Les révélations du crime ou Cambray et ses complices/Chapitre I

CHAPITRE I

Brigandages fréquens à Québec en 1834 et 1835. — Troupe de voleurs organisée. — Secret du complot. — Démarches imprudentes. — Cécilia Conor. — Premiers soupçons. — Arrestation. — Procès. — Conviction.




Pendant l’été de 1834, et surtout après la cessation du Choléra, vers l’Automne de la même année, Québec fut le théâtre d’un fléau non moins alarmant que celui de l’épidémie. Des vols, des assassinats, des bris de maisons, des profanations et des sacrilèges se succédèrent avec une inconcevable rapidité, et jetèrent l’épouvante dans tous les rangs de la société. Jamais crimes et brigandages, accompagnés de circonstances plus atroces, n’avaient été commis avec plus d’audace et d’impunité au milieu d’une société comparativement peu nombreuse et proverbialement morale.

Ce n’étaient plus les espiègleries et les escamotages accoutumés des habitués de la prison, les petits larcins, les vols d’habits et de volailles, suggérés par la misère, et commis à la sourdine et dans l’obscurité. C’étaient des attaques à main armée sur les routes publiques, dans les comptoirs, les maisons habitées et les églises. En vain la Police avait mis sur pied tous ses coureurs, les auteurs de ces crimes nombreux échappaient à ses atteintes, et restaient inconnus. Elle avait arrêté tous les vieux Scélérats, que tour-à-tour elle entasse dans les prisons ou renvoie dans les champs : mais pas une preuve, pas un indice, pas une présomption ne pouvait faire espérer une conviction. Les Huissiers, les Patrouilles, les Magistrats, tous étaient en défaut. La promesse de fortes sommes n’avait pas même tenté l’avidité d’un seul complice.

La conspiration, assurée du secret et enhardie par les inutiles démarches de la Police, allait toujours son train, et tirait bon parti des ténèbres dont elle s’enveloppait, et de l’épouvante dont elle glaçait les citoyens. Presque chaque jour voyait de nouveaux attentats, dont les journaux s’emparaient avec empressement comme d’une bonne fortune, pour captiver l’attention, et exciter la sensibilité des lecteurs par des détails bien horribles, bien atroces. Il était clair que si les voleurs de profession avaient part à ces méfaits, une main cachée et plus habile dirigeait et payait leurs manœuvres. Le complot, quel qu’il fût, avait une âme, un chef, supérieur aux scélérats vulgaires par son énergie, sa prudence, et son habileté. Mais où le trouver ? C’était l’énigme, le mot du secret. Il fallait découvrir le coupable, le livrer à la justice, et Québec eût été délivré d’un fléau ?

Cet état de choses se prolongea jusqu’au printemps de 1835, sans qu’un seul coupable eût été découvert ; et malgré les précautions des citoyens toujours sur l’alerte et bien armés, des milliers de louis tombèrent en la possession de cette bande audacieuse. Heureusement que le règne du crime n’est pas de longue durée ! l’homme coupable n’a pas d’impunité à espérer ! Tôt ou tard son propre aveuglement le trahit et le livre pieds et poings liés à la justice de Dieu et des Hommes.

Un dernier attentat vient mettre le comble à tous les autres, et ranimer les recherches de la Police découragée. Pendant la nuit du neuf au dix Février, (1835,) des scélérats s’introduisent, en fesant fraction, dans la Chapelle de la Congrégation de Notre Dame de Québec, violent cet asile consacré au culte de la vierge, et en enlèvent les lampes, les chandeliers, les candélabres, les vases sacrés, le tout d’argent massif et de la valeur d’environ cent cinquante ou deux cents louis courant.

Un crime si énorme indigne et soulève tout le monde ; mais cette fois encore il s’écoule quelque temps sans qu’on puisse tomber sur la trace des coupables : de vagues soupçons viennent seuls embarrasser de leurs contradictions les recherches de la Police. Un mois, deux mois, trois mois s’écoulent, et rien ne transpire encore, nonobstant les quatre cents dollars offerts au dénonciateur.

Mais les coupables ne pouvaient rester longtemps tranquilles et impunis ! Eux-mêmes, ils prennent soin d’éventer le secret. Ils font des démarches imprudentes, se hâtent de tirer parti de leur argent, le promènent de Québec à Broughton pour le faire fondre, et ne songent plus à se cacher. Leur propre sécurité les aveugle et ils tombent dans le piège.

Une vieille servante irlandaise, du nom de Cécilia Connor, âgée d’environ quarante ans et presqu’imbécille, demeurait au Township de Broughton situé à une distance de plus de 50 milles de Québec, chez le nommé Norris, allié de l’un des conspirateurs. Cette femme s’étonne des allées et venues de gens retirés chez son Maître, se persuade qu’il se passe quelque chose d’étrange, épie, écoute, questionne, et comme éclairée d’un pressentiment surnaturel, devine, et devine juste. Elle se lève pendant une froide nuit d’hiver, marche plus de trois milles dans l’obscurité, ayant de la neige jusqu’aux genoux, se dirige dans la forêt vers une petite lumière qui vacille au loin, en suivant des traces de raquettes, et arrivée à deux portées de fusil d’une petite cabane à sucre, s’arrête et se cache en espion derrière un tronc d’arbre. Ô ! curiosité, que tu es impérieuse, que tu es opiniâtre ! Contrariée, excitée, tu dégénères en héroïsme ! Un homme, d’environ six pieds, monté sur des raquettes, et armé d’un gros bâton noueux, se tient en sentinelle à quelques pas de la cabane. Il a ordre d’assommer quiconque en approchera. Cet homme, la vieille Servante le reconnaît : c’est le beau-frère de son Maître, arrivé dernièrement de Québec. La porte de la Cabane est entr’ouverte, et à la lueur d’un brasier immense qui la remplit, elle apperçoit trois hommes, qui semblent de loin comme des salamandres au milieu des flammes. L’un d’eux tient à la main la figure d’une Vierge d’argent, et la montre à ses deux compagnons, qui la regardent d’un œil avide, en tordant avec effort des branches de candelabres. À cette vue la vieille femme tressaille de joie, se penche sans respirer, et prête une oreille attentive, lorsqu’au milieu de cette obscurité silencieuse ces mots lui arrivent : —

« Par le diable ! Voici une Vierge bien chaste et bien pure : elle donnera de bons écus. Pauvre petite Vierge ! d’une Chapelle elle va passer dans bien de mauvais lieux, lorsqu’elle sera monnaie ! »

Et l’homme qui parlait ainsi en rompit les membres, et les jeta dans un creuset ardent. Cet homme était un Marchand de bois de Québec, et, s’appelait Charles Cambray.[1]

Les deux autres étaient Norris, Maître de la vieille servante, et Knox, son serviteur. L’homme qui fesait la sentinelle était George Waterworth, le beau-frère de Norris. La vieille femme en avait assez vu et entendu ; et tout enchantée de sa découverte, elle s’en retourna promptement au logis, sans avoir été apperçue. Qui lui avait donné l’idée, la force, et le courage d’entreprendre cette marche pénible, et de braver la mort, si elle eût été découverte ? la providence sans doute qui se servait de ce faible instrument pour confondre des scélérats, qui se jouaient de la population entière de toute une Cité ! Il y a là quelque chose qui n’est pas dans l’ordre ordinaire.

Les quatre hommes revinrent de bon matin de leur excursion, et la servante, en leur ouvrant la porte, s’étant apperçue que Knox, le serviteur, était ivre, le fouilla dès qu’il fût endormi, lui enleva un petit sceptre d’argent qu’il avait volé à ses Maîtres, et le cacha dans son sein pendant plusieurs jours. Dès que Cambray et Waterworth furent partis pour Québec, elle se rendit chez le Magistrat du lieu, (M. Hall,) pour déposer de ce qu’elle avait vu, et remit entre ses mains le sceptre d’argent trouvé sur Knox.

La Police de Québec est informée de ce fait, et enfin Charles Cambray et George Waterworth, deux commerçans de bois bien connus et jouissant d’un excellent caractère parmi leurs Concitoyens, sont arrêtés et mis en prison comme soupçonnés de plusieurs crimes Capitaux, au grand étonnement de tout Québec indigné. Dans l’intervalle on fait des recherches minutieuses dans la demeure occupée par les deux prévenus, et l’on y trouve, entre autres effets, un Télescope et des Cuillères d’argent, supposés avoir été volés récemment. De ce jour le voile qui couvrait ce complot inique est déchiré, et les deux détenus et leurs complices sont accusés de plusieurs crimes énormes. C’est à une pauvre femme que la société de Québec doit d’avoir été délivrée des déprédations d’une bande de scélérats organisée, d’autant plus dangereux que leur rang et leur caractère les mettaient plus sûrement à l’abri du soupçon !

Dans le mois de Septembre, (1835,) Cambray, accusé d’un vol avec effraction commis chez M. Parke, qui croit reconnaître le Télescope trouvé chez le prévenu, et dans le mois de Mars suivant, (1836,) accusé encore du meurtre horrible commis à Lotbinière sur la personne du Capitaine Sivrac, échappe à toutes les condamnations par le défaut de preuves suffisantes, par l’habilité de son Avocat, et surtout par les témoignages officieux de quelques-uns de ses complices que la loi lui permet d’interroger, et qui viennent au besoin prouver des alibi. Le Procureur Général n’ose risquer une troisième accusation pour le vol sacrilège de la Congrégation, persuadé que le temps lui procurera indubitablement des preuves plus incontestables que celles fournies par Cécilia Connor. C’est pourquoi à la clôture du Terme Criminel de Mars, (1836,) Cambray et Waterworth sont mis en liberté, sur la foi de leurs cautions. Dans le mois d’Août suivant, de nouveaux soupçons tombent sur eux pour un vol de bois de construction, et ils sont de nouveau incarcérés. Dans le mois de Septembre, la presse des affaires n’ayant pas permis d’instruire le procès de la Congrégation, par un esprit de vertige, une faiblesse, une contradiction inexplicable dans un homme d’un caractère énergique et déterminé, si l’on ne devait l’attribuer à l’aveuglement inséparable du crime et à des circonstances qu’on expliquera ci-après, Cambray offre à l’Officier de la Couronne de se rendre témoin du Roi, et de donner, à de certaines conditions, tous les détails des crimes dont on les accuse, lui et ses complices. Le bruit en vient à Waterworth, son associé, qui, n’ayant plus à choisir qu’entre la mort et une trahison, choisit la trahison, et offre aussi lui de tout révéler sans autres conditions que celles que la loi lui accorde, l’espoir du pardon et de la liberté après la conviction des coupables. Son offre est acceptée, et les accusés demeurent en prison jusqu’au mois de Mars 1837, quand des accusations capitales, (un vol avec effraction chez Madame Montgomery et le vol sacrilège de la Congrégation,) amènent des révélations affreuses données par Waterworth, et finalement la conviction de Cambray, de Matthieu, et de Gagnon.

Jamais procès n’avait produit dans le public autant de sensation que le leur, tant à cause de la triste célébrité des prévenus, qu’à cause de la grandeur des offenses. La Cour a été constamment remplie de monde durant tout le Terme de Mars, (1837), et les détails des procès ont rempli les Colonnes de tous les Journaux. Aux faits nombreux et intéressans éclaircis dans le cours de ces procédures viennent se joindre à présent les révélations plus extraordinaires encore du témoin-complice, et des condamnés, lesquelles ont servi de matériaux à ces mémoires.

  1. Note : — Ce nom de Cambray est un pseudonyme.