Les révélations du crime ou Cambray et ses complices/Chapitre III

CHAPITRE III.


Cambray et Waterworth devenus associés. — Portrait et Caractère de Cambray. — Comment on peut toujours gagner aux rafles. — Commerce sur les bois. — Les écumeurs. — Le partage du lion. — Cambray se marie. — Sa femme. — Son père.


« Je passai l’hiver chez mon père à Broughton, et je revins de bonne heure à Québec dans le Printemps, (1834). Je revis Cambray, qui me sollicita beaucoup de devenir son associé, ce à quoi je me déterminai enfin avec quelque répugnance. Il m’annonça qu’il avait loué une maison à St. Roch, où nous irions demeurer ensemble le premier mai. Il m’apprit aussi qu’il était sur le point de se marier avec une jeune fille canadienne, dont il me dit être beaucoup épris. »

« Cambray fesait alors quelque bruit parmi les gens de sa classe par son faste, ses dépenses et ses nombreuses entreprises. On s’étonnait qu’un jeune homme, qui venait d’entrer dans le commerce, eût tant d’argent et parût presque nager dans l’aisance. Il avait beaucoup d’amis et était vu et estimé de personnes très respectables. »

« Cambray peut être environ de mon âge, moins grand, mais plus robuste que moi. À cette époque il était d’une beauté et d’une force peu communes. Une belle tête, des traits réguliers, un cou bien fait, de larges épaules, une démarche aisée préviennent d’abord en sa faveur. Il a des manières engageantes, l’esprit souple, la physionomie presque douce et prévenante, quand il n’a intérêt que de vous séduire et de vous tromper ; mais quand de fortes passions l’agitent, quand il rêve un complot, quand il veut, non pas éviter, mais renverser les obstacles, alors le masque d’hypocrisie qui couvre habituellement sa figure tombe, et vous montre un phantasme effrayant ; son œil étincelle et se cave, son front se couvre de longs replis, les fibres de son visage se crispent, battent avec violence et menacent de se rompre ; ses lèvres minces deviennent livides et tremblantes, et sa bouche à demi ouverte et tiraillée convulsivement et tour-à-tour d’un côté et de l’autre, laisse entrevoir un affreux grincement de dents. Sa belle et large figure, molle et épanouie dans le repos, ainsi décomposée par la passion, agitée, tiraillée par des nerfs de fer, semble un squelette décharné, sorti de la tombe, se glissant, la fureur dans l’âme, le long d’un mur glacé, cheminant à petit pas dans les ténèbres vers une alcove mystérieuse, là, où dans le plus heureux temps il buvait à la coupe du bonheur, là où repose dans les bras de la volupté le lâche qui le poignarda et qui viole sa couche, là où il vient faire sonner à l’oreille de son assassin des paroles de sang, et le mordre à la gorge jusqu’à la mort. Cette peinture paraîtra peut-être chargée à ceux qui n’ont point vu cet homme violent dans les accès de sa rage, à ceux qui ne l’ont point vu méditer un complot, à ceux qui ne l’ont point vu dans l’exécution d’un crime à la lueur vacillante d’un fanal sourd, à ceux qui n’ont point comme moi soutenu le coup d’œil poignardant dont il m’a fixé de la barre des criminels, au moment où j’ai été amené devant la Cour pour déposer contre lui. Vous le verrez dans son cachot, dans l’agonie de la rage, du désappointement et de l’incertitude, et vous jugerez si cet homme a des passions et du caractère, et si sa physionomie en est le fidèle miroir, quand il n’a pas intérêt de se déguiser. Mais la plus forte, presque la seule passion de cet homme, celle qui le maîtrise, et d’après laquelle toutes ses autres passions sont modelées, le levier puissant qui donne l’impulsion à son organisation énergique, c’est l’amour du gain, le désir d’avoir, la convoitise, l’ambition des richesses ; et le fonds de son caractère, résultat infaillible de cette active propensité, c’est l’hypocrisie, l’art de feindre et de séduire. Quelques autres particularités qui le distinguent, sont sa dextérité dans les tours de passe-passe, son humeur joviale, son babil étourdissant, son ton impérieux, son manque absolu de sensibilité, sa forte détermination et son inébranlable courage. Il y aurait presque quelque chose de noble dans son caractère, s’il n’était hypocrite, car il préfère d’ordinaire s’essayer dans de grandes et hazardeuses entreprises. Mais j’avoue que je ne puis pas en parler sans préjugés, car j’ai toujours trouvé en lui un homme qui me fascinait. Il ne faut pas croire que ce soit un composé de tous les vices bas et honteux que l’on trouve dans les scélérats vulgaires : au contraire, ses mœurs sont loin d’être dissolues, et de ma vie je ne l’ai jamais vu îvre. »

« Il avait un fort penchant pour les jeux de hasard et d’adresse, et il exerçait impitoyablement sa science d’escamotage et de magie blanche sur les dupes et les gonces de tout genre. Lors de mon arrivée de Broughton il en fit l’essai sur plusieurs de ses amis, respectables citoyens de St. Roch avec un succès si complet, qu’il éveilla presque les soupçons. Comme il se préparait à transporter ses effets dans la maison qu’il avait louée, il fit une râfle d’un grand nombre d’articles dont il disait n’avoir aucun besoin, pour environ quinze ou vingt louis. Arrivé le jour du tirage, par un hasard qui cessera de vous paraître miraculeux, quand je vous aurai dit ce que je sais du secret, seul il gagna le tout : le fait est qu’il s’était servi de dés plombés, qu’avec sa rare dextérité il avait furtivement glissés dans les gobelets. Plusieurs ne purent s’empêcher de murmurer tout bas, croyant peu à cet étrange caprice du sort ; mais pas un n’osa exprimer hautement ses soupçons : il eut été dangereux de mettre en question la probité d’un homme respecté de tout le monde. Il n’y eût que son vieux père qui, lorsque les dupes se furent retirées, lui reprocha avec aigreur d’avoir triché et de tenir une conduite qui tendait à le déshonorer, à le couvrir d’infamie. Il parla comme un homme qui connaissait de son fils d’autres espiègleries, et qui ne lui adressait pas pour la première fois la réprimande paternelle sur le chapitre de l’honnêteté. »

« Dès que la navigation fut ouverte, nous commençâmes à commercer sur le bois en société, et nous fîmes les affaires en grand. Raconter tous les genres de tricheries, de fraude, de smoglerie, de marchés, de jobs, de bargains, nous pratiquâmes pendant l’été, serait bien trop long ; il suffira de dire qu’il ne se passait presque point de nuit que nous ne fîmes quelque bonne prise de bois : nous allions couper les cables des petits cajeux de plançons destinés au chargement des navires, et attendre au-dessous du courant notre proie qui venait nous trouver ; nous nous entendions avec les guides des grandes cages du Haut-Canada, qui nous faisaient bon marché des effets de leurs bourgeois ; nous avions à nos gages des journaliers pour enlever la marque des bois, et des écumeurs dont de L… était le chef, pour courir les grèves après les orages. Ce dangereux trafic nous fit souvent de mauvaises affaires, et faillit nous troubler avec la justice. L’effronterie et la manière brutale avec lesquelles Cambray répliquait aux impudens qui voulaient lui chercher querelle et réclamer leur propriété, nous tirèrent de quelques mauvais pas. Je me souviens que dans une semaine nous vendîmes trois fois le même parti de bois, dont deux fois à la même personne. Il est vrai que nous avions de nombreux antagonistes dans ce genre de vie, et c’est presque le seul obstacle que nous rencontrions dans notre petit négoce.

« Je ne doute nullement que les profits ne fussent très-considérables, mais je n’en puis parler avec certitude, car ce n’est pas moi qui eus la meilleure part.

« Mon associé m’avait fait observer fort sagement que, vû mon goût pour le plaisir et la dissipation, et mon penchant à boire, il serait mieux pour moi de lui laisser en main tout mon argent, pour en recevoir dans l’automne le montant entier en une somme ronde. Je me laissai persuader, et Cambray tint les comptes de la société. Je les examinai un jour à la dérobée, et je les trouvai assez corrects. Il n’est pas très-instruit, mais il peut tenir ses livres lui-même. Le moment de me rendre compte arrivé, tous les livres disparurent ; il me communiqua un chiffon de papier indéchiffrable, et me remit la belle somme ronde de deux Louis ; j’avais reçu auparavant cinq Louis, en sorte qu’il se trouva que j’avais joué tout l’été mon honneur et ma vie pour la somme de sept Louis courant. Pourtant il n’y avait pas un mot à dire, car on ne raisonnait pas avec lui.

« Dans le cours de l’été, Cambray fit des gageures considérables sur des batailles de coqs, et perdit des centaines de Louis. Un jour il revint tout déconcerté, et me dit :

— « Pourquoi suis-je si fou de gager ? Si je me contentais des dés ! On ne plombe pas un wheeler comme un six. Il me faudra bien des prises pour réparer les pertes que je viens de faire. »

« Il s’en évita le trouble, en me fesant donation de tout ce qu’il possédait, jusqu’au moment où s’étant marié, il donna tout à sa femme.

« C’était une jeune personne gentille, douce, aimable, honnête, aimant son mari à la folie, et cherchant un peu trop à acquérir de l’empire sur lui. Il est étonnant que cet homme, si impérieux et si violent, céda de si bonne grâce aux caprices de sa femme, et se laissa presque conduire par elle. J’ai cru m’appercevoir depuis que ce n’était qu’une feinte, une ruse pour la mieux décevoir : elle était maîtresse au-dedans, mais il menait au-dehors des intrigues sur lesquelles elle eût été mal reçue de donner son avis. Un jour lui ayant reproché cette faiblesse, il me répondit froidement : — « Si elle m’embarrasse, je saurai bien m’en défaire. » En somme, leur ménage était assez paisible. Il ne traitait pas aussi respectueusement son vieux père, et il se permettait même quelquefois de lui donner la correction, quand le bonhomme, qui aimait à moraliser, frondait trop vertement sa conduite.