douleur, et ses yeux se remplissent de larmes. Il demeure silencieux pendant quelques minutes, l’esprit bourrelé en apparence de hideuses réminiscenses et de violentes commotions.

George Waterworth est âgé au plus de trente ans, grand d’environ six pieds, bien fait et bien proportionné dans sa taille. Il n’a point la mine repoussante que l’on prête d’ordinaire aux gens de sa classe ; au contraire, il a presque un extérieur avantageux et une belle tête. Il a les cheveux blonds, les traits assez réguliers, les mouvemens un peu raides ; son regard est fixe et excessivement dur, son air intelligent quoique froid, sa bouche très large, et ses joues fort hautes. Pâle, rêveur, mélancolique, il annonce un homme brisé par de violentes secousses, soumis à de rudes épreuves. Sa figure n’est pas désagréable quand elle est en repos, mais quand il parle il se fait dans sa physionomie une contraction convulsive qui lui donne une expression rebutante, ce qui provient en partie d’un empêchement qu’il a dans la parole. Il s’exprime avec précision, clarté et élégance, car il est passablement instruit. Il parait surtout doué d’une mémoire prodigieuse. D’après ses propres aveux nous doutons qu’il soit courageux et déterminé ; au contraire, il nous semble qu’il soit facile de le conduire et de l’influencer. Il ne manque pas de tact et d’observation, car il trace bien le caractère de ses complices. Il se dit croyant, toujours est-il certain qu’il est fataliste comme le sont presque tous les grands scélérats. Il ne porte point la livrée ordinaire du vice et de la misère, il est même passablement bien mis.

« Certes, l’heure avance, » observe tout-à-coup Waterworth, sortant de sa rêverie et tirant une fort jolie montre d’argent. « Cette montre, » ajoute-il, « est tout ce qui me reste de ce commerce-là ! mais à l’œuvre, si vous êtes prêt à m’écouter, je le suis à tout vous révéler. » Et il commence son récit.

« Je suis natif du Comté de • • • en Irlande, et mes parens sont originaires de Liverpool ; j’émigrai en Canada avec toute ma famille, il y a quatorze ans, et je vins demeurer avec mon père sur une ferme située sur le chemin de la Petite-Rivière à deux milles de Québec, d’où nous partîmes quelques années après pour aller nous établir dans le Township de Broughton. Je suis passablement instruit, et j’ai fréquenté constamment les écoles jusqu’à l’âge de treize ans. J’ai à présent vingt-neuf ans accomplis. Quels que soient les crimes qu’on puisse aujourd’hui me reprocher et que j’avoue moi-même, je déclare que dans ma jeunesse je n’ai jamais senti d’inclination à voler, et qu’avant l’année 1833 je ne m’étais jamais rendu coupable d’une offense de ce genre. Lorsque j’étais enfant, mes dispositions étaient telles qu’on me citait pour modèle à mes compagnons. Hélas ! j’ai bien changé depuis, grâce à un concours de circonstances, dont je ne sais trop si j’ai été le maître ! »

« Dans l’Été de 1833, il m’arriva de venir à Québec pour y conduire du bois de sciage, appartenant à un marchand de Québec. Comme j’étais dans le Port, un homme d’assez bonne apparence saute de terre sur mon Cajeu, et m’accostant brusquement, — « Garçon, » me dit-il, tu as là d’assez beau bois ; vite, un bargain ; quel est ton prix ? » —

— « Ce bois n’est pas à vendre, il ne m’appartient pas, » lui dis-je, « mon bourgeois… »

« Qu’est-ce que cela fait ? Tiens, vends le moi toujours ; personne n’en saura rien ; décide-toi, c’est du comptant, c’est du cash ; ça garnira ta bourse, et tu te sauveras. Ah ! ça, voyons, je te donnerai tant du pied. Ne fais pas l’enfant.

« Oh ! non, je ne puis me résoudre. — »

— « Je te souhaite, mon garçon, que ces scrupules se passent, car tu auras de la peine à te tirer d’affaires. Eh ! bien, puisque tu ne veux point me vendre ce bois-ci, du moins, si tu en trouves, amène-le moi, je te le paierai bien. Envoie-moi aussi les amis. Tu ne me connais pas ; mon nom est Charles Cambray. Mon principal commerce de bois est au Palais : tu m’y trouveras en tout temps. Mais ce n’est pas tout, viens un peu à terre, que nous fassions connaissance, en prenant le punch ensemble. »

« J’acceptai la proposition. Voilà la première entrevue que j’aie jamais eu avec cet homme. Dès ce jour je fis connaissance avec lui, et vous saurez le reste. En effet, suivant ses instructions, je me mis à la recherche de plançons égarés, j’en trouvai, et je les lui vendis. Bientôt j’eus plus d’argent que je n’en avais jamais possédé de ma vie, je jugeai le commerce avantageux, j’appris aussi la manière de faire sortir les plançons des bômes. Je ne fus pas long-temps sans connaître à fonds et sans m’accoutumer à pratiquer sans remords le lucratif métier d’écumeur : écumeur est le nom qu’on donne à ceux qui trouvent dans le Port maints articles qui ne sont pas perdus. Je ne prévoyais guères où ce premier pas me conduirait. Il faut avouer qu’on a en Canada d’étranges notions quant à la propriété des bois ; c’est un pillage que ce commerce. Tel homme, réputé honnête dans toutes les autres transactions de la vie, a une conscience de turc quand il s’agit d’un plançon. »

« Quelque temps avant la clôture de la navigation, comme je me préparais à retourner à Broughton, je rencontrai Cambray, qui me dit avec son air insinuant et persuasif : —

« Waterworth, tu es un brave garçon, et j’ai besoin de toi. Tiens, je sais où il y a de très beaux bois, seulement à neuf ou dix milles de Québec. Viens avec moi ; je t’assure qu’il y a là un bon coup à faire… Une seule bonne marée de nuit, et c’est un profit clair. »

« Nous fîmes l’expédition, et elle fut des plus heureuses. Nous emmenâmes pour dix louis de bois : j’eus dix chelins pour ma part. De retour à Québec, Cambray me dit : —

« George, je sais que tu es intelligent, et que tu peux faire quelque chose. Reviens de bonne heure de Broughton le printemps prochain, et je te ferai mon associé : tu verras quel commerce nous ferons. Mais avant ton départ, j’ai une espièglerie à te proposer. Il nous faudra, tu sais, pour notre trafic une écumeuse, une bonne chaloupe, légère comme une plume. Norris, ton beau-frère, a bien le bijou qu’il nous faut ; il vendrait, mais ce sont des prix sans conscience… Je parlais donc d’espièglerie, tu devrais la lui souffler, cette chaloupe ? —

« Comment ! Lui faire un pareil tour, lui qui m’a nourri tout l’Été : Oh ! ce ne serait pas juste. »

« Diable, ce serait du moins charitable ; ça l’empêcherait d’écumer, comme tu sais. Enfin, point de scrupules, donne-moi ta main, ce soir j’irai moi-même avec toi ; prend chez Norris la clef du cadenas qui retient la chaloupe au quai, et tu la verras s’esquiver. »

« En effet le lendemain au matin la chaloupe de Norris était en hivernement à St. Roch dans la cour de Black Jack ; mais ce n’était pas Norris qui l’y avait mise. »

« Après cette farce comme nous l’appelions, j’envisageai avec défiance la perspective d’une société avec un homme qui me fesait voler, volait avec moi et finissait par me voler ; je lui dis même que je ne croyais pas pouvoir accepter ses offres de m’associer avec lui, et je réclamai ma part dans la chaloupe. Il me donna cinq piastres par une traite, (notre prise en valait au moins quarante,) et je partis pour Broughton assez peu satisfait.

« À cette époque Cambray paraissait faire de bonnes affaires, avait beaucoup d’argent, vivait bien, mais régulièrement, si ce n’est qu’il était excessivement matinal le lendemain d’un gros vent, et avait un furieux penchant pour les batailles de coqs. Il n’était pas marié et demeurait chez un de ses amis. Je ne crois pas qu’il eût alors des rapports intimes avec les habitués des Prisons, ni qu’il s’occupât à autre chose qu’à trouver ; il ne fesait pas encore le commerce en grand ; mais aussi, il faut le dire, il était un terrible écumeur, il trouvait beaucoup et souvent. Il appelait cela ses chances.

« Je n’aimais pas beaucoup la figure des gens qu’il employait sur ses cajeux : c’étaient des vagabonds qu’il ramassait sur les Plaines, tous possédés d’un terrible penchant à trouver gants, mouchoirs, habits, enfin tout ce qu’ils pouvaient éclipser dans leurs chapeaux, — ou sous leurs Pee-jackets.