Les planteurs de la Jamaïque

J. Hetzel (p. couv-92).

ŒUVRES DE MAYNE-REID
COLLECTION HETZEL
AVENTURES DE TERRE ET DE MER
PAR
MAYNE-REID

ILLUSTRATIONS PAR J. FÉRAT


BIBLIOTHÈQUE
D’ÉDUCATION ET DE RECRÉATION
J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOB
PARIS

Tous droits de traduction et de reproduction reservés.
TABLE

Chapitre I. — 
Le déjeuner du planteur 
 1
II. — 
Le trafic du marchand d’esclaves 
 4
III. — 
Les passagers de la Nymphe de L'Océan 
 8
IV. — 
Une réception brutale 
 13
V. — 
Le penn du Juif 
 17
VI. — 
Aventures dans la forêt 
 19
VII. — 
Un protecteur inespéré 
 27
VIII. — 
Magistrat et Marron 
 30
IX. — 
Les exploits de M. Smythje 
 32
X. — 
Le Trou-du-Spectre 
 39
XI. — 
Le pacte d'Obi 
 46
XII. — 
Les rôdeurs de nuit 
 48
XIII. — 
Étranges découvertes 
 50
XIV. — 
Une mission pour les chasseurs d’hommes 
 54
XV. — 
L’absence mystérieuse 
 58
XVI. — 
Ennemis et sauveurs agissant de leur mieux 
 61
XVII. — 
Un double crime 
 67
XVIII. — 
La récompense d’une complicité 
 71
XIX. — 
La vengeance de Chakra 
 77
XX. — 
Un triste retour 
 81
XXI. — 
La délivrance 
 83
XXII. — 
L’Heureuse-Vallée 
 90

LES
PLANTEURS DE LA JAMAÏQUE



CHAPITRE I
LE DÉJEUNER DU PLANTEUR


Par une superbe matinée de mai, les tintements d’une cloche annoncèrent le déjeuner aux propriétaires de la plantation à sucre de Mount-Welcome, l’une des plus belles de la Jamaïque.

Cette plantation, située à deux milles de Montego-Bay, la ville la plus importante et le port le plus fréquenté de la partie occidentale de l’île, élève dans une vallée spacieuse, entre deux lignes de montagnes boisées, les deux étages de sa large habitation, égayés par la ligne de persiennes vertes qui amortissent l’éclat de la lumière extérieure.

Il était neuf heures environ. Une demi-douzaine d’esclaves, chargés de plateaux, servaient le repas dans la grande pièce qui, selon l’habitude coloniale, tenait lieu à la fois de salon de réception et de salle à manger.

Dès que les dernières vibrations de la cloche eurent expiré dans l’air, l’une des deux personnes qu’elle appelait fit son entrée dans la salle : c’était un homme d’une cinquantaine d’années, au teint hâlé, aux épaules larges, à la physionomie impérieuse. Il portait un costume complet de nankin, large de coupe ; de son gousset sortait une épaisse chaîne d’or à laquelle étaient suspendus plusieurs cachets et un trousseau de clés. Il s’avança en regardant de tous côtés de cet œil scrutateur qui cherche les défauts du service et que La Fontaine a si bien nommé « l’œil du maître » ; ce gentleman était Loftus Vaughan, propriétaire de Mount-Welcome et custos rotulorum du district.

Au moment où il prenait place à table, une jeune fille, aussi fraîche qu’une rosée de mai, parut à l’autre extrémité de la salle.

Un collier d’ambre entourait le cou délicat de la charmante créature ; une fleur rouge — la magnifique cloche de la quamoclet — s’épanouissait dans les tresses de ses beaux cheveux châtains.

Il aurait fallu des yeux expérimentés, familiarisés avec les caractères physiologiques des diverses races humaines, pour remarquer que cette belle enfant n’était pas du plus pur sang caucasien. La légère ondulation des cheveux, la rondeur du visage, la singulière coloration des joues attestaient cependant en elle la présence du sang mêlé.

C’était la fille unique de Loftus Vaughan car le custos était veuf.

La jeune fille s’arrêta derrière le siège de son père et lui donna, en l’embrassant, le salut matinal. Après cette caresse, elle s’assit et fit les honneurs de la table pendant qu’une esclave, attachée spécialement à son service, restait debout derrière sa chaise.

La jeune fille s’arrêta derrière le fauteuil de son père.

Le contraste que formait la maîtresse et la suivante était frappant. La suivante avait les formes élancées des statues antiques, ou bien des femmes indoues que les Anglais nomment « ayahs », qui diffèrent tant du type nègre. Elle ne se rapprochait pas davantage, par sa carnation, des variétés mulâtres ou quarteronnes. Sa peau, mélangée de noir et de rouge, avait plutôt la nuance brune du palissandre, ce qui, joint à sa fraîcheur naturelle, produisait un effet agréable, bien que bizarre. Elle avait les lèvres minces, le galbe ovale et le nez aquilin, et réunissait dans sa personne le type égyptien au type arabe.

Ses cheveux, d’un noir mat, n’étaient point crépus comme ceux des nègres, mais lisses et pendants.

Sa taille élégante se drapait dans une robe sans manches ; un madras, chiffonné en toque, couvrait le haut de sa tête, et soit qu’elle servît sa jeune maîtresse, soit qu’elle attendît paisiblement un ordre, les vifs regards de ses yeux fiers, la blancheur nacrée de ses dents, ses justes proportions faisaient une esclave peu ordinaire de cette jeune fille qui s’appelait Yola.

La table était placée près de la fenêtre, et l’on avait soulevé les jalousies pour laisser pénétrer l’air frais du matin ; les convives jouissaient ainsi du paysage charmant déroulé à leurs pieds : la longue avenue de tamarins, la ligne argentée de la rivière de Montego, puis au loin les toits et les flèches de la ville, les mâts des navires dans la baie, l’anse maritime même dominée par le bleu Carribeau.

Mais lorsque M. Yaughan, tout absorbé par la dégustation des mets, songea enfin à lever les yeux, ce fut pour les tenir fixés sur la troupe de ses nègres occupés dans ses champs de canne, afin de s’assurer que ses commandeurs surveillaient bien leur travail.

C’était l’heure où l’un des serviteurs devait revenir de Montego-Bay avec le courrier journalier. Les yeux de miss Vaughan se portèrent souvent sur le chemin, animés par ce vague intérêt qu’éprouvent toutes les jeunes filles à attendre le courrier qui peut leur rapporter des nouvelles du dehors.

Enfin un petit négrillon, monté sur un poney au poil hérissé, courant au galop le long de l’avenue, s’arrêta devant l’habitation. C’était Quashie, le garçon de poste de Mount-Welcome.

L’attente de miss Vaughan fut déçue.

Le sac de poste ne contenait que deux lettres et un journal, tous les trois portant le timbre d’Angleterre, et à l’adresse du custos. L’une des suscriptions fut immédiatement reconnue par M. Vaughan, car un sourire de satisfaction se peignit sur son visage pendant qu’il brisait le cachet de l’enveloppe.

Dès qu’il eut parcouru la lettre, il se mit à arpenter la salle de long en large d’un air radieux, et tout en faisant claquer ses doigts, il laissa échapper des exclamations qui surprirent sa fille, car un tel déploiement de gaieté était un fait inouï chez lui.

« De bonnes nouvelles, mon père ? osa-t-elle lui dire enfin.

— Oui, de très bonnes, petite curieuse.

— Et pouvez-vous m’en faire part ?

— Oui… non,… pas encore. Bonté du ciel, dit de nouveau le custos, je savais bien qu’il viendrait !

— Vous attendez quelqu’un, mon père ?

— Oui, Kate ; imaginez qui ce peut être.

— Comment voulez-vous que je le devine, père ? Je ne connais pas vos amis anglais. Est-ce que ce serait ce M. Smythje dont vous parlez souvent ? Smythje ! quel nom burlesque ! je ne voudrais m’appeler Smythje pour rien au monde.

— Ta, ta, ta, Catherine. Smythje sonne bien à l’oreille, surtout précédé de « Mon-tagu. » M. Smythje devient propriétaire du château de ce nom.

— Et c’est ce monsieur que vous attendez, père ?

— Oui, mon enfant ; il m’apprend qu’il arrivera par le navire la Nymphe de l’Océan, qui devait mettre à la voile une semaine après le départ de cette lettre ; il fera donc son apparition d’un moment à l’autre. Il s’agit de tout préparer. Montagu-Castle est en réparation ; Smythje sera donc notre hôte. Catherine, vous ferez de votre mieux pour bien accueillir cet étranger qui est un gentleman accompli et, de plus, fort riche. Mon intérêt exige que nous soyons amis, je vous expliquerai cela, ajouta Loftus Vaughan en baissant la voix.

— Cher père, je vous obéirai du mieux possible ; mais vous oubliez qu’il y a là une seconde lettre.

— De qui diable peut-elle venir ? dit le custos. Je ne connais pas cette écriture-là. »

Si le contenu de la première missive avait égayé le planteur, la lecture de la seconde eut un effet tout différent ; le front de Loftus Vaughan se plissa et s’assombrit.

« Le diable soit de lui ! dit-il en froissant l’enveloppe ; mort ou vivant, mon frère a donc été créé pour mon malheur ! Vivant, il me persécutait de demandes de secours ; mort, il me lègue son fils, quelque propre à rien comme lui, j’imagine.

— Cher père, dit Kate qui n’avait pas compris les dernières paroles du planteur, plutôt grommelées que prononcées, cette lettre vous apporterait-elle quelque chagrin ?

— Voyez vous-même. »

Kate ramassa l’épître à moitié déchirée et la parcourut des yeux ; elle était courte.

« London, 6 septembre 18..
« Cher oncle,

« J’ai à vous annoncer une triste nouvelle, votre frère, mon bien-aimé père, n’est plus. J’obéis à son dernier désir en me rendant près de vous. J’ai pris passage pour la Jamaïque sur le navire la Nymphe de l’Océan. J’ai dû me résigner à faire partie des voyageurs du faux pont, car je manque d’argent : mon pauvre père ne m’a rien laissé. Je m’embarque néanmoins avec confiance dans vos sentiments de bienveillance à mon égard, et tout mon bon vouloir sera employé à reconnaître votre accueil sympathique dont je ne doute pas.

« Votre respectueux et affectionné neveu.

« Herbert Vaughan. »

« Pauvre garçon ! dit Kate, il est donc sans ressources, et nous sommes si riches ! Comme il fait bien de venir ! Nous pourrons l’aider, père, le consoler.

— Vous ne savez ce que vous dites ! s’écria M. Vaughan d’un ton courroucé. Comment pouvez-vous vous apitoyer sur le sort d’un individu qui ne rougit pas de prendre sa place dans le steerage ? Que pensera Smythje qui vient précisément par le même navire ? car il saura que ce garçon est mon neveu. Le diable emporte ces gens sans gêne qui tombent chez vous pour s’y faire nourrir, sous prétexte de parenté. Oh ! Il ne faut pas que Smythje voie ici ce « pauvre garçon », comme vous l’appelez. Pauvre, oui, mais non pas comme vous l’entendez, Kate : pauvre, parce qu’il est paresseux, incapable comme son père, barbouillant de mauvaises toiles pour être appelé artiste. Artiste ! à quoi cela est-il bon ? »

Kate, émue et décontenancée par cette violente sortie, s’abstint d’y répondre ; mais il était facile de voir que le blâme paternel n’avait pas altéré sa soudaine sympathie pour ce cousin, pour cet orphelin qu’elle ne connaissait pas.


CHAPITRE II
LE TRAFIC DU MARCHAND D’ESCLAVES


Le soleil ardent des Indes occidentales s’abaissait sur la mer lorsqu’un navire qui avait tourné la pointe Pedro, prit sa direction vers l’est pour Montego-Bay.

C’était un vaisseau à trois mâts, une barque comme l’annonçait son mât d’artimon, et jaugeant, d’après l’apparence, de trois cents à quatre cents tonneaux.

Il filait toutes voiles dehors par une douce brise.

Outre le pavillon attaché comme un pennon à la vergue supérieure, un autre pendait jusqu’au couronnement de la poupe. Ce dernier était un champ d’azur semé d’étoiles avec des raies rouges et blanches, le drapeau d’un pays libre. Le navire renfermait pourtant dans ses flancs une cargaison d’esclaves : c’était un négrier.

Après être entré dans la baie, il vira soudain de bord et tourna au sud, mettant le cap sur un point désert de la côte. Arrivé à un mille de terre, il cargua ses voiles, et jeta l’ancre. Il s’agissait, avant de débiter la marchandise vivante, de la parer pour les chalands.

Selon la phraséologie du négrier, le chargement du navire se montait à deux cents « balles ». C’était une cargaison assortie de marchandises recueillies sur divers points de la côte africaine.

À peine l’ancre eut-elle touché le fond que les « balles » vivantes furent amenées sur le pont par lots de trois ou quatre. En sortant de l’écoutille, chaque pauvre créature était rudement saisie par un matelot, qui, une brosse à la main, l’enduisait d’un liquide noirâtre, composition formée de poudre à fusil, de jus de citron et d’huile de palmier ; un autre matelot frottait ensuite sur l’enduit pour le faire pénétrer dans la peau jusqu’à ce que l’épiderme fût noir et luisant comme une botte bien cirée. C’est ainsi que l’on préparait la marchandise pour la vente. Le propriétaire du bâtiment négrier, se tenant sur le gaillard d’arrière, présidait à cette opération.

Dès l’arrivée du négrier, une barque se détacha de la côte et se dirigea vers le bâtiment nouvellement amarré. Deux nègres, demi-nus, tenaient les rames ; un homme, à peau blanche ou plutôt jaunâtre, assis dans les cordages du gouvernail, avait pris les drosses et conduisait l’embarcation.

Il pouvait avoir une soixantaine d’années ; son visage sillonné de plis et bruni par le soleil indien ressemblait assez à une feuille de tabac ; ses traits étaient si effilés que les deux profils collés l’un contre l’autre avaient beaucoup de peine à former une face. Un nez crochu, un menton d’une prodigieuse saillie, entre eux une baie indiquant la place des lèvres, donnaient l’idée d’un type juif exagéré. Telle était, en effet, la nationalité de ce personnage.

Quand la bouche s’entr’ouvrait pour rire — événement rare — deux dents seulement s’y montraient, éloignées l’une de l’autre comme deux sentinelles qui gardent l’entrée d’une caverne. Deux prunelles noires et brillantes, semblables à celles de la loutre, éclairaient perpétuellement ce visage, car leur propriétaire, disait-on, s’abandonnait rarement au sommeil ; une paire d’épais sourcils blancs se rejoignait sur le cap mince du nez ; les cheveux — absents probablement — étaient remplacés par un bonnet de coton jaune sur lequel reposait un chapeau de feutre à poils rares et à bords cassés.

Un habit presque sordide, des culottes de casimir qui montraient la corde, des bottes éculées composaient un accoutrement digne de cette bizarre figure. Un colossal parapluie en coton bleu reposait sur les genoux de l’Israélite pendant que ses deux mains s’occupaient au gouvernail.

Cet individu n’était autre que Jacob Jessuron, marchand d’esclaves et Juif d’origine prussienne, deux fois Juif par conséquent.

« Ho ! du vaisseau ! cria-t-il à pleins poumons quand l’esquif arriva sur le bordage du négrier.

— Qui est là ? » demanda une voix partant du gaillard d’arrière, et aussitôt la figure du capitaine Aminadab Jowler se montra sur la galerie du faux-pont.

« Ah ! messire Jessuron, ajouta le négrier, c’est pour avoir la première vue de mes moricauds ? Bien. Premier arrivé, premier servi, c’est mon système. Content de vous voir, comment va la santé ?

— Parfaitement, dit le vieux Juif avec un affreux accent allemand. La cargaison est-elle belle ?

— Bonne marchandise n’a pas besoin d’être vantée ; montez la voir. »

Jacob Jessuron saisit la corde qui lui fut jetée, grimpa comme un vieux singe le long du bord et se trouva bientôt sur le pont du navire. Après quelques congratulations prouvant la bonne harmonie des deux personnages — amitié aussi solide que peut l’être celle de deux coquins, — le Juif assura ses lunettes sur la mince arête de son nez, et commença l’inspection des marchandises.

Sur le gaillard d’arrière du négrier et près du câblot d’échelle se tenait un homme d’un aspect étrange, différant des blancs de l’équipage autant que les noirs de la cargaison. Pour avoir l’entrée de la cabine, il fallait qu’il ne fût pas compris dans ces marchandises humaines, il tenait pourtant de l’Africain et de l’Arabe, bien que ses traits le rapprochassent du type européen.

Sa peau avait la patine d’un beau bronze florentin ; des sourcils finement arqués couronnaient des yeux noirs et arrondis ; il avait le nez aquilin, les lèvres fines, une chevelure noire bouclée, mais non crépue. Un riche costume faisait valoir la beauté des formes de cet homme, qui paraissait vingt ans à peine. Une tunique sans manches, en satin jaune, serrée à la taille par une écharpe de crêpe de Chine frangée d’or, descendait plus bas que ses genoux ; une autre écharpe, de couleur bleue, se drapait sur son épaule droite, et un cimeterre au fourreau d’argent ciselé, à poignée en ivoire, se dissimulait à demi dans les plis de son vêtement ; il avait pour coiffure un turban de cachemire, et aux pieds, des sandales en peau de Kordofou ; le cou, les bras et les jambes étaient nus.

Malgré ce costume asiatique, ce jeune homme était Africain, ce qui ne veut pas toujours dire nègre. Il appartenait à la grande nation des Foolahs (Fellafos), race de bergers guerriers, dont le pays s’étend des confins du Darfour aux rivages de l’Atlantique.

Trois ou quatre hommes de cette tribu l’entouraient, mais leurs vêtements, d’étoffes plus communes, et leurs attitudes respectueuses témoignaient de leur infériorité. Au contraire, le maintien hautain du jeune homme indiquait un chef d’un rang élevé. C’était, en effet, un prince Foolah des rives du Sénégal.

En quelle qualité se trouvait-il sur ce navire ? telle fut l’interrogation que se posa le marchand d’esclaves Jessuron quand ses regards se portèrent sur le Foolah.

« Qu’avez-vous donc là, capitaine ? dit-il à Aminadab Jowler. Des esclaves ?… C’est impossible.

« Qu’avez-vous donc là, capitaine ? »

— Celui que vous voyez là en satin jaune n’est ni plus ni moins que Son Altesse Royale le prince Cingües, fils du sultan de Footo-toro. Les autres sont ses sujets, ses courtisans, des gens qui le servent.

— Sultan du Footo-toro ! répéta le Juif en brandissant son parapluie bleu en signe de surprise. Ah ! la bonne affaire ! Mais pourquoi les habiller ainsi ? ils ne vaudront pas pour cela un sou de plus au marché.

— S’ils étaient à vendre, oui ; mais le prince est mon passager, ni plus ni moins. C’est une curieuse affaire.

— Contez-la moi donc, capitaine.

— Voici : il y a un an, une armée de Mandigos attaqua la ville de Footo-toro et la mit au pillage ; parmi les esclaves qu’ils firent, se trouva la sœur du prince Cingües, qui était l’enfant bien-aimée du vieux sultan. Les Mandigos la vendirent à un marchand des Indes occidentales, qui l’emmena dans une des îles, on ne sait laquelle. Le prince est parti, sur l’ordre de son père, à la recherche de sa sœur. Et maintenant, vous en savez autant que moi ? »

L’expression qui s’étendit sur le visage du vieux Juif, pendant ce récit, prouva l’intérêt qu’il y prenait, mais il s’efforça de dissimuler son émotion.

« Voilà une belle histoire, dit-il, quand le négrier eut fini de parler. Mais comment espère-t-il retrouver sa sœur ? Il pourrait aussi bien chercher une aiguille dans une botte de foin.

— Cela ne me regarde pas, répondit indifféremment le capitaine ; mon affaire était de l’amener ici, et je consens à le reconduire chez lui, aux mêmes conditions, s’il le veut.

— Il vous a donc payé un bon prix ?

— Voyez-vous cette rangée de Mandigos près du cabestan ? J’aurai vingt de ces gaillards pour ma peine.

— Il y en a quarante, dit le Juif ; et les autres ?

— Il les donnera en échange de sa sœur, quand il la retrouvera.

— Aïe ! fit le Juif en haussant les épaules ; cela ne sera pas une affaire facile.

— Par le diable, vieux camarade, dit le capitaine frappé d’une idée, je songe que vous pouvez aider le prince dans son entreprise. Personne ne pourrait mieux le piloter que vous, qui connaissez toute la population de l’île. Il vous payera bien, allez !

— Bien, capitaine, je ne dis pas non ; mais y a-t-il autre chose à espérer que les vingt Mandigos ?

— En argent ? pas un rouge liard. Hommes, femmes, telle est la monnaie du pays. Mais venez boire le gin dans ma cabine ; nous arrangerons cette affaire-là, quand vous m’aurez dit ce qu’il vous faut de mon bétail noir. »

Le soleil allait disparaître dans les flots, lorsque le gig cutter et la yole du capitaine furent mis à l’eau et les « balles » déposées sur le rivage, dans le petit couvert qui servait à cacher l’esquif du Juif. Celui-ci avait acheté en bloc toute la cargaison.

La barque de Jacob Jessuron suivait, à une encablure, les bateaux qui transportaient les esclaves. Le prince Cingües était assis à la poupe, face à face avec le Juif. Les couleurs éclatantes de son costume chatoyaient, malgré la pénombre, sur la surface grise des eaux.

Le lendemain du jour où le bâtiment négrier avait débarqué sa cargaison, M. Vaughan, placé devant la fenêtre de la salle, aperçut un cavalier qui se dirigeait vers sa maison, par l’avenue de tamarins.

Comme l’étranger s’approchait, sa monture se transformait graduellement en mulet, et le cavalier en un homme sec et long, de mine rébarbative.

« L’inspecteur du penn de Jessuron ! le confident du vieux juif ! murmura M. Vaughan. Que peut-il me vouloir si matin ?… Quelque lot de bois d’ébène à vendre sans doute ; un négrier a passé hier dans la baie. Et ce Jessuron n’oublie jamais de m’avertir des premiers, quand il a renouvelé son lot d’esclaves.

Ce monologue fut interrompu par l’entrée de Master Ravener qui se confondit en saluts auprès du planteur. En dépit de l’inimitié de Lotfus Vaughan et de Jessuron, les habitudes hospitalières des planteurs firent que le custos offrit de prime abord des rafraîchissements à l’employé du marchand d’esclaves. Ravener, après s’être fait prier, accepta un verre de swizzle.

Un vase énorme, placé sur le buffet avec une grande cuiller en argent et des vases autour, contenait le swizzle, mélange de rhum, de sucre et d’eau et de jus de citron. C’est un breuvage que l’on trouve toujours dans la demeure d’un planteur de la Jamaïque ; il est versé par une fontaine qui ne tarit jamais, car on la remplit à mesure qu’elle s’épuise.

L’inspecteur du penn de Jessuron prit des mains d’un sommelier nègre une large timbale de swizzle et la remit en faisant claquer sa langue sur ses lèvres avec l’observation d’usage :

« Très bon ! » Ensuite il s’assit sur le siège qui avoisinait celui de son hôte.

M. Vaughan, observant une réserve tant soit peu hautaine, attendit que son visiteur expliquât le motif de sa visite.

« Eh bien, monsieur Vaughan, dit Ravener, je viens vous parler d’une petite affaire de la part de M. Jessuron.

— S’il s’agit d’esclaves à vendre, votre patron vous a donné une peine inutile en vous envoyant chez moi ; mon assortiment est complet.

— Je viens au contraire chez vous pour acheter, monsieur Vaughan, c’est-à-dire si vous y consentez.

— Bonnement, acheter, et quoi, s’il vous plaît ?

— Nous avons un client qui a besoin d’une fille pour servir à table, et il ne nous reste rien dans notre provision qui puisse lui convenir. Vous en avez une qui ferait son affaire, s’il vous plaisait de nous la céder.

— De qui parlez-vous ?

— De cette petite Yola que M. Jessuron vous a vendue l’an dernier. Que diriez-vous de dix livres pour échange ?

— Peuh ! lit le planteur avec un mouvement d’épaules dédaigneux, ce serait loin de mon prix en supposant que je voulusse vendre cette fille.

— Disons vingt, hé ?

— Ni vingt, ni deux fois vingt, ni même deux cents livres.

— Deux cents livres ! dit Ravener en bondissant sur sa chaise. Il n’y a pas une esclave de l’île qui vaille tant d’argent.

— Eh ! qu’elle les vaille ou non, qu’est-ce que cela me fait, puisque je préfère la garder ?

— S’il en est ainsi, se hâta de dire Ravener, nous donnerons les deux cents livres ; mais maître Jessuron me grondera.

— Vous ne m’entendez donc pas ? s’écria le custos. Je n’accepterai ni les deux cents livres ni même le double. Yola appartient à ma fille qui refusera son consentement à cette vente.

— Messire Vaughan, vous ne voudriez pas manquer une bonne affaire ? Je vous offre les quatre cents pounds pour ne pas mécontenter mon client.

— Eh bien ! dit le planteur, tenté sans doute par cette offre exorbitante, je vais consulter Catherine ; mais je ne compte guère sur la réussite. Je crois que sa femme de chambre est la fille d’un roi Foolah. Miss Vaughan l’aime beaucoup, j’ai promis de ne jamais la vendre sans son aveu et, dites-le bien à M. Jessuron, je suis incapable de manquer à ma parole, moi ! »

Après avoir prononcé ces derniers mots avec affectation, le planteur quitta la salle dans laquelle il rentra au bout de quelques minutes pour dire à Ravener :

« Comme je m’en doutais, je ne puis céder Yola, quelque prix que vous m’offriez d’elle.

— Bonjour, monsieur Vaughan, je n’avais pas d’autres affaires ce matin, répondit l’inspecteur avec une obséquiosité qui cachait mal son dépit.

— Jacob Jessuron est terriblement généreux ce malin, se dit le planteur quand la porte se fut refermée. Il avait sans doute quelque méchant projet, et je me suis mis en travers… Ma foi ! je suis ravi d’avoir vexé le vieux ladre ; il m’a joué assez de mauvais tours. »

Lorsque la monture de Ravener prit le chemin commun au sortir de l’allée de tamarins, elle fut rejointe par une autre mule sur laquelle venait le marchand d’esclaves, impatient de connaître le résultat de la négociation de son envoyé. Quand Ravener lui eut conté sa déroute, le vieux Juif fut saisi d’un transport de colère :

« La boue de mes bottes pour vous, mons Vaughan ! cria-t-il en brandissant son parapluie dans la direction de Mount-Welcome. Il viendra un temps où vous mendierez deux cents livres. Et cette belle lady de couleur, cette miss niaise ! Peut-être sera-t-elle vendue un jour sur le marché, et moins de deux cents livres, car elle ne les vaut pas. Je donnerais deux fois la somme pour voir cela, et je le verrai peut-être gratis un jour ou l’autre. »

Ravener, avec toute la soumission d’un inférieur et tout le respect qu’il portait à un vieux coreligionnaire, car lui-même était juif, laissa déborder la colère de Jacob Jessuron ; mais quand elle ne s’exprima plus qu’en interjections entrecoupées, il adressa la parole à son patron d’un ton insinuant :

« Rabi (maître), lui dit-il, c’est donc une belle affaire que vous manquez là ?

— Och ? vous le voyez bien. Le prince m’aurai ! donné vingt robustes Mandigos en échange de Yola. Il n’y a pas à en douter ; c’est sa sœur. Vingt Mandigos qui valent chacun cent livres ; c’est une fortune !

— Eh bien ! rabi, elle est à vous tout de même.

— Et comment ?

— Le capitaine Jowler a bien ses raisons pour ne pas venir à terre… Et à qui répondez-vous du prince ? à lui seulement.

— Étonnant Ravener ! s’écria le juif en regardant son confident avec admiration. Parle Dieu de nos pères ! je n’avais pas songé à cela. C’est vrai. Jowler n’ose pas montrer sa figure dans la baie. En outre, il y a une convention entre nous. Peu lui importe ce que deviendra le prince ; son navire repart dans les vingt-quatre heures.

— Alors, rabi, dans vingt-quatre heures, les Mandigos et le prince, qu’il faut débarrasser de ses oripeaux en clinquant, seront à vous. »


CHAPITRE III
LES PASSAGERS DE LA NYMPHE DE L’OCÉAN


Il y avait trois jours que le négrier avait jeté l’ancre dans Montego-Bay lorsqu’un trois-mâts à carré, apparut au large, voiles déployées et le cap tourné vers le rivage. Bientôt il entra dans le havre ; le drapeau de l’union anglaise flottant au-dessus du couronnement de la poupe. L’air franc, l’allure des marins de l’équipage révélaient un honnête navire marchand. On lisait ces mots à Barrière :

La Nymphe de l’Océan, de Liverpool.

Bien que frété d’une cargaison de marchandises, la Nymphe de l’Océan amenait aussi des passagers. La majorité de ces derniers se composait de planteurs qui revenaient d’une visite à la mère patrie. D’autres, soit médecins, soit commerçants improvisés, étaient tous des chercheurs de fortune.

Parmi les passagers de première classe, se trouvait un individu d’autant plus remarquable qu’il ne cherchait qu’à se faire admirer. Au premier coup d’œil, on savait qu’on avait devant soi un cockney de Londres et un exquisite de la plus pure espèce. Ce jeune homme, bien qu’il eût vingt et un ans à peine, avait une figure fatiguée ; il était d’un blond exagéré ; ses favoris et ses moustaches, soigneusement cultivés, dénotaient le cas que faisait d’eux leur propriétaire ; des sourcils d’un jaune fade couronnaient des yeux d’un gris terne dont l’un était constamment fermé, et dont l’autre clignotait sous le lorgnon enchâssé comme à demeure dans sa paupière.

Son costume recherché répondait à ses prétentions de dandysme, et la lenteur de ses paroles, complétait le caractère du personnage.

Du reste, sauf le sourire moqueur que quelques-uns avaient peine à déguiser, on le traitait avec déférence ; car M. Montagu Smythje avait pris soin d’expliquer aux personnes honorées de sa confiance qu’il allait prendre possession à la Jamaïque d’une propriété importante dont M. Loftus Vaughan avait été le curateur pendant sa minorité.

Parmi les humbles voyageurs faisant partie du steerage à bord de la Nymphe de l’Océan, se trouvait un autre jeune homme, de l’âge de M. Smythje, mais d’un aspect bien différent. Il avait le teint brun, malgré son origine anglaise ; ses traits réguliers, la réserve de son maintien eussent attiré l’attention d’un observateur, car, malgré l’usure de ses vêtements blanchis aux coutures, il gardait un air de distinction et de fierté modeste.

Assis près du cabestan, il tenait un album sur ses genoux, il esquissait d’une main habile le havre dans lequel on allait atterrir.

Comme le vaisseau se rapprochait de la terre, il ferma son album et se mit à contempler le paysage. Malgré les émotions qu’un spectacle si nouveau devait éveiller en lui, il devint pensif.

Une voix étrangère l’arracha tout à coup à sa rêverie ; c’était celle de M. Montagu Smythje.

« Sur mon honneur, un vrai décor d’opéra ! Ne trouvez-vous pas, mon ami ? »

Le jeune rêveur, surpris du ton de supériorité affecté par le passager des premières, s’abstint de répondre.

« C’est à vous que je parle, mon jeune camarade, continua le cockney. Par Jove, je vous ai souvent regardé du gaillard d’arrière. Vous êtes un voyageur de l’espèce taciturne. Puis-je savoir — pardon de la liberté grande — comment vous venez à la Jamaïque ?

— Comme vous-même, par la Nymphe de l’Océan.

— Ah ! ah !… pas mal, fort bien répliqué. Et c’est du commerce que vous venez faire à la Jamaïque ?

— Non, monsieur.

— Une profession libérale, alors ?

— Pas davantage, répondit le jeune homme avec distraction, j’y viens trouver un oncle à moi, s’il vit encore.

— Prodigieux, dit Smythje, vous n’êtes donc pas sûr de ce fait important ? Il y a donc longtemps que vous n’avez pas eu de ses nouvelles ?

— Des années, répondit le jeune homme qui ajouta, sous l’empire de l’impression d’isolement qu’il éprouvait : Et je n’en ai reçu aucune, bien que je lui eusse écrit que j’arriverais sur ce navire.

— Étrange ! s’écria le dandy. Et comment s’appelle cet oncle ? J’ai des connaissances à la Jamaïque et je pourrais vous renseigner peut-être.

« Étrange ! » s’écria le dandy.

— Il est planteur et se nomme Vaughan.

— Vaughan ! dit Smythje avec une vive surprise. Vous ne parlez pas, je suppose de Loftus Vaughan, esquire de Mount-Welcome ?

— C’est bien lui. Loftus Vaughan était le propre frère de mon père qui s’appelait, lui Herbert Vaughan, ainsi que moi.

— Incomparablement étrange ! Savez-vous, mon jeune ami, que nous avons la même destination ! Loftus Vaughan est le gérant de ma propriété, et c’est chez lui que je me rends. Ne serait-il pas bizarre que nous fussions, vous et moi, reçus sous un même toit, par le même hôte ? »

Cette remarque fut accompagnée d’un regard dont l’insolence n’échappa point au jeune passager. Il se disposait à répliquer vertement, quand le cockney, qui avait lu sur le visage de son interlocuteur, s’empressa de le quitter en balbutiant quelques mots sur la possibilité d’une rencontre prochaine.

Les jours qui suivirent la réception des deux lettres de Londres, on aurait pu voir Loftus Vaughan à l’une des fenêtres de Mount-Welcome, surveillant avec sa longue-vue la rade et la mer. Les steamers n’arrivaient point à cette époque comme aujourd’hui à l’heure presque dite, et l’hôte attendu pouvait débarquer d’un moment à l’autre.

Cet événement n’était un mystère pour personne à Mount-Welcome ; chaque jour y amenait de nouveaux embellissements. Les chambres de la grande maison avaient été fraîchement décorées, les servantes habillées de neuf, et les valets, pourvus de livrées, luxe inconnu jusque-là à la Jamaïque.

Les motifs de tous ces préparatifs étaient plus secrets. Loftus Vaughan avait une fille en âge d’être mariée, et M. Smythje était un riche parti ; la propriété de Montagu-Castle donnait des revenus que le custos, qui la dirigeait depuis plusieurs années, pouvait évaluer à un shilling près. La réunion de cette plantation à celle de Mount-Welcome devait constituer le plus beau domaine du pays ; aussi le désir de les réunir par un mariage était-il devenu l’idée fixe du planteur.

Une autre raison lui faisait souhaiter cette alliance ; personne à la Jamaïque n ignorait que Kate fut la fille d’une quarteronne, et par-conséquent, de sang-mêlé, et les préjugés de race lui auraient interdit toute union sortable dans son pays ; Loftus savait que les jeunes Anglais observent moins cette loi de démarcation sociale, et il espérait qu’un mariage qui anoblirait sa fille effacerait cette tache originelle.

C’était avec un véritable chagrin qu’il avait reçu la lettre par laquelle son neveu lui annonçait son passage effectué en seconde classe sur la Nymphe de l’Océan, car il avait craint que sa parenté avec un jeune homme si pauvre ne fût découverte par M. Smythje et ne fit naître dans l’esprit de celui-ci des doutes sur la respectabilité parfaite de son hôte.

Il s’était flatté pourtant de l’espoir que cette connaissance ne se ferait pas à bord, étant données les habitudes aristocratiques du gentleman, et il avait pris ses mesures pour empêcher toute espèce de rapports entre les deux jeunes gens, après leur débarquement.

Son plan était tracé avant l’arrivée de la Nymphe de l’Océan. M. Smythje devait être attendu et conduit immédiatement à Mount-Welcome. Un autre itinéraire devait être suivi par Herbert qui logerait chez l’inspecteur dont la maison, distante d’une mille de l’habitation, offrait les garanties désirables de sécurité.

Trois jours après la réception des deux lettres, le planteur, fidèle à son poste d’observation, aperçut dans le havre un navire mâté à carré ; aussitôt les cloches sonnèrent à toute volée pour rassembler les domestiques ; le cor de chasse avertit l’inspecteur, et en moins d’une demi-heure, la barouche de la famille, — superbe véhicule attelé de chevaux richement caparaçonnés — prenait le chemin de la baie. À la suite, marchait un fourgon mené par huit vaches ; un jeune négrillon, juché sur le plus hérissé des coursiers, Quashie en personne, partait également, chargé d’une mission délicate.

Pendant ce temps, la maison de Mount-Welcome était livrée aux agitations des derniers préparatifs qu’exige une réception empressée.

Une demi-heure après la conversation des deux passagers de la Nymphe de l’Océan, le navire mettait en panne devant le port de Montego-Bay, Un faux pont fut jeté sur le rivage ; et le désordre, la cohue, qui caractérisent les débarquements, commencèrent.

Parmi les divers véhicules rangés le long du quai, on remarquait une barouche attelée de quatre chevaux. Un cocher mulâtre, qui brillait comme une châtaigne au milieu de son écorce dans sa livrée verte et jaune, occupait le siège ; à la portière se tenait un valet de pied portant les mêmes couleurs.

Ce somptueux équipage avait attiré l’attention d’Herbert Vaughan qui, debout sur le pont, semblait hésiter à descendre à terre ; il vit alors deux gentlemen se diriger vers la barouche et il reconnut en l’un deux M. Montagu Smythje qui s’installa commodément.

Quand la voiture eut disparu, les yeux du jeune homme s’abaissèrent tristement sur le pont. Personne pour lui souhaiter la bienvevenue, à lui !

« Sa, lui dit un négrillon en lui touchant le bras.

— Quoi ? dit Herbert brusquement arraché à ses réflexions. Que me voulez-vous ? Je n’ai pas d’argent.

— Argent, sa ? Quashie, pas besoin ; lui obéir à massa, jeune seigneur prêt à suivre lui ?

— Et à quel endroit, s’il vous plaît ?

— À Mount’-Come, sa, chez M. Yaugh ! Moi avoir poney pour vous ; bagages aller dans fourgon à vaches.

— Bien, dit Herbert ; quel chemin dois-je prendre ?

— Droit le long de la rivière ; s’arrêter au carrefour, tourner à droite, et vous voir bientôt Mount’-Come, sa !

— Combien de chemin ai-je à faire ?

— Peu près sept ou huit milles, sa ; pouvoir aller comme éclair ; vous surtout pas prendre à gauche. »

Le jeune étranger quitta le navire sur ces instructions et gagna le quai, son fusil de chasse sur l’épaule ; alors, détachant la bride qui retenait le poney à la roue du fourgon, il se mit en selle et dirigea sa monture vers le chemin indiqué comme le seul qui put le conduire à Mount’-Welcome.

Pendant près d’une heure le poney tint le galop. Le chemin courait directement, sillonné de traces de roues ; la rivière indiquée par le négrillon se montra ; Herbert ralentit l’allure de sa bête pour chercher le gué, car il n’y avait aucune apparence de pont ; mais l’eau était basse, le poney y plongea sans hésitation et la traversa sans difficulté.

Le jeune homme fit halte sur la rive opposée. Le chemin fourchait à cet endroit et présentait trois routes. Laquelle prendre ? — Surtout pas à gauche, avait dit le nègre. — Mais il fallait choisir entre celle de droite et celle du milieu ; le voyageur trouva prudent de chercher les empreintes laissées par la barouche qui avait dû passer avant lui.

Pendant qu’il tenait conseil, ses réflexions furent interrompues par une voix qui semblait retentir tout près de son oreille ; et il fut étonné, en se retournant sur sa selle, d’apercevoir Quashie en personne.

« Eh ! sa, moi dire à vous pas prendre à gauche, chemin du vieux Juif ; mais suivre le milieu, c’est celui de massa Vaugh ! »

La présence du négrillon étonnait Herbert, car il l’avait laissé sur le port, surveillant les bagages ; et, depuis, il avait parcouru plusieurs milles au galop, allure qu’un piéton ne pouvait suivre. Comment expliquer l’apparition de l’enfant ?

« Quashie suivre massa, Quashie sur les talons du poney, répondit le négrillon aux questions d’Herbert.

— Veux-tu dire, peau noire, que tu as couru après moi depuis la place du débarquement ?

— Cela pas difficile ; Quashie mettre bagages dans fourgon ; massa pas aller vite d’abord, Quashie attraper lui et courir après poney ; pas malin, sa ?

— Alors, petit drôle, je défie blanc ou noir de t’égaler à la course. Ah çà, tu as dit le chemin du milieu ?

— Oui, sa ! »

Herbert partit dans la direction indiquée ; après quelques instants, il se retourna pour voir ce qu’était devenu le négrillon. Quashie avait disparu.

« Par où diable ce babouin a-t-il passé ? se dit le jeune homme à mi-voix.

— Ici, sa ! » répondit Quashie, et au même instant une forme brune se dressa sur la croupe du poney. Le procédé de ce page singulier était expliqué ; il se tenait accroché à la queue de l’animal.

Le jeune Anglais, oubliant ses préoccupations, partit d’un franc éclat de rire, auquel Quashie fit écho par une grimace qui lui fendit la bouche jusqu’aux oreilles.

Un demi-mille plus loin, ils atteignirent la porte d’entrée de Mount-Welcome. Il n’y avait pas de loge pour le garde, mais seulement deux grands piliers soutenant de chaque côté une aile de maçonnerie et, entre ces piliers, une porte massive à deux battants. Le bâtiment apparut alors avec ses murs blancs et ses jalousies vertes au bout de la longue allée de tamarins.

« Dites-moi, Quashie, demanda Herbert, après avoir contemplé cette aristocratique demeure, est-ce M. Vaughan qui vous a donné des instructions pour me conduire à Mount-Welcome ?

— Non, massa ; lui rien dit à moi. C’est le directeur ; Quashie, il a dit, vous aller au grand vaisseau ; vous voir jeune seigneur ; vous donner Coco à lui — ce être le nom du poney, sa ! — et alors vous amener lui à ma maison. »

— À la maison du directeur ? Vous voulez dire à Mount-Welcome, Quashie ?

— Non, massa ; par ici ! par ici ! » répondit le négrillon en désignant une allée qui, bifurquant de l’avenue, s’enfonçait dans la direction de la montagne.

En entendant cette affirmation, Herbert resta plongé dans une pénible rêverie ; sa poitrine se soulevait ; son visage se contractait ; il commençait à comprendre… À ce moment, Quashie saisit le poney par la bride pour le faire tourner dans le chemin de traverse.

« Laisse-moi, garçon, laisse-moi ! cria le cavalier d’une voix irritée, ou tu feras connaissance avec ma cravache… Voici mon chemin. »

Et arrachant la bride des mains de son guide stupéfait, il s’élança au galop dans la direction de Mount-Welcome.


CHAPITRE IV
UNE RÉCEPTION BRUTALE


La voiture qui avait conduit M. Smythje à Mount-Welcome était arrivée une heure avant qu’Herbert ne fît halte à la porte du pavillon.

On était au milieu du jour, et les habitants de Mount-Welcome dînaient à quatre heures ; le valet de chambre de M. Smythje n’eut donc que le temps de déballer les valises et d’habiller son maître pour l’heure du repas.

C’était ce moment que M. Vaughan avait choisi pour présenter son hôte à sa fille ; mais un fâcheux contretemps dérangea l’étiquette de cette cérémonie.

Le parquet glissant de la salle amena une catastrophe ; en esquissant un salut fashionable, le cockney s’étala tout du long par terre aux pieds de la jeune fille, qui ne put retenir le plus irrésistible et le plus mortifiant des éclats de rire.

Heureusement, M. Smythje avait une trop solide vanité pour redouter qu’aucun accident lui donnât du ridicule.

« Paw ! Paw ! ce parquet est terriblement glissant ! » dit-il, et sur cette remarque d’une vérité qu’il venait de prouver, il se mit gravement à table.

Ce fut un de ces festins somptueux en usage aux Indes occidentales, que Loftus Vaughan offrit à son hôte anglais. Un véritable flot de valets empressés allait et venait de l’office à la salle, apportant des mets nouveaux et vaquant au service. D’autres versaient les vins tirés de rafraîchissoirs en argent. Des jeunes filles de couleur agitaient autour des convives de longs éventails en plumes de paon, établissant ainsi dans la salle un courant d’air d’une délicieuse fraîcheur.

Montagu Smythje, quoique habitué aux élégances de la vie anglaise, ne put s’empêcher d’admirer tant de luxe ; aussi Loftus Vaughan était-il au comble de la joie, quand un nuage vint troubler l’azur de son ciel.

Ce nuage avait une forme humaine ; il avançait dans la direction de la longue avenue ; bientôt on put distinguer un homme à cheval ; alors le custos s’agita sur son siège dans une attitude si contrainte que Smythje lui dit :

« Par mon âme, quelque contrariété, sir ?

— Non, rien, balbutia Loftus Vaughan… seulement une surprise !

— Eh ! quoi donc, mon père ? dit la jeune tille. Je vois un jeune homme qui vient sur un de nos poneys et voilà Quashie qui court derrière. Qui est-ce donc ?

— Kate, restez assise ; il n’est pas convenable de troubler ainsi notre dessert, répondit le custos d’un air auquel la jeune fille savait qu’il était dangereux de désobéir. M. Smythje, un verre de madère ? »

M. Vaughan affecta ainsi de ne plus s’occuper du cavalier ; mais il avait peine à garder son sang-froid, et il lui devint impossible de soutenir la conversation. Le silence de mauvais augure qui s’était établi dans la salle fut enfin interrompu par un bruit de voix et de pas sur l’escalier. La porte s’ouvrit et le directeur de la plantation parut sur le seuil.

— Ah ! dit Loftus Vaughan d’un air dégagé, M. Trusty veut me parler. Vous m’excuserez un instant, Smythje. »

Le planteur se dirigea en hâte vers la porte, comme pour empêcher M. Trusty de pénétrer dans la salle. Le directeur n’était point diplomate malheureusement ; il expliqua sa mission à voix basse, il est vrai, mais pas assez pour qu’on ne perçut aucune de ses paroles.

L’oreille fine de Kate, très éveillée en ce moment, saisit ce lambeau de phrase : « Votre neveu. » Elle devina en partie la réponse : « Dites-lui de m’attendre dans le pavillon du jardin. »

M. Vaughan revint à sa place d’un air presque satisfait ; il pensait avoir esquivé le danger ; mais à peine se fut-il rassis que Kate s’écria :

« M. Trusty n’a-t-il point parlé de votre neveu, mon père ? Est-ce que mon cousin serait arrivé ?

— Kate, répondit brusquement le custos, vous pouvez vous retirer chez vous. M. Smythje et moi, nous allons fumer un cigare. »

La jeune fille se leva et regagna son appartement d’un pas rêveur en protestant dans le secret de son cœur contre la différence de cet accueil fait à un étranger, et de l’hospitalité donnée comme à regret à son cousin. Mais le cavalier était-il bien ce pauvre Herbert pour lequel elle se sentait dans l’âme la tendresse d’une sœur, à la pensée qu’il était orphelin, dénué de tout soutien et de toute affection ?

Un jardin de plantes et de fleurs rares occupait une partie de la plate-forme sur laquelle était bâti Mount-Welcome. Sur une des pelouses, à une douzaine de pas de l’habitation, s’élevait un pavillon léger, fait de bois indigènes. Une seule pièce occupait l’intérieur ; il n’y avait pas de glaces aux fenêtres ; les murs étaient à claire-voie, grillagés de persiennes vénitiennes. Une natte chinoise couvrait le parquet, une table en bambou et quelques chaises assorties composaient tout l’ameublement.

Au moment où Kate quittait la salle, Herbert était introduit dans ce pavillon par les soins de M. Trusty.

En arrivant à l’habitation, Herbert avait trouvé le directeur en sentinelle à la porte de l’escalier ; il avait réclamé en termes simples, mais fermes, de ce personnage une entrevue avec M. Vaughan au nom de sa parenté, et M. Trusty avait dû se résoudre à déranger le planteur afin d’éviter à son maître le scandale dont semblait le menacer l’arrivée d’Herbert, en se dirigeant du côté de la salle.

« Patience, mon cher monsieur, avait dit le directeur au jeune homme ; M. Vaughan vous recevra tout à l’heure, mais il a du monde à dîner.

« Du monde ! s’était dit Herbert. Le passager de la cabine qu’il fête, tandis qu’il me repousse, moi qui suis son neveu ! »

Herbert était fier. Il renonça pourtant à enlever le passage de vive force. Un tel début répugnait à ses principes d’éducation ; il eut certes préféré sortir de la maison sans voir son oncle, et, s’il se décida à attendre le bon plaisir de ce parent si peu cordial, ce fut par respect pour la mémoire de son père.

Il était bien près, cependant, d’atteindre le dernier paroxysme de l’irritation quand la porte s’ouvrit. Le jeune Anglais s’attendait à voir paraître un vieillard rechigné ; mais quelle fut sa surprise ! Ce fut une charmante jeune fille qui s’avança vers lui, les yeux animés par une douce sympathie, et qui ne put que lui demander d’une voix émue :

« Monsieur, êtes-vous mon cousin ?

— Seriez-vous la fille de M. Vaughan ? interrogea le jeune.homme.

— Je m’appelle Kate et je suis sa fille.

— Je m’appelle Herbert Vaughan et j’arrive d’Angleterre. »

Il y avait dans ces quelques mots une certaine raideur qui attrista la jeune fille, néanmoins elle ajouta pour rompre la glace :

« Mon père a reçu votre lettre, mais je pense qu’il ne vous attendait que demain. Permettez-moi, mon cousin, de vous souhaiter la bienvenue à la Jamaïque. »

Sous l’influence de cette douce voix, Herbert eut honte de son attitude morose : « Merci de votre bon souhait, lui dit-il avec cordialité. Je suis bien aise que votre nom soit Catherine. C’était le nom de la mère de mon père ? Était-ce aussi celui de ma tante ?

— Non, elle s’appelait Quasheba.

— Voilà un prénom qui n’est pas commun.

— À Londres sans doute ?… Les vieilles gens de la plantation ont l’habitude, à cause de cela, de m’appeler Lily Quasheba ; mais cela déplaît à mon père qui le leur défend.

— Votre mère était-elle Anglaise ?

— Non, elle était de la Jamaïque ; elle est morte jeune, je ne l’ai jamais connue, et je n’ai jamais eu non plus ni frères ni sœurs. Je me sens bien seule parfois, moi aussi !

— Mais vous aurez de la compagnie, désormais, répliqua Herbert d’un ton un peu amer. M. Smythje me paraît fort amusant.

— Vous le connaissez ? demanda la jeune fille. Ah ! oui, vous êtes arrivés tous les deux par le même navire. Quelle idée avez-vous eue de ne pas venir dans la barouche avec lui ?… Mais j’y pense, mon cousin, excusez mon étourderie, vous n’avez peut-être pas dîné ?

— Non, mais qu’importe ! même mourant de faim, je refuserais de m’asseoir à une table où je ne serais pas le bienvenu.

— Oh ! cousin, Que dites-vous là ? »

En ce moment, la porte s’ouvrit bruyamment et Loftus Vaughan parut sur le seuil.

— Kate, s’écria le planteur d’une voix courroucée, que faites-vous ici ? Je vous ai cherchée par toute la maison. M. Smythje vous prie de lui jouer quelque chose sur la harpe. »

Ce ton violent dénotait, outre la colère, une excitation à laquelle les vins fins du dîner n’étaient pas étrangers.

« Mon père, ne voyez-vous pas votre neveu ?

— Venez, venez, vous dis-je. » Et sans répondre à la remarque de sa fille, M. Vaughan referma la porte du kiosque et entraîna Kate vers la maison.

Après le départ de la jeune créole, Herbert resta indécis sur la conduite qu’il devait tenir.

Ce qui venait de se passer le confirmait dans sa conviction qu’il n’était considéré que comme un intrus dans la maison de son oncle. Le résultat de son entrevue avec celui-ci n’était donc pas douteux ; devant cet accueil blessant, il voulut d’abord s’éloigner de cette demeure inhospitalière sans attendre de nouveaux déboires ; mais sa fierté le décida à aller jusqu’au bout.

Au lieu d’atténuer l’amertume de cette pénible attente, les sons de la harpe qui vibrèrent bientôt lui firent l’effet d’une raillerie ; mais, quand le jeune homme eut écouté quelques instants cette musique, il reconnut un motif triste et doux, l’air de l’Exilé d’Érin, et une voix mélodieuse lui apporta ces paroles appropriées à sa précaire situation :

« Triste est mon sort, dit l’étranger au cœur brisé. Le daim sauvage, le loup cruel ont leur tanière dans la forêt ; moi, je n’ai ni abri, ni refuge contre la faim et le danger. Je n’ai plus de maison, pas même de patrie ! »

Cette voix, c’était celle de Kate. Était-ce à lui que sa cousine envoyait ce chant sympathique ?

Une fois encore, il se sentit calmé et prêt à pardonner ; mais cette disposition ne dura pas longtemps. Comme les dernières notes mouraient dans l’air, la porte du kiosque s’ouvrit et Herbert se trouva en face de son oncle.

Un froncement de sourcils de mauvais augure plissait le front assombri de M. Vaughan. Sans saluer le jeune homme ni lui tendre la main, il l’interpella rudement en ces termes :

« Ainsi, vous êtes le fils de mon frère… Quel motif vous amène à la Jamaïque ?

— Ma lettre a dû vous instruire à ce sujet.

— Et puis-je vous demander si vous avez une profession ?

— Aucune, malheureusement ; j’ai été élevé avec soin dans un bon collège, mais…

— Alors, comment comptez-vous vous tirer d’affaire ?

— Du mieux et le plus honorablement que je le pourrai.

— En mendiant, en vivant aux crocs de votre oncle le planteur, sans doute.

— Monsieur, dit Herbert en se redressant de toute sa hauteur, maintenant que j’ai le déplaisir de vous connaître, vous êtes le dernier homme dont j’accepterais un service.

— Vous êtes un impertinent, s’écria Loftus Vaughan. Quittez à l’instant ma maison.

— Je n’y suis resté jusqu’ici qu’afin qu’il fût dit, monsieur, que vous en avez chassé le fils de votre propre frère.

— Ah ! vous prétendez me faire la leçon ? »

Le jeune homme avait sur les lèvres des paroles indignées, et il allait les jeter à la face de son oncle quand il aperçut le doux visage de Kate derrière une jalousie à demi levée.

« Il est son père, se dit Herbert, pour l’amour de cette gracieuse enfant, je me tairai — et, sans relever la dernière insulte de son oncle, il sortit du kiosque.

— Arrêtez, monsieur, lui cria le planteur, tout interdit de la tournure que les choses avaient prise ; un mot avant que vous ne partiez, si toutefois vous vous en allez. »

Herbert s’arrêta et tourna la tête pour écouter.

« Il ne sera pas dit, continua le planteur, que j’aurai laissé un parent sans secours. Vous trouverez vingt pounds dans cette bourse ; prenez-les en attendant que vous ayez trouvé un emploi ; mais je ne vous les donne qu’à la condition que vous ne vous vanterez à personne d’être mon neveu. »

Herbert prit la bourse sans répondre un seul mot ; mais une seconde après les pièces d’or tintaient en se dispersant sur les cailloux de l’allée, et il lança le sac vide aux pieds de son oncle. Jetant alors au planteur un regard de dédain, il lui tourna le dos et s’éloigna rapidement.

Il allait sortir du jardin quand son nom, prononcé à voix basse, le fit s’arrêter de nouveau.

« Cousin Herbert ! » lui disait-on.

En s’approchant de l’angle du bâtiment d’où cet appel semblait partir, il aperçut Kate à une fenêtre.

« Ne soyez pas fâché, lui dit-elle ; mon père est un peu souffrant ; pardonnez-lui. »

Le jeune homme ouvrait les lèvres pour répondre lorsque Kate reprit :

« Vous avez refusé l’argent de mon père, mais vous accepterez le mien ; c’est peu de chose, prenez-le cependant, ou bien vous me ferez un gros chagrin. »

Un objet brilla dans l’air et tomba en rendant un son métallique ; une petite bourse de soie attachée par un ruban bleu gisait aux pieds d’Herbert.

Il la ramassa et parut hésiter un moment à la garder.

Mais après un instant de réflexion : « Merci, Kate, lui dit-il, vous avez été bonne pour moi… Peut-être ne nous reverrons-nous jamais, mais je n’oublierai pas qu’il n’a pas dépendu de vous que le fils de mon père ait trouvé en vous une sœur et une amie. »

Il détacha alors le ruban bleu qui nouait la jolie bourse, le fixa à sa boutonnière et renvoya avec adresse la bourse elle-même et son contenu à travers la baie de la fenêtre.

« Merci, » ajouta-t-il, en détachant le ruban bleu de la bourse.

Avant que la jolie créole eût pu ajouter un mot de consolation et d’adieu, Herbert avait quitté le jardin et s’éloignait de Mount-Welcome.

CHAPITRE V
LE PENN DU JUIF


Tandis que ces événements se passaient à Mount-Welcome, d’autres non moins importants s’accomplissaient sur la plantation de Jacob Jessuron qui, à sa profession de marchand de peaux noires, joignait celle de penn keeper (teneur de ferme).

Outre sa bâtisse au bord de la baie où il exposait ses esclaves destinés à la vente, le Juif possédait une vaste habitation, tenue, il est vrai, sans le confort de Mount-Welcome.

Depuis que Jessuron l’avait acheté, le domaine avait été rendu à l’état sauvage, ou plutôt à l’opulente fécondation de la nature. Des arbres puissants s’élançaient vers le ciel, couvrant le sol de leurs rangs serrés : le campêche, le cotonnier, le calebassier, l’artocarpe envahissaient l’espace.

Les glaucines à fleurs jaunes, les verveines sauvages, les chélidoines, les passiflores croissaient dans les clairières ; sur les pans de murs tombés en ruines, les tiges sans feuilles du jaune dodder étendaient leurs réseaux semblables à une gigantesque toile d’araignée.

Au centre du domaine, s’élevait « la grande maison », titre qu’elle ne méritait plus ; c’était un assemblage de bâtiments comprenant les moulins à sucre, les cases des nègres, les écuries, le tout enclos d’un mur élevé qui donnait à cette résidence l’air d’un pénitencier plutôt que d’une maison de campagne.

Cette plantation s’était appelée dans des temps plus reculés « l’Heureuse Vallée » ; mais depuis la venue de Jessuron, on ne la nommait plus que « le penn du Juif. »

Jessuron, étant devenu dans sa vieillesse ambitieux de distinctions sociales, s’était fait nommer juge de paix, honneur accordé à sa fortune et non à sa moralité.

Il exerçait, outre le trafic des esclaves, celui des épices. Les forêts à piments qui couvraient la partie montagneuse de sa propriété n’exigeaient aucune culture, et, justifiant la réputation d’ingéniosité commerciale attribuée à ses coreligionnaires, il exploitait lui-même ses champs de cannes à sucre.

Le jour qui suivit la démarche infructueuse de Ravener à Mount-Welcome, le penn offrait un spectacle singulier. Un enclos intérieur était le lieu de la scène. Des groupes d’êtres humains de toutes nuances, les uns assis, les autres debout ou couchés, et pour la plupart réunis par paires à l’aide de menottes, remplissaient cette espèce de hangar ; c’était le magasin du juif.

L’assortiment des marchandises provenait de la cargaison du vaisseau négrier. Les calebasses vides, les écuelles de bois gisant à terre et où pas un grain de riz n’avait été oublié, indiquaient que la nourriture avait été parcimonieusement distribuée à ces malheureux.

Dans la cour se tenaient d’autres groupes, formés de vétérans de l’esclavage ; les nouveaux venus apprenaient d’eux ce qui les attendait sous ce ciel inconnu. De temps en temps, leurs regards se dirigeaient vers la véranda de la grande maison comme dans l’attente d’un événement.

Deux Européens au teint basané se promenaient devant la véranda ; une longue rapière leur battait les mollets, et une laisse, attachée à leur ceinturon, retenait deux chiens d’un aspect féroce. Ces hommes portaient des moustaches effilées avec des cheveux presque ras ; leurs costumes, leurs armes dénotaient une origine espagnole : c’étaient, en effet, des chasseurs de nègres de l’île de Cuba.

Ravener se promenait aussi dans la cour, mais tout seul, pour ne pas commettre sa dignité de directeur du penn ; sous son bras, comme symbole de cette dignité, il portait un grand fouet qu’il ne quittait jamais, car il ne laissait échapper aucune occasion de faire sentir à son peuple d’esclaves le poids de ce sceptre redoutable.

Il pouvait être midi quand Jessuron apparut sous la véranda et vint se placer contre la balustrade qui dominait la cour ; son premier regard fut pour un fourneau ardent placé près des marches du perron. Trois ou quatre mulâtres, aux physionomies attristées, regardaient l’un d’eux retourner un fer rouge dans le brasier. Tous les noirs, à l’exception des Africains nouvellement arrivés, connaissaient cet instrument pour en avoir senti dans leur chair la morsure brûlante.

« Allez ! maître Ravener, » cria le Juif dès qu’il se fut commodément assis sur un fauteuil de bambou, « et commencez par ceux-ci. »

Il désignait une bande d’Ibos qui se tenaient dans un coin de la cour. Sur un signe de l’inspecteur, de vieux nègres s’emparèrent des pauvres créatures qui tremblaient à la vue du fer rouge, tandis que les plus jeûnes imploraient grâce par des cris.

Une odeur de chair brûlée se répandit dans la cour ; des exclamations sauvages, arrachées par la douleur, retentirent ; mais l’opération fut poursuivie impitoyablement. Les Ibos furent marqués des initiales J. J. qu’ils devaient emporter avec eux dans la tombe.

Une fournée de Pawpaws leur succéda. Leur attitude fut différente ; sans épouvante, mais sans bravade, ils subirent leur supplice avec résignation.

Un groupe de Coromantes passa ensuite devant le brasier. Ces fiers guerriers africains découvrirent eux-mêmes leurs poitrines ; un des plus jeunes même, arrachant l’instrument des mains de l’opérateur, l’appliqua lui-même sur son sein nu, et le sifflement des chairs montra que le chiffre était bien marqué ; cela fait, il se retira d’un pas ferme.

« Lesquels maintenant ? demanda Ravener.

— Les Mondigos ou… plutôt le prince, répondit Jessuron avec un méchant sourire. »

L’intendant traversa la cour et alla ouvrir une porte conduisant dans une chambre séparée du hangar des esclaves. Il en ressortit avec un individu qu’à ses vêtements on eût difficilement reconnu pour le prince Cingües. Le jeune Foolah n’avait cepepdant rien perdu de sa fierté ; mais son attitude était sombre.

Ravener le conduisit devant le fourneau. Le jeune Foolah regardait autour de lui dans une sorte d’égarement, pressentant un outrage, sans deviner lequel ; une seconde se passa, l’opérateur leva le fer rouge… Le prince Cingües était l’esclave de Jessuron.

Comme si la terrible vérité se faisait jour pour la première fois dans son esprit, le Foolah poussa un cri aigu, et, avant que personne pût s’opposer à son élan, il gravit le perron de la véranda et saisit le Juif à la gorge.

Tous deux roulèrent à terre et se tordirent dans une lutte acharnée. Ravener et les deux Espagnols se précipitèrent au secours de leur maître. Ils domptèrent Cingües et parvinrent, non sans peine, à arracher de ses mains le vieux Juif à demi étranglé par son étreinte puissante.

« Cent coups de bâton à ce sauvage ! » dit Jessuron dès qu’il fut revenu d’une pâmoison qui avait réjoui peut-être toutes ses victimes.

Le prince Cingües fut attaché à un poteau élevé au milieu de la cour ; un bourreau, de formes athlétiques, le frappa du terrible quirt, et, au centième coup, le pauvre Foolah tomba évanoui contre le pieu teint de son sang.

Le pauvre Foolah tomba évanoui.

Et l’on dit qu’aujourd’hui encore, au milieu de populations chrétiennes, l’esclavage a ses partisans !


CHAPITRE VI
AVENTURES DANS LA FORÊT. — LES MARRONS


En quittant la maison inhospitalière de son oncle, Herbert se dirigea vers la plantation d’arbres, qu’il traversa ; il se trouva alors sur le côté droit de la montagne.

Au milieu des pensées orageuses qui se heurtaient dans son cerveau, une réflexion l’avait empêché de longer l’avenue ; il n’avait pas voulu s’exposer aux regards des gens de la plantation. Arrivé aux limites de la plateforme, il escalada un mur assez bas qui le séparait des champs environnants, et il se mit à gravir la côte sous le couvert d’un bois d’arbres à piment.

Il marcha d’abord au hasard, sans pouvoir rassembler assez de calme pour former un projet ; enfin il s’arrêta à l’idée de retourner, s’il était possible, à Montego-Bay ; mais le dôme feuillu sous lequel il marchait ne lui permettait pas de s’orienter pour retrouver son point de repère naturel, la rivière qu’il avait traversée, et quand il dut s’avouer à lui-même qu’il était égaré, il se consola un peu en se demandant quel abri aurait pu s’ouvrir à la ville devant un voyageur sans argent. Le soleil baissait, d’ailleurs. Mieux valait s’arrêter sous les branches touffues d’un cotonnier qui dressait devant lui, dans une petite clairière, ses bras gigantesques. Les capsules de l’arbre s’étaient ouvertes sur les branches, et le terrain au-dessous était couvert d’une couche épaisse de flocons cotonneux formant un lit tout préparé.

Herbert se demanda si la question du souper serait aussi facile à résoudre ; il n’avait pris depuis le matin qu’un morceau de porc salé et une chétive portion de biscuit de mer en quittant le vaisseau, et il commençait à sentir les aiguillons de la faim. Depuis son entrée en forêt, il n’avait vu passer aucun gibier, et il s’affectait de ses recherches infructueuses. quand son attention fut attirée vers un arbre qui s’élevait à plus de cent pieds. Son tronc était uni comme une colonne de marbre ; à son sommet s’épanouissaient des frondaisons vertes et brillantes qui retombaient gracieusement, comme un cercle de plumes d’autruches.

Herbert qui avait étudié avec goût l’histoire naturelle, reconnut, dans ce géant de la forêt, l’areca oredoscia (l’immense chou de la Jamaïque), et il se rappela que plus d’un voyageur avait trouvé un secours contre la faim dans le cœur du cercle de son sommet. Il lui aurait été impossible de gravir cette colonne lisse : mais, par bonheur, un grand iliana au tronc tordu, s’élevait jusqu’au faîte du chou palmiste. Grâce à cet auxiliaire, Herbert tenta la conquête de son souper. Il réussit à atteindre le sommet de l'iliana, et après avoir écarté les feuilles épanouies du palmiste, il découvrit les jeunes pousses, les coupa, les jeta à terre et se hâta de redescendre.

Après avoir soupé agréablement de ces rejetons crus, mais tendres et savoureux, il rassembla entre deux énormes racines de cotonnier les flocons de ouate qui encombraient la clairière et il s’étendit sur cette couche agreste, que la fatigue lui aurait fait trouver excellente dans une autre disposition d’esprit. Quand il rouvrit les yeux, une lumière bleuâtre teignait la clairière ; mais, tandis que des teintes roses coloraient les cimes de la forêt, une pénombre grisâtre régnait encore sous les bois.

Herbert se débarrassa des peluches cotonneuses attachées à ses vêtements, puis il pensa au départ ; mais la faim était revenue, plus exigeante encore que la veille, et il n’avait pour la satisfaire que les restes de son souper, dont il se contenta. Il croyait en avoir fini avec ces impérieuses nécessités de la vie matérielle qui s’imposent aux gens les plus dénués de tout ; mais la soif le tourmenta bientôt. Après avoir erré sans trouver la moindre source, il se souvint tout à coup d’avoir vu, dans son ascension de la veille, briller de l’eau à travers les branches du cotonnier qui l’avait abrité.

Le tronc du ceiba (ou cotonnier) était envahi par une foule de plantes parasites : vriesias, cactées, orchis et bien d’autres. Des tillandsies croissaient dans les fourches de l’arbre, et c’était dans les concavités des calices en gaine de leurs fleurs écarlates qu’Herbert avait cru voir scintiller une sorte de liquide argeûté.

Il résolut de vérifier ce qu’il en était et monta sur la principale fourche du cotonnier. Son espoir ne fut pas déçu ; il but dans ces réservoirs verdoyants l’eau qu’y amassent les pluies et les rosées ; puis, saisi de reconnaissance pour la forêt qui lui avait donné l’hospitalité, il s’assit sur la fourche du ceiba et il dit à demi-voix :

« Merci, beaux arbres qui avez été moins inhumains pour moi que les habitants de cette île. Il ferait bon vivre ici… » Que vois-je ? se dit-il. Un daim ? Non. Un porc sauvage ?… Cependant, oreilles courtes et droites, tête allongée, défenses pointues… Si c’était un sanglier ? »

C’en était un, en effet, et les regrets d’Herbert furent extrêmes à la vue de cette belle pièce, car, avant de monter sur le cotonnier, il avait déposé son fusil contre le tronc de l’arbre. Quel que fût son désappointement de chasseur, Herbert comprit que ses mouvements pour descendre et prendre son arme donneraient l’éveil à la bête, et il se résigna à contempler de son perchoir les faits et gestes de ce sauvage habitant de la forêt.

Le sanglier s’était arrêté devant les débris du déjeuner d’Herbert, il broyait sous ses molaires quelques morceaux de chou palmiste, en remuant la queue et en grognant avec sensualité.

Tout à coup, l’animal remua la tête en poussant un cri d’alarme ; ses soies se hérissèrent sur son dos et les poils de sa crinière semblèrent autant d’épines.

Les yeux d’Herbert cherchèrent l’ennemi ; il n’y en avait pas d’apparence ; mais l’instinct du fauve servait mieux le sanglier qui allait reprendre sa course, quand une forte détonation se répercuta dans la forêt ; une balle siffla dans l’air, et l’animal tomba sur le dos en poussant un hurlement ; un flot de sang s’échappait de l’une de ses cuisses.

Il se remit sur pied aussitôt et s’accula entre deux énormes racines de ceiba, juste à l’endroit où Herbert avait passé la nuit. Il se trouvait ainsi protégé des côtés et de l’arrière ; il resta immobile alors, faisant entendre des grondements sourds.

Un homme sortit du taillis, armé d’une espèce de sabre court. Il traversa la clairière en courant, fonçant droit vers le cotonnier, où une lutte acharnée s’engagea entre lui et le redoutable animal.

Malgré sa blessure, le sanglier n’avait rien perdu de son énergie, et le chasseur était obligé de déployer la plus vive adresse pour se soustraire aux atteintes de ses menaçantes défenses. Chacun des antagonistes chargeait l’autre alternativement ; enfin le chasseur employa une ruse qui lui permit de donner le coup de grâce à son ennemi.

Le sanglier avait été la dupe d’un faux mouvement de retraite du chasseur. Celui-ci voyant la bête s’aventurer hors de ses fortifications, s’élança par un bond prodigieux, et vint tomber juste dans l’angle formé par les fourches du ceiba. Puis, sans laisser à l’animal le temps de se retourner, l’homme lui plongea son coutelas dans les côtes jusqu’à la poignée.

Le sanglier était tombé, et cette fois, pour ne plus se relever ; un ruisseau de sang rougissait le matelas sur lequel avait reposé Herbert.

Celui-ci s’apprêtait à descendre du ceiba lorsqu’une pensée le retint dans sa cachette. Le chasseur avait une physionomie étrange dont sa prudence anglaise se défia.

L’homme était du même âge à peu près que le jeune Anglais ; la couleur de sa peau, légèrement basanée, n’était pas assez foncée pour un mulâtre ; il devait être de sang mêlé, africain et caucasien, à en juger par les épaisses boucles d’un noir de jais qui couvraient sa tête, à demi cachée par une coiffure qu’Herbert prit d’abord pour un turban. En l’examinant mieux, il reconnut un madras éclatant de couleurs, artistement disposé autour du front et retenu par un nœud sur le côté.

Le reste du costume de ce coureur de bois se composait d’une blouse de cotonnade bleu de ciel, d’une fine chemise toute froissée, d’un pantalon pareil à la blouse et de bottes de buffle. Des courroies en cuir se croisaient sur sa poitrine ; les deux lanières pendant au côté droit servaient à suspendre une poire à poudre, une gibecière et une calebasse ; sous son bras gauche, on apercevait une corne recourbée ouverte des deux bouts, et au-dessous, contre sa hanche, pendait le fourreau vide du couteau humide de sang qu’il tenait encore à la main.

Cette arme était le machete, demi-sabre et demi-couteau, qui se retrouve dans l’Amérique comme une relique des colons conquérants, partout où ont passe les Espagnols.

Après avoir mesuré du regard le cadavre du sanglier étendu à ses pieds, le chasseur aperçut tout à coup le fusil d’Herbert à côté des débris du chou palmiste.

« Oh ! oh ! se dit-il en parlant tout haut selon l’habitude des solitaires, un fusil ! quelque esclave fugitif aura volé cette arme à son maître… Mais pourquoi l’a-t-il laissée ici ?… Il se sera sauvé peut-être à l’approche du sanglier… Hark ! qu’aperçois-je ? le fugitif revenant chercher son fusil sans doute… Voilà une chance pour aujourd’hui ! Cette bête tuée, et une prime pour la prise d’un esclave. »

Herbert, de son perchoir, pouvait apercevoir le personnage qui arrivait. C’était un jeune homme au teint cuivré ; son visage était tout égratigné, ses cheveux emmêlés, comme si on eût essayé de les lui arracher. La chemise grossière qui couvrait ses épaules était tachée de sang. Son allure était aussi singulière que son costume ; il rampait sur ses mains et sur ses genoux avec une vitesse extraordinaire, ce qui prouvait sans doute qu’il se savait poursuivi.

À peine le fugitif eut-il pénétré dans la clairière qu’il se releva et se prit à courir vers le ceiba. La supposition d’Herbert fut qu’il espérait se cacher dans les branches énormes de l’arbre ; quant au chasseur, il s’imagina que le nouveau venu venait chercher son fusil, car il était loin de soupçonner que le propriétaire de l’arme était niché sur la fourche du cotonnier.

« Halte ! » cria le chasseur au fugitif quand celui-ci eut atteint le tronc du ceiba.

L’esclave se jeta à ses genoux en murmurant un appel à la pitié, plutôt mimé que prononcé par sa voix haletante.

« Crambo ! s’écria le chasseur en examinant les initiales J.J. marquées sur la poitrine du fugitif, je ne m’étonne pas que vous ayez pris la clef des champs, portant ce tatouage-là sur la poitrine. »

Il découvrit les épaules cachées par la chemise du misérable ; la chair était diaprée d’entailles rouges qui mettaient les muscles à nu, comme on le voit dans certaines figures d’anatomie.

« Dieu des chrétiens ! s’écria le chasseur avec indignation, de telles choses peuvent-elles se voir dans un pays où vous êtes adoré ! »

L’esclave embrassa les genoux du coureur de bois et leva sur lui des yeux où ruisselaient des larmes.

« J’entends, dit celui-ci, ils sont après vous ? Bon, laissez-les venir. La prime est pour moi, et non pour eux. Pauvre diable, cela ne me va guère de vous remettre entre leurs mains ; et sans la loi qui m’y force, je mépriserais leur indigne récompense. Ah !… ils viennent. J’entends la voix de leurs limiers. Ici, pauvre camarade. »

Le chasseur plaça le fugitif entre les deux racines du ceiba.

« Tenez-vous serré dans l’angle, lui dit-il, laissez-moi me placer devant vous. Voilà votre fusil. Ne tirez pas, à moins d’être sûr de toucher. Nous aurons besoin de toutes nos armes pour nous délivrer de ces chiens espagnols… Crambo ! les voilà ! »

En effet, les deux molosses s’élancaient des buissons qui fermaient la clairière. La couleur éclatante de leurs museaux montrait qu’ils avaient été appâtés avec du sang et rendait plus effroyables les crocs qui sortaient de leurs gueules hurlantes. Sans s’arrêter à glapir et à aboyer, ils se précipitèrent en avant vers le ceiba.

Le premier s’embrocha sur le machete étendu par le chasseur ; le second, sautant sur le fugitif, reçut, à bout portant, la décharge du fusil, et comme le premier, roula sans vie sur le sol.

Du haut de son arbre, Herbert commençait à croire qu’il rêvait. Néanmoins le drame ne touchait pas à sa fin. Rien ne s’était encore passe cependant qui l’excitât à sortir d’une stricte neutralité, il résolut de se borner au rôle de spectateur. Il venait de prendre cette détermination quand trois nouveaux personnages apparurent.

L’un d’eux, le chef apparemment, était un homme de haute taille, vêtu d’un gilet de peluche rouge et chaussé de bottes à éperons ; il était armé d’un fusil et de pistolets ; les autres, de physionomie espagnole, ne paraissaient pas avoir d’autre arme que le machete.

Les trois hommes firent halte devant le ceiba. L’individu qui paraissait commander prit la parole avec arrogance :

« Quel jeu se joue ici ? s’écria-t-il. Pourquoi avez-vous tué mes chiens ?

— Si je ne les avais pas tués, répondit le chasseur avec un sang-froid qui lui valut l’approbation tacite d’Herbert, ne m’auraient-ils pas dévoré ?

— Ils étaient trop bien dressés pour cela, répondit l’autre. Ils n’en voulaient qu’à celui-là. Pourquoi vous êtes-vous mêlé de le protéger ?

— C’est mon affaire de veiller sur lui, puisqu’il est mon prisonnier. Mort, je n’eusse reçu que deux livres de prime pour sa tête ; vivant, il me vaudra le double. Qu’avez-vous à répondre, gentleman ?

— Que nous n’écouterons pas plus longtemps vos sottises. Cet esclave appartient à Jacob Jessuron, dont je suis le directeur ; il a été pris sur les terres de mon maître, et vous ne pouvez pas réclamer le prisonnier, encore moins la prime. Ainsi, dépêchez-vous de nous le livrer. »

Les trois hommes s’avancèrent, tous les trois brandissant leurs machetes, tous les trois prêts à faire usage de ces armes.

« Venez donc ! vociféra le chasseur ; mais le premier qui mettra la main sur lui est un homme mort. Lâches, vous nous attaquez à trois et nous sommes à peine deux, car cette pauvre créature est à moitié brisée par vos mauvais traitements.

— Trois contre deux ! cela ne sera pas, s’écria Herbert en se laissant tomber à terre, et il se rangea du côté le plus faible en tirant de son habit un pistolet qu’il arma.

Herbert tirant de son habit un pistolet.

— Qui êtes-vous, monsieur ? dit Ravener avec arrogance. Quel est l’homme blanc qui se met en contravention avec les lois de l’île ? Vous connaissez le code, monsieur, vous répondrez de cette intervention.

— Si j’agis contre la loi, j’en répondrai en effet, répondit Herbert, mais il ne me convient pas de vous accepter pour juge. »

En dépit de son insolence, le directeur sentit se refroidir son humeur belliqueuse dès qu’il eut été toisé par ce nouveau champion ; il somma encore une fois le chasseur de lui rendre l’esclave ; en ayant subi un nouveau refus, il menaça le jeune Anglais de la justice de la Jamaïque et donna aux deux Espagnols le signal de la retraite. Ceux-ci emboîtèrent le pas derrière leur chef en lançant des imprécations contre le chasseur meurtrier de leurs chiens.

Après le départ des émissaires de Jessuron, le chasseur tourna vers Herbert des yeux où brillait la gratitude.

« Maître, s’écria-t-il, les paroles sont une bien petite preuve de reconnaissance pour le service que vous venez de me rendre. Que je sache au moins le nom du brave gentleman blanc qui a voulu risquer sa vie pour Cubissa le Marron.

— Je m’appelle Herbert Vaughan, répondit le jeune Anglais surpris de la singularité de ce nom et de ce titre.

— J’en conclus, maître, que vous avez des parents dans l’île ; le propriétaire de Mount-Welcome…

— Est mon oncle.

— Ce n’est pas chose commode de trouver sa route à travers ces bois. Excusez ma curiosité, maître Vaughan ; mais vous y êtes donc arrivé de nuit, car il n’y a pas dix minutes que le soleil est levé au-dessus des arbres, et la distance de Mount-Welcome est au moins de trois milles.

— J’ai passé la nuit, répondit l’Anglais, à la place où gît le sanglier que vous avez si vaillamment tué.

— Le fusil vous appartient donc, et non pas à l’esclave, comme je le croyais ?

— Oui, c’est mon fusil, et je suis charmé qu’il ait été chargé, puisqu’il a sauvé ce pauvre être de la bête sauvage lancée sur lui. Le garçon s’est bien servi de cette arme. Qui est-il donc, et que lui voulait-on ?

— Ah ! maître Vaughan, ces questions prouvent que vous êtes étranger à notre île. Je vais répondre à toutes les deux, bien que je voie ce jeune homme pour la première fois.

— Mais interrogeons-le lui-même.. Que vous ont-ils fait, mon camarade ? demanda Herbert au fugitif qui regardait silencieusement les jeunes gens avec une reconnaissance encore mêlée de crainte. »

S’apercevant qu’on lui adressait la parole, celui-ci leur répondit dans une langue inconnue à laquelle il mêla le peu de mots anglais qu’il savait ; les termes : « Moi libre, prince, trompé, trahi, donné Foolah, moi pas esclave ni vendu, » revinrent souvent dans son discours.

« Inutile de lui en demander davantage, maître Vaughan, reprit le chasseur ; il a épuisé tout son vocabulaire anglais ; mais il est aisé de voir qu’il est nouveau débarqué à la Jamaïque, car la chair est encore rouge autour des lettres de sa marque. Voyez comme cet abominable Juif l’a traité ! »

Et le Marron montra les omoplates de l’esclave toutes sillonnées de plaies. Herbert détourna les yeux avec un tressaillement de pitié.

« D’où peut venir ce malheureux ? demanda-t-il ; il n’a pas les traits d’un nègre.

— D’Afrique, sans doute ; toutes les tribus africaines ne sont pas noires. Il a prononcé un mot qui m’a frappé. Je gagerais que c’est un Foolah.

— Oui, Foolah, Foolah ! s’écria le fugitif en entendant le nom de sa race.

— Il prétend aussi qu’on l’a trompé, qu’il n’est pas esclave. C’est un fait que je voudrais approfondir, et j’y pense, maître Vaughan, votre oncle a justement une esclave Foolah qui pourrait entendre le langage de cet infortuné et nous faire comprendre son histoire. S’il y avait là une iniquité de ce vieux Jessuron !…Crambo ! il ne s’en faut de guère que je ne livre pas cette pauvre créature à son maître.

— Et pourquoi le livrer ? s’écria Herbert.

— Il le faut, hélas ! Par un traité, les Marrons sont obligés de restituer les esclaves qu’ils prennent, et si nous manquions à cet engagement… » Le Marron secoua la tête, et comme s’il désirait changer de sujet de conversation, il ajouta : « C’est donc en chassant cette nuit, maître Vaughan, que vous vous êtes égaré ? Je me charge de vous remettre dans le chemin de Mount-Welcome.

— Je ne suis pas pressé de regagner la plantation, et peut-être n’y retournerai-je jamais, » répondit l’Anglais.

Le chasseur le regarda avec étonnement, mais il s’abstint discrètement de toute question ; apercevant à terre les débris du chou palmiste, il dit avec une sorte de gaieté :

« Est-ce que ce sont là les restes de votre déjeuner, maître Vaughan ?

— Et de mon souper d’hier au soir, répondit le jeune homme gagné par l’accent cordial de Cubissa.

— Alors, si vous n’aviez pas de répugnance à partager mon repas, maître Vaughan, je me hasarderais à vous offrir un déjeuner plus sérieux. Vous acceptez ?… Merci ; je vais sonner mes serviteurs. »

Le chasseur porta à ses lèvres la corne qui pendait à son côté et il en tira une sonnerie prolongée. Divers accents de trompe lui répondirent, partant de plusieurs directions ; c’étaient évidemment des réponses à l’appel du chef.

« Vous voyez, maître Vaughan, dit Cubissa avec un ton de fierté, que ces vautours n’auraient pas pu suivre leur fantaisie. Mes faucons n’étaient pas loin. Je ne vous en ai pas moins de reconnaissance ; mais je savais que les menaces de ces gavaches étaient pures fanfaronnades… Ah ! les voici.

— Qui donc ?

— Les Marrons. »

Herbert perçut des craquements dans les buissons, et tout aussitôt une douzaine d’hommes armés sortirent du taillis et s’avancèrent vers le ceiba.

Le jeune Anglais regarda la petite troupe avec curiosité en comprenant enfin qu’il avait devant lui quelques-uns de ces vaillants marrons de la Jamaïque, dont la race avait maintenu pendant deux cents ans son indépendance malgré tous les efforts de la population blanche de l’île. Il se souvenait du récit de leurs luttes héroïques, dont les montagnes bleues furent le théâtre ; il se disait que ce petit peuple pouvait être fier de fouler ces sentiers dont chacun fut arrosé du sang de ses enfants dans la guerre soutenue contre des assaillants dix fois plus nombreux qu’eux et mieux armés.

Aussi Herbert regarda-t-il les nouveaux venus avec un vif intérêt. C’étaient, à une ou deux exceptions près, des noirs à la stature élevée, aux visages brillants de santé, et dans les yeux desquels luisait un noble sentiment d’indépendance. Leurs attitudes fières attestaient des hommes libres, des chasseurs ou des guerriers. Ils étaient armés de fusils, de longs couteaux et de machetes et portaient, comme Cubissa, une corne et une calebasse en bandoulière. Quelques-uns, à la place de la gibecière habituelle, étaient chargés de cuctacoos, paniers en fibre de palmiers contenant les provisions nécessaires à la vie errante.

Leur costume ne manquait pas d’originalité, le madras noué autour du front était leur coiffure ; plusieurs de ces hommes avaient des chemises sans manches ; d’autres n’avaient pour tout vêtement que le morceau d’étoffe blanche qui ceignait leur reins ; mais tous étaient chaussés de bottes singulières. La peau de sanglier dont elles étaient faites se modelait encore fraîche et saignante sur la jambe dont elle prenait en séchant la forme exacte, comme un bas élastique.

« Ce gentleman blanc n’a pas déjeuné, dit Cubissa à ses camarades ; allons, Quaco, qu’avez-vous dans vos cuctacoos ? »

L’individu interpellé était un garçon de proportions colossales, d’une physionomie bienveillante, qui paraissait occuper un grade dans la troupe.

« Je crois, capitaine, répondit-il avec une grâce comique, qu’une chose jointe à l’autre fera l’affaire, c’est-à-dire si le gentleman n’est pas trop difficile sur la qualité des mets.

— Voyons un peu ! reprit Cubissa en inspectant l’intérieur des paniers : un jambon de chevreuil lardé, bon pour commencer ! Et quoi encore ? Une couple de homards, deux pigeons ramiers et une poule sauvage. Très bien. Lequel de vous est chargé du café et du sucre ?

— Moi, capitaine ! s’écria un des hommes en lui montrant victorieusement les ustensiles nécessaires à la préparation de ce breuvage.

— Du feu, et promptement ! » commanda Cubissa d’un ton de bonne humeur.

Des feuilles et des branches sèches furent rassemblées ; un morceau d’amadou y mit le feu, et des flammes claires s’élancèrent autour du foyer en plein air. Une tringle de fer, posée horizontalement sur deux bâtons fourchus, servit à suspendre deux pots de cuivre au-dessus du brasier.

Les pigeons et la poule, plumés et flambés, furent dépecés dans la plus grande marmite, où les rejoignirent les homards ainsi qu’une partie du jambon de chevreuil. Une poignée de sel, un peu d’eau, quelques bananes, des tranches d’arum et de calabou, du poivre rouge de Guinée, y furent ajoutés.

Le lieutenant Quaco, qui jouait le rôle de chef de cuisine, déclara, au bout de quelque temps, que le pepper-pot, qui avait bouilli avec une véritable furie sur un feu de branches sèches, était enfin cuit à point.

Plats, bols, coupes et assiettes en écaille de tortue ou en écorces de calebasse furent disposés sur le gazon. Herbert et le capitaine se servirent de cette étuvée au fumet savoureux ; à leur exemple, les hommes s’assirent par groupes, à l’écart, et prirent leur part de ce festin.

Le fugitif ne fut pas oublié dans cette fête forestière ; Quaco veilla à ce qu’il eût sa part de tous les mets.

Le déjeuner achevé, les nègres ramassèrent leurs ustensiles et se préparèrent au départ. Le sanglier fut découpé par morceaux, que l’on distribua dans les cuctacoos.

Le dos écorché de l’esclave avait été frotté par Quaco d’un cérat balsamique, et on avait fait comprendre au malheureux Cingües qu’il devait suivre la troupe. Loin de se défier de ses nouveaux protecteurs, il laissa percer une joie très vive.

Par respect pour leur chef, auquel ils témoignaient une grande déférence, les Marrons se tinrent à l’écart pendant que Cubissa faisait ses adieux au jeune Anglais.

« Puisque vous êtes étranger dans l’île, maître Vaughan, lui dit-il, je vous offre un de mes gens qui vous servira de guide.

— Je vous remercie, je retrouverai tout seul mon chemin, répondit Herbert.

— Quel que soit l’endroit vers lequel vous vous dirigiez, insista le Marron, qui se souvenait de l’exclamation par laquelle Herbert avait déclaré ne point vouloir retourner à Mount-Welcome, vous risquez de vous égarer : cette clairière est entourée de bois d’une traversée difficile.

— Vous êtes bien bon, dit Herbert touché de la délicate sollicitude du chasseur. Je désire aller à Montego-Bay, et si un de vos hommes veut me mettre sur mon chemin, je lui en aurai de l’obligation ; mais je dois vous avouer que, par suite de certaines circonstances, je ne pourrai que le remercier de sa peine, sans être en mesure de l’en récompenser.

— Master Vaughan ! dit le Marron avec un sourire cordial, je m’offenserais de ces paroles si vous n’étiez étranger à nos coutumes. Puis, vous oubliez que vous vous êtes mis, il y a une heure, devant le canon d un pistolet pour protéger la vie d’un Marron, d’un pauvre mulâtre proscrit…

— Excusez-moi, capitaine ; je vous assure…

— Il suffit, maître ; je comprends assez que votre cœur généreux est libre des préjugés de caste et de couleur. Et aussi longtemps que vivra Cubissa, souvenez-vous que par delà ces montagnes bleues, est la demeure d’un Marron dont le cœur vous est reconnaissant. Si la fantaisie vous prend jamais de l’honorer d’une visite, si la nécessité vous y pousse, vous trouverez sous son humble toit un bon accueil, offert par un ami.

— Merci ! s’écria Herbert, à qui cette effusion fit un grand bien moral. Je profiterai peut-être de votre offre hospitalière. Au revoir !

— Au revoir alors ! répéta le Marron en serrant la main que lui tendait le jeune Anglais. Quaco ! Conduisez ce gentleman sur le chemin de Montego-Bay. Puisse la fortune vous favoriser, master Vaughan ! »


CHAPITRE VII
UN PROTECTEUR INESPÉRÉ


Peu causeur de son naturel, Quaco ne troubla en rien les méditations d’Herbert qui réfléchissait en cheminant sur sa singulière aventure de la forêt ; mais, quand ils eurent fait environ un mille, le guide fut pris d’un scrupule qu’il crut devoir soumettre au gentleman.

« Voici deux chemins, lui dit-il ; celui de droite est le plus court, le meilleur, mais dangereux.

— Et pourquoi ?

— Voyez-vous le toit de cette maison, juste au-dessus de ces paws-paws ? C’est le baracoon du Juif, du maître de l’esclave…

— Eh bien ! qu’importe ?

— Maître, si nous prendre à droite, nous passer devant la maison. Quelques-uns des gens à lui, nous voir. Ce corbeau rouge est juge de paix, et lui, nous mettre dans l’embarras.

— Pour cette affaire du fugitif ?

— Cap’taine a le droit de réclamer le fugitif pour sa prise, mais damnés Espagnols feront du bruit pour leurs bêtes ; et nous, gens de la montagne, nous n’aimons pas ces chicanes. Tout cela mauvaises affaires ! Et vous, prêter le fusil, vous empêcher l’Espagnol de prendre l’esclave…

— Je ne crains pas de répondre de ce que j’ai fait devant la justice, répondit Herbert, convaincu d’avoir agi selon l’équité ; mais si vous craignez quelque chose pour vous et les vôtres, prenez par où vous voudrez. »

Le sentier de gauche que choisit Quaco courait à travers bois ; le sol rocailleux montait et descendait sans cesse, ce qui rendait la marche pénible. Enfin, ils arrivèrent sur le plateau d’une montagne, et s’avancèrent entre des bosquets d’arbres à piment un peu espacés. De ce point élevé, Herbert aperçut une maison qui brillait dans les masses verdoyantes du paysage, et il reconnut Mount-Welcome.

Ils longeaient un chemin diagonal à l’habitation qui devait les amener sur l’avenue. Quand Herbert s’avisa de cette particularité, il pria le Marron d’incliner un peu plus à droite, afin qu’ils pussent atteindre la route sans traverser la propriété de Loftus Vaughan.

Le nègre obéit, non sans déplaisir, car il murmura, en prenant cette direction, quelques mots sur le penn du Juif. Après un bref intervalle, Herbert eut la satisfaction de se trouver sur la route de Montego-Bay. Il s’apprêtait à congédier Quaco, dont il n’avait plus besoin, lorsqu’une troupe d’hommes à cheval déboucha d’un fourré.

À leur vue, Quaco s’élança dans le taillis en criant au jeune Anglais d’en faire-autant ; mais Herbert, dédaignant de se cacher, resta impassible à attendre les six ou sept hommes qui s’avançaient vers lui dans des intentions encore inconnues. Voyant la détermination de son protégé, le nègre se retrouva d’un bond à ses côtés, non sans protester contre une telle imprudence.

« Nous sommes pris, maître ! C’est cette harpie de Ravener, » lui dit-il en soupirant.

Comme il parlait encore, la troupe à cheval arriva près des deux piétons, et les hommes mirent pied à terre.

« Voilà nos gens ! s’écria Ravener que l’Anglais reconnut à sa vareuse rouge et à sa barbe noire. C’est ce qui s’appelle tomber sur son homme comme’un canard sur une mouche. Monsieur Tarpey, faites votre devoir.

— Je vous arrête, monsieur, dit le personnage ainsi interpellé. Je suis le chef constable de la commune, je vous arrête de par la loi.

— Sous quelle accusation ? demanda Herbert indigné.

— M. Ravener ici présent vous l’apprendra. Je n’ai pas, quant à moi, à répondre à vos questions. Vous allez me suivre devant la justice. Le plus proche siège n’est-il pas le custos Vaughan ? »

Quoique le constable eût adressé cette interrogation à Ravener en baissant le son de sa voix, Herbert frémit à la pensée de revoir son oncle en qualité de justiciable, et de subir cette humiliation sous le coup du lorgnon de son compagnon de voyage.

Il fut donc soulagé en quelque sorte lorsque Ravener fit observer que M. Vaughan, quoique le plus proche magistrat, s’était départi de ses droits en faveur de Jacob Jessuron.

L’avis de l’inspecteur fut adopté, et la troupe emmena Herbert et Quaco ; le premier se renfermait dans un silence digne ; quant au second, il menaçait le constable et l’inspecteur d’avoir à se repentir de l’outrage fait à un Marron libre.

Jessuron, esquire, tenait sa séance dans la véranda de sa sombre demeure ; il était assis devant une petite table couverte d’un tapis vert sur laquelle reposait, entre un encrier et plusieurs feuilles de papier blanc, le code de la Jamaïque. Comme l’occasion l’exigeait, le juge était vêtu de son meilleur habit bleu à boutons d’or, et son feutre blanc reposait à côté de lui, le respect dû à la justice exigeant que celui qui l’exerçait eût la tête découverte.

Ses lunettes fixées sur son nez de perroquet, sa face maigre gonflée de son importance, Jessuron attendait que les parties incriminées fussent amenées dans la salle. Les attributions de Jessuron ne lui donnaient que le droit d’ordonner la détention préventive de l’inculpé, car il siégeait seul. Le jugement d’un criminel blanc aurait en effet exigé trois magistrats et un custos.

Herbert parut enfin, amené par le constable et ses agents ; à sa droite était Ravener flanqué de ses deux Espagnols. Quant à Quaco, il avait été laissé sans gardes dans la cour, car il n’existait en réalité aucune charge contre lui.

Le directeur formula, sa plainte, et le prisonnier fut mis en demeure de présenter sa défense.

« Jeune homme ! lui dit le juge sèchement, que répondez-vous à l’accusation ? Et d’abord, quel est votre nom ?

— Herbert Vaughan, » dit le jeune Anglais.

« Que répondez-vous à l’accusation ? »

Jessuron sursauta sur son siège avec une telle vivacité-, que ses lunettes se haussèrent jusqu’à son front ridé, pour retomber d’elles-mêmes dans le sillon qu’elles s’étaient tracé sur le nez du vieux Juif.

« Herbert Vaughan ! répéta-t-il en se frottant les mains. Seriez-vous le parent du maître de Mount-Welcome ?

— Son propre neveu, le fils de son frère. »

Le Juif laissa percer un regard de jubilation à travers ses lunettes, et, se penchant sur la table, il demeura quelques instants silencieux, pesant dans son esprit ce qu’il pourrait tirer de désagréable pour son voisin de l’incident qui rendait justiciable du tribunal de justice de paix un de ses parents.

« En vérité, dit-il enfin, et vous venez d’Angleterre, je suppose. Depuis combien de temps êtes-vous à la Jamaïque ?

— Depuis vingt-quatre heures.

— Vous êtes venu pour habiter Mount-Welcome, sans doute. »

Herbert s’abstint de répondre.

« Vous y avez toujours passé la nuit ? Pardonnez-moi cette question, mais, comme magistrat…

— Vous êtes dans votre droit, Votre Honneur, répliqua Herbert en appuyant avec ironie sur cette qualification ; je n’ai pas couché à Mount-Welcome, mais dans les bois.

— Dans les bois ? Votre oncle sait-il cela ?

— Je suppose qu’il l’ignore, et, qu’en tout cas, il ne se soucie guère de ce que je puis faire et devenir. »

Ces derniers mots furent prononcés avec un ton d’amertume qui n’échappa point à l’astucieux Jessuron. Il commença à entrevoir que les relations de l’oncle et du neveu n’étaient point amicales, et il interrompit ses interrogations pour conférer à voix basse avec Ravener et le constable.

Le résultat de ce colloque mystérieux fut aussi agréable qu’inattendu. Au lieu d’un juge rébarbatif, le jeune Anglais ne vit plus dans Jessuron qu’un homme aimable, quand le Juif lui adressa de nouveau la parole en se levant de son siège magistral.

« Master Vaughan, lui dit-il en lui offrant la main, vous voudrez bien excuser la vivacité de mes gens. C’est un grand crime dans cette contrée que de secourir un esclave en fuite ; mais, comme vous ôtes un nouveau débarqué et que vous ne connaissez pas nos lois, la justice sera indulgente. En outre, ce fugitif qui est un de mes esclaves, me sera rendu quand je le voudrai par les Marrons. La punition que je vous impose, et sur laquelle j’insiste, c’est que vous partagiez mon dîner. »

Ne sachant comment s’expliquer le subit revirement de son juge, Herbert finit par supposer que Jessuron avait voulu ménager dans son justiciable le parent d’un de ses voisins qui était peut-être aussi son ami, et sa loyauté lui prescrivit d’apprendre au Juif la nature de ses rapports avec Loftus Vaughan.

Mais il ne fit cette confession à son hôte qu’après le dîner, et, quand tous les esclaves s’étant retirés, ils se trouvèrent en tête-à-tête.

« Je suis très fâché pour vous, master Vaughan, lui dit Jessuron, de ce que vous m’apprenez là. Votre oncle est très orgueilleux ; sa conduite ne m’étonne point ; mais un gentleman a des devoirs envers ses parents, et, quoique lui et moi nous ne soyons pas ce qui s’appelle amis, bien que nous ayions pour être liés de bonnes raisons… je vous offre de vous réconcilier avec lui.

— Jamais, après ce qui s’est passé.

— Oh ! la fierté de la jeunesse ! Qu’avez-vous l’intention de faire en ce cas ? Je suppose que vous avez quelque argent ?

— Pas un shilling, monsieur Jessuron. J’allais au port chercher une occupation capable de me faire subsister, et, sans votre invitation, il est probable que je me serais passé de dîner aujourd’hui. Ceci me fait penser qu’il est temps que je prenne congé de vous et que je vous remercie de votre hospitalité ; je vois au soleil qu’il est l’heure, pour moi, de m’acheminer vers Montego-Bay.

— Arrêtez, arrêtez ! dit le Juif, vous ne me quitterez pas ainsi. Je suis meilleur parent que le custos.

— Que voulez-vous dire, monsieur ? lui demanda Herbert étonné.

— Je suppose, d’après votre action de ce matin, maître Herbert, dit Jessuron, que vous êtes un homme sans préjugés, et que vous ne répudierez pas le souvenir de miss Ellen Vaughan, la tante du custos, parce qu’elle a épousé en moi un Israélite. Loftus Vaughan ne lui a jamais pardonné cette union : il voulait qu’elle demeurât vieille fille afin d’hériter d’elle, et, quoique nous restions, lui et moi, en bons rapports de voisinage, il a toujours affecté, depuis ce temps, de ne pas me considérer comme l’allié de sa famille ; il n’est pas même venu à l’enterrement de ma femme. Mais il ne sera pas dit qu’un Vaughan se sera trouvé dans l’embarras sans que Jacob Jessuron l’ait aidé. Voyons, que puis-je pour vous ? que savez-vous faire ?

— Je vous suis reconnaissant de vos bons sentiments, dit Herbert en commençant à croire que le cœur du Juif valait mieux que sa mine ; je sais faire tout ce que mon père m’a appris : peindre un paysage ou un portrait assez passablement. Quant au reste, j’ai été élevé dans un collège, et vous savez ce qu’on y enseigne.

— Oui, rien d’applicable à la vie pratique. Mais que diriez-vous d’une position de teneur de livres ?

— Hélas ! j’ignore les premiers éléments de la comptabilité.

— Ha ! ha ! s’écria Jessuron avec un ricanement encourageant, vous êtes, ce que nous appelons à la Jamaïque, un peu vert en affaires, c’est-à-dire neuf ; un teneur de livres n’a pas de livres à tenir ici.

— Que fait-il donc ?

— Je m’explique. Une loi de l’île oblige les propriétaires d’esclaves à avoir un homme blanc pour cinquante noirs sur sa plantation. C’est un règlement stupide, mais il faut s’y soumettre. Ces surnuméraires s’appellent teneurs de livres, quoiqu’ils n’aient à s’occuper d’aucun compte.

— Que font-ils dans ce cas ?

— Oh ! cela dépend. Quelques-uns surveillent les esclaves ; d’autres s’occupent différemment. Mais j’y pense, je viens de recevoir un nouveau lot de bois d’ébène, et je ne veux pas me mettre en contravention avec la loi. Je donne à mes teneurs de livres cinquante pounds par an. Voulez-vous rester avec moi dans cette qualité et à ces conditions ?

La situation d’Herbert ne lui permettait guère de refuser ; il accepta l’offre de Jacob Jessuron, se promettant bien de ne pas s’éterniser dans la maison de cet étrange allié de sa famille, si la nature des fonctions dont il allait être chargé lui paraissait incompatible avec les sentiments d’un gentleman.


CHAPITRE VIII
MAGISTRAT ET MARRON


Le lendemain du jour où Herbert avait trouvé un asile chez Jacob Jessuron, le directeur de la plantation de Mount-Welcome étonna beaucoup le custos en lui disant, à l’issue de son déjeuner, qu’un Marron demandait à être introduit près de lui.

Le custos était occupé à adresser quelques recommandations à M. Smythje qui partait pour la chasse et qui paradait devant Kate dans une tunique collante de soie verte, garnie de fourrures, accompagnée d’un pantalon en peau de chamois couleur paille, soudé par des sous-pieds à des bottes du plus irréprochable vernis.

Kate ne pouvait s’empêcher de sourire de la figure hétéroclite de M. Smythje ainsi équipé, mais elle lui souhaita bonne chance gracieusement et, quand il fut sorti, emmenant sur ses talons Quashie qui devait lui servir de guide, elle alla s’asseoir devant une des fenêtres de la salle, accompagnée de Yola qui s’accroupit aux pieds de sa jeune maîtresse.

La jeune esclave à genoux devant sa maîtresse.

Loftus Vaughan ayant donné audience au Marron que lui annonçait son directeur, M. Trusty, Cubissa, car c’était lui, entra dans la salle d’un pas ferme et salua fort respectueusement le custos.

« Eh bien ! jeune homme, lui dit M. Vaughan sans nulle aménité, vous êtes, je crois, un des Marrons de Trelawney ?

— Oui, Votre Honneur ; je me nomme Cubissa.

— Cubissa ? n’êtes-vous pas capitaine et chef d’un village ?

— Seulement de quelques familles ; nous formons une très petite colonie. Je viens avec votre permission, Votre Honneur, vous demander conseil sur un différend que j’ai avec M. Jessuron. — De quoi s’agit-il ? demanda-t-il au Marron.

— D’une étrange histoire, Votre Honneur, » répondit Cubissa en racontant les circonstances de la capture du fugitif. Loftus Vaughan fronça le sourcil en apprenant la part que son neveu avait prise à cette affaire : il laissa même échapper quelques jurons énergiques lorsque Cubissa lui apprit qu’Herbert avait trouvé un asile chez le vieux Juif, mais Kate resta suspendue aux lèvres du Marron pendant qu’il parlait d’Herbert, et quand il assura que le fugitif était de race Foolah, la jeune esclave Yola, fort émue à son tour, adressa tout bas à sa maîtresse des supplications dont le résultat fut la sortie de Kate Vaughan et de sa femme de chambre.

Le custos était trop préoccupé de l’histoire que lui contait Cubissa pour s’inquiéter des faits et gestes de sa fille, et quand le Marron eut complété son récit, il lui dit :

« C’est un drame vraiment, et il n’y manque plus que le dénouement. J’ai envie, sur ma parole, de me mettre au nombre des acteurs. Ah ! s’écria-t-il frappé d’une idée soudaine, je m’explique pourquoi le vieux brigand voulait m’acheter Yola… Vous dites que le prince possédait vingt-quatre mandigos ?

— Oui, Votre Honneur ; il en avait même donné vingt autres au capitaine du navire qui l’a amené.

— Quel malheur que le témoignage d’une langue noire ne puisse compter contre l’affirmation d’un blanc ! Si l’on pouvait retrouver ce capitaine de navire ? Le fugitif a-t-il au moins retenu son nom ?

— Oui, c’est un certain Jowler, qui trafique avec le Sénégal ; le jeune homme le connaît fort bien.

— Il n’y a pas de doute : Jowler et Jessuron sont deux canailles dignes de s’entendre, deux têtes dans le même bonnet. Comment nous procurer un témoignage blanc ? Ne dites-vous pas que Ravener, l’inspecteur de Jessuron, assistait au débarquement de la cargaison ?

— Oui, Votre Honneur ; c’est même lui qui a enlevé au prince ses vêtements et ses bijoux ; il en avait d’un grand prix.

— C’est un véritable vol. Eh bien ! capitaine Cubissa, dit le juge d’un ton solennel, je vous promets que cela ne se passera pas ainsi. Je ne vois pas encore la marche que je pourrai suivre, car il y a de grandes difficultés, M. Jessuron étant lui-même magistrat. N’importe ! justice sera faite. Mais les assises ne s’ouvrent que dans un mois à Savannah, et nous ne pourrons pas agir avant. Gardez le prince Foolah où vous l’avez caché ; ne le livrez sous aucun prétexte. Le Juif n’osera pas se porter aux dernières extrémités contre vous. Il habite une maison de verre ; et il aurait peur, en vous jetant des pierres, qu’elles ne ricochassent chez lui. Maintenant, attendez que je vous fasse demander ; je verrai mon avocat demain, et nous aurons bientôt besoin de vous. »

Le custos fit un léger signe d’adieu au Marron qui le salua avec respect, mais avec la dignité d’un homme libre.

Au moment où Cubissa allait franchir les limites du jardin de Mount-Welcome, il aperçut dans un buisson une jeune fille qui lui faisait signe de s’approcher. Cubissa obéit, avec autant de curiosité que d’étonnement, et il se trouva devant un berceau couvert d’aristoloches, de cléones et de viornes d’Amérique. Kate était assise sous ce dais de verdure émaillé de fleurs. Elle se leva pour venir dire au Marron :

« Entrez vite, pour qu’on ne vous voie pas de l’habitation. J’ai quelque chose à vous demander, capitaine.

— Je suis à vos ordres, miss, répondit Cubissa beaucoup plus subjugué par la douceur bienveillante de la jeune fille que par le ton d’autorité de son père.

— Ai-je mal entendu, capitaine, ou avez-vous dit que votre fugitif est un Foolah ?

— Il assure qu’il appartient à cette tribu, miss, et je le croirais, car il a le teint de cette jeune fille que voilà. Je crois même qu’il lui ressemble.

— Écoutez-moi, capitaine. Je sais que vous êtes un homme de cœur et que je puis me confier à vous. Mon père vous a-t-il donné le conseil de livrer l’esclave ?

— Tout au contraire, miss, il espère obtenir sa liberté aux assises prochaines, et il travaillera dans ce sens, pour faire pièce, je crois, à maître Jessuron.

— Eh bien ! vous savez le prix de la liberté, puisque vous êtes Marron. Voilà Yola que j’aime et qui se meurt de langueur malgré mes soins ; elle m’a suppliée de lui laisser voir votre esclave Foolah pour parler avec lui la langue de son pays. Voulez-vous l’emmener avec vous et me la ramener à Mount-Welcome quand elle l’aura vu ? La protégerez-vous comme un frère à travers la forêt ?

— Je vous le jure, miss ; elle n’aura pas bien loin à aller. Je craignais que le custos ne voulût voir mon Foolah, et à cet effet, je l’avais amené à trois milles d’ici, sous bonne escorte, vous pensez bien, par crainte des traquenards de maître Revener.

— Et, continua Kate, si le tribunal reconnaissait que le Foolah doit être mis en liberté, vous chargeriez-vous d’une autre mission encore ? Je n’ai pas voulu vendre Yola à maître Jessuron, il y a quelques jours, parce que je n’entends la céder à personne ; mais j’aime mieux son bonheur que ses services. Si le Foolah est libre, il s’en ira dans son pays sans doute, et il sera un bon compagnon pour Yola. »

— Partez donc, dit Kate, mais dites-moi auparavant, capitaine, comment vous avez fait connaissance avec mon cousin Herbert et s’il vous a promis de vous revoir. »

Cubissa se plut à faire à Kate un récit moins succinct que celui qu’il avait fait au custos ; elle s’émut en apprenant le dénuement dans lequel Herbert s’était trouvé, et lorsque le Marron eut fini sa narration, elle lui dit :

« Si vous revoyez mon cousin, capitaine, dites-lui que ce n’est pas bien à lui d’avoir accepté d’un étranger ce qu’il a refusé de sa cousine… et que, de loin comme de près, je fais des vœux pour qu’il soit heureux.

— Je lui dirai surtout, répondit Cubissa en prenant congé, que sa cousine a un cœur d’or. Oui, miss Vaughan, je le lui dirai, et ni lui ni personne ne songera à démentir Cubissa. »


CHAPITRE IX
LES EXPLOITS DE M. SMYTHJE


Pendant ce temps, M. Smythje était parti en chasse, flanqué de Quashie qui portait, en bandoulière une énorme carnassière battant sur ses mollets.

La mission de Quashie était double ; il était à la fois le guide et le chien du chasseur, car, outre qu’il devait lui tracer le chemin dans les défilés de la montagne, il était chargé de rechercher et de rapporter les pièces de gibier que son maître ne devait pas manquer d’abattre.

Le disciple de saint Hubert parcourut d’abord un bon mille sans qu’aucun gibier eût été signalé, puis un autre, puis un troisième. Au bout de trois heures, il se souvint que la carnassière du négrillon devait contenir un lunch préparé avec soin par le maître d’hôtel de Mount-Welcome, et s’asseyant à l’ombre d’un gros arbre, il commanda à Quashie de le servir.

Quashie procéda à l’ouverture du sac, et il en tira un chapon rôti, du jambonneau et du pain, avec diverses sortes d’accessoires. Une bouteille de claret se trouva en dessous, et on y joignit la gourde d’eau-de-vie que Smythje posa sur le gazon.

Le chasseur saisit le couteau et la fourchette que lui présentait Quashie, et il prouva qu’il était plus adroit dans le maniement de ces armes que dans celui du fusil ; en un clin d’œil, le chapon fut découpé selon les règles, et M. Smythje commença à fonctionner avec une véhémence des plus inquiétantes pour Quashie qui se disait : « Damné seigneur glouton, lui avaler jusqu’il la dernière miette, et boire la dernière goutte. »

L’appétit du maître enfin satisfait, M. Smythje abandonna les débris du festin à Quashie avec ordre de les expédier au plus vite. Pendant ce temps, le cockney voulut tenter une excursion solitaire, car la perspective de retourner à Mount-Welcome avec une carnassière vide répugnait à sa vanité ; aussi reprit-il tout son harnais et, rempli d’une ardeur nouvelle, il s’éloigna, laissant Quashie occupé à nettoyer la carcasse du chapon et à égoutter la bouteille de claret.

M. Smythje se trouvait à peine à deux cents mètres de l’endroit où il avait pris un lunch, quand ses yeux furent réjouis par la vue d’un bel oiseau perché sur le tronc d’un arbre mort. Il le prit d’abord pour une poule de Guinée ; mais la couleur foncée du volatile lui fit reconnaître qu’il avait devant lui un coq sauvage.

Il arma son fusil, lâcha le coup, l’oiseau tourna sur lui-même et disparut de son perchoir. Le sportman, au comble de la joie, s’élança pour ramasser son gibier où il avait dû tomber, mais, à sa grande surprise, il ne l’y trouva pas. Il chercha autour de l’arbre avec un soin scrupuleux ; pas de coq d’Inde !

Alors il appela son chien de chasse Quashie ; mais ses appels réitérés n’amenèrent pas le négrillon ; il en conclut que Quashie s’était endormi ou s’était éloigné de l’endroit où il l’avait laissé.

Smythje allait retourner sur ses pas pour chercher l’enfant, quand il s’avisa de la cause de la disparition mystérieuse de l’oiseau. L’arbre qui avait servi de perchoir au coq d’Inde avait été coupé à une hauteur de quinze ou vingt pieds de sa base ; quoiqu’il fût mort, son sommet était garni de verdure par les parasites qui grimpaient autour de lui.

Le chasseur réfléchit que son gibier avait pu être arrêté par ce réseau de fouillis ; il voulut s’en assurer, et tenta tout seul l’entreprise.

Les fortes branches de vigne sauvage qui enlaçaient l’arbre rendaient l’ascension facile, et bien que le cockney grimpât aussi maladroitement qu’un chat botté, il arriva au haut de l’arbre.

Là, il poussa une exclamation de joie à la vue de son gibier. Seulement le coq d’Inde ne reposait pas sur le sommet, mais dans un creux profond du tronc ; et même en allongeant le bras, Smythje ne pouvait atteindre la pièce touchée par lui ; toutefois l’ouverture étant assez large pour donner passage à son individu, il n’hésita point à sauter dans le creux du tronc d’arbre. C’était une malheureuse inspiration ! La surface brune sur laquelle le coq était étendu n’était qu’un amas de branches pourries, assez fermes pour supporter le poids du coq d’Inde, mais non celui du lord de Montagu-Castle. Smythje disparut donc dans cette cavité aussi promptement que s’il eut sauté de la grande vergue de la Nymphe de l’Océan dans les eaux de l’Atlantique.

Si rapide qu’eût été son plongeon, et si noir que fût l’abîme où il était précipité, le sportman ne fut pas blessé ; les matières moisies qui avaient fléchi sous son poids avaient atténué sa chute. Il resta pourtant quelques minutes sans connaissance : mais il se remit vite et s’occupa de dégager ses jambes, car il se trouvait assis dans une posture qui ne semble commode qu’aux tailleurs d’habits, ou aux Turcs.

Non seulement la poussière l’empêcha d’abord de voir, mais encore elle le fit éternuer plus de cent fois, lui entrant dans la bouche et dans les narines. Enfin, ce nuage impalpable s’éclaircit, et Smythje put se rendre compte de sa situation.

Il aperçut au-dessus de sa tête le dôme bleu du ciel, tandis qu’autour de lui s’élevaient des murs bruns qui l’enserraient dans un vaste cylindre, dont ses bras étendus atteignaient à peine les parois.

Il considéra d’abord son accident comme une aventure bizarre, tout au plus ; mais dès ses premiers efforts pour sortir de là, il rencontra des difficultés qu’il n’avait point soupçonnées.

À chaque tentative d’ascension, il retombait sur les décombres de racines pourries qui jonchaient le sol.

Ces chutes répétées l’étourdissaient, car c’était de dix à douze pieds qu’il retombait ainsi, et sans les débris qui amortissaient le choc, cette gymnastique n’eût pas été sans dangers.

Smythje n’avait plus qu’un espoir, c’était que Quashie vînt à passer dans les environs, et, dans l’espoir de se faire entendre de lui, il se mit à crier à pleins poumons.

Personne ne vint à ses appels réitérés, lorsqu’un événement nouveau rendit la position du captif encore plus déplorable. Le ciel se chargea tout à coup de nuages noirs et épais d’où s’échappa une pluie diluvienne, une véritable pluie des tropiques.

Bien qu’abrité du vent, le pauvre Smythje n’avait pas de toit pour se garantir de cette trombe qui lui frappait sur la tête comme le jet d’une pompe dirigée dans le creux de l’arbre.

L’infortuné n’avait pas atteint l’apogée de son malheur. Pendant qu’il se reposait tout au fond de sa prison obscure, quelque chose de froid et de gluant s’enroula autour de son bas de soie, et cet attouchement visqueux le fit frissonner. Quelle fut son horreur quand il s’aperçut que c’était un serpent qui montait le long de sa jambe ! Il sauta en l’air, et le reptile retomba sur le sol.

Pendant quelques moments, le lord de Montagu se livra à une suite de sauts très fatigants ; les yeux lui sortaient, de la tête ; son visage était blanc de frayeur. Enfin, il se souvint que les serpents de la Jamaïque ne sont pas venimeux.

C’était toujours une consolation ; mais, si le reptile ne pouvait inoculer de venin, il était capable de mordre, et plusieurs autres monstres de son espèce pouvaient surgir à la rescousse. Ce danger ranima ses forces ; il eut l’idée de s’élever le plus près possible de l’orifice et de s’y tenir suspendu, afin d’éviter le plancher dangereux qui lui causait de si justes craintes.

Après bien des échecs, il finit par gagner une élévation de huit à dix pieds au-dessus de la base de l’arbre ; arrivé là, il trouva une légère saillie sur laquelle il s’assit de son mieux, et, appuyant ses orteils en face de lui contre le mur de sa prison, il tâcha de se maintenir dans cette posture. Ce n’était pas chose facile ; ses orteils s’engourdissaient ; sa force était à bout. À la pensée de retomber sur les reptiles, il jeta un cri d’angoisse terrible.

Ce cri le sauva. Au moment où il allait s’abandonner, une tête énorme apparut ; un visage noir comme l’Érèbe se pencha sur le trou, et il vit briller des dents blanches entre deux lèvres épaisses. Un bras noir et musculeux auquel s’attachait une main de Titan s’allongea jusqu’à lui ; il n’hésita point à la saisir et se sentit aussi lestement enlevé qu’un poisson qui a mordu à l’hameçon.

Ce tour de force accompli, il se trouva sur le sommet de l’arbre, assis à côté de son sauveur qui n’était autre que Quaco, le lieutenant de Cubissa.

Le cockney n’avait jamais vu le Marron ; aussi commença-t-il par se demander si l’homme qu’il avait devant lui n’était pas un voleur ; mais, rassuré par les aimables sourires du nègre, il lui conta, perchés comme ils l’étaient tous les deux sur le faîte de l’arbre, toute son aventure par le menu. Cependant son premier soupçon lui revint lorsqu’il vit, pendant ce récit, déboucher du taillis une vingtaine d’autres nègres parmi lesquels il reconnut Yola, la femme de chambre de miss Vaughan ; un jeune homme avait la main appuyée affectueusement sur les épaules de l’esclave et semblait lui faire des adieux.

« Yola ! cria le cockney, n’est-ce pas vous qui avez amené ces hommes ? Est-ce qu’ils n’appartiennent pas à Loftus Vaughan ? »

Cubissa se détacha vivement du groupe des Marrons et vint au pied de l’arbre pour demander à Quaco la cause de la singulière situation où il se trouvait, et ce qu’il faisait là avec ce gentleman. Le lieutenant donna satisfaction à son chef, et Smythje s’apprêtait à descendre par le lacis de vigne vierge, quand Cubissa cria péremptoirement à Quaco :

« Maintiens le gentleman au haut de l’arbre. »

Les deux mains de Quaco s’abattirent autour des reins de Smythje.

« Ne craignez rien, gentleman, lui cria Cubissa. Mais puisque vous vous êtes risqué dans nos forêts, il est bon que vous connaissiez les coutumes des coureurs de bois. Voulez-vous être sauf de votre petite aventure ? Donnez-moi votre parole de gentleman que vous ne parlerez pas de notre rencontre. Vous avez cru reconnaître Yola. Regardez cette jeune fille là-bas, et convenez de bonne grâce qu’elle n’est pas la femme de chambre de miss Vaughan. Ce qui se passe dans nos forêts ne doit être ni remarqué, ni surtout répété. Me jurez-vous de n’en rien dire ? Je me fierai à votre parole ; mais si vous refusez de me la donner… une petite poussée de Quaco peut vous faire faire un nouveau plongeon. Si, au contraire, comme je le souhaite, vous êtes de bonne composition, Quaco vous guidera vers Mount-Welcome.

— Eh ! je jure, je jure ! » dit Smythje avec un accent de sincérité qui n’avait rien de joué, et avec force démonstrations de gratitude.

Pendant tout ce temps, qu’était devenu Quashie ?

Une fois certain d’être reconduit à Mount-Welcome, M. Smythje ne s’inquiéta plus de son chien de chasse, bien qu’il fût en droit de lui en vouloir de ne pas s’être enquis de son maître, et de n’être pas accouru à ses appels réitérés.

Quashie, laissé en tête à tête avec la bouteille de cognac au bivouac du lunch, avait fait de si fréquentes libations qu’il s’était vite senti étourdi. Oubliant M. Smythje et ses fonctions auprès de lui, il s’ôtait endormi sur le gazon.

Son sommeil était si lourd qu’une décharge de mousqueterie ne l’eût pas éveillé, et il fût resté engourdi jusqu’au soir si l’ondée, tombant sur ses membres nus, ne lui eut rafraîchi les esprits et rendu le mouvement.

Sa faute lui apparut alors : Où aller chercher le gentleman, et comment oser l’aborder ? D’autre part, retourner sans lui à l’habitation, n’était-ce pas encourir la colère de M. Vaughan ?

L’alternative était délicate. Quashie résolut d’attendre le retour du chasseur et il se mit à combiner le mensonge le plus vraisemblable afin d’expliquer sa conduite.

Le ciel s’éclaircit peu à peu ; le soleil reparut, et M. Smythje ne revenait pas !

Las de sa longue attente, Quashie se décida enfin à aller à la recherche du chasseur. Il l’avait vu se diriger vers la clairière, et jusque-là, il était facile de suivre ses traces ; mais une fois arrivé à la lisière de cette éclaircie de la forêt, l’embarras du négrillon devint extrême.

Il se dirigea vers le tronc de l’arbre mort, s’imaginant entendre un vague son de voix de ce côté.

Comme il se rapprochait de ce point, un objet brillant, jeté à terre, attira ses regards, et il reconnut sans peine le fusil de M. Smythje.

Juste à ce moment, des gémissements lugubres frappèrent ses oreilles ; on eût dit les plaintes d’un homme sortant par le soupirail d’une fosse. Le négrillon s’arrêta pétrifié ; sa peau noire devint grise de terreur. Il avait bien envie de prendre ses jambes à son cou ; mais le sentiment du devoir le retint : « Si c’était le seigneur, se disait-il, Quashie serait puni pour l’avoir abandonné dans le danger. »

La voix partait de derrière l’arbre mort. Le chasseur était peut-être blessé, étendu sur le sol, de l’autre côté. Le nègre rassembla toute sa provision de courage et fit le tour de l’arbre pas à pas, scrupuleusement.

Personne !

À ce moment, une nouvelle plainte qu’il entendit redoubla sa terreur, elle était lugubre, et partait de l’endroit qu’il venait de quitter. Quashie, s’imaginant que l’homme blessé tournait d’un côté tandis que lui tournait de l’autre, refit son voyage d’exploration autour de l’immense tronc du ceïba, en marchant cette fois avec rapidité.

Quand il revint à son point de départ, il fut plus surpris que jamais ; il n’avait rencontré nul être humain, et le fusil était toujours à la même place !

Encore la voix ! seulement plus perçante et s’exhalant comme un cri de détresse. Quashie, loin d’être intimidé cette fois, eut un accès de bravoure ; il s’imagina qu’on voulait se moquer de lui et il recommença son manège autour de l’arbre, résolu à ne s’arrêter que lorsqu’il aurait attrapé son mystificateur. Après avoir trotté, il prit le galop, et continua cet exercice jusqu’au moment où ayant fait plusieurs fois le tour de l’arbre, il fut enfin certain que nul être humain ne courait devant lui.

Cette conviction lui fit faire une halte soudaine. Tout à coup, à une pensée qui n’avait pas encore frappé son imagination, il trembla de tous ses membres, ses dents claquèrent les unes contre les autres, ses yeux sortirent de leur orbite, et il s’élança d’un bond prodigieux hors de la clairière.

« Ce n’est pas un homme, s’écria-t-il, c’est le diable, le diable du Jumbé-roc ! » Et il bondit comme une balle dans la direction du Mount-Welcome.

Cette exclamation répondait aux craintes superstitieuses inspirées aux nègres de la plantation par l’aspect du pic qui dominait Mount-Welcome.

Ce pic, appelé le Jumbé-roc, est remarquable par la régularité géométrique de ses contours et la forme anormale de son sommet. Il affecte la forme d’un cône tronqué et quoique ses pentes boisées offrent à Mount-Welcome un fond d’agréable verdure, son sommet est chauve et nu comme le crâne d’un vieillard. Sa masse rocheuse n’a pu être envahie par les géants feuillus qui escaladent sa pente.

Seul un palmier y a su planter ses racines et s’y dresser au milieu de la solitude.

Les affranchis de la vallée appellent ce pic le Jumbé-roc, nom caractéristique par les idées qui s’y rattachent. Pas un nègre de la plantation ou des domaines environnants ne se hasarderait à le visiter, et le haut du cône est aussi inconnu d’eux que le Chimborazo, bien qu’il l’ait constamment devant les yeux, et qu’une heure suffise pour le gravir.

À l’époque où se passa notre histoire, la terreur attachée au Jumbé-roc ne prenait pas seulement son origine dans une superstition ; elle était inspirée par une horrible tragédie dont le Mount-Welcome avait été le théâtre un an auparavant.

Aussi Quashie, de même que l’eussent fait à sa place tous les nègres de la plantation, fut-il porté à attribuer au diable du Jumbé-roc les cris mystérieux partant du ceïba, et il ne se crut pas poltron, mais simplement prudent en s’enfuyant vers Mount-Welcome.

Pendant que son page opérait cette retraite précipitée, M. Smythje se mettait également en chemin, guidé par le lieutenant de Cubissa.

Le fidèle Quaco s’aquitta consciencieusement de sa mission auprès de M. Smythje, et il le reconduisit à l’habitation par un soleil ardent qui avait succédé à la pluie.

M. Smythje le suivait tête basse. La pensée de rentrer à Mount-Welcome dans le triste équipage où l’avaient mis ses aventures lui était pénible.

En vue de la plantation, Quaco fit ses adieux au gentleman qui reconnut ses services avec générosité. Demeuré seul, Smythje consulta sa montre et, voyant qu’il n’y avait plus que deux heures de jour, il se décida à les passer dans un fourré voisin, afin de ne pas offrir aux gens de la plantation le piteux spectacle d’un dandy aussi mal accommodé qu’il l’était.

De son asile, M. Smythje compta les heures et même les minutes.

Le moment d’agir vint enfin. Smythje comptait se glisser dans la maison à la faveur du crépuscule, avant que les lampes fussent allumées. Il partit à pas de loup, se tenant à l’ombre des buissons, et il réussit ainsi à atteindre la plate-forme sur laquelle s’élevait Mount-Welcome.

Mais le moment du péril n’était point passé ; il fallait traverser encore un espace dangereux, le parterre.

Il en avait franchi les premières plates-bandes quand une troupe d’hommes portant des torches sortit de la maison. La présence de Quashie marchant à l’avant-garde, indiquait assez au pauvre Smythje quel était le but de ce rassemblement dont la vue le mit littéralement au désespoir. La lumière qu’envoyaient les torches éclairait chaque objet comme si un nouveau soleil eut brillé soudainement dans le ciel.

Smythje aurait bien voulu retourner en arrière pour se cacher dans quelque bosquet ; mais il craignit que ce mouvement rétrograde n’attirât les yeux sur lui. Au lieu de battre en retraite, il resta donc planté où il s’était arrêté, comme s’il y avait pris racine.

À ce moment, M. Vaughan et Kate apparurent dans la baie nouvellement éclairée du vestibule ; Yola, déjà revenue, marchait derrière sa jeune maîtresse.

Tous les trois rejoignirent la bande des domestiques et se dirigèrent avec eux vers le côté où se tenait piteusement le malheureux lord de Montagu-Castle.

Le planteur ouvrait la bouche pour donner sans doute des ordres sur la direction des recherches, quand un cri de Yola, auquel répondit comme un écho une exclamation de miss Vaughan, mit tout le monde en émoi.

À la lueur des torches, chacun aperçut la face pâle, défaite du beau Smythje, et son accoutrement grotesque.

Chacun aperçut la face pâle, défaite du beau Smythje.

Quelle catastrophe pour le merveilleux lord. Les jeunes filles, après la première émotion, ne purent s’empêcher de rire de ce nouveau chevalier de la triste figure, et ces moqueries involontaires lui furent très sensibles.

L’hôte du jeune gentleman eut à cœur de lui faire oublier cette mésaventure, et pour y parvenir, il résolut de l’entourer de fêtes et de distractions. Ce projet devait mettre en présence, sans que le planteur le souhaitât, les deux passagers de la Nymphe de l’Océan.

Depuis le jour où Herbert avait accepté le poste de teneur de livres chez Jacob Jessuron il vivait dans un cercle de plaisirs autant que d’affaires ; au lieu d’être employé laborieusement, son temps se passait souvent en divertissements. Quelle que fût son arrière-pensée, le vieux juif affectait de traiter le jeune homme comme son propre fils-et non comme un employé ; il avait mis à sa disposition des chevaux, une voiture, un équipage de chasse ; il l’avait fait recevoir dans les cercles de Montego-Bay, répétant à qui voulait l’entendre qu’il traitait ainsi son neveu en souvenir de sa chère femme défunte.

Bien que cette sensibilité jurât avec le caractère de Jacob Jessuron, le jeune Anglais croyait naïvement aux bons sentiments de son hôte ; il justifiait ainsi ce proverbe arabe : « Il n’est pas dans la nature humaine de médire de celui qui nous a tiré du danger. »

Par la générosité de son patron, Herbert Vaughan se trouvait donc jouer au penn du juif un rôle presque aussi important que celui de son compagnon de traversée à Mount-Welcome, et comme il n’y avait pas grande différence entre les relations sociales des deux voisins, il se pouvait que les deux jeunes gens se rencontrassent un jour ou l’autre sur un pied d’égalité parfaite. Cette perspective ne laissait pas que de sourire à Herbert qui était encore assez jeune pour attacher du prix à ces petites revanches de la destinée.

Il est vrai qu’il en aurait attaché une plus grande encore au plaisir de remercier sa cousine des bons sentiments qu’elle lui avait gardés, et dont Cubissa lui avait porté l’expression. Ce double désir fut satisfait, grâce à l’idée qu’eut Loftus Vaughan de donner un grand bal à Mount-Welcome en l’honneur de son hôte.

Malgré la réputation de provincialisme de la baie, elle avait toujours été célèbre par ses brillantes réunions, et Loftus Vaughan s’était flatté de les voir toutes dépassées par la fête qu’il voulait donner à M. Smythje au nom duquel les invitations furent faites, Montagu-Castle étant en réparation.

C’était pour le custos une belle occasion de présenter le jeune lord à toute la société de la Jamaïque, et il espérait aussi que ce bal, où Kate serait la plus belle, donnerait à M. Smythje les idées qu’il désirait voir naître dans son esprit.

La nuit fixée pour le « bal Smythje » arriva. La grande salle de Mount-Welcome fut superbement décorée. Drapeaux, guirlandes et devises s’étalaient sur les murs. Au-dessus de la porte, un large transparent, orné de la bannière de Saint-Georges et surmonté des couleurs coloniales, portait ces mots en lettres énormes :


BIENVENUE À SMYTHJE !


À la vue de la pancarte lumineuse, le cœur du cockney se gonfla d’orgueil, et, conduit dans la salle au milieu d’acclamations flatteuses, le lord de Montagu ouvrit le bal avec Kate, au grand plaisir du custos.

Smythje était irrésistible ; aussi avait-il passé la journée entière à sa toilette. Ses cheveux couleur de foin étaient délicatement bouclés ; ses favoris formaient des buissons épais de chaque côté de ses joues qu’un peu de vermillon colorait à point ; sa moustache se relevait en crocs savamment effilés : irrésistible ! c’était ce qu’il s’était dit à lui-même après le dernier regard jeté sur son miroir.

Quelque dépit qu’eût Loftus Vaughan d’être dans l’obligation de recevoir son neveu, il n’avait pu s’empêcher de l’inviter, étant obligé de convier Jacob Jessuron. Le Juif avait trop fait parade de son Herbert Vaughan pour que le custos pût fermer sa maison à celui-ci, sans s’exposer aux commérages de toute la baie. Si le maître de Mount-Welcome craignait une sortie inconvenante de la part du jeune homme qu’il avait chassé de sa maison, il avait tort, car Herbert se borna à venir faire à son oncle le plus froid, le plus guindé de tous les saluts, mais le jeune Anglais laissa tomber la raideur commandée de cette attitude quand il vint saluer sa cousine. Celle-ci lui fit le plus affectueux de tous les accueils, et il ne fallut rien moins que le regard courroucé de Loftus Vaughan, pour qu’elle imaginât que le plaisir qu’elle trouvait à témoigner de l’amitié à son cousin pût être repréhensible.

L’expression de mécontentement du custos n’avait pas échappé à Herbert, et, ne voulant pas exposer Kate à la mauvaise humeur de son père, il prit congé d’elle et alla s’accouder avec distraction aune des fenêtres de là salle. Deux planteurs de sa connaissance causaient sur le balcon, et, sans y penser, il entendit leur conversation.

« Il est évident, disait l’un, que le custos veut faire épouser Kate à M. Smythje. C’est le seul mari qui puisse vouloir de la fille d’une femme de couleur. Lequel de nous s’en accommoderait ?

— Ah ! certes, aucun ; cela fait déchoir le rang que l’on a dans le monde, répondit l’autre planteur ; mais ce qui m’étonne, c’est que Loftus Vaughan, qui aime sa fille, ne se mette pas en règle avec les lois pour qu’elle puisse tout au moins hériter de lui ; car enfin, s’il mourait intestat, ce jeune Anglais nouvellement débarqué et Jacob Jessuron seraient ses héritiers légaux.

— Le custos ne veut pourtant guère de bien au vieux Juif.

— Bah ! si Jessuron était aussi méchant qu’il en a la réputation, n’aurait-il pas cherché noise à Loftus Vaughan, il y a un an, à propos de ce jugement sommaire par lequel le custos, aidé seulement de deux juges, a condamné le vieux Chakra le Coroman, son esclave, à être enchaîné tout vivant au sommet du Jumbé-roc, la montagne qui est là, derrière la maison, et à y périr de faim.

— Oui, j’ai entendu parler de cette histoire. Ce Chakra était un des prêtres de cette superstition d’Obi qui a tant d’influence sur les esprits ignorants des noirs. Il prétendait, comme tous ces prêtres qu’ils appellent myal-men, avoir la puissance de ressusciter. Le custos a été peut-être bien sévère envers cet esclave, cependant ne lui attribuait-on pas l’empoisonnement de plusieurs de ses camarades ?

— C’était en effet un coquin peu regrettable, mais il serait plus humain d’éclairer, d’instruire, de traiter doucement ces malheureux que de faire d’eux de si terribles exemples. On prétend que le custos n’est pas sans remords, et que, depuis cette exécution, il n’ose plus s’aventurer sur le Jumbé-roc. »

À ce moment, les deux interlocuteurs s’aperçurent de la présence d’Herbert et changèrent de conversation. Le jeune Anglais, sans témoigner qu’il eût écouté leurs propos, garda de ce qu’il avait entendu une sorte de tristesse mêlée de curiosité. En même temps que son imagination se représentait le drame du Jumbé-roc dont il apercevait de la fenêtre le piton dénudé, sur lequel un palmier élevait seul son panache verdoyant, il était choqué du mépris que les planteurs faisaient de Kate pour les quelques gouttes de sang noir qui coulaient dans les veines de la jeune fille ; et, en apprenant que la rigueur des lois le désignait comme héritier du custos au lieu et place de sa cousine, il se sentait plus disposé à pardonner à son oncle la rudesse du premier accueil qu’il en avait reçu. Du moment où il voyait en lui un danger pour Kate, il était naturel qu’il fût peu flatté de l’idée qu’il avait eue de quitter l’Angleterre. D’un autre côté : « Pour qui me prend-il donc, se disait-il, s’il croit que le fils de son frère puisse jamais songer à s’autoriser d’une loi si contraire aux droits de la nature, pour dépouiller sa propre cousine ? »


CHAPITRE X
LE TROU-DU-SPECTRE


Les deux planteurs, en rappelant l’affaire de Chakra, avaient fait allusion à un fait passé depuis une année environ, et qui avait occupé non seulement la société de Montego-Bay, mais surtout la population noire de la Jamaïque.

Quelques années avant l’émancipation des noirs, une grande agitation régnait dans les Indes occidentales au sujet des mystères d’Obi. Dans toutes les grandes propriétés de la Jamaïque, il y avait quelque nègre initié au culte de cette idole des Tartares ostiaques qui habitent les bords de l’Obi.

Dans le nombre, les plus âgés, les plus hideux d’aspect l’emportaient sur les autres adeptes de ces pratiques ténébreuses qui, sous couleur de religion, ne servaient que les instincts de vengeance des nègres opprimés : sombre et farouche revanche de l’ignorance tenue en esclavage !

Pour frapper l’imagination des initiés et en accroître le nombre, plusieurs d’entre eux prétendaient avoir la puissance de ressusciter les morts. Il n’y avait pas de doute à cet égard parmi les esclaves qui ignoraient que le prétendu ressuscité avait été seulement endormi par le myal-man lui-même au moyen du calabre, espèce de caladium.

Le myal-man de la Jamaïque est l’équivalent du « médecin » des Indiens de l’Amérique septentrionale, du « pinche » du Sud, du « faiseur de pluie » du Cap, et de « l’homme-fétiche » des côtes de Guinée.

La plantation de Mount-Welcome possédait comme les autres son myal-man, son sorcier dans la personne d’un vieux nègre coroman nommé Chakra, que sa laideur repoussante et son naturel rusé avaient rendu l’un des initiés les plus populaires.

On l’avait soupçonné d’avoir empoisonné le dernier propriétaire de l’exploitation, un des maîtres d’esclaves les plus cruels de la contrée ; la mort soudaine de cet homme n’avait, pour cette raison, excité que peu d’intérêt. Quant à son héritier, il était trop cupide pour s’inquiéter des raisons qui l’avaient mis en possession d’un beau domaine.

À partir de ce moment, plusieurs esclaves des plus utiles de la plantation moururent subitement — et dans des circonstances qu’on ne pouvait s’expliquer qu’en y faisant intervenir la puissance d’Obi. Chakra, le myal-man, fut accusé d’en avoir été l’agent et on l’arrêta.

On nomma trois juges, nombre suffisant pour prononcer une sentence contre un esclave. Le président de cette cour sommaire était le propre maître du prévenu, Loftus Vaughan, esquire et custos rotulorum du district.

L’instruction laissa de côté la mort de l’ancien maître de Chakra, et ne poursuivit que l’enseignement prohibé des pratiques d’Obi. Les preuves de la culpabilité de l’esclave n’atteignirent pas à l’évidence, et d’ailleurs il persista dans une dénégation énergique ; mais les juges trouvèrent ces preuves suffisantes pour le condamner.

Le président pesa sur eux de toute l’influence de sa position supérieure de custos ; un des juges s’étant déclaré en faveur du prévenu, il fut très remarqué qu’il se rétracta après une conférence avec le président ; aussi l’unanimité des suffrages fut-elle toute contre Chakra.

Il s’éleva une rumeur dans le public ; on prétendit que Loftus Vaughan était animé dans cette affaire de sentiments moins avouables que ceux qu’il affectait. On se répéta d’oreille à oreille que Chakra connaissait certains secrets de famille, et qu’il avait participé à certaines transactions dont Loftus Vaughan ne pouvait sans danger laisser vivre le dépositaire ; c’était là, disait-on, le véritable crime du myal-man.

Que ces suppositions fussent ou non fondées, Chakra fut condamné à mort. Le mode d’exécution de la peine fut aussi extraordinaire que le procès. Le criminel devait être abandonné et enchaîné sur le sommet du Jumbé-roc, comme un moderne Prométhée, au lieu d’être pendu ou brûlé, ainsi que c’était l’usage en pareil cas.

Le choix de ce bizarre mode d’expiation fut fait afin de servir d’exemple, de frapper l’imagination des nègres et d’effrayer les sectaires de la détestable superstition de l’Obi. Le Jumbé-roc était propre au but proposé ; les terreurs attachées à ce lieu, ajoutées à celle que devait inspirer l’exécution dont il allait être le théâtre, pouvaient produire une impression profonde sur l’âme des initiés.

On ne plaça pas de gardes autour du condamné sur le pic funèbre, toute tentative pour le sauver étant jugée impossible. En peu de jours, la faim, la soif et les vautours agiraient aussi sûrement que la corde ou le bûcher.

Il s’écoula un certain temps avant que Loflus Vaughan entreprît l’ascension du Jumbé-roc pour s’assurer de la mort de son malheureux esclave. Lorsqu il s y rendit enfin, stimulé par la curiosité ou par un motif plus grave encore, son attente ne fut pas déçue.

Un squelette était appuyé contre le tronc de l’arbre unique du plateau, à la place même où l’on avait attaché le prisonnier. Une chaîne rouillée, enroulée autour de la charpente du corps, le maintenait en place.

Après avoir considéré une minute à peine ce lugubre spectacle, Loftus Vaughan descendit à pas précipités la pente du Jumbé-roc. Au moment où il atteignit le sentier boisé qui courait comme une ceinture à mi-hauteur de la montagne dénudée, une nouvelle terreur le saisit.

Était-ce une illusion de ses yeux, ou un fantôme évoqué par sa conscience ? Il lui sembla voir passer sous la feuillée l’ombre du myal-man, l’homme lui-même peut-être !

Au flanc de la montagne, non loin du Jumbé-roc, jaillissait un large ruisseau qui, coulant sur la pente du pic, s’augmentait et finissait par former un véritable torrent.

À mi-chemin, entre le sommet et la base de la montagne, se trouvait une excavation profonde qui arrêtait sa course et dans laquelle il se précipitait.

On eût dit le cratère d’un volcan éteint ; la profondeur de ce gouffre était de deux cents pieds, et il affectait la forme d’un navire. L’eau tombait dedans du côté de la poupe, après quoi elle s’échappait à travers une étroite crevasse, située du côté opposé ; mais une sorte de barrage interceptant une partie du canal, le torrent inondait seulement l’avant, tandis que le milieu et le gaillard d’arrière étaient couverts d’une épaisse végétation d’arbres indigènes.

Au fond de la gorge, s’élançait un second torrent qui tombait dans un autre précipice pour aller se perdre ensuite dans la rivière de Montego. La cascade se précipitait sur un lit de galets entre lesquels les crêtes écumeuses de l’eau bouillonnaient en s’enfuyant vers la lagune inférieure.

Au-dessus de la cascade, un nuage de blanches vapeurs flottait habituellement, et lorsque le soleil dardait de ce côté, on aurait pu voir briller un arc-en-ciel au milieu de ces nuées ; mais peu de personnes contemplaient ce phénomène, car le Trou-du-Spectre, comme l’appelaient les nègres, était aussi mal famé que le Jumbé-roc. Pas une peau noire ne se fût aventurée à s’en approcher ; moins nombreux auraient été ceux qui se seraient risqués à y descendre.

Quelque chose de plus qu’une terreur superstitieuse aurait empêché l’exécution de ce dernier projet : l’entreprise en paraissait impossible. Parmi les roches qui l’environnaient, il n’y avait ni chemin ni sentier, excepté un mince rebord où la descente pouvait s’opérer avec le secours de quelques arbres rabougris qui, enracinés dans les fentes des rocs, formaient un rideau sur la pente de la montagne. Peut-être un individu agile aurait-il pu descendre jusqu’en bas ; mais l’eau, sombre et profonde, lui aurait défendu d’atteindre le gaillard d’arrière de cette ravine en forme de vaisseau autrement qu’à la nage, opération périlleuse dans la rapidité du courant vers la gorge.

Il semblait évident cependant que quelqu’un avait bravé le péril, car, en examinant les arbres épars sur la montagne, on pouvait distinguer une sorte d’escalier et les racines saillantes servant de marches.

On voyait s’élever quelquefois au-dessus du Trou-du-Spectre une mince colonne de fumée. Un observateur placé au sommet du pic aurait cru d’abord à une nuée errante ; mais, après mûr examen, la couleur bleue, la direction verticale du nuage lui auraient fait assigner une autre cause à ce phénomène.

Quelqu’un qui ne partageait pas la terreur inspirée par ce lieu funeste, y aurait-il donc établi sa demeure ?

En explorant la vallée, on aurait trouvé d’autres preuves encore de son occupation. Au bord de la lagune s’élevait un arbre immense duquel s’élançait la tillantsia argentée qui retombait en feston sur la surface de l’eau ; sous les branches, parmi les racines, un œil exercé aurait cru voir un canot d’une construction grossière, amarré à l’arbre par une corde d’osier tressé.

Au pied de la montagne, à l’endroit où la cascade tombait des rochers, s’élevait un ceïba de dimensions énormes dont le tronc, en arc-boutant, occupait une surface de cinquante pieds de diamètre, qui atteignait presque le niveau de la montagne et s’étendait sur un espace où cinq cents hommes eussent pu se mouvoir. La mousse qui revêtait les branches au maigre feuillage formait un dôme de verdure à travers lequel le soleil ne pouvait pénétrer.

Mais, entre les deux racines colossales du ceïba, on ne pouvait méconnaître le travail de l’homme. Il y avait, en effet, une sorte de réduit formé par la cavité du tronc. Une palissade en tiges de bambous, reliait les arcs-boutants qui faisaient office de murs latéraux ; un espace étroit avait été ménagé pour l’entrée qui pouvait se clore au moyen d’une porte en bambous fendus, jouant sur des gonds d’osier.

Un cadre en cannes formant couchette, attestait qu’une seule personne passait la nuit dans cette hutte ; il paraissait tenir lieu de table et de chaise, aussi bien que de lit. Une vieille bouilloire, quelques bols et soucoupes en calebasse composaient le reste de l’ameublement.

Cependant on voyait, suspendus au mur, des objets étranges. C’étaient la peau du redouté galliwasse, le serpent à deux têtes, le crâne et les défenses d’un sanglier, des échantillons desséchés du lézard gecko, d’énormes chauves-souris au visage presque humain et autres hideuses créatures.

De petits sacs, appendus au toit, contenaient des objets plus mystérieux encore : des boules d’argile jaunâtre, des griffes de chat-huant, des plumes et des becs de perroquets, des dents de chat, d’alligator et d’agouti ; des morceaux de verre.

Dans un coin, gisait une corbeille d’osier, un cuctacoo, rempli de racines et de plantes de diverses espèces, parmi lesquelles figuraient la venimeuse dumbcane, la fleur empoisonnée du savannah, et d’autres simples de même dangereuse famille.

Un étranger à la Jamaïque, en entrant dans cette hutte, se fût difficilement expliqué la bizarrerie de son aspect ; mais un indigène y eût sur-le-champ reconnu le symbole du fétichisme africain. C’était, en effet, un temple d’Obi et la demeure d’un de ses prêtres.

Le soleil se baignait dans le bleu Carribeau et teignait d’une lueur rose la surface brillante du Jumbé-roc, quand une forme humaine se dessina sur le chemin de la montagne qui conduisait à ce pic célèbre.

Le crépuscule ajoutait ses ombres à l’obscurité qui régnait habituellement sous le couvert de feuillée de la forêt. Cependant il aurait été possible de voir que la personne qui s’avançait ainsi était une mulâtresse.

Elle était vêtue d’une robe d’indienne à ramages, ouverte sur la poitrine, et portait pour coiffure un madras aux couleurs éclatantes. Sa démarche et ses regards annonçaient la volonté, et vraiment, il fallait un vrai courage pour se risquer aux environs du Jumbé-roc à une pareille heure.

Les traits de la mulâtresse qui étaient beaux, malgré une expression hardie, étaient empreints d’une anxiété nerveuse, exprimant le désir d’arriver au terme de son ascension ; elle tenait une corbeille dont le couvercle, à demi ouvert, laissait entrevoir une provision de yams, de plantins, de tomates, et les pattes d’une poule de Guinée.

Arrivée en vue du sommet, la femme s’arrêta tout à coup, regarda autour d’elle pour s’orienter, et, tournant à gauche, coupa diagonalementle flanc de la montagne. La direction qu’elle venait de prendre était celle du Trou-du-Spectre, et, à l’assurance de ses pas, il était facile de voir que cette route lui était familière.

La femme s’arrêta tout à coup, regarda autour d’elle pour s’orienter.

Se frayant un passage à travers les buissons et les fourrés, elle arriva enfin au bord de la roche. Le point qu’elle venait d’atteindre était juste au-dessus de la gorge, à l’endroit où les arbres, en escaliers, conduisaient à la lagune.

Tirant de son corsage un petit mouchoir blanc, elle l’étendit sur une des branches de l’arbre le plus rapproché du précipice ; puis, s’appuyant au tronc, elle se pencha sur l’eau qu’elle regarda attentivement. Elle semblait attendre avec confiance, comme si, malgré l’obscurité croissante, son signal ne pouvait manquer d’être aperçu par quelqu’un faisant le guet et tout prêt à y répondre.

Elle ne fut pas désappointée. Au bout de cinq minutes, un canot se détacha des herbes aquatiques qui poussaient sur le bord de la lagune, et fila vers la roche, au-dessous de l’endroit où la femme s’était arrêtée.

Un seul individu occupait la petite barque. C’était un nègre de stature gigantesque, si l’on en jugeait par ses larges épaules, entre lesquelles on apercevait une tête énorme ; son dos était voûté et bossu, et de ces deux infirmités, l’une devait être originelle et l’autre amenée par l’âge. Accroupi et penché en avant, ses longs bras de singe lui permettaient de pagayer sans s’incliner ni d’un côté ni de l’autre. Le reste de son corps gardait une parfaite immobilité.

L’accoutrement de cet individu grotesque et repoussant n’appartenait à la civilisation que par une paire de caleçons ou de colètes, tels que les portent les nègres pour travailler dans les champs de cannes à sucre.

Une espèce de kaross, ou manteau taillé dans une peau d’utia, pendait sur ses épaules, attaché à son cou de taureau par une courroie de cuir, et retombait jusqu’à ses jarrets. Cet être étrange ne portait pas de chaussures ; une corne épaisse garantissait suffisamment la plante de ses pieds.

Sa coiffure n’était pas moins bizarre. Elle se composait d’une calotte prise dans la peau de quelque animal ; elle était si parfaitement ajustée au crâne de l’individu qu’elle en modelait toutes les protubérances ; autour de ce bonnet, descendant sur les tempes, se tordait la peau desséchée du grand serpent jaune, avec la tête du reptile au milieu et à laquelle deux cailloux brillants placés dans les orbites donnaient une apparence de vie.

Le nègre n’avait pas besoin de cet ornement pour inspirer l’effroi : la sombre lumière de ses pupilles, ses narines largement ouvertes, ses dents aiguës que l’on apercevait entre ses lèvres pourpres, le rouge tatouage de ses joues et de sa poitrine le rendaient hideux.

La femme qui l’attendait tressaillit en l’apercevant et parut hésiter à se confier à lui ; elle retrouva cependant sa résolution lorsque la barque s’arrêta devant les buissons qui se pressaient à la base du rocher. À la voix de l’homme qui l’invitait à descendre, elle assura la corbeille sur sa tête et se laissa glisser sur les hautes herbes aquatiques.

Le canot reprit le large, la mulâtresse assise à la poupe, l’homme manœuvrant les pagaies, et employant tous ses efforts à empêcher la frêle embarcation d’être emportée par le courant que l’on entendait gronder au-dessous, dans la gorge.

Ayant atteint l’arbre dont il avait détaché le canot quelques instants auparavant, le nègre grimpa sur le rivage, et, suivi de sa compagne, il se dirigea vers le temple d’Obi, dont il était le gardien et le prêtre inspiré.

Arrivé à la hutte formée par le cotonnier, le myal-man y entra, bien que ses larges épaules et sa bosse énorme eussent quelque peine à passer par la porte étroite. D’un ton de commandement il invita la femme à le suivre.

La mulâtresse parut hésiter.

Le nègre remarqua l’irrésolution de sa compagne.

« Entrez, Cynthia, lui cria-t-il d’une voix rude. Que craignez-vous donc ?

— Je n’ai pas peur, Chakra, dit la femme dont la voix tremblante démentait cette assertion, mais il fait si noir là-dedans !

— Alors restez dehors, je vais faire de la lumière. »

On entendit le frottement du briquet et des étincelles jaillirent. La flamme fut communiquée à une espèce de lampe faite de la carapace d’une tortue, remplie de graisse de sanglier, et ayant une mèche tissée avec les duvets tombés du cotonnier.

« Maintenant entrez, Cynthia, fit le nègre en posant sa lampe à terre. Quoi ! encore effrayée ? vous, la fille de Juno-Vagh’n ! Votre mère ne craignait pas ainsi le vieux Chakra.

« Oh ! Chakra, répondit-elle en montrant du doigt les étranges ornements qui garnissaient les murs, c’est un endroit bien fait pour terrifier une femme !

— Pas tant que le Jumbé-roc, répondit le myal-man d’un ton significatif.

— Très-juste ! vous êtes payé pour penser cela, Chakra. Mais dites-moi comment vous avez pu vous échapper du Jumbé-roc. Les gens disent que c’était votre carcasse qui était là-haut enchaînée au palmier.

— Et les gens disent vrai, répondit le myal-man.

— Quoi ! c’était vraiment votre squelette ! s’écria la femme avec une sorte de terreur.

— Les mêmes vieux os, la même peau, les mêmes côtes, jointures, nerfs et tout.Ah ! fille Cynthia, cela vous étonne, à ce qu’il paraît ; mais qu’y a-t-il là d’extraordinaire ? Est-ce que Chakra n’est pas myal-man. À quoi lui servirait son pouvoir ? Soyez sûre que Chakra ne mourra point, tant qu’il saura comment rendre la vie aux morts. Vieux Chakra le sait, et ni blancs ni noirs ne pourraient le tuer. Ils peuvent tirer dessus avec un fusil, le pendre parle cou, lui couper la tête, il reviendra toujours à la vie comme le lézard bleu et le serpent rouge. Ils ont essayé de le tuer, vous le savez, par la faim et la soif. Les corbeaux ont arraché les yeux et déchiré la chair du vieux nègre. Ils l’ont nettoyé jusqu’aux os. Eh bien ! Chakra a repris une nouvelle vie ; vous le voyez devant vous, fille. Est-ce qu’il n’est pas plus fort et mieux portant que jamais ? »

Et le hideux nègre leva le bras et inspecta sa personne d’un air de satisfaction triomphante. La femme restait muette, pétrifiée par une terreur superstitieuse.

Le myal-man s’aperçut de l’effet qu’avait produit son discours. Voyant que la mulâtresse redoutait d’en entendre davantage, il changea de sujet de conversation.

« Vous avez apporté la corbeille de vivres, Cynthia ? lui dit-il d’un ton plus doux.

— Oui, Chakra, la voici.

— Très bien ! cela paraît bon : une poule de Guinée, des légumes pour le pepper-pot. Est-ce qu’il n’y a rien pour boire, fille ? Je tenais à cela plus qu’à tout le reste.

— Il y a une bouteille de rhum, Chakra. Vous la trouverez au fond du panier. J’ai eu beaucoup de mal à la prendre.

— Qui vous en empêchait donc ?

— Massa Vaughan, bien sur. Il est devenu méfiant depuis quelque temps ; il emporte toutes les clefs, et il ne laisse pas plus les gens de couleur approcher de l’office, que s’il avait affaire à autant de chats.

— C’est bon, Cynthia. Il est surveillé à son tour. Chakra le guette. Allons ! la bouteille. On dit que chose prise à son ennemi, est chose douce. J’espère que ce rhum ne fera pas mentir le proverbe. »

Le nègre fit sauter le bouchon et entra le goulot de la bouteille dans sa vaste bouche ; une série de glous-glous prolongés annoncèrent le passage de la liqueur dans ce vaste entonnoir ; Chakra ne s’arrêta que lorsqu’il eut à demi vidé la bouteille.

« Ouf ! fit-il en soufflant et en se caressant l’abdomen avec complaisance. Parlez-moi du rhum de Vaughan. Vous êtes une bonne fille, Cynthia ; ces vivres me font grand plaisir. Et maintenant que me voulez-vous ? car je vois bien que vous avez quelque projet en tête. »

La mulâtresse parut hésiter à répondre.

« Vous manquez donc de confiance dans le vieux Chakra ? N’essayez pas de lui rien cacher. Il connaît votre secret. Vous êtes jalouse de Yola qui a pris votre place de femme de chambre auprès de Lily Quasheba qu’ils appellent Kate Vaughan, et vous en voulez toujours au custos qui vous a fait fouetter quand vous vous êtes enfuie l’année dernière et que les Marrons vous ont ramenée à Mount-Welcome.

— Oui, Chakra. Depuis que cette damnée Foolah est à la maison, miss Kate ne m’adresse plus la parole, ne me fait plus un seul présent, tout est pour Yola qui est mieux que sa servante, car elle en a fait son amie. Et je me ronge le cœur de voir cela, moi qui aimais tant miss Vaughan.

— Cœur de chien attaché à ses maîtres, murmura le myal-man. Mais : reprit-il plus haut. »

— Et que désirez-vous que je fasse dans tout cela, fille ? Vous voulez vous venger de Yola qui vous a supplantée ? Voulez-vous que je jette un mauvais sort sur elle ?

— Non, Chakra, reprit la mulâtresse inspirée par un étrange sentiment de justice. Cette fille n’est pas méchante à mon égard ; même elle m’a excusée un jour que le custos m’avait, prise en faute. Mais si vous pouviez me donner un charme pour que miss Vaughan m’aime comme autrefois et prenne Yola en grippe assez pour lui faire quitter l’habitation… Ah ! si vous le pouviez…

— Eh bien ! c’est très possible, répondit le myal-man ; seulement vous devez m’aider à accomplir le charme ; pour le mener à bonne fin, il faut que nous nous y mettions tous les deux.

— Dites seulement et je vous obéirai, et je vous apporterai en plus du rhum et du vin. Je viendrai chaque nuit avec de bonnes provisions.

— Alors, écoutez-moi, et asseyez-vous, car cela prendra quelque temps à expliquer. »

La femme s’accouda sur la couche de bambous et resta attentive, surveillant chaque mouvement de son hideux compagnon, non sans appréhender la nature du pacte qui allait, lui être proposé.

« Premièrement, reprit-il, pour que le charme puisse réussir sur quelqu’un, homme ou femme, il est nécessaire de jeter en même temps un maléfice mortel sur une autre personne.

— Pas sur Yola, je n’y consens pas, s’écria la mulâtresse.

— Et que vous fait Yola ? Il faut, vous dis-je, que le maléfice soit jeté sur votre plus grand ennemi. Quel est-il ? Cynthia ?

— Puisque vous savez tout, dites-le vous-même, répondit la mulâtresse avec quelque hésitation.

— Obi vient de me le déclarer. Quel est celui qui vous a fait fouetter à votre moindre faute dans le service ? Quel est le grand ennemi de l’esclave ?… Son maître. C’est sur Loftus Vaughan que nous devons jeter le sort. Et vous m’aiderez à cela, n’est-ce pas, Cynthia ?

— Et comment ? demanda la femme d’une voix tremblante.

— Vous l’apprendrez… quand il en sera temps. Obi ne veut pas agir encore. Vous reviendrez quand vous verrez le signal sur l’arbre. Jusque-là gardez bien mon secret. Peu de personnes savent que Chakra existe… Les autres ne connaissent que le myal-man au masque.

— Je sais me taire, Chakra.

— Je vous crois ; mais, si vous manquiez de discrétion, vous auriez à vous en repentir… Maintenant, fille, laissez-moi ; j’attends quelqu’un et il ne serait pas bon pour vous d’être surprise ici. »

C’était dans une de ces courses nocturnes où les esclaves trouvent une compensation à leur assujettissement du jour que Cynthia avait aperçu devant elle le fantôme de Chakra. Tandis qu’elle rappelait ses forces pour s’enfuir, les longs bras du revenant supposé l’avaient retenue, et elle avait été dupe du conte que le prêtre d’Obi faisait aux adeptes de cette superstition, au sujet de sa puissance sur la vie et la mort.

Ce n’était pas le hasard qui les avait mis en présence ; Chakra avait longtemps cherché l’occasion de voir Cynthia, qui pouvait aider à ses projets de vengeance.

La haine du nègre contre Loftus Vaughan était aveugle et implacable, comme tous les sentiments que ne balancent pas, dans une âme ignorante, les principes d’une morale éclairée ; aussi Chakra poursuivait-il ses projets de vengeance sans aucun trouble de conscience.

Quant à son étrange résurrection, le dieu qui l’y avait aidé n’avait été autre que le juif Jessuron. L’humanité n’avait été pour rien dans le sentiment qui avait porté celui-ci à sauver le criminel. Quoi qu’il en fut, les magasins du marchand d’esclaves avaient fourni ce corps qui, attaché au palmier, fut chargé de représenter pour tous le squelette du myal-man.

Chakra n’avait point tardé à réunir sous un autre nom un certain nombre d’adeptes qu’il ne recevait que masqué. Quoique sa prétendue résurrection datât d’une année, peu de personnes connaissaient son existence ; il ne s’aventurait d’ailleurs dans les forêts qu’avec des précautions infinies ; mais les environs du Jumbé-roc et du Trou-du-Spectre éloignant les rôdeurs superstitieux, c’était là que le sorcier officiait habituellement.


CHAPITRE XI
LE PACTE D’OBI


Après avoir reconduit Cynthia, le myal-man rentra dans sa hutte. La visite de la mulâtresse lui avait causé sans doute une vive satisfaction, car il se frotta les mains en faisant entendre un rire qui fut répercuté par l’écho des rochers environnants.

Ces sons expiraient au loin lorsqu’un sifflement aigu partit du sommet du rocher, juste au-dessus de la hutte.

Sans plus de retard, le batelier, aussi noir que Caron en personne, retourna à son canot et encore une fois le conduisit à travers le lac.

Quand l’embarcation arriva au pied de la roche, la lune qui brillait montra dans l’homme qui l’attendait sur la rive le juif Jessuron. Sans prononcer un mot de bienvenue, celui-ci se laissa glisser dans le canot.

Celui-ci se laissa glisser dans le canot.

« Pas si lourdement, maître Jacob, dit le nègre, j’ai déjà de la peine à nous tenir hors du courant. Si nous nous laissions entraîner, malheur à vous.

— Il y a donc du danger, dit le Juif. Je vais me faire aussi léger qu’une plume. »

À ces mots, le marchand d’esclaves déposa son parapluie au fond du canot, au bord duquel il s’assit avec autant de précaution que sur une corbeille d’œufs.

La traversée s’effectua en silence, et Jessuron entra dans le temple d’Obi comme dans un lieu familier ; il ne témoigna nulle vénération à ce sanctuaire, et s’assit sans cérémonie sur le lit de bambous.

« J’ai des nouvelles pour vous, reprit le Juif. Le juge Bailcy, celui qui vous a envoyé au Jumbé-roc, est mort et enterré. »

Le myal-man sourit sans paraître étonné.

« C’est étrange, continua Jessuron, il y a si peu de temps que le juge Ridgely en a fini avec la vie… Voilà deux des hommes qui ont prononcé votre condamnation déjà expédiés. Dieu ou le diable se mêle de vos affaires, Chakra. Quant au troisième…

— Oh ! pour lui, ce ne sera pas long ! s’écria le nègre.

— La fille serait-elle venue !

— Elle sort d’ici et fera tout ce qu’Obi lui commandera. Elle se servira de mon charme. »

Les deux interlocuteurs échangèrent un regard d’intelligence.

« Et combien de temps, dit le Juif, faut-il à votre… drogue pour produire son effet ?

— Cela dépend ; elle opère en trois jours aussi bien qu’en trois heures. Trois jours sont encore un délai trop court, car il faut être prudent. Il vaut mieux y mettre trois semaines ; le philtre travaille doucement comme la fièvre, et personne ne se défie. Mais vous savez, maître Jessuron, qu’Obi ne travaille pas gratis…

— Oui, c’est juste. Voyons, bon Chakra, quel est le prix pour un service de ce genre ?

— Si Obi n’avait aucun intérêt pour lui-même dans la chose, il exigerait cent pounds ; mais, dans le cas présent, il se contentera de cinquante.

— C’est énorme, Chakra ; il me semble qu’Obi a un intérêt aussi grand que n’importe quel autre.

— Non, maître Jessuron, dit le nègre avec ironie, car Obi n’héritera pas.

— N’allons-nous pas nous quereller ? s’écria Jessuron avec une fausse bonhomie ; tenez, voilà la moitié de la somme dans cette bourse. Tout ce que je demande, c’est que vous ayez le droit de me réclamer, dans trois semaines, les vingt-cinq autres pounds. »

La nuit suivante, le myal-man, seul dans sa hutte, se livrait à une opération importante.

Un grand feu brûlait dans un fourneau grossièrement construit. Un petit pot de fer reposait sur les pierres du fourneau, et Chakra contemplait le contenu frémissant qu’il remuait de temps à autre. Un cuctacoo reposait sur le sol, contenant des plantes diverses, parmi lesquelles un botaniste eût reconnu le calalue, le dumbeane et surtout le savannah-flower, avec sa tige tordue et sa corolle dorée, véritable tue-chien, et le plus actif de tous les poisons végétaux.

À côté de cette fleur était son antidote, les curieuses noix du nhandiroba, car le myal-man pouvait guérir aussi bien que tuer, selon l’intérêt qui le faisait agir. Le breuvage qu’il composait en ce moment n’était autre que le philtre d’Obi.

« Vous pouvez être fort, maître Vaughan, disait le nègre en surveillant sa préparation, mais, par le pouvoir d’Obi, vous tremblerez bientôt dans vos souliers… »

En disant ces mots, il versa le liquide bouillant dans une calebasse ; et, après l’avoir laissé refroidir, il le transvasa dans la bouteille de rhum, depuis longtemps veuve de son contenu.

Comme il finissait, le cri aigu d’une femme dominant le bruit de la cataracte, arriva jusqu’à lui.

« C’est la fille ! » murmura le myal-man en s’éloignant du pas nerveux d’un homme qui va au-devant de l’accomplissement d’une chose longtemps désirée.

Dès que Cynthia eut été introduite dans le temple d’Obi, le myal-man lui mit dans les mains la bouteille qu’il venait de remplir :

« Voilà le charme d’Obi. Vous le ferez boire au custos, » lui dit-il.

La femme serra la bouteille dans sa corbeille, quoique sa main tremblât en touchant le flacon qui contenait la dangereuse liqueur.

« Oh ! Chakra, si c’était du poison ? s’écria-t-elle.

— Eh ! non, folle. Le planteur vivra longtemps après avoir bu cela, seulement sa bonne chance dans les affaires l’abandonnera. Ainsi, ma fille, obéissez ou je n’estime pas votre vie plus qu’un rebut de canne à sucre. Chaque nuit, dans un verre plein, versez la quantité indiquée. Et maintenant, partons. »


CHAPITRE XII
LES RÔDEURS DE NUIT


La nuit était avancée ; la lune, haute dans le ciel, remplissait la clairière de ses splendeurs argentées, et le gigantesque ceïba, témoin de la lutte du Marron contre Ravener, protégeait une scène d’un autre genre.

Yola, assise à côté du prince Cingües, entretenait ce cher frère retrouvé des espérances de liberté prochaine que lui donnait la bonté de Kate Vaughan. L’excellent Cubissa veillait sur les douces effusions de ces deux êtres dont l’un avait perdu la liberté en venant racheter l’autre. Par une discrétion délicate, il s’était placé un peu loin des deux Foolahs, à côté de son fidèle lieutenant Quaco ; mais le prince Cingües, qui avait pris son sauveur en grande amitié, lui fit signe de revenir tout près de lui, et ne sachant pas bien s’exprimer en anglais, il chargea sa sœur d’être son interprète auprès du Marron.

Yola obéit avec plaisir à son frère.

« Cubissa, dit-elle au Marron, Cingües me dit qu’après l’affreuse trahison qu’il a subie, il n’osera plus se confier à aucun capitaine de navire, et il voudrait vous prier… mais je ne sais si ce n’est pas trop attendre de votre dévouement… Écoutez, capitaine, ici nous ne sommes que de pauvres esclaves, mais notre père est roi, il commande à un peuple nombreux, dans un riche pays. Si vous consentiez… à nous accompagner auprès de lui, il vous donnerait une fortune.

— Ce ne serait pas pour le gain, dit Cubissa d’un ton jovial, mais pour le bonheur de vous obliger et pour le plaisir de courir le monde que j’accepterais… et après réflexion, j’accepte. Rien ne me retient ici que l’amour du pays natal ; je suis jeune et point marié, et d’ailleurs il me déplairait de vous livrer tous deux à de nouveaux hasards. Si l’affaire que le custos a mise en train pour votre frère réussit, voilà qui est dit, je serai votre compagnon de voyage. »

Mais aussitôt, il fit signe aux deux jeunes gens de se cacher entre les racines du ceïba, car il venait d’entendre un bruit de voix et de pas.

Il faisait assez sombre à cette place pour qu’ils échappassent à la vue des arrivants qui n’étaient autres que Jessuron et Cynthia. La lune les éclairait en plein, et le Marron prêta l’oreille à ce qu’ils disaient à haute voix, car ils croyaient la clairière inhabitée à cette heure de nuit.

Le Marron prêta l’oreille.

« Vous ne m’avez pas dit, Cynthia, pourquoi il vous envoie vers moi, dit Jessuron.

— Pour que vous sachiez que maître Vaughan part en voyage demain matin ; j’ai fait sa valise ; il va à la ville espagnole de l’autre côté de l’île.

— Ah ! je ne craignais que cela ! s’écria le Juif en frappant du pied. Venez, fille, venez, si cette nouvelle est vraie, il n’y a pas un instant à perdre. »

Tous deux s’éloignèrent à pas pressés. À peine avaient-ils disparu que Cubissa dit à Yola :

« Ce vilain corbeau a de méchants projets contre M. Vaughan. Où diable vont-ils ? Pourquoi s’éloignent-ils du penn Jessuron ? Je vais les suivre pour démêler ce mystère. Dites à votre frère de m’attendre ici, ma chère Yola. »

Le Marron se mit à la poursuite des deux complices. L’ombre gigantesque des arbres permettait à Cubissa d’avancer sans trop courir le risque d’être découvert. Il pouvait presque marcher sur les talons de ceux qu’il épiait. D’ailleurs, le Juif était trop préoccupé ce soir-là pour être soupçonneux.

« Oh ! oh ! se dit le capitaine tout à coup, ils quittent le chemin du Jumbé-roc, c’est au Trou-du-Spectre qu’ils vont. Eh bien ! Je ne comprends pas ce qu’ils vont chercher dans cette gorge sans issue. N’importe ! Il faut voir afin de déjouer leurs machinations si elles sont malfaisantes. »

Les conjectures du Marron furent justifiées ; le Juif et la mulâtresse atteignirent le bord du précipice et y firent halte. Cubissa se blottit dans le fourré. Il était à peine caché qu’un sifflement frappa ses oreilles ; c’était évidemment un signal donné par les conspirateurs.

Le capitaine surveillait leurs mouvements et regardait leurs sombres silhouettes se dessiner sur le ciel, lorsqu’ils s’enfoncèrent tout à coup sous terre, comme si quelque trappe se fût ouverte pour les recevoir dans l’intérieur du sol. Le Marron se demanda comment ils avaient pu disparaître ; mais il tenta le chemin, et alla jusqu’au bord du précipice. Alors il reconnut le sentier qui serpentait entre les broussailles, jusqu’au fond de la gorge, mais son attention fut attirée tout à coup vers la lagune. Sur cette nappe argentée comme un miroir dans son cadre de sombre acajou se mouvait un canot. Une forme humaine accroupie dans l’embarcation la conduisait.

Cubissa avait déjà aperçu cet être hideux dans ses courses nocturnes à travers la forêt ; mais, superstitieux comme tous les hommes de couleur, il l’avait pris pour le spectre de Chakra, et il avait fui devant cette apparition ; l’action qu’il lui voyait faire n’étant pas d’un fantôme, le Marron recula d’horreur en reconnaissant qu’il avait devant lui Chakra bien vivant, ressuscité peut-être par le pouvoir d’Obi !


CHAPITRE XIII
ÉTRANGES DÉCOUVERTES


Cubissa, s’il ne pouvait échapper aux instincts superstitieux de sa race, était trop intelligent pour ne pas les surmonter à l’aide du raisonnement. Au bout de quelques minutes, bien qu’il ne s’expliquât pas comment Chakra avait survécu à son supplice, il se rendit bien compte de la réalité de l’existence du myal-man, et l’alliance de celui-ci avec le Juif le mit même sur la trace des moyens par lesquels l’esclave condamné n’avait point péri sur le Jumbé-roc.

Le Marron se plaça de manière à surveiller les mouvements du canot qui passait en ce moment au milieu des buissons et des hautes herbes, au pied du rocher.

Un bruit de voix arriva bientôt jusqu’à lui ; il distingua celles de Chakra, du Juif et de la mulâtresse, chacun prenant à son tour la parole ; mais le bruit de la cascade l’empêcha, malgré la finesse de son ouïe, de distinguer ce qu’ils disaient.

Le silence se fit ; puis l’embarcation reparut au milieu du lac. Deux personnes seulement l’occupaient : Chakra et Jessuron. La femme avait été laissée au pied du rocher.

Cubissa remarqua cette circonstance qui l’obligeait à renoncer au projet qu’il avait formé d’abord, c’était de suivre le myal-man jusqu’à son repaire en traversant le lac à la nage ; mais maintenant que Cynthia lui barrait le seul chemin qu’il pût prendre, il lui devenait impossible d’arriver à la lagune sans être aperçu.

Il ne lui restait plus qu’à attendre, sur la montagne, le retour des conspirateurs ; le Juif et Chakra ne devaient s’être réunis que pour combiner quelque méchant complot, et il ne renonçait pas à l’espoir de le découvrir et peut-être de le faire échouer.

il réfléchissait sur le plan à adopter quand il entendit quelque bruit au-dessous de lui ; on semblait se frayer passage à travers les buissons bordant le précipice.

S’appuyant à une forte branche, le Marron se pencha au-dessus du gouffre et il aperçut le madras bariolé qui servait de coiffure à Cynthia. La mulâtresse gravissait l’escalier d’arbres que Cubissa avait déjà remarqué.

Sans attendre qu’elle eût fini son ascension, il s’enfonça dans le taillis, en se couchant sur le sol, pour voir la direction qu’elle allait prendre.

Une fois sur la crête du rocher, la mulâtresse s’arrêta un moment pour assujettir à son bras une corbeille dont le couvercle en-tr’ouvert laissait passer le goulot d’une bouteille ; puis, après avoir inspecté les environs, elle s’enfonça dans la forêt.

Cubissa jugea inutile de la suivre. Cynthia ne devait être qu’un comparse dans le drame préparé par le Juif et Chakra, et c’étaient ceux-ci qu’il importait d’épier ; aussi le Marron descendit-il le sentier que la mulâtresse venait de gravir, et en quelques secondes, il se trouva au bord du lac.

C’eût été une tâche périlleuse pour un autre que le Marron d’avoir à passer à la nage une lagune traversée, tourmentée par un rapide ; mais Cubissa possédait l’agilité, le sang-froid nécessaires à son existence de chasseur, et, après s’être assuré que la côte était libre, il se laissa aller dans l’eau, en ayant soin de se tenir dans l’ombre projetée par le rocher et de ne se trahir par aucun bruit. Il toucha terre sans avoir été découvert.

La moitié supérieure de la ravine était chargée d’arbres touffus sous lesquels régnait une obscurité aussi profonde que s’il n’eût pas fait de lune ; seulement çà et là, à travers une éclaircie, quelques rayons parvenaient à se glisser jusqu’à terre.

Cubissa supposa, avec raison, qu’il existait un chemin à partir de l’endroit où le canot était amarré, et son premier soin fut de le chercher. Ayant sondé du regard toute la rive, il aperçut l’embarcation attachée à un arbre. La lune, frappant à cet endroit, éclairait un sentier qui s’enfonçait dans le taillis.

Le Marron s’y engagea résolument, mais avec prudence, s’arrêtant de temps en temps pour écouter ; mais il n’entendait que le grondement de la cascade supérieure dont il approchait maintenant. Il y avait, en face de la chute d’eau, un espace où les arbres étaient un peu clairsemés ; il s’y arrêta pour reconnaître les lieux en se demandant s’il ne faisait pas fausse route.

Son examen ne fut pas long, car il aperçut tout à coup des jets de lumière s’échappant à travers les interstices d’une sorte de grillage ; c’était la porte en bambous de la hutte du myal-man, d’où partaient les voix de ceux que le Marron venait épier.

Cubissa se blottit silencieusement sous le cotonnier, tout près du jambage de la porte.

Les deux hommes parlaient à haute voix, n’imaginant pas qu’ils dussent prendre aucune précaution dans ce lieu inaccessible. Cubissa les voyait l’un et l’autre parfaitement, les interstices des bambous permettant à son regard de plonger dans l’intérieur de la hutte.

Le Juif, fatigué de sa longue marche, était assis sur le cadre qui servait de lit, tandis que le nègre s’appuyait contre les racines de l’arbre formant une des parois de sa demeure.

La conversation des deux hommes ne faisait que de commencer, car la lampe paraissait avoir été récemment allumée ; aussi le Marron espéra-t-il en entendre assez pour connaître leurs projets.

Le Juif venait sans doute de se livrer à un accès de colère ; ses yeux roulaient dans leurs orbites et lançaient des flammes ; ses lunettes étaient tombées sur le bout effilé de son nez crochu, et il serrait convulsivement dans sa main droite son inévitable parapluie.

Chakra, deux fois grand comme le marchand d’esclaves, Chakra, malgré son aspect terrible, semblait trembler devant lui et s’excuser :

« Comment pouvais-je deviner, maître Jacob, lui-disait-il d’un ton soumis, que le custos partirait sitôt ? Vous ne le pensiez pas vous-même. Vous ne vouliez pas que le maléfice d’Obi opérât trop vite, de peur qu’il n’éveillât des soupçons… Si j’avais prévu ce départ, j’aurais triplé la dose.

— Ah ! s’écria le Juif d’un air désespéré, il va nous échapper, il nous échappera, et cela, quand je désire plus que jamais être délivré de lui. Cette Cynthia m’a dénoncé une conspiration qu’il a formée contre moi et qu’elle a entendue par hasard.

— Et que veut-il faire contre vous, master ? Avec qui cherche-t-il à vous jouer un mauvais tour ?

— Avec un drôle des Montagnes-Bleues, avec un certain Cubissa le Marron qui contrevient à la loi en gardant chez lui des esclaves fugitifs. Il faut mettre aussi le sort sur Cubissa, entendez-vous, Chakra ; car, si nous étions débarrassés du custos, ce Marron irait me calomnier auprès de quelque autre magistrat, et vous savez comme ils m’envient tous, parce que je sais faire mes affaires. Il ferait beau voir qu’un Marron abject eût raison devant la justice contre un riche propriétaire tel que moi !

— On fait ce qu’on peut, maître Jessuron, mais tout le monde sait qu’il n’est pas facile d’ensorceler un Marron. Outre que ces gaillards-là se soutiennent tous entre eux, ils se défient de tout le monde ; mais je vous aiderai selon mes moyens contre celui-là. J’étais l’ennemi de son père, et je n’ai jamais aimé le fils qui a toujours à la bouche de sottes sentences de bonté et qui se pose en gentleman de la forêt. Soyez tranquille ! Que je le rencontre un jour, et son affaire sera faite avec ou sans l’aide du breuvage d’Obi.

— Nous verrons bien cela, se dit l’écouteur de l’autre côté de la porte, en regardant avec complaisance ses bras musculeux et ses poings lourds comme des massues.

— Mais l’autre d’abord, l’autre avant tout ? s’écria le Juif, repris d’un nouvel accès de rage. Le custos va me glisser dans les doigts… Par mon âme, Chakra, vous m’avez trompé, vous vous êtes joué de moi. »

En faisant cette supposition, le Juif se dressa brusquement en pied, saisit son parapluie et se posta devant son complice dans une attitude menaçante.

« Non, master Jacob, répondit le myal-man, sans quitter le ton de la soumission ; vous savez que j’ai d’aussi bonnes raisons que les vôtres de souhaiter que le charme opère. Je veux la vie du custos en échange de la mienne qu’il a cru prendre ; je veux aussi… oui, je veux, après avoir été esclave, être servi à mon tour par une esclave. Lilly Quasheba, qu’ils appellent Kate, fera le ménage du myal-man et balayera sa hutte, et ma vengeance contre Vaughan durera ainsi après sa mort. Je la savourerai longtemps.

— Chakra, dit Jessuron, effrayé lui-même de l’intensité de haine qui se lisait dans les yeux blancs du nègre et dans le rictus menaçant qui découvrait ses dents aiguës enchâssées dans des gencives empourprées, Chakra, si vous échouez, vous pouvez craindre pour vous-même. Je n’ai qu’un mot à dire pour que les gens de loi envahissent le Trou-du-Spectre. Je ne désire pas me livrer à cette extrémité contre vous, mais j’y suis décidé si vous ne m’aidez pas. »

Cet ultimatum posé, Jessuron se dirigea vers la porte de la hutte.

S’apercevant de ce mouvement, le Marron se dissimula avec soin dans l’ombre du ceïba.

Ce changement de position l’empêcha de suivre un échange très vif de paroles, de menaces peut-être, entre les deux complices ; enfin le myal-man s’écria d’une voix forte et avec une sorte de solennité :

« Je vous promets, maître Jacob, que j’ai agi pour le mieux. Si le vieux custos vous échappe, vous ferez ce qu’il vous plaira de Chakra. Ah ! le planteur nous appartient !

Sur ce mot rassurant, les deux interlocuteurs se dirigèrent vers la rive. Arrivés au canot, le Juif et Chakra sautèrent dans l’embarcation qui fila à travers la lagune. Cubissa attendit le retour du myal-man, et dès que celui-ci se fût renfermé dans sa hutte, le Marron traversa le lac à la nage, atteignit l’autre rive, remonta par l’escalier d’arbres et se trouva sur le sommet du rocher.

Arrivé là, le Marron s’arrêta pour réfléchir et pour résumer ce qui ressortait de la conversation des deux scélérats : c’était, à n’en pas douter, un danger immédiat pour Loflus Vaughan, et le poison était l’arme qu’on devait employer contre lui, grâce à la complicité de la mulâtresse.

Cubissa médita sur les moyens à prendre pour prévenir ces noires machinations, et sa première pensée fut de courir à Mount-Welcome et d’aller les révéler au custos. Mais serait-il admis à cette heure de la nuit, lui, pauvre proscrit de la montagne, auprès du riche planteur ? Ne serait-il pas obligé de mettre les gens de service dans la confidence des faits qui l’obligeaient à cette démarche insolite ? Ne se défierait-on pas de lui ?

Au moment où il retournait dans son esprit toutes ces difficultés, il songea qu’il lui serait facile de pénétrer à Mount-Welcome avec l’aide de Yola qu’il avait laissée sous la garde du prince Cingües et de Quaco sous le ceïba de la clairière, il y courut tout d’une traite.

Une déception l’y attendait : « Capitaine, lui dit Quaco, qui était assis au pied de l’arbre, vous avez été bien longtemps absent. Yola a craint de s’attarder ; elle est retournée à la plantation, et son frère a voulu l’accompagner un peu. N’ayez crainte ; il a promis d’être prudent… Et tenez, le voilà qui revient. Mais, pardon, capitaine, vous sortez donc de l’eau à cette heure de nuit ? Vos habits ruissellent.

— Oui, oui, répondit Cubissa d’un air préoccupé, et comme nous n’avons pas le temps de rentrer chez nous cette nuit, allume un grand feu pour me sécher. »

Par les soins actifs de Quaco, un bûcher de bois mort et de branchages secs fut vite dressé sous le ceïba ; les flammes brillèrent, et le capitaine, debout devant le foyer, se prit à tourner sur lui-même comme un gibier qu’on fait rôtir au bout d’une ficelle, présentant successivement chacune des faces de ses vêtements trempés et de son individu grelottant à l’action du feu. Cubissa fuma bientôt comme de la chaux éteinte, et quand il se sentit suffisamment sec et dispos, il sortit sa pipe et son sac à tabac afin d’aider au travail de son esprit.

Le capitaine debout devant le foyer.

Quaco et le prince Cingües ne comprenaient rien à son agitation fébrile ; mais ils s’abstinrent de troubler le capitaine, qui s’absorbait dans un monologue intérieur.

« Impossible maintenant d’aller à Mount-Welcome, se disait-il. Qui donc aurait assez d’autorité pour s’y présenter à ma place, dès l’aube, et être introduit auprès du custos ?… Ah ! son neveu !… mais ils sont brouillés. Le jeune homme a des raisons d’en vouloir à son oncle… Oui, master Herbert, s’il a de la fierté, peut-être même de la rancune, n’en est pas moins d’un cœur généreux. Ce serait bien à lui de se venger des mépris de son oncle en lui rendant service. Oui, le jeune homme me remerciera de lui donner cette occasion de se réconcilier avec sa vraie famille, car des parents connue le Juif sont des parents à renier… 11 faut que je voie master Herbert… Oui, mais ce penn du Juif est un endroit dangereux pour moi… Eh ! je suis bien sorti du lac au rapide tout à l’heure, j’échapperai bien aux yeux de fouine de maître Ravener. Voilà qui est dit, et il est bien temps de partir, si je veux déjouer le plan de ces deux coquins.

« Cingües, dit-il au prince, vous allez retourner au village, et vous y prendrez du repos après avoir dit à mes hommes de se tenir prêts à accourir dès que mon cor les appellera par les cinq sonneries. Quant à toi, Quaco, tu vas aller explorer la route qui mène à la ville espagnole, à Savannah-la-Mer, et tu me rejoindras aux trois sons du cor, comme à l’habitude. Je pars en expédition, et ne puis rien vous dire de plus, n’en sachant pas encore davantage moi-même. Au revoir, frères ! »

Et le Marron s’éloigna précipitamment par le sentier qui conduisait à l’Heureuse-Vallée.



CHAPITRE XIV
UNE MISSION POUR LES CHASSEURS D’HOMMES


En quittant le Trou-du-Spectre, Jacob Jessuron s’était dirigé vers sa demeure. Si avancée que fût la nuit, il ne semblait pas que le sommeil fût pour rien dans sa hâte de rentrer chez lui ; ses yeux étaient grands ouverts, et on aurait pu y lire une expression anxieuse et réfléchie.

Les phrases hachées qui s’échappaient de ses lèvres, tandis qu’il avançait sous les arbres, prouvaient que son mécontentement durait encore. Les assurances de Chakra, qui avaient d’abord calmé ses craintes, ne lui donnaient plus maintenant aucune sécurité : lui-même avait si souvent manqué à ses promesses envers le myal-man qu’il craignait que celui-ci ne prît sa revanche en cette occasion ; même lorsque le Juif se fiait à la haine de Chakra contre le custos, son imagination se torturait à trouver des impossibilités à la réussite de l’attentat.

« Le myal-man, se disait-il, peut se tromper sur l’infaillibilité de sa drogue. La dose sera-t-elle assez forte ? Cynthia ne reculera-t-elle pas devant le danger auquel elle s’expose en la donnant à son maître ?… L’heure matinale à laquelle part le voyageur ne sera-t-elle pas un obstacle à l’administration du breuvage ?… Et si le custos, ayant conçu des soupçons, refusait de se laisser faire ?

« Il y a loin de la coupe aux lèvres, répéta plusieurs fois le Juif, dont c’était le proverbe favori. Mais aussi pourquoi me lier à ce vieux nègre exalté, qui a fini par croire à ces sortilèges à force d’en imposer à tous ces stupides sectateurs d’Obi ?… N’aurai-je pas pu faire la chose par moi-même ? N’ai-je pas chez moi ?… Oui, les chasseurs espagnols, c’est cela, j’ai trouvé. Ce sont juste les gens qu’il me faut, et ils valent cent philtres d’Obi ! Maintenant que j’y pense, c’est le seul plan à suivre, il n’y en a pas de plus sûr. Ah ! custos, cette fois vous ne m’échapperez pas. »

Le Juif hâta le pas et, au lieu de rentrer dans son habitation, près de laquelle il était arrivé, il traversa l’arrière-cour du penn, ouvrit une seconde porte, et se retrouva dans les champs. Là, il s’arrêta une minute pour s’assurer qu’il n’y avait pas de rôdeurs dans les environs.

Rassuré sur ce point, il se remit en route.

À trois ou quatre cents mètres de la barrière extérieure, s’élevait une cabine isolée, presque entièrement cachée sous les arbres. Cinq minutes suffirent à Jessuron pour y arriver, et une fois devant la porte, il y frappa avec le bout de son parapluie.

« Qui est là ? demanda en langue espagnole une voix qui partait de l’intérieur.

— Manuel, c’est moi, votre maître, répondit le Juif. Dépêchez-vous. J’ai à vous parler d’affaires importantes. »

À ce moment, celui qu’on appelait Manuel ouvrit la porte, et parut sur le seuil de la cabine. Jessuron le prit par le bras et rentra dans l’habitation avec lui.

La conversation qui suivit eut pour but de régler l’assassinat de Loftus Vaughan. D’après le plan tracé par Jessuron, les deux Espagnols devaient guetter le custos dans quelque défilé de la forêt, n’importe où, pourvu qu’ils remplissent leur mission.

Cinquante livres en bonne monnaie courante, telle fut la récompense offerte et acceptée.

Moins de vingt minutes après être entré dans la cabine, le Juif en ressortit et reprit d’un pas vif et allègre le chemin de sa maison, pour y trouver enfin quelques instants d’un repos qu’il avait bien gagné assurément.

En passant sur la galerie de la véranda, il y vit Herbert couché dans un hamac au frais de la nuit. Le jeune Anglais s’était installé là, pour fuir l’atmosphère étouffante de son appartement.

« Dormez, petit sot qui ne savez rien faire de bon et qui vous piquez de beaux sentiments, grommela Jacob Jessuron. C’est assez ennuyeux de partager avec vous l’héritage de Mount-Welcome ; mais je suis seul au monde, et votre présence me distrait. Dormez, dormez, vous ne vous doutez pas de ce que votre bon oncle Jacob vient de faire pour vous. »

Cubissa jouait gros jeu en prenant pour but de sa course le penn du Juif.

Le Marron, tout en courant depuis la clairière du ceïba jusqu’à l’Heureuse-Vallée, avait envisagé de sang-froid tous ces périls, mais il s’était résolu à les braver, dans un généreux sentiment d’humanité. Son courage n’excluait pas chez lui la prudence ; il combina un plan qui, d’après sa propre inspiration, conjurait les risques tout en assurant la réussite de son projet de communiquer avec Herbert.

Cubissa ne pouvait songer à pénétrer nuitamment dans l’habitation, car il ne connaissait pas l’appartement du jeune Anglais. Il se résolut donc à faire halte à une place d’où il pourrait observer la véranda, sur laquelle s’ouvraient tous les appartements intérieurs. Il supposait qu’Herbert en quittant sa chambre au lever du jour, traverserait la galerie ; un signal quelconque l’avertirait alors de la présence de son ami le Marron.

Il y avait à peine un quart d’heure que Cubissa avait commencé sa faction lorsqu’il sembla voir un hamac suspendu à une certaine hauteur au-dessus de la balustrade de la véranda et bientôt la lune éclairait en plein la figure du dormeur, c’était Herbert Vaughan.

Cubissa réfléchissait au moyen de réveiller le jeune Anglais sans répandre l’alarme dans la maison, quand il entendit le bruit d’une porte tournant ses gonds. Ce bruit venait de la cour, et en regardant de ce côté, le Marron aperçut un homme qui venait de franchir la barrière et qui se dirigeait vers la maison. Au moment où il gravissait l’escalier, un rayon de lune dessina sur le mur la silhouette sinistre du Juif.

« Il faut que je l’aie laissé derrière moi sur le chemin, se dit Cubissa ; mais non, j’ai vu ses traces devant moi tout le temps… Il est arrivé d’abord et ressorti ensuite, mais pourquoi ?… Est-ce qu’il serait vrai qu’il ne dort jamais, comme on le prétend ? Mes camarades l’ont rencontré dans les bois à toute heure de nuit. Je m’explique ses allées et venues, maintenant que je sais de qui il est l’allié… Crambo ! quand je pense que Chakra vit encore ! »

Tout en faisant ses réflexions, Cubissa suivait du regard la forme sombre qui, semblable à un esprit des ténèbres, glissait silencieusement le long de la galerie.

Aussi longtemps que le Juif resterait là, il était impossible au Marron de communiquer avec le dormeur ; il courait de plus le risque d’être aperçu par Jessuron, juché comme il était dans le maigre feuillage d’un cocotier.

C’était une découverte dont Cubissa redoutait avec raison les conséquences, car elle aurait non seulement empêché son entrevue avec Herbert, mais encore elle aurait eu pour résultat de faire de lui le prisonnier du marchand d’esclaves, perspective désagréable assurément.

Dans cette appréhension, le Marron garda une immobilité parfaite. À le voir, on eût dit une statue de bronze placée sur le faîte d’une colonne corinthienne.

Force fut à Cubissa de conserver quelque temps son incommode position. Le Juif ne quittait pas la galerie ; il faisait quelques pas, puis revenait vers l’escalier de bois et regardait dans la cour comme s’il attendait quelqu’un.

En effet, la porte cria une seconde fois, et deux hommes, dans lesquels Cubissa reconnut les deux chasseurs de nègres, traversèrent la cour.

En les voyant arriver, Jessuron s’était retiré dans une chambre ouverte sur la véranda ; mais il était revenu à son poste quand un des Espagnols eut monté l’escalier de bois. Le Juif lui remit une gourde et lui dit d’une voix qui vibra dans le silence de la nuit :

« C’est du merveilleux rhum de la Jamaïque ; ne l’épargnez pas ; et maintenant, mon bon garçon, vous n’avez pas une minute à perdre si vous ne voulez pas qu’il vous échappe. En route donc !

— Soyez sans crainte, seigneur don Jacob, répondit l’homme. Il aurait de bien longues jambes si nous le manquions une fois que nous serons sur sa trace. »

Sur cette assurance, l’Espagnol descendit l’escalier et rejoignit son camarade ; puis ils disparurent tous les deux.

Le Marron reporta ses regards sur la véranda. À sa grande joie, Jessuron entra à ce moment dans sa chambre, dont la porte était restée ouverte.

« Bon, se dit Cubissa, la chouette va rentrer dans son trou, je l’espère, maintenant que son œuvre nocturne est terminée !… » Cette exclamation fut arrêtée court par la réapparition du Juif, enveloppé d’une ample robe de chambre qui lui tombait jusqu’aux pieds ; il avait quitté son chapeau, déposé son inévitable parapluie, et n’avait gardé que son sordide et inamovible bonnet de coton. Cubissa eut la douleur de le voir s’avancer une chaise à la main, comme si l’intention de Jessuron eût été de s’installer dans la véranda.

C’était précisément le caprice du Juif, car, après avoir planté son siège au milieu de la galerie, il s’y assit ; un moment après, Cubissa sentit l’odeur du tabac, et il aperçut un cigare allumé entre le menton saillant et le nez crochu de l’Israélite.

La consternation de l’observateur fut à son comble. La situation s’aggravait ; non seulement il ne pouvait réveiller Herbert, mais encore tout mouvement sur son arbre lui était interdit avant le départ du Juif.

Le Marron appela à lui toute sa patience, et il se tint immobile une grande heure, jusqu’à ce

Ses bras pendants étaient la preuve de la réalité de son sommeil. (Page 57.)


que ses membres fussent engourdis au point de lui causer une douleur presque intolérable. Le Jessuron restait rivé sur son siège.

Cubissa pouvait maintenant voir une lumière bleue glisser sur la cime des arbres, et en tournant la tête, il apercevait les teintes rosées qui commençaient1 à blanchir la cime du Jumbé-roc.

« Que faire ? se disait-il. Si je reste plus longtemps sur mon arbre, je ne puis manquer d’être découvert par les esclaves et les gens du penn qui vont partir à leur ouvrage ! »

Le Marron se fût estimé heureux de pouvoir quitter son poste sans avoir rempli le but qui l’y avait attiré, quitte à inventer un autre moyen de communiquer avec Herbert Vaughan. Tandis qu’il projetait de se laisser glisser à terre sans attirer l’attention, ses yeux se reportèrent sur la véranda ; le jour qu’il avait tant redouté et qui se levait définitivement, lui servit à constater que le Juif dormait enfin ! Jessuron s’était laissé vaincre par la fatigue et ses bras pendants étaient la preuve de la réalité de son sommeil.

Ses bras pendants étaient la preuve de la réalité de son sommeil.


CHAPITRE XV
L’ABSENCE MYSTÉRIEUSE


Cubissa hésita un instant sur la conduite à tenir. Pouvant être surpris d’un moment à l’autre, il se serait décidé à descendre du cocotier pour courir tout seul à Mount-Welcome, s’il n’avait été retenu par la singulière répugnance qu’ont tous les hommes résolus, à dévier du plan qu’ils se sont une fois tracé. Du reste, Cubissa ne pensait pas que le péril qui menaçait le custos fût si proche, car, s’il eût soupçonné que le départ des deux Espagnols avait pour but la vengeance de Jessuron, il eût abandonné toute idée d’attendre le moment favorable à une communication avec Herbert, pour courir avertir Loftus Vaughan du guet-apens préparé contre lui.

Au moment où Cubissa hésitait encore, le dormeur se retourna en bâillant sur son hamac.

« Il va s’éveiller ! » pensa le Marron.

Mais le jeune Anglais se contenta de s’appuyer la tête sur le bras dans une pose plus propice au sommeil.

« Quel ennui ! murmura Cubissa… Si seulement je pouvais l’appeler ; mais il est probable que le vieux corbeau m’entendrait et non pas lui. Je vais jeter quelque chose dans le hamac ; cela l’éveillera peut-être. »

Cubissa tira sa pipe, le seul objet disponible qu’il possédât, et il la lança, après avoir visé avec soin. La pipe tomba sur la poitrine du jeune homme ; mais la secousse fut trop légère pour l’éveiller.

« Crambo ! il dort comme un hibou à midi ? Que puis-je faire ? Si je jette mon machete, je me prive de cette arme, et qui sait si je n’en aurai pas besoin avant qu’il puisse me la rapporter ? Ah ! l’une de ces noix de coco, voilà ce qu’il me faut ; ce sera assez lourd pour le sortir de son engourdissement. »

Le Marron détacha une des énormes noix de l’arbre. Après avoir soupesé le fruit pour juger de sa pesanteur, il lança le projectile que les bords du hamac empêchèrent heureusement de rouler sur le parquet, car ce bruit aurait éveillé le dormeur de la chaise.

Herbert atteint bondit sur sa couche, mais son sang-froid britannique retint sur ses lèvres l’exclamation prête à lui échapper.

« D’où tombe cette noix ? » murmura-t-il en levant les yeux pour trouver une réponse à sa question.

Dans la lumière encore indécise de l’aube, il aperçut le cocotier qui s’étendait majestueusement au-dessus de lui ; il connaissait l’arbre et chaque ligne de son contour ; mais certaine silhouette sombre se montrant au sommet attira son attention. Il faisait assez jour pour qu’il distinguât la figure de son hôte de la forêt, le capitaine Cubissa.

Il allait témoigner sa surprise quand le Marron lui imposa silence par un geste :

« De la prudence, maître Vaughan, dit-il à voix basse ; levez-vous et suivez-moi dans la forêt. J’ai pour vous des nouvelles de vie et de mort. Dépêchez-vous, et, au nom de votre salut, qu’il ne vous voie pas !

— Qui donc ? demanda Herbert du même ton discret.

— Regardez, reprit le Marron en lui montrant Jessuron toujours endormi sur sa chaise. Vous me trouverez dans la clairière, sous le cotonnier. Pas une minute à perdre, ceux qui doivent vous être chers sont en danger. »

Après avoir dit ces paroles, le Marron se laissa glisser à terre, et prenant aussitôt le galop, il disparut dans les secondes pousses de la plantation à sucre.

Herbert Vaughan n’hésita pas à suivre le conseil de son ami Cubissa, sans en comprendre en rien le sens toutefois. Une seule personne l’intéressait à la Jamaïque, puisqu’une seule lui avait témoigné de la sympathie : sa cousine Kate. Quel danger pouvait-elle donc courir qu’il pût conjurer, lui ? Une seule recommandation du Marron lui avait été compréhensible, et encore plus par instinct de sentiment que par raisonnement : c’était la défiance que Cubissa avait manifestée à l’égard de Jessuron.

En deux secondes, Herbert fut habillé. Il alla chercher son fusil dans sa chambre et, trop prudent pour descendre l’escalier devant lequel son hôte était assis, trop impatient pour faire un détour, il sauta par-dessus la balustrade de la galerie et s’enfonça dans le chemin que Cubissa venait de prendre.

À peine avait-il perdu le penn de vue que les tintements criards d’une cloche retentirent dans l’air calme du matin : c’était le signal qui appelait les nègres à leurs travaux de chaque jour.

Présumant que cette sonnerie ne manquerait pas d’éveiller le Juif, Herbert se félicita d’avoir quitté à temps l’Heureuse-Vallée, et s’achemina d’autant plus vite vers le lieu du rendez-vous.

Cubissa, qui se trouvait fort loin déjà, entendit aussi la cloche et il en ressentit une vive inquiétude, ignorant qu’Herbert avait été assez leste dans ses préparatifs pour s’échapper avant le réveil de Jessuron.

Celui-ci s’était en effet redressé sur son siège au premier tintement du signal accoutumé.

« Par mon âme, dit-il, je crois que j’ai dormi deux heures, et il est bon de se tenir éveillé dans ces temps-ci… Le custos est sans doute en chemin, et si ces Espagnols font leur besogne aussi honnêtement qu’ils me l’ont promis, Loftus Vaughan dormira la nuit prochaine plus profondément que cela ne lui est jamais arrivé… Mais, s’ils manquaient leur coup !… quel serait le résultat ?… Il y a danger !… Que je tombe mort si je me trompe, il y a danger… Je n’y avais pas pensé encore : ils peuvent être pris et me dénoncer… moi, un juge… Pour se sauver, ils sont capables de m’accuser… Cet Andrès a une langue aussi longue que son machete… c’est un fou bavard. J’aurai soin de les faire disparaître tous les deux de l’île, aussitôt que je le pourrai. »

Le Juif ne songeait pas à mêler Chakra à ses appréhensions ; il ne croyait pas à l’efficacité de ses poisons, et il restait convaincu que les machetes des Espagnols seraient plus efficaces que le philtre d’Obi pour le débarrasser du custos.

En supposant que Cynthia eût réussi à donner la drogue mortelle, le myal-man n’était pas à craindre ; un tel allié avait de bonnes raisons de garder le sjlence. Quant à la mulâtresse, le Juif n’ayant point parlé de l’affaire du philtre d’Obi avec elle, elle ne pouvait le compromettre par sa dénonciation.

« Il faut que je prenne quelques mesures, se dit Jessuron en se levant. Oui… Je puis envoyer un messager à Mount-Welcome sous prétexte d’affaires. Cela paraîtra étrange peut-être, étant si mauvais voisins depuis longtemps,… mais, peu importe, car le custos doit être parti. Ici, Ravener ! » cria-t-il en appelant son inspecteur qui, le fouet sous le bras, traversait la cour en ce moment.

Ravener monta l’escalier de la véranda et attendit silencieusement les ordres de son maître.

« Avez-vous quelque affaire, lui dit celui-ci, pour laquelle vous puissiez envoyer un message à Mount-Welcome ? On m’a dit que Loftus Vaughan devait aller en voyage, et je désirerais savoir s’il est parti. Vous me comprenez ?

— Parfaitement, répondit Ravener avec un signe d’intelligence. Blue-Dick est le seul qui soit capable de se tirer de cette commission.

— Vous lui commanderez, Ravener, de dire à la mulâtresse Cynthia que je désirerais lui parler. Mais surtout que personne ne puisse le surprendre en conversation avec cette fille.

— Bien ; et il faut qu’il parte ?…

— À l’instant même et qu’il revienne promptement. »

Quelques minutes après, le jeune Mercure, connu sous le sobriquet de Blue-Dick, s’acheminait vers la plantation de Mount-Welcome.

La conversation du Juif et de son commandeur avait eu lieu à voix basse, afin qu’elle ne pût être entendue de celui qu’on supposait couché sur son hamac, à dix pas de l’endroit où elle se tenait.

Après le départ de Ravener, Jessuron se rendit dans sa chambre pour y faire sa toilette. Son absence ne fut pas longue. Au bout de dix minutes, il reparut dans la galerie, vêtu de son éternel habit bleu et armé de son parapluie, car il s’apprêtait à sortir.

Comme il posait le pied sur la première marche de l’escalier, une pensée sembla le frapper tout à coup, et il se dirigea avec précaution du côté de la galerie où le hamac était suspendu.

« Je suppose, murmura-t-il entre ses dents, que le jeune gentleman est encore endormi. Gentleman, vraiment ! car s’il ne l’est pas encore, il le sera avant la nuit prochaine. Allons ! je ne le réveillerai pas ; les riches gentlemen n’aiment pas à être dérangés dans leur sommeil… Ach ! »

Cette exclamation s’échappa des lèvres du Juif lorsque, en tournant l’angle de la véranda, il eut aperçu le hamac.

« Déjà levé ! » se dit-il, et allant ouvrir sans façon la porte de la chambre du jeune Anglais, il la trouva aussi vide que le hamac.

« Il est sorti en emportant son fusil, continua Jessuron stupéfait. Comment a-t-il passé sans que je l’entendisse ? Où diable le jeune garçon a-t-il pu aller si matin ? »

Le Juif essaya de se rassurer en pensant qu’Herbert avait sans doute eu l’intention de chasser ; mais, dans ce cas, comment avait-il pu oublier sa gibecière ? L’inquiétude de Jessuron augmenta quand la fille de service, en détachant le hamac, en fit tomber une pipe et une noix de coco. Herbert ne fumait jamais la pipe, cet objet ne pouvait lui appartenir ; quant à la noix de coco, elle devait avoir été détachée de l’arbre qui dominait la galerie. Sur le tronc du cocotier on trouva des traces indiquant que quelqu’un y avait grimpé récemment.

La fille de service, en détachant le hamac, en fit tomber une pipe.

Ce n’était pas à coup sûr Herbert qui était monté dans le cocotier pour lancer de là des projectiles dans son hamac. Il avait dû se lever et partir après avoir reçu ce signal ; mais d’où donc et dans quel but lui avait-on expédié un émissaire si mystérieux ?

Le Juif envoya battre la campagne aux environs du penn, afin de connaître par les traces laissées, de quel côté Herbert avait dirigé sa promenade.

L’un des nègres employés à cet effet vint annoncer un fait important : dans la partie du terrain marécageux située en dehors du jardin, il avait découvert les traces du jeune Anglais allant dans la direction des montagnes, et, près d’elles, les empreintes deux fois répétées des pieds d’un autre homme, ce qui prouvait que celui-ci avait dû venir et s’en retourner.

Le nègre était un chercheur de pistes dont on ne pouvait mettre l’habileté en doute ; aussi le Juif éprouva-t-il une impression des plus désagréables en entendant ce rapport. Jessuron s’inquiétait sans savoir pourquoi, comme toutes les consciences troublées.

Évidemment, Herbert n’avait rien pu pénétrer de ses projets contre le custos ; mais comment se faisait-il que le jeune homme eût quitté le penn juste au moment où s’accomplissait la mission des chasseurs espagnols ?

Le retour de Blue-Dick fit diversion ; il annonça à son maître que le custos avait quitté Mount-Welcome dès le point du jour.

« Bon ! dit Jessuron, mais où est son neveu ? »

Blue-Dick avait vu Cynthia et avait pu lui glisser un mot à l’oreille. La mulâtresse devait se rendre au penn aussitôt qu’elle trouverait le moyen de s’échapper de la plantation.

« Bon ! répéta le Juif, mais où s’est caché master Herbert ?… »

Et plus le soir s’avançait, plus les nuages s’amoncelaient sur le front du marchand d’esclaves.


CHAPITRE XVI
ENNEMIS ET SAUVEURS AGISSANT DE LEUR MIEUX


Le soleil commençait à dorer les flancs brillants du Jumbé-roc, et ses rayons n’avaient pas encore atteint la vallée, lorsque des lumières, jaillissant à travers les jalousies de Mount-Welcome, annoncèrent que les habitants de la maison étaient déjà levés. La chambre de Smythje seule restait dans l’obscurité ; le dandy dormait.

Malgré l’heure matinale, le planteur et sa fille étaient réunis dans la salle où le déjeuner venait d’être servi. Loftus Vaughan seul y faisait honneur ; Kate n’était là que pour lui tenir compagnie au moment du départ et pour lui servir son café.

Le custos portait un costume en étoffe épaisse, à larges poches, avec des bottes à l’écuyère auxquelles étaient bouclés des éperons d’argent. Un ceinturon retenait à sa ceinture une paire de pistolets, bonne précaution en cas de rencontre de quelque nègre maraudeur.

Deux chevaux qu’on entendait piaffer dans la cour attendaient le voyageur, ainsi que le nègre en houppelande qui les maintenait par la bride.

M. Vaughan se mettait en route, on le sait, pour exécuter un projet longtemps remis, pour accomplir un devoir qui, négligé, menaçait de mettre en péril l’avenir de sa fille ; il se rendait à la capitale de l’île pour demander à l’Assemblée l’acte spécial qu’elle pouvait seule accorder, et qui devait prévenir les effets du code noir, par lequel Kate était exclue de l’héritage de son père. Six lignes de l’Assemblée, signées du gouverneur, lèveraient l’empêchement légal.

Si M. Vaughan avait été un simple teneur de livres, ou même un marchand de fortune médiocre, le succès de son entreprise lui aurait laissé quelque doute ; mais le propriétaire de biens considérables, l’ami d’une vingtaine de membres de l’Assemblée, devait n’avoir qu’à demander pour obtenir.

Malgré tant de raisons d’espérer, le custos était triste ; cette perspective d’un voyage fatigant le contrariait. Outre qu’il était habitué à une vie de bien-être, depuis quelques jours sa santé était altérée ; il avait perdu l’appétit, et une soif ardente, qu’il ne pouvait apaiser, le consumait du matin au soir.

Le docteur de la plantation avait été étonné de ces symptômes, auxquels ses prescriptions n’avaient apporté aucun soulagement. L’affection morbide semblait si obstinée que le malade aurait renoncé à se mettre en route, sans l’espoir de trouver à la ville un médecin qui pût comprendre son mal et le guérir.

Une autre préoccupation pesait encore sur l’esprit du custos, plus lourdement peut-être que tout le reste. Depuis la mort de Chakra, ou plutôt depuis qu’il avait cru apercevoir une nuit son fantôme dans un sentier de la forêt, une crainte superstitieuse travaillait l’esprit de Loftus Vaughan. Il avait souvent médité sur cette apparition et avait évité depuis ce temps le Jumbé-roc et ses environs.

Cette impression se fût peut-être effacée avec le temps, si un autre fait absolument du même genre n’eût été rapporté au custos le jour de l’accident de Smythje dans la forêt et n’eût ravivé ses sourdes terreurs.

Dans l’après-midi de ce jour, Quashie déclara qu’en passant près d’un endroit appelé le « Duppy’s hole », pour revenir à l’habitation, il avait vu le fantôme du vieux Chakra.

Le négrillon, qui n’avait pas les raisons qu’avait Loftus Vaughan pour craindre un tel revenant, assura la chose en claquant des dents et les yeux retournés dans leur orbite. Ses camarades s’étaient moqués de lui ; mais le récit de Quashie, en réveillant chez son maître des terreurs à peine oubliées, contribuait à augmenter la tristesse dont Loftus Vaughan souffrait au moment de son départ.

Si le custos était préoccupé et morose, sa fille ne paraissait pas dans une meilleure situation d’esprit.

Pour la première fois, le rang infime quelle occupait dans la société de l’île lui était révélé ; elle connaissait la tache de sa naissance. Le planteur lui avait dit la veille la vérité sur les motifs qui nécessitaient son départ.

Kate n’était pas de nature ingrate ; elle avait été touchée de cette preuve de sollicitude par laquelle son père lui assurait toute sa fortune ; mais peut-être lui en aurait-elle été plus reconnaissante, s’il n’avait pas ajouté que le désir d’assurer le mariage de sa fille avec M. Smythje était un de ses motifs les plus pressants.

Or, plus la jeune fille voyait le cockney, et moins elle découvrait en lui les qualités qui font le chef de famille, et l’homme dont une femme sérieuse est fière de porter le nom. M. Smythje, d’ailleurs, ne paraissait pas se douter des intentions matrimoniales de son hôte, et son attitude envers Kate ne les justifiait en rien ; car il passait ses journées à se parer, à chantonner des airs d’opéra, et à bâiller en jurant que le séjour des colonies était bien inférieur en plaisirs à celui du moindre village des Trois-Royaumes.

Durant les quelques minutes que dura le déjeuner, pas un mot ne fut échangé entre le père et la fille. Le planteur touchait à peine aux mets qui lui étaient présentés. Après avoir pris plusieurs tasses de café, il quitta la table et se revêtit de son pardessus.

Pendant les derniers préparatifs du custos, la mulâtresse Cynthia allait et venait, en proie aune agitation nerveuse.

Dès le commencement du repas, elle s’était retirée dans une pièce adjacente à la salle pour y procéder à la préparation du « swizle », et, quelqu’un lui ayant demandé par quelle raison elle préparait si matin ce breuvage, destiné aux heures chaudes du jour, elle avait répondu « que le maître pouvait en désirer avant de partir. »

Les prévisions de Cynthia se réalisèrent. Le custos commençait à peine à descendre l’escalier quand il appela et demanda à boire.

« Massa aimer peut-être un verre de swizle, dit Cynthia ; j’en ai préparé.

— Tu as raison, c’est la boisson la plus rafraîchissante, » dit le custos.

La mulâtresse apporta le swizle ; le custos prit le gobelet d’argent sans remarquer le tremblement neryeux des mains qui le lui présentaient, et il but la boisson jusqu’à la dernière goutte.

« Vous avez manqué la préparation, fille, lui dit-il en lui rendant le gobelet, je lui trouve un goût amer… mais il ne faut pas être trop exigeant pour le coup de l’étrier ! »

Vous avez manqué la préparation.

Après avoir lancé cette mélancolique plaisanterie, le custos embrassa sa fille, se mit en selle et partit au galop.

Cubissa avait mis peu de temps à gagner la clairière ; une fois sous le ceïba, il s’assit sur une souche pour attendre Herbert. Il y demeura quelque temps, non sans impatience, car toute minute était précieuse, puis tout à coup il songea que le jeune Anglais avait pu s’égarer. La route était loin d’être facile ; c’était un sentier frayé par le bétail, peu fréquenté par les piétons. En outre, d’autres chemins y aboutissaient, allant dans différentes directions.

Lorsque cette réflexion frappa Cubissa, il se repentit de n’avoir pas attendu son nouvel ami et avec raison.

Depuis le jour de leur première entrevue, Herbert n’était jamais allé du côté du ceïba, et, dès son entrée dans le bois, il avait pris un sentier opposé à celui qu’il fallait suivre ; il errait à cette heure dans la forêt, cherchant la clairière et le gigantesque cotonnier.

Pendant ce temps, le Marron avait eu l’idée de retourner du côté du penn afin de chercher les traces du passage d’Herbert et de les suivre jusqu’au point où sa connaissance de la forêt lui permettrait de se diriger vers le jeune Anglais égaré ; il rentra bientôt dans l’ancienne plantation de cannes de Jessuron, et lorsqu’il fut en vue de la maison, il eut soin de rester à couvert sous le bois taillis, car le jour était levé et le soleil brillait du plus vif éclat.

Cubissa fut assez heureux pour apercevoir sur le chemin boueux situé derrière le mur du jardin une empreinte fraîche qui dénonçait le passage d’Herbert. Il suivit les traces aussi longtemps qu’il put les distinguer, mais elles finissaient avec le chemin embourbé.

Au delà, la terre, couverte d’un épais gazon, n’aurait pas même gardé la foulure d’un sabot de cheval. Cubissa conclut de sa découverte que si le jeune Anglais s’était égaré, il ne devait pas être très éloigné de la clairière, puis-qu’il avait suivi assez longtemps la bonne voie.

« Peut-être a-t-il atteint le ceïba, et m’attend-il maintenant, » pensa le Marron.

Animé par cet espoir, et aussi par la contrariété que lui causaient ses dispositions mal prises, il repartit pour le lieu du rendez-vous, où il ne trouva personne.

Dès que Cubissa eut repris haleine, il se mit à appeler, espérant que sa voix guiderait le jeune homme si, selon sa conjecture, celui-ci n’était pas loin de la clairière ; mais il usa vainement de toute l’énergie de ses poumons.

« Allons ! se dit-il, j’ai un meilleur moyen de lui faire connaître ma présence. J’oubliais mon cor. C’est un signal qu’on peut entendre d’un mille. »

Et le Marron tira de son instrument un appel sonore et prolongé.

Trois sons aigus lui répondirent.

« C’est Quaco, se dit le capitaine ; a-t-il déjà quelque chose à me dire pour qu’il revienne si vite de son embuscade sur la route de Savannah-la-Mer ? Mais master Vaughan ne viendra-t-il donc pas ?… Il faut que je recommence… »

Et Cubissa, portant de nouveau son cor à ses lèvres, en tira trois notes d’une intonation différente.

Quaco ne répondit à aucune, mais il parut en personne au bout de quelques minutes.

Les traits de Quaco n’avaient pas leur expression ordinaire ; ses yeux étaient effarés, ses gestes animés, et son allure dénotait quelque grave événement. La peau du colosse était couverte d’une sueur blanche qui paraissait filtrer à travers chaque pore de son noir épiderme, ce que pouvait expliquer une longue marche sous un soleil devenu brûlant depuis une heure.

« Vous m’apportez des nouvelles, Quaco ? lui dit Cubissa, du ton digne, mais bienveillant, d’un supérieur qui sait se faire à la fois aimer et estimer. Auriez-vous aperçu ce jeune Anglais du penn ? Je l’attends, mais je crains qu’il ne se soit égaré dans la forêt.

— Point d’Anglais, cap’taine, mais le custos Vaughan.

— Crambo ! vous avez rencontré le custos hors de chez lui ? où et quand ? »

Ce matin, à environ quatre milles de la traverse de Carrion-Crow. Il n’avait avec lui que le vieux Plute, le jockey de Mount-Welcome. »

L’emphase avec laquelle le nègre appuya sur sa réponse fit pressentir à Cubissa que Quaco avait autre chose à lui apprendre.

« Et c’est tout ? lui demanda-t-il.

— Oh ! non, cap’taine, répondit le lieutenant, les joues gonflées par l’étonnante communication qu’il allait faire, et les yeux roulant comme deux billes blanches sous ses paupières : J’ai rencontré un revenant !

— Un revenant ! Allons donc !

— Le même que l’autre jour ; oui, je le jure par le grand Accompong, j’ai vu le fantôme du vieux Chakra ! »

Le capitaine fit un brusque mouvement que le nègre attribua à la surprise causée par cette nouvelle.

« Et où donc ? demanda Cubissa.

— Sur le chemin, à une centaine de mètres du carrefour. Le vieux scélérat ne peut pas dormir tranquille dans sa tombe… il faut toujours qu’il rôde dans les bois.

— À quelle distance était-il de l’endroit où vous avez rencontré Loftus Vaughan ?

— À un quart de mille ; il n’a fait que paraître et disparaître dans les broussailles ; car c’était au point du jour, le coq avait chanté, et cela a peut-être envoyé le revenant faire un plongeon dans la rivière.

— Il ne faut pas attendre plus longtemps master Herbert ; nous allons partir tout de suite, Quaco.

— Arrêtez, cap’taine, je ne vous ai pas tout dit. Deux milles plus loin, après le revenant, je me suis trouvé en face de ces deux compères du diable, ces damnés Espagnols du Juif.

— Ah ! les Espagnols ! s’écria Cubissa dans l’esprit duquel se fit une soudaine lumière. Tous deux après le custos ! Venez vite, Quaco ; j’ai mon fusil, vous avez le vôtre, nous en aurons besoin avant la nuit.

— J’ai aussi le mien, cria une voix qui partait du fourré. » Et au même instant, Herbert sortit du bois près des deux Marrons.

« De quoi s’agit-il donc ? demanda-t-il. Je regrette de vous avoir retardés en me perdant dans la forêt ; mais j’arrive à temps, puisque vous n’êtes point partis.

— Nous n’avons plus le loisir de nous arrêter pour vous conter l’affaire, maître Vaughan ; je vous la dirai en chemin, car il nous faut courir, le plus vite possible, du côté de Savannah-la-Mer.

— Allons ! dit le jeune homme, mais vous savez que mon temps ne m’appartient pas absolument. Je suppose qu’il s’agit d’une affaire sérieuse…

— Il s’agit, répondit Cubissa de sauver votre oncle le custos d’un danger de mort. Qu’il se soit bien ou mal comporté à votre égard, je pense que vous connaissez assez votre devoir de chrétien et de gentleman pour lui venir en aide dans un danger pressant.

— Je vous remercie, Cubissa, dit Herbert en tendant la main au Marron, je vous remercie de n’avoir pas douté de mon sentiment à cet égard. Oui, je serai heureux, même au péril de ma vie, de pouvoir sauver mon parent. L’amertume de mon ressentiment contre lui sera effacée lorsque je lui aurai payé par un service la mauvaise réception qu’il m’a faite… Mais, comment le custos, qui est riche et considéré, peut-il courir un danger dont nous puissions le garantir ? »

Tout en cheminant, le capitaine raconta au jeune homme, et par le détail, le complot de Chakra et de Jessuron.

Herbert fut indigné surtout contre ce dernier, car là où l’esclave supplicié pouvait trouver une sorte d’excuse dans son ignorance et son ressentiment, le Juif ne pouvait arguer d’aucun motif pour pallier sa basse cupidité et son hypocrisie meurtrière.

« Écoutez, capitaine, dit-il à Cubissa, je ne sais quel résultat aura notre expédition, mais j’espère dès à présent ne plus remettre les pieds chez cet homme odieux. Si je ne trouve pas à m’employer honorablement à Montego-Bay, voulez-vous m’accepter parmi les vôtres ? Je sais chasser, je suis fort, jeune et sobre ; j’aime mieux la vie de coureur des bois sous les ordres d’un homme honnête et bon comme vous l’êtes, qu’une existence de gentleman au prix d’une alliance avec cet homme-là.

— Si nous réussissons, maître Vaughan, votre oncle…

— Non, Cubissa, je n’accepterai rien de lui. Il me plaît de penser que je remplis mon devoir gratis. Un service intéressé n’est plus un service. »

Pendant que les Marrons et Herbert couraient sur la route de Savannah-la-Mer dans le but de déjouer l’infernal projet de Jessuron, celui-ci attendait Cynthia. Il possédait sur elle une influence moins mystérieuse, mais aussi puissante que celle du myal-man : il payait ses services.

La mulâtresse trouva moyen de se rendre au penn. L’absence de son maître lui laissait plus de liberté, mais, au besoin, elle se serait passée d’excuse et de permission.

Depuis quelque temps, l’esclavage entrait dans une nouvelle phase à la Jamaïque.

La traite des nègres avait été abolie, et partout, sur les plantations, courait un souffle de liberté et d’émancipation.

Cet espoir enhardissant les esclaves, ils n’avaient plus la même soumission craintive qu’auparavant. Leurs révoltes, rudement châtiées, étaient fréquentes et se terminaient trop souvent par des scènes de meurtre et d’incendie. Plusieurs bandes de fugitifs établies dans les montagnes y défiaient les autorités, et s’y livraient à des représailles inouïes.

En de telles circonstances, la mulâtresse s’embarrassait peu des prescriptions du maître ; aussi ne tarda-t-elle pas à se rendre à l’invitation du Juif. Elle lui apprit le départ du custos, et se vanta d’avoir su lui faire prendre le philtre d’Obi, juste au moment où il quittait Mount-Welcome.

Cette nouvelle ravit Jessuron, qui n’était pas sans crainte au sujet de la mission confiée à ses estafiers ; si le philtre opérait vite, leur intervention serait inutile.

Cynthia apprit ensuite à Jessuron qu’après le départ du custos, elle avait vu le myal-man, que celui-ci lui avait donné rendez-vous à l’endroit ordinaire, afin d’être informé par elle de ce qui se passerait à la plantation.

La mulâtresse ne pouvait assurer que Chakra eût suivi le custos ; cependant, au lieu de se diriger vers le Jumbé-roc en la quittant, il était parti par le chemin de Savannah-la-Mer.

Après avoir reçu sa récompense pour les nouvelles qu’elle apportait, Cynthia retourna à Mount-Welcome.

Rassuré sur quelques points, le Juif restait inquiet au sujet d’Herbert, et un peu avant le coucher du soleil, il commanda de nouvelles recherches. L’habile nègre qui avait découvert le matin les premières traces, reconnut une des empreintes pour l’avoir souvent remarquée en errant à la suite de son troupeau, dans les sentiers de la forêt.

« C’est le pied de Cubissa, le capitaine des Marrons, dit-il à son maître. »

On apporta la pipe trouvée dans le hamac d’Herbert, c’était un objet assez reconnaissable. Le fourneau était en fer et le tuyau en os d’ibis. Le nègre l’avait vue cent fois aux lèvres du Marron.

Loin d’être tranquillisé par cette certitude, Jessuron en ressentit de nouvelles anxiétés en se souvenant de l’insistance avec laquelle Herbert s’était informé du sort du fugitif, le prince Foolah.

La révélation de la vérité pouvait avoir des conséquences fâcheuses. Il était à craindre que le jeune Anglais n’abandonnât une maison dont l’hospitalité lui deviendrait suspecte. Puis, une fois sur la voie des menées de Jessuron, Herbert devenu défiant, ne pouvait-il pas provoquer une instruction judiciaire sur la mort de Loftus Vaughan et revendiquer son héritage pour lui tout seul ?

Telles étaient les craintes de Jessuron qui, étant incapable de sentiments droits et généreux, était par conséquent disposé à attribuer à autrui des vues aussi égoïstes et aussi cupides que les siennes. Il passa toute la journée et une partie de la nuit dans ces réflexions. L’inquiétude de l’avenir, et non le remords, chassait le sommeil de ses yeux infatigables.

Un peu avant le jour, il résolut d’aller aux informations.

Selon toute probabilité, Chakra devait être revenu au Trou-du-Spectre et le Juif partit pour s’y rendre dans les dernières heures de la nuit.


CHAPITRE XVII
UN DOUBLE CRIME


Loftus Vaughan, après avoir suivi pendant quelque temps un chemin de traverse appelé Carrion-Crow, avait atteint la grande route qui s’étend de Montego-Bay à Savannah-la-Mer. C’était dans cette ville qu’il comptait s’embarquer pour un des ports ayant les plus faciles communications avec la capitale. En outre, c’était à Savannah-la-Mer que se tenaient les assises du district occidental de l’île, c’est-à-dire du comté de Cornwal, d’où dépendait Montego-Bay.

Savannah était donc le siège de justice où toutes les affaires importantes devaient être envoyées. Le procès que le custos voulait intenter à Jessuron contenait des accusations trop graves pour ne pas être discutées en cour d’assises. Il ne s’agissait pas en effet, d’une simple malversation, mais de la saisie frauduleuse de vingt-quatre esclaves.

Loftus Vaughan n’avait pas encore décidé en quels termes l’accusation serait posée, mais il savait trouver à Savannah les meilleurs conseillers du comté.

La journée était d’une chaleur accablante ; le soleil dardait ses rayons sur le chemin crayeux par lequel passait Loftus Vaughan, ce qui rendait le voyage très fatigant.

Déjà indisposé en quittant sa maison, le custos se sentait d’heure en heure plus malade ; il éprouvait des frissons suivis d’accès brûlants, une soif que rien ne pouvait satisfaire et des soulèvements d’estomac presque continuels.

Le voyageur aurait fait halte avant la nuit s’il avait trouvé un toit pour s’abriter. Pendant la première partie du jour, il avait traversé les districts populeux ; mais n’étant pas encore aussi souffrant, il ne s’était arrêté que pour faire remplir la gourde que portait son domestique.

Ce ne fut que dans l’après-midi que les symptômes devinrent alarmants, mais M. Vaughan se trouvait engagé dans une partie inhabitée de l’île. Quelques milles encore, et il atteindrait la plantation de Content ; le propriétaire était son ami, et l’un des hommes les plus hospitaliers de la Jamaïque.

En traçant son itinéraire, le custos avait marqué cet endroit pour une étape de son voyage et il comptait y passer la nuit ; dans cet espoir, il avançait toujours, malgré sa faiblesse croissante.

Le soleil se couchait lorsqu’il arriva en vue de Content ; il l’aperçut du haut d’une colline qu’il venait de gagner au moment où l’orbe embrasé s’enfonçait dans la mer de Carihbeau, au-dessus du cap de Point-Negrice.

Dans la vallée qui s’étendait à ses pieds, on distinguait à travers la brume empourprée du crépuscule, la demeure du planteur, entourée des cases pittoresques des nègres.

On entendait le bourdonnement joyeux des voix ; hommes et femmes aux vêtements éclatants s’agitaient autour de l’habitation.

Le custos contemplait ce tableau d’un œil éteint. Les sons arrivaient confusément à son oreille. Comme le marin naufragé regarde la terre qu’il n’atteindra jamais, ainsi Loftus Vaughan contemplait la vallée de Content, car il n’espérait plus la gagner cette nuit, à moins d’y être transporté. Il ne se tenait plus qu’avec peine sur sa selle ; ses forces étaient à bout… Tout à coup, il se laissa glisser et tomba dans les bras de son groom.

Sur le bord de la route et à demi cachée par les arbres, s’élevait une hutte entourée d’un terrain inculte, autrefois sans doute la demeure d’un esclave. C’est là que le vieux Plute transporta le custos. Il y avait dans la case une espèce de banquette en bambous, couche ordinaire des nègres. Le serviteur y étendit une couverture de cheval et y déposa son maître.

Après lui avoir donné à boire, il monta à cheval et partit au galop pour Content, afin d’aller chercher du secours.

Loftus Vaughan resta seul.

Les pas du cheval avaient à peine cessé de se faire entendre qu’une forme humaine se présenta derrière la porte à claire-voie de la hutte.

Malgré la souffrance qui lui arrachait des gémissements continuels, le malade vit l’ombre se projeter sur le sol et en conclut que quelqu’un allait entrer.

Selon toute probabilité, la présence d’un être humain lui aurait paru un secours du ciel dans la situation abandonnée où il se trouvait, s’il n’avait semblé au planteur reconnaître vaguement une silhouette qui lui rappelait une créature disparue du séjour des vivants : le myal-man Chakra.

La case était tournée vers l’occident ; il n’y avait pas d’arbres devant la porte, rien pour intercepter les rayons du soleil couchant, qui répandaient sur le sol une lueur rougeâtre.

La tête du survenant, bizarrement éclairée, prenait des proportions gigantesques : la bouche ouverte montrait des dents formidables ; les épaules, surmontées d’une bosse énorme, étaient accompagnées de long bras de singe…

Paralysé par la terreur, le malade n’articula pas un mot lorsque le fantôme, franchissant le seuil de la case, s’avança vers lui. Si troublée que fût sa vue, si confuses que fussent ses pensées, il reconnaissait que ce n’était pas une hallucination, mais un être vivant, le myal-man en personne.

Un cri strident s’échappa de sa poitrine. Par un effort suprême, il essaya de se lever, mais il retomba sans force sur sa couche. Le geste menaçant du nègre lui fit comprendre que toute fuite était impossible.

« Ah ! dit Chakra avec ironie, inutile de chercher à t’enfuir, inutile d’user tes dernières forces ! Si tu faisais seulement un pas, tu tomberais comme le veau qui vient de naître, entends-tu, vieux fou ? »

Un gémissement fut toute la réponse du malade.

« Ah ! crie, custos, crie jusqu’à te briser la poitrine… Tu as bu la mort, et lorsque les derniers rayons du soleil quitteront cette case, tu seras allé rejoindre tes deux confrères les juges. Tu seras dans l’autre monde où vont les riches seigneurs et les esclaves noirs… Tes deux amis ont connu ma puissance ; mais toi… Chakra t’a gardé pour le dernier.

— Grâce ! grâce ! murmura le mourant.

— As-tu fait grâce au vieux myal-man quand tu as ordonné de l’enchaîner au palmier de la montagne ? Tu mourras !

— Chakra, supplia l’agonisant, sauve-moi ! sauve-moi et je te donnerai liberté, fortune, tout ce que tu voudras…

— La liberté ! cria le nègre d’un ton de triomphe, je l’ai ! Tu me l’as donnée en me condamnant. De l’argent ! n’en ai-je pas autant que je veux avec mes philtres ? Le seul don que tu puisses me faire, il m’appartiendra quand je le voudrai.

— Quoi ? fit machinalement le mourant en regardant son ennemi.

— Maintenant que je suis libre et riche, il me manque d’être servi par des esclaves à mon tour, et quand tu seras mort, je prendrai ta fille, Lilly Quasheba, pour me venger sur elle de toutes les cruautés que tu as exercées sur tes serviteurs, car elle sera l’esclave du myal-man, cette fille de blanc et de quarteronne. »

Le myal-man se pencha sur le custos, qui était resté immobile.

« Je crois qu’il est mort, » se dit-il.

En entendant le nom de sa fille proféré par ce démon, un cri d’angoisse s’était échappé des lèvres du moribond ; il s’était couvert la face de son manteau, comme pour se soustraire à quelque horrible vision, et le poison avait achevé sa tâche !

Chakra étendit ses longs bras, souleva le manteau et regarda avec une joie sauvage les traits rigides de son ennemi.

Soudain, comme si la mort lui eût fait peur, il laissa retomber le vêtement et s’enfuit à toutes jambes hors de la hutte.

Le soleil s’éteignait dans le bleu Caribbeau, et le crépuscule qui depuis longtemps planait sur la vallée, étendait maintenant sa robe de pourpre sur le sommet de la colline. Les ombres projetées par les grands arbres de la forêt se perdaient dans les ténèbres naissantes, ainsi que le contour de la case où régnait un silence de mort.

On entendait au dehors le cri sinistre de la chouette et la plainte du potoo qui traversait le ciel en cherchant sa proie ; à ces sons lugubres se joignait le bruit de la chaîne qui retenait le cheval du custos attaché à un arbre voisin et des coups de sabot de l’animal irrité par les piqûres des moustiques.

Le corps de Loftus Vaughan reposait sur la banquette de bambous, tel que Chakra l’avait laissé… Le groom n’était pas encore revenu. Bien que Content fût à peine à un mille de la hutte, il fallait une grande heure pour y arriver, la pente de la montagne, étant très escarpée. Quelque pressé qu’il fût, un cavalier ne pouvait prendre une allure un peu vive sans courir un danger, et le nègre Plute n’avait aucune propension au dévouement.

Si Chakra eût pris la grande route pour revenir à Montego-Bay, il aurait rencontré deux individus connus de lui et dont l’aspect étrange aurait attiré l’attention de tout voyageur ordinaire ; mais le myal-man craignait les chemins fréquentés ; aussi en quittant la case s’engagea-t-il dans les buissons.

Ces deux personnages étaient les chasseurs d’hommes du Juif, Manuel et Andrès.

Ces deux limiers de gibier humain s’étaient tenus tout le long du jour sur les traces du planteur, dont ils se trouvaient plus ou moins éloignés selon les haltes de celui-ci.

Plus d’une fois les estafiers avaient été tout près de leur victime ; mais la présence du groom robuste et plus encore le grand jour leur avaient fait remettre l’exécution de leur crime à un moment plus opportun, à la tombée de la nuit.

Cette heure était enfin arrivée, et tandis que le myal-man s’éloignait de la hutte, les hommes se hâtaient pour y arriver.

« Carambo ! dit Manuel, je ne serais pas étonné si le custos nous glissait des mains cette nuit. Content est tout près d’ici, et le propriétaire de cette plantation est de ses amis. Seigneur Jacob ne nous a-t-il pas dit qu’il voulait s’y arrêter ?

— Oui, répondit Andrès ; le vieux maître à même insisté sur cette circonstance.

— S’il y arrive avant que nous ne l’ayons atteint, l’affaire ne sera possible qu’entre Content et Savannah.

— Carajo ! répliqua Andrès, sans les vilains pistolets qu’il porte à sa ceinture et ce grand moricaud derrière lui, nous n’aurions pas besoin de tant de précautions. Supposons qu’il atteigne Savannah sans que nous puissions… causer avec lui, comment faire alors, compère ?

— Je ne sais trop. Savannah est une grande ville, et il n’est pas si aisé de tuer un homme dans une rue que sous ces arbres qui sont le gîte d’animaux qui ne parlent pas. Cinquante pounds en monnaie de la Jamaïque, ce n’est pas trop pour un homme et surtout un custos, comme ils disent. Nous devons être sur nos gardes, car nous pourrions bien avoir le cou tordu : la justice ne plaisante pas plus ici qu’en Espagne.

— Mais si nous ne trouvons pas l’occasion, même à Savannah ? demanda Andrès à son compagnon.

— Alors nous courrons grand risque de perdre nos cinquante pounds, car le custos s’embarquera, une fois à Savannah. Le vieux maître l’a assuré. Dans ce cas, bonsoir ; je ne ferais pas un second voyage sur mer quand on me donnerait cent milles pounds. Je me souviens de notre traversée de Barbatâno ! Je croyais que le vomito pricto s’était emparé de moi !

— Eh bien ! dépêchons-nous donc, dit Andrès, peut-être rejoindrons-nous nos gens avant qu’ils n’aient atteint Content.

— Vous avez raison, hâtons-nous, et que notre devise soit : Cette nuit ou jamais ! »

Et les assassins doublèrent le pas, stimulés par la crainte de voir leur proie leur échapper.

Le crépuscule commençait à tomber lorsque les chasseurs gravirent la montagne et approchèrent de la case où Loftus Vaughan avait été obligé de faire halte.

« Regarde ! Manuel, dit Andrès en passant près de la monture attachée à l’arbre devant la case, ne dirait-on pas le cheval du custos ?

— Oui, où donc peut se trouver celui du nègre ?

— Peut-être sous les arbres, de l’autre côté de la hutte. Les cavaliers doivent être à l’intérieur.

— Vous croyez, Manuel ?

— Bien sûr, quoique j’ignore où le cheval de la peau noire a été attaché. Carambo ! pourquoi se sont-ils arrêtés ici ? C’est une baraque abandonnée et la plantation de Content est si près.

— Par Dieu ; compère, dit Andrès en regardant d’un œil significatif les sacs qui pendaient de chaque côté de la selle, il doit y avoir des valeurs dans ces besaces ?

— Vous avez raison, mais il ne faut pas encore penser à cela, camarade, nous le pourrons à notre aise quand l’affaire sera faite. Je me demande toujours s’ils sont là tous les deux. Ce qui m’étonne, c’est de ne pas découvrir le cheval bai du nègre.

— Ah ! reprit Andrès frappé d’une idée soudaine, n’aurait-il pas pu aller à la plantation pour y porter quelque avis ? Un accident peut être arrivé à la monture du custos. Souvenez-vous que cet homme que nous avons rencontré en route et qui nous a parlé des grands pistolets de M. Vaughan, nous a dit aussi que le custos avait l’air de souffrir beaucoup. Il peut s’être arrêté ici, malade.

— Alors c’est notre moment, si la peau noire est absente, car Plute est plus à craindre dans une lutte que son maître. Voyons derrière la hutte si le cheval est par là, fouillons les buissons, et posez les pieds, Andrès, comme si vous marchiez sur des œufs.

Les deux chasseurs firent le tour du taillis sans y rien trouver. Ce qui acheva de leur ôter toute inquiétude, ce furent les empreintes du cheval de Plute partant de la hutte et allant vers la plantation de Content. Il leur restait à savoir si la hutte était occupée.

Les chasseurs s’en approchèrent avec précaution et regardèrent à travers les lattes disjointes.

L’obscurité qui régnait à l’intérieur les empêcha d’abord de rien distinguer ; peu à peu cependant leurs yeux s’y accoutumèrent, et reconnurent une banquette de bambous sur laquelle le corps d’un homme semblait être étendu ; un manteau sombre jeté sur lui, empêchait de voir son visage. L’homme gardait une immobilité absolue ; il devait dormir.

Par terre, à côté de la couche, ils virent un chapeau et une paire de pistolets. Le voyageur avait sans doute voulu se débarrasser de ses armes avant de se livrer au repos.

Les assassins échangèrent un regard d’intelligence ; le sort les favorisait. Poussés par la même pensée, ils tirèrent leurs machetes et se précipitèrent sur la porte qui céda.

« Tue-le ! Tue-le ! criaient les deux bandits pour s’encourager et en même temps, ils enfoncèrent leurs sabres dans le corps toujours immobile. »

Convaincus qu’ils avaient achevé leur tâche sanglante, les assassins se disposaient à partir, attirés qu’ils étaient par les valises, quand ils remarquèrent l’étrange tranquillité de leur victime.

L’homme n’avait pas fait un mouvement ni poussé un soupir ! Peut-être avait-il été atteint au cœur du premier coup, Andrès ayant dirigé son arme dans cette intention. Mais, même dans ce cas, la mort n’aurait pu être instantanée. En outre, les sabres des deux bandits ne portaient pas une seule tache de sang.

« C’est bizarre, camarade, dit Manuel. Je croirais presque… Levez donc le manteau que nous voyions son visage. »

Andrès s’approcha de la couche et découvrit la face de l’homme.

Ses traits étaient rigides, ses yeux vitreux comme ceux que la vie a abandonnés depuis quelques heures.

L’Espagnol poussa un cri d’épouvante, laissa retomber le manteau et s’élança vers la porte, suivi de son compagnon.

« Nous avons tué un mort, s’écria-t-il fou de terreur ! »

Tous les deux allaient sans doute s’enfuir sans plus songer à la valise du mort. Andrès était déjà sur le seuil, lorsque quelque chose le fit se rejeter en arrière avec une telle précipitation qu’il faillit culbuter son camarade.

C’étaient trois hommes qui, placés en triangle à cinq pas de la porte, interceptaient le passage ; chacun tenait un fusil dont le canon creux et sombre menaçait les assassins.

Chacun tenait un fusil.

Les trois hommes étaient de différentes couleurs, et les chasseurs reconnurent aussitôt Herbert Vaughan, Cubissa, capitaine des Marrons, et Quaco, son lieutenant.


CHAPITRE XVIII
LA RÉCOMPENSE D’UNE COMPLICITÉ


Quoique plus bas placé dans la hiérarchie, le nègre fut le premier à parler.

« Halte ! dit-il, vous ne mettrez pas un pied dehors, tant que nous ne saurons pas ce que vous avez fait dedans. Pas un geste, ou vous aurez tout à l’heure une once de plomb dans la cervelle !

— Rendez-vous, commanda Cubissa d’une voix impérieuse. Rentrez vos machetes et obéissez… ou vous payerez de votre vie une résistance inutile.

— S’il n’v a rien contre vous, dit à son tour Herbert, il ne vous sera fait aucun mal. Mais vous comptez sur vos talons, ajouta-t-il en remarquant que les deux scélérats se retournaient vers le fond de la hutte, comme s’ils espéraient se sauver par là. N’espérez pas fuir. Si agiles que vous soyez, nous vous attraperions toujours. J’ai deux fusils avec moi : chacun peut atteindre un oiseau au vol. Montrez-nous vos dos, et ils seront proprement troués, je vous le garantis.

— Carajo ! que nous voulez-nous ? cria Manuel d’un ton insolent.

— Quel crime avons-nous commis pour que vous fassiez tant d’embarras ? ajouta l’autre chasseur.

— C’est justement ce que nous voulons savoir, répliqua le capitaine marron.

— C’est bien simple, dit Andrès ; nous nous rendions à Savannah, mon camarade et moi… »

— Taisez-vous, bavard ! lui cria Quaco avec impatience en poussant le canon de son fusil à un pouce des côtes de l’Espagnol. Le cap’taine vous dit de baisser vos fourchettes à rotin et de vous rendre, obéissez à l’instant ou sans cela… »

Les deux Espagnols ainsi menacés laissèrent tomber leurs machetes.

« Maintenant, mes braves, fit le lieutenant, préparez-vous à être garrotés et tenez-vous tranquilles jusqu’à ce que je sois allé chercher des cordes. »

Les deux coquins se soumirent à cet ordre. Quaco ramassa les deux machetes et les mit hors de la portée des scélérats ; alors, tendant son fusil à Cubissa qui devait veiller avec Herbert les prisonniers, il sortit de la hutte et s’enfonça sous les arbres.

Il revint presque aussitôt, traînant avec lui une plante grimpante qui ressemblait à un paquet de cordes, et deux bâtons d’environ trois pieds de longueur.

Pendant ce temps, Herbert et Cubissa tenaient leurs fusils toujours pointés sur les Espagnols, car il était évident que ceux-ci n’avaient pas renoncé à l’idée de s’échapper ; il faisait nuit maintenant et l’obscurité pouvait les favoriser.

Les Marrons étaient décidés à ne leur laisser aucune chance d’évasion. Bien qu’ils ignorassent encore le terrible spectacle qui les attendait au fond de la hutte, ils avaient de fortes raisons de soupçonner les Espagnols de quelque crime projeté, sinon accompli.

Le cheval attaché à la porte, la hâte, l’effroi avec lesquels les chasseurs s’enfuyaient de la case étaient des indices bien faits pour fortifier leurs pressentiments.

Quaco lia les deux bandits poignet contre poignet, cheville contre cheville, avec une dextérité qui aurait fait honneur au geôlier le plus expérimenté. Une longue habitude l’avait rendu passé maître dans cet art que tout nègre marron doit posséder.

Les Marrons et Herbert pénétrèrent ensuite dans la hutte, en essayant de percer du regard l’obscurité qui y régnait, il leur sembla apercevoir quelque chose comme un corps étendu sur une couche assez basse.

Quaco s’en approcha, non sans se sentir ému, et le toucha avec précaution.

« Un homme, murmura-t-il, mort ou endormi ?

— Mort ! fit-il une seconde après, ses doigts ayant rencontré le front glacé du cadavre, mort et froid. »

Herbert et Cubissa s’avancèrent.

Qui était-ce ? le planteur ou le groom ? ou quelque autre voyageur dévalisé et tué par les deux Espagnols ?

Il suffisait de toucher les cheveux pour s’assurer que c’était, en tout cas, un homme blanc.

« Attrapez-moi un cocuyo, dit le capitaine marron à son lieutenant. »

Quaco sortit de la hutte. Sur la lisière de la forêt couraient de petites lueurs formant comme une voie lactée en mouvement. C’étaient des lampyres ou mouches phosphorescentes (pyrophorus nuctilacens). À de plus longs intervalles passaient des étincelles plus vives, d’un vert doré.

Quaco ôta son vieux chapeau et le lança en l’air ; après quelques instants de cet exercice, il avait fait un prisonnier qu’il rapporta dans la hutte.

Mais le nègre ne se contenta pas de la lumière que projetait les tubercules du thorax de l’insecte ; grâce à sa science des forêts, il pouvait obtenir mieux.

Il écarta les élytres avec ses doigts, et courbant l’abdomen avec le pouce, il découvrit le disque ovale de lumière orangée, visible seulement quand l’aile du cocuyo est ouverte.

Un cercle assez grand fut alors éclairé par le rayon phosphorique, et dans le corps étendu sur la couche de bambous, les spectateurs reconnurent Loftus Vaughan.

Herbert tomba à genoux devant la couche mortuaire de son oncle et, oubliant le passé, il donna de sincères larmes à la triste fin du frère de son père, du père de Kate.

Herbert tomba à genoux.

Mais Cubissa et le lieutenant, quelque affectés qu’ils fussent par le spectacle toujours émouvant de la mort, n’oublièrent pas qu’ils avaient un devoir à remplir ; ils découvrirent et examinèrent le cadavre, et à la vue d’une douzaine de blessures faites par un instrument tranchant et qui pourtant n’avaient point saigné, ils ne purent retenir une exclamation d’horreur qui arracha le jeune Anglais à sa muette prière.

Herbert se leva et s’écria en se tournant vers les Espagnols : « Voilà votre œuvre, misérables ! Mais vous répondrez de ce crime devant la justice.

— Et pourquoi donc ? dit Andrès avec effronterie. Il était déjà mort quand nous sommes arrivés.

— Menteur ! rugit Quaco, vos lames sont humides, et ces trous ont la largeur de vos machetes. Et vous osez vous dire innocents !…

— Je jurerai que nous n’avons pas tué le custos, dit à son tour Manuel.

— Crambo ! pourquoi l’avoir frappé, alors ? Vous ne pouvez nier avoir fait ces blessures ? dit Cubissa.

— Seigneur capitaine, répondit Andrès, qui paraissait être l’orateur dans les occurences délicates, nous ne nions pas cela. C’est vrai, je le confesse, nous avons enfoncé une ou deux fois nos sabres à travers le corps du défunt.

— Dites une douzaine de fois, corbeau ! interrompit le lieutenant.

— Comme vous voudrez, je ne discuterai pas sur quelques coups de plus ou de moins ; c’est un pari que nous avons fait, Manuel et moi.

— Un pari ! Quelle profanation ! s’écria Herbert.

— Comme je vous l’ai dit, maîtres, nous allions à Savannah. En apercevant ce cheval devant la hutte, nous avons eu l’idée d’y entrer pour voir qui y avait élu domicile ; et en voyant un homme mort couché là, nous avons été émus, presque hors de nos sens. »

Un murmure d’indignation couvrit la voix de l’Espagnol ; il ne parut pas s’en affecter et poursuivit de son même ton rusé et cynique :

« Après quelques instants nous surmontâmes notre frayeur, et Manuel me dit : Pensez-vous, camarade, qu’il puisse sortir du sang d’un corps mort ? — Non, fis-je, pas même une goutte. — Je parie que si, reprit Manuel. — Combien ? lui répondis-je. — Cinq pesos. — Fait ! m’écriai-je, et pour accomplir ce pari, nous enfonçons nos machetes dans le cadavre… Nous ne lui avons fait aucun mal, après tout.

— Cette histoire, dit Herbert, est aussi odieuse que l’aurait été le crime ; et malgré sa subtilité, vos cous n’échapperont pas à la corde.

— Oh ! Monsieur, s’écria Andrès avec une mine contrite, nous avons tout de suite regretté notre légèreté, et pour la réparer, après avoir prié pour l’âme du trépassé, nous l’avons décemment couvert de son manteau avant de nous retirer.

— Menteur ! s’écria Quaco, voyez les trous dont le drap est criblé. Vous avez frappé le custos à travers son manteau !

— Ah ! bégaya Andrès confondu ; maintenant je me rappelle que… »

Il n’eut pas le temps de finir sa justification, des chevaux venaient de s’arrêter sur le seuil de la hutte, et deux hommes se présentèrent sur le seuil : c’était le vieux Plute accompagné du commandeur de la plantation de Content.

Presque aussitôt plusieurs nègres arrivèrent, portant un brancard qui, destiné à un malade, devait rapporter un mort à la plantation.

Des trois magistrats qui avaient condamné le myal-man, deux reposaient dans la tombe depuis trois mois environ, et le troisième venait de succomber.

La mort des deux premiers n’avait pas éveillé de soupçons ; mais Chakra n’osait espérer qu’il en serait de même du custos, Jessuron l’ayant forcé de précipiter le dénoûment. Cette fin subite, qu’aucune cause naturelle n’expliquait, devait être le sujet de suppositions qui, suivant toute probabilité, amèneraient l’autopsie du cadavre.

Le myal-man savait qu’on devait y trouver autre chose que la sève de la fleur de Savannah ou de la branche de calalue, et que la maladie à laquelle le custos venait de succomber serait infailliblement qualifiée d’empoisonnement.

L’esprit de Chakra n’était donc pas tranquille, surtout en ce qui regardait Cynthia.

Non pas qu’il suspectât la discrétion de son alliée ; mais il doutait de son intelligence et de son habileté à répondre aux questions du coroner.

À peine avait-il quitté la hutte qu’il commença à se demander comment il se délivrerait de sa complice.

Jessuron ne lui inspirait pas les mêmes craintes ; outre qu’il était trop compromis pour ne pas garder le silence, le marchand d’esclaves était trop rompu à toutes les roueries pour ne pas savoir garder un secret.

Lorsque le crépuscule eut fait place à la nuit, le myal-man quitta les sentiers détournés pour prendre la grande route. Il marchait avec une rapidité incroyable ; ses longues jambes de babouin, fendues comme des pincettes, lui permettant d’aller aussi vite qu’une mule au trot.

Arrivé au chemin de Carrion-Crow, et enfin en vue du Jumbé-roc, Chakra prit un sentier qui, s’enfonçant dans le bois, aboutissait dia-gonalement à la montagne ; c’était le même qu’Herbert et Cubissa avaient parcouru de grand matin.

Quand il eut terminé son ascension, le myal-man s’arrêta et consulta le ciel. L’abaissement d’Orion sur la mer argentée lui apprit que bientôt toute étoile aurait disparu de la voûte céleste.

« Une couple d’heures tout au plus, dit-il ; aller au Trou-du-Spectre et de là au roc pour leur parler, je n’aurais pas le temps. Il faut à Adam et à ses hommes, qui doivent m’aider dans le reste de mon expédition, au moins une heure pour grimper là-bas, et alors le jour commencera à poindre… Il faut y renoncer… l’affaire doit s’exécuter la nuit, sans cela nous serions suivis, et l’on découvrirait peut-être le secret de ma retraite.

« Hum ! murmura-t-il après un temps de réflexion, il est fâcheux que je ne sois pas arrivé deux heures plus tôt ; j’aurais tout fini cette nuit… Bah ! peu importe ! La nuit de demain sera aussi bonne, et elle sera tout entière à nous. Probablement on ne ramènera le corps du custos que dans deux ou trois jours, mais si l’on apprend sa mort tout de suite, cela ne nuira pas à mon projet… La maison sera bouleversée… Eh bien ! j’ai juste le temps maintenant d’aller au penn du Juif et de retourner au Trou-du-Spectre avant le jour. Ce vieux pécheur de Jessuron doit être impatient de savoir comment tout s’est passé, et je ne serai pas fâché, moi, de toucher mes cinquante pounds. »

El le myal-man s’enfonça dans une partie de la forêt où il allait faire des rencontres inattendues.

Yola ne voyait d’habitude son frère à la clairière du ceïba que deux fois par semaine ; mais elle avait été si inquiète de la disparition de Cubissa la nuit précédente et des suppositions que Quaco avait faites sur son absence, qui avait, selon lui, couleur d’expédition projetée, qu’elle osa se risquer la nuit suivante dans la forêt, poursuivie par une vague inquiétude.

Elle n’eut garde d’y trouver le prince Cingües qui, suivant les ordres du capitaine, se tenait assez loin de là, sur un autre point de la forêt, avec toute une troupe de Marrons, prête à accourir au premier appel du cor de Cubissa ; mais Yola était brave et elle résolut d’attendre quelques heures dans la clairière. Sans savoir rien des terribles événements qui se préparaient, elle sentait une crise dans l’air et elle préférait passer la nuit, s’il le fallait, à l’ombre du ceïba en courant la chance de voir Cubissa ou Cingües, que de se plonger dans le tourment des conjectures à la plantation.

Yola ne se doutait pas qu’elle avait été suivie dans la forêt par celle qui épiait sans cesse ses démarches dans le but de la desservir auprès de sa jeune maîtresse. Cynthia s’était souvent promis d’espionner les courses nocturnes que Yola faisait dans la forêt ; mais elle-même, passant la plupart de ses nuits à descendre au Trou-du-Spectre, elle n’avait pu, jusque-là, mettre ce projet à exécution.

Ayant sa liberté ayant avoir rempli tous les ordres du myal-man, Cynthia avait donc suivi sa rivale, et pendant que celle-ci, rêveuse au pied du ceïba, berçait sa longue attente des souvenirs de son cher pays, la mulâtresse, accroupie dans le taillis, épiait la jeune Foolah.

Plusieurs heures se passèrent ainsi, et ce fut un soulagement pour les deux femmes, que cette longue veillée avait fatiguées, lorsqu’un bruissement débranchés annonça l’approche de quelqu’un ; mais à leur grand désappointement, la personne qui s’avançait n’était pas celle qu’elles avaient espérée. Presque en même temps parut du côté opposé un autre individu qui s’arrêta en face du premier arrivant, à peu de distance du ceïba.

Ils se trouvaient sur la clairière, la lune les éclairait. L’un était inconnu à Yola et d’un aspect repoussant ; quant à l’autre, sa vue l’effraya tellement qu’elle se glissa derrière l’énorme tronc de l’arbre et s’enfonça dans le taillis, résolue à regagner au plus vite Mount-Welcome.

Cynthia ne put suivre cet exemple prudent. Les deux hommes s’étaient arrêtés tout près de l’endroit où elle était cachée ; il lui était, impossible de sortir du bouquet d’arbres que la clairière entourait de tous côtés, sans être aperçue d’eux.

La mulâtresse était l’alliée de ces deux hommes, mais elle ne les redoutait pas moins pour cela ; et quand ils eurent entamé la conversation, elle eut un motif de plus pour les craindre : elle redouta qu’ils ne lui pardonnassent pas de les avoir entendus.

Mieux eût valu pour la mulâtresse se déclarer hardiment ; mais ne croyant pas être découverte, elle resta immobile dans sa retraite.

Les deux individus qui venaient d’arriver étaient Jessuron et le myal-man. Ils s’abordèrent avec aussi peu de cérémonie que deux tigres qui se rencontrent dans une jungle.

« Eh bien, Chrakra, dit le Juif, vous m’apportez des nouvelles ? J’allais, moi, en chercher chez vous. Êtes-vous allé à Savannah ? Tout s’est-il bien passé sur la route ?

— Oui, répondit le myal-man d’un air de cruel triomphe ; son corps, à l’heure qu’il est, est aussi froid que le cœur d’une pastèque et aussi raide que le squelette du vieux Chakra ! Ah ! Ah !

— Et Obi a tout fait ?… Il n’y a pas eu besoin ?… »

Le Juif tressaillit et se tut ; il avait été sur le point de laisser échapper des paroles qu’il eût regrettées.

« Vous n’avez pas eu besoin… de vous en mêler vous-même ? dit-il en se reprenant.

— Je vous ai dit que le philtre suffirait… c’est dans un autre but que je l’ai suivi. Mais qui vous a donc raconté que j’étais parti sur ses traces ?

— Je n’en étais pas sûr, bon Chakra ; c’est un mot de Cynthia qui me l’a fait supposer.

— Hum ! cette fille parle trop. Elle aura la langue liée avant peu ; sans cela, elle pourrait nous attirer des désagréments… Mais nous en viendrons à bout. Peu importe. Le plus pressé, maître Jacob, c’est de lâcher vos cinquante pounds ; le jeu est fini, l’ouvrage est fait, il est temps de payer.

— J’ai apporté la somme, Chakra. Elle est en bel or rouge. La voilà dans cette bourse de cuir. Le compte y est, vous pouvez vérifier… Ah ! c’est beaucoup, beaucoup, beaucoup d’argent ! »

Sans répondre à cette exclamation de regret, le myal-man glissa la bourse dans son kaross.

« Vous êtes bien heureux, vous, lui dit le Juif, vous voilà tout à fait débarrassé de vos ennemis. Il me reste des inquiétudes, à moi. Mon teneur de livres a quitté le penn ce matin, et j’ai des motifs de croire qu’il est en compagnie de ce capitaine de Marrons dont je vous ai parlé l’autre jour. Je ne sais ce qu’ils machinent ensemble, mais je crains que ce ne soit quelque chose contre moi. Peut-être aurai-je besoin de vous pour cette affaire, Chakra, car je donnerais, oui, je donnerais trois fois cinquante pounds pour qu’il n’y ait rien de travers entre le jeune Vaughan et moi.

— N’importe, maître Jacob, le jeune homme peut revenir, il faut attendre pour savoir ce qu’il compte faire, et si je puis être utile à ce sujet… mais il est tard.

— Oui, je ne veux pas vous retenir plus longtemps, Chakra. Il va faire bientôt jour, il faut que j’essaie de dormir un peu ; mais, en vérité, je n’aurai de bon repos que lorsque j’aurai retrouvé le jeune homme. »

En disant ces mots, Jacob Jessuron tourna sur ses talons et s’éloigna, prenant congé de son associé sans plus de cérémonie.

« Hum ! fit le myal-man dès que le Juif fut parti, il y a quelque chose qui le tourmente. Est-ce qu’il voudrait se débarrasser du jeune master anglais pour hériter tout seul, ou craindrait-il que cet Herbert ne tirât vengeance de la mort du custos ?… Je le saurai… Mais il faut aller dormir ; j’ai besoin de mes forces pour la nuit prochaine, et… »

Un éternuement qui semblait partir du bosquet voisin le fit s’arrêter. Cynthia aurait en ce moment donné tout au monde pour se trouver, saine et sauve, dans la cuisine de Mount-Welcome.

Longtemps avant que la conversation des deux complices se fût terminée, la mulâtresse avait résolu de ne jamais revoir le myal-man. Et maintenant la rencontre était inévitable.

Il répondit à cet éternuement par un : hum ! de mauvais augure et se dirigea vers le taillis d’où le bruit était parti.

« Par Obi ! s’écria-t-il à haute voix, l’un de ces arbres serait-il enrhumé ? Ce ne peut être un oiseau qui éternue ainsi… Je parierais pour une femme noire ! Holà ! vous, recommencez, s’il vous plaît, que je sache si vous êtes un homme ou une femme ! »

Chakra continua après un moment de silence :

« Vous refusez ? alors, par Obi ! je ne dirai pas de quelle espèce vous êtes, mais je jure par le grand Accompong que si vous avez entendu ce que j’ai dit, votre vie ne vaut pas une pipe de tabac. »

En proférant cette menace, Chakra entra dans le taillis, et ses longs bras fouillèrent le terrain.

« Ah ! ah ! » fit-il en apercevant un corps de femme blotti dans les buissons.

Et la prenant par les épaules, il la conduisit au milieu de la clairière.

« Cynthia ! s’écria-t-il quand la lumière tomba sur l’esclave.

— Oui, murmura la mulâtresse éperdue, c’est moi, Chakra.

— Que faisiez-vous ?… Pourquoi écoutiez-vous ?

— Oh ! Chakra, ce n’était pas mon intention. Je venais…

— Vous êtes arrivée avant nous ? vous nous avez entendus ?

— Oh ! Chakra, ce n’est pas ma faute ! J’aurais bien voulu m’en aller…

— Alors vous n’entendrez pas un mot de plus… Vous ne vous en irez pas d’ici… vous y resterez ! »

Et le myal-man se précipita sur la mulâtresse en faisant entendre un rugissement de bête féroce qui fond sur sa proie.

Une minute ne s’était pas écoulée que la misérable créature tombait lourdement au milieu des buissons.

« Restez-là… dit le féroce nègre. Maintenant l’on ne craindra plus vos bavardages ! » Et le meurtrier s’enveloppant de son manteau s’éloigna de sa victime avec autant de calme que si sa conscience n’eût pas été chargée d’un nouveau crime.


CHAPITRE XIX
LA VENGEANCE DE CHAKRA


Le jour paraissait lorsque Chakra rentra dans son antre ; c’était pour lui le moment du repos.

Il avait faim cependant, après ses courses de la journée et de la nuit ; il tira d’abord d’un coin de sa hutte une marmite qui contenait les restes d’un pepper-pot ; il s’en servit une portion qu’il mangea froide et qu’il arrosa de rhum, après quoi il se jeta sur la couche de bambous si brusquement que les roseaux plièrent sous son poids. Une protubérance dans le tronc de l’arbre lui servait de traversin, et quelques poignées de coton formaient son oreiller.

Le monstre dormait étendu sur le dos, la bouche ouverte et les bras pendant à terre ; de ses narines contractées s’échappait un ronflement sonore qu’accompagnait un souffle formidable ; on eût dit la respiration d’un hippopotame.

Il ne s’éveilla qu’à la nuit. La hutte était sombre, et Chakra reconnut, à travers les interstices de la porte de bambous, que le crépuscule descendait rapidement. Le cri du butor sur la lagune, la plainte du potoo mêlée au gémissement de la cataracte et le sifflement de l’air frais étaient autant de voix qui l’avertissaient que l’heure d’agir était venue.

Il alluma du feu, fit chauffer la marmite et prit son repas, trois opérations qui ne lui demandèrent pas beaucoup de temps ; après quoi il Se leva et fureta dans sa hutte en cherchant quelque chose.

« Préparons le signal, se disait-il. Par bonheur, il n’y aura pas de lune cette nuit avant minuit ; après, je lui permets de briller comme le soleil. Il fait assez sombre pour qu’Adam voie mon signal, et mon affaire de Mount-Welcome n’en réussira que mieux. Ah ! voilà la lampe enfin ! »

Tout en parlant ainsi, le nègre tira d’un coin la cosse d’une citrouille, de la forme d’un œuf à peu près, mais aussi grosse qu’un melon ; elle figurait assez bien une de ces lanternes qui ne donnent de lumière que d’un seul côté.

Après un examen attentif, Chakra en parut satisfait. Il s’occupa ensuite à réunir plusieurs objets nécessaires à son expédition nocturne : un long bâton, une corde, un grand couteau et un pistolet qu’il chargea avec soin. Le couteau et le pistolet furent attachés derrière un ceinturon qu’il avait passé sous la peau de son kaross.

« Hum ! fit-il, précautions assez inutiles ! Les gens de là-bas ne sont pas batailleurs. On dit que le seigneur anglais, nouvellement arrivé à Mount-Welcome, a peur de son ombre, et, quant aux noirs, la seule vue des armes les effrayera. Puis, si cela ne suffit pas, je jette mon masque, et l’apparition de Chakra les fera courir une semaine durant ! »

Pendant ce monologue, le myal-man tirait de sa couchette une fiole, qu’il tint quelques minutes devant la lumière.

« J’ai gardé cette fiole pour cette occasion, ajouta-t-il en la plaçant dans une poche de son kaross. C’est, une de mes armes les plus sûres. Quand les garçons auront goûté à ce rhum, il n’y a pas de danger qu’ils retournent sur leurs pas. Par Obi ! il fait noir au dehors ; il est temps d’avertir Adam ! »

Et le myal-man, ayant fermé la porte de sa hutte, s’éloigna rapidement.

La nuit était venue. Un rideau de nuages épais voilait le ciel. Vallées et montagnes disparaissaient dans cette obscurité ; la masse du Jumbé-roc se perdait elle-même dans la sombre étendue de la voûte céleste.

Un homme gravissait le chemin de la ravine, qui débouchait au sommet du roc. Quel autre que Chakra, le myal-man, aurait pu errer à cette heure sur le pic redouté !

C’était lui, en effet. En mettant le pied sur la plate-forme, il défit le nœud qui retenait son manteau sur ses épaules, prit le bâton qu’il avait apporté, et attacha solidement par une corde le vêtement à l’un des bouts ; puis il se dirigea vers le palmier, posa le bambou transversalement sur le tronc, aussi haut que sa main put atteindre, et le lia solidement à l’arbre.

Le kaross se trouvait ainsi étendu dans toute sa largeur.

En faisant ces préparatifs, Chakra avait orienté le manteau ; celui-ci faisait face, d’un côté, à la vallée de Mount-Welcome, tandis que de l’autre, il était tourné vers les « terres noires » de Trelawnay, contrée sauvage, où ni État, ni plantation, ni penn n’avaient été établis.

Les colonies de noirs qui peuplaient cette solitude appartenaient à diverses catégories : esclaves fugitifs hors la loi, assassins et voleurs y trouvaient un refuge, et formaient dans ces montagnes des bandes organisées qui défiaient toutes les poursuites.

Chakra connaissait plusieurs de leurs chefs, et c’était pour communiquer avec l’un d’eux qu’il préparait son signal.

Satisfait de ses arrangements, le nègre prit sa lanterne, et, l’ayant attachée au kaross, du côté dirigé vers les montagnes, il mit le feu à la mèche.

La lumière, réfléchie par des morceaux de verre placés dans la citrouille, aurait pu être vue à la distance de plusieurs milles, tandis qu’elle était complètement cachée pour ceux qui se trouvaient du côté des plantations. Les bords saillants de la calebasse empêchaient les lueurs de traverser, et le kaross étendu limitait et amortissait le rayonnement qui aurait trahi la présence du fanal. Les nègres des montagnes de Trelawney devaient seuls l’apercevoir.

Au bout d’un instant, une vive lumière éclaira le sommet d’une éminence éloignée et disparut après avoir brillé trois fois. Satisfait de cette réponse à son signal, Chakra s’assit sur la roche, jusqu’au moment où ses réflexions furent interrompues par le cri d’un oiseau très commun à la Jamaïque, et que l’on nomme le solitaire.

Cette note, douce et grêle, n’était que l’imitation du cri de l’oiseau, dont Adam se servait pour avertir le myal-man de son approche.

Chakra porta à ses lèvres un petit roseau dont il tira un son sinistre, semblable au gémissement du butor, bientôt après, six hommes émergèrent de la ravine et parurent sur la plate-forme.

« Nous voici, lestes, bien armés et munis de nos masques, lui dit Adam après l’avoir salué. S’agit-il pour ce soir de la grande affaire ?

— Justement, répondit Chakra, mais nous n’avons pas de temps à perdre en bavardages. Il s’agit, camarades, d’aller donner l’assaut aux plats d’argent de Mount-Welcome, et j’espère qu’aucun de vous ne boudera devant cette besogne. Mais vous avez marché. Que diriez-vous d’une gorgée de rhum pour vous réchauffer et vous donner du cœur à l’ouvrage ? »

Le flacon que Chakra avait apporté fit le tour de la sinistre bande qui descendit ensuite de l’autre côté de la ravine, sur les traces du myal-man.

Vers onze heures du soir, l’habitation de Mount-Welcome était encore brillamment éclairée, le custos ayant laissé l’ordre de maintenir en son absence les coutumes de la maison.

M. Smythje, en costume de soirée, car il s’habillait chaque soir par respect pour les habitudes de la fashion, baillait désespérément dans un fauteuil pendant que Kate jouait de la harpe ; tous les deux étaient dans la grande salle en compagnie de Yola et de M. Trusty, lorsqu’ils entendirent tout à coup des vociférations furieuses part ant des étages inférieurs. Presque aussitôt une dizaine d’hommes armés, les uns masqués, les autres à visage découvert, mais tous hideux d’aspect, se précipitèrent dans la salle.

L’un d’eux, d’une stature colossale, masqué et couvert d’un manteau qui dissimulait mal la gibbosité de ses épaules, courut vers Kate, lui lia les poignets et l’enleva dans ses bras nerveux.

Smythje fit mine de lui opposer quelque résistance, mais d’un seul coup de poing, l’homme masqué envoya le cockney rouler sur le parquet. Cette épreuve épuisa la provision de courage et de dévouement de M. Smythje qui, sans attendre un second horion, se releva et s’enfuit par une porte de dégagement.

Dans les autres parties de l’habitation, les cris de terreur succédaient aux cris de surprise. Les domestiques accoururent, mais un coup de fusil suffit pour mettre en déroute la bande des serviteurs qui se répandit dans les champs de cannes et dans le village nègre.

En quelques secondes, les bandits furent les maîtres de Mount-Welcome. Quand ils eurent mis les buffets et les armoires au pillage, ils amassèrent les meubles en un monceau dans la grande salle et mirent le feu aux quatre côtés de ce bûcher improvisé.

Les bandits mirent le feu à ce bûcher improvisé.

Quelques instants après, l’habitation était en flammes. La campagne se couvrit bientôt de lueurs sanglantes et les brigands, satisfaits de leur œuvre, songèrent à reprendre le chemin de leurs repaires.

Il avait été convenu qu’Adam emporterait tout le butin et que Chakra irait le partager avec lui après avoir mené Kate au Trou-du-Spectre. Aussi le myal-man n’attendit pas le dernier acte des brigands, qui était l’incendie, pour accomplir cette part de sa vengeance à laquelle il tenait plus qu’à toute autre. Moitié portant, moitié traînant la malheureuse jeune fille qui s’était évanouie de terreur, il rejoignit son trou de hibou du précipice, et Kate ne s’éveilla que sur le lit de bambous de la hutte où Chakra l’avait déposée.

Bien qu’elle ne comprit pas encore toute l’horreur de sa situation, la pauvre enfant sentit bien qu’elle n’était pas en proie à un cauchemar, mais qu’elle avait en face d’elle la plus affreuse des réalités, quand elle vit se pencher sur sa couche la grimaçante figure de Chakra.

Il s’apprêtait à la torturer en insultant à sa détresse quand deux coups de sifflet retentirent au dehors.

« Ah ! se dit Chakra en grommelant à voix basse, que me veut le Juif à l’heure qu’il est ?… Un troisième coup !… Il ne me fait ce signal que dans de graves occasions… Mais il ne faut pas qu’il voit ici cette jeune fille. »

Le myal-man plongea les doigts dans un sac dont il tira une fiole longue et étroite, pleine d’un liquide brun.

« Allons ! Lily Quasheba, dit-il d’une voix tonnante à la pauvre Kate, vous allez prendre une gorgée ou deux de ceci. N’ayez pas peur, c’est très bon ! »

Kate recula instinctivement, mais le monstre la saisit par les tresses de ses cheveux qu’il noua autour de ses doigts osseux, la forçant ainsi à pencher la tête en arrière ; de l’autre main, il introduisit entre les lèvres de Kate le goulot de la bouteille, afin de la forcer à boire le contenu.

Quelques secondes après, le visage de la jeune fille se couvrit de la pâleur de la mort. Un léger tremblement l’agita, ses membres parurent avoir perdu toute force, et elle retomba inerte sur le lit de bambous.

Chakra enleva Kate comme une plume, et sortant de sa hutte, il alla cacher la jeune fille inanimée dans une excavation connue de lui seul et située au-dessous de la cascade ; puis il courut à son canot pour répondre à l’appel de Jessuron, dont le sifflet résonnait encore.

« Pourquoi ne me répondiez-vous pas ? dit le Juif d’un ton impatient au myal-man.

— Excusez-moi, je dormais.

— Quand Mount-Welcome est en flammes ! à d’autres, vieux Chakra. Je reconnais là votre main, mais vous n’avez pas pu agir seul. Adam et les nègres de Trelawney en étaient-ils ? Répondez sans ambages. J’ai besoin d’eux et de vous.

— Eh bien ! oui, mais Adam est en route pour ses montagnes.

— Il s’agit de le ramener avec ses hommes au plus vite. Je cours un danger. Blue-Dick, envoyé en éclaireur sur la route de Savannah-la-Mer, m’en a apporté des nouvelles désagréables. Mes Espagnols ont été faits prisonniers par Cubissa et cet ingrat d’Herbert Vaughan. Ils accusent mes chasseurs d’avoir assassiné le custos. Il s’agit de délivrer mes Espagnols en dressant une embuscade au cortège qui est en route. Vous les mènerez ici et nous les y cacherons jusqu’au moment où j’aurai l’occasion de les faire embarquer. Je viendrai leur parler cette nuit à ce sujet. Partez-vous ? il y aura une bonne récompense.

— Je suis sûr de rattraper Adam, répondit Chakra ; mais si vous devez revenir cette nuit, ne retournez pas chez vous, maître Jessuron. Montez jusqu’au Jumbé-roc d’où vous pourrez voir au loin tout ce qui se passera dans la vallée, et quand vous saurez vos hommes délivrés et conduits ici, vous pourrez revenir leur donner vos instructions. »


CHAPITRE XX
UN TRISTE RETOUR


Le même soir, un lugubre cortège se dirigeait vers la plantation du Mount-Welcome. Il se composait d’une dizaine de personnes, dont quatre portaient sur une civière le corps de Loftus Vaughan. La petite troupe se trouva en vue du Jumbé-roc vers minuit, et Herbert, qui la commandait, ordonna une halte, dans la pensée d’envoyer un messager les précéder à Mount-Welcome pour apprendre d’abord la triste nouvelle à M. Trusty. Celui-ci aurait alors pour mission de préparer Kate au malheur qui allait la frapper.

Herbert ordonnait une halte.

Par un sentiment de délicatesse, Herbert ne voulut pas être le porteur de ce message qui faisait orpheline cette jeune fille dont il avait éprouvé la sympathie ; il envoya donc le vieux Plute qui partit au galop de son cheval.

Au bout d’une demi-heure de halle, le cortège allait reprendre sa marche, quand on entendit revenir le messager qui n’avait cependant pas été chargé de retourner sur ses pas. Mais le vieux Plute apportait une terrible nouvelle qui ne justifiait que trop son retour. Une bande de voleurs et d’assassins s’était emparée de Mount-Welcome, l’avait saccagé et incendié.

Le vieux Plute n’avait pas essayé de voir M. Trusty ; il avait appris ces choses des nègres épars dans la campagne, et il était accouru à toute bride, pensant que le secours le plus efficace serait celui qu’apporterait la petite bande.

« Quaco, dit Cubissa, crois-tu que nos hommes puissent nous entendre d’ici ? Ton souffle est plus vigoureux que le mien. Donne les cinq sonneries ! vite, et vite !

— Oh ! dit Quaco, ils m’entendront, fussent-ils à l’autre bout de l’île. » Et portant le cor à ses lèvres, il en tira un appel qui justifiait presque sa prétention. Aussitôt, une demi-douzaine de signaux analogues répondirent de directions diverses.

« Les gens ne sont pas loin, dit Cubissa. Attends-les ; nous allons en avant, nous, et veille à ce que ces deux coquins d’Espagnols ne s’échappent pas.

— Si je leur envoyais une couple de balles, cela nous éviterait de l’embarras ; qu’en pensez-vous capitaine ?

— Non, nous n’avons pas le droit de les punir. C’est l’affaire de la justice. »

Avant que Quaco eût le loisir d’émettre une nouvelle proposition, Cubissa et Herbert s’éloignèrent de toute la vitesse de leurs montures.

« Le feu ! » murmura Cubissa quand ils furent arrivés à l’entrée de la vallée.

L’habitation de Mount-Welcome n’était, en effet, qu’une gerbe de flammes.

Les deux jeunes gens excitèrent leurs chevaux et parcoururent d’une allure précipitée l’avenue de tamarins ; lorsque leurs montures, effrayées par l’incendie, se cabrèrent sous l’éperon, ils mirent pied à terre et s’approchèrent du bâtiment dont l’étage supérieur était déjà tout consumé ; les murs de pierres restaient seuls, soutenant de grosses poutres qui brûlaient en lançant de longs jets de flammes et des sifflements.

Le jardin et ses dépendances paraissaient déserts ; Herbert et son compagnon se dirigèrent vers les cases des nègres, supposant que tous ne s’étaient pas enfuis.

En effet, en les reconnaissant, un être humain caché dans un buisson de ce côté vint à leur rencontre. C’était le petit Quashie. Il raconta à sa façon l’attaque des brigands, la disparition de Kate, et il commençait à faire des commentaires sur la fuite de M. Smythje, quand il interrompit son récit pour s’écrier :

« Oh ! master, incendiaires pas partis. Voyez là-bas, près de la grande maison qui brûle ! »

Cubissa et Herbert aperçurent, en effet, en se retournant, une douzaine de formes noires qui se mouvaient entre eux et le fond illuminé par les flammes. Ils s’élancèrent vers ces inconnus, indifférents à tout danger, et résolus à braver tous les risques pour sauver les victimes de ce désastre.

Comme ils approchaient de cette petite troupe, le son du cor les rassura ; ces hommes étaient des Marrons commandés par Quaco. Le lieutenant avait laissé dans le chemin le corps de Loftus Vaughan gardé par quelques-uns de ses camarades, qui étaient également chargés de veiller sur les deux Espagnols. Il avait voulu venir de sa personne partager les peines et les travaux de son capitaine.

Un tel surcroît de forces n’eût pas été à dédaigner si l’ennemi avait été présent ; mais où étaient passés les incendiaires ? Qu’étaient devenues miss Vaughan et Yola ?

Ni Herbert, ni Cubissa n’osaient se communiquer leurs craintes, tant elles étaient horribles : les deux jeunes filles auraient-elles péri dans les flammes ?

Pendant qu’ils cherchaient, dans un douloureux silence, à se former un plan, sans savoir sur quelle base l’esquisser, ils entendirent un gémissement qui partait d’une voûte précédant l’escalier. Cet endroit de la maison avait été préservé du feu d’une façon relative.

Quaco saisit un tison embrasé, et sans se préoccuper de la brûlante atmosphère dans laquelle il pénétrait, il se précipita en avant. Herbert et Cubissa le suivirent.

Leurs yeux tombèrent sur une étrange figure qui, en tout autre temps, aurait excité leurs rires.

Dans un coin se trouvait un muid percé d’un trou carré dans sa partie supérieure. À l’intérieur, et sortant de cette ouverture, apparut une face grotesque, barbouillée de mélasse jusque dans ses favoris et dans sa moustache, et dans laquelle chacun eut quelque peine à reconnaître le visage du précieux Smythje.

« Ah ! le gentleman, dit Quashie le premier.

— Oui, mes amis, dit M. Smythje d’un air piteux. Moi, qui me suis réfugié ici pour échapper à ces bandits. Aidez-moi, s’il vous plaît, à sortir de cette étrange baignoire. Ah ! j’ai eu peur de m’y noyer. Qui aurait cru que c’était là de la mélasse ?

Retenant à peine son envie de rire, Quaco aida Smythje à se tirer de la cuve dans laquelle il s’était abrité tout le temps qu’avait duré le pillage.

Remis sur ses jambes et couvert d’une épaisse couche de liquide mielleux, le seigneur de Montagu-Castle était encore plus étrange à voir que le jour où Quaco l’avait exhume du tronc d’arbre.

« Monsieur, lui demanda Herbert, savez-vous ce qu’est devenue ma cousine ?

— Ah ! c’est vous, master Vaughan ? lui répondit le cockney. Que dites-vous des aimables mœurs de la Jamaïque ? J’en ai assez, moi ; je mets dès demain mes propriétés en vente et je m’embarque par le prochain paquebot. Je ne respirerai en paix que loin de cet atroce pays où l’on vole et où l’on incendie. Enchanté si vous êtes mon compagnon de route encore cette fois !

— Et ! monsieur, il s’agit bien de ces balivernes ! Qu’est devenue ma cousine, je vous prie ? N’étiez-vous pas là pour la protéger ? »

M. Smythje poussait la religion de sa précieuse personne au point de n’avoir pas honte de ses faits et gestes ; aussi avoua-t-il qu’il avait dû renoncer à défendre Kate qu’enlevait une espèce de géant.

« Il avait, dit le cocknev, de longs bras et une protubérance sur les épaules, comme la bosse d’un chameau. C’est lui qui a saisi miss Vaughan que j’ai entendue crier pendant qu’il l’entraînait dans l’escalier.

— Et vous ne l’avez pas défendue ? s’écria Herbert, frémissant de colère, vous êtes indigne du nom d’Anglais ! Je ne sais ce qui me retient… » M. Smythje n’attendit pas la fin de la phrase. Il disparut dans un fourré.

« Calmez-vous, master Herbert, dit Cubissa, qui avait écouté avec attention le signalement donné par M. Smythje. Je connais le sanglier qui a fait tout ce ravage. Je sais où ce monstre a sa bauge. D’ici à une heure ; nous tiendrons en notre pouvoir le ravisseur et, avec l’aide de Dieu, nous lui aurons arraché sa victime. »


CHAPITRE XXI
LA DÉLIVRANCE


Une angoisse poignante tordait le cœur d’Herbert, son sang bouillait dans ses veines à la pensée des dangers que courait sa cousine. D’après ce qu’il savait de Chakra, il se disait que, s’il n’avait pas tué la jeune tille à Mount-Welcome, c’était pour la réserver peut-être à des tortures pires que la mort, et il supplia Cubissa de lui montrer sans retard le chemin du Trou-du-Spectre.

« Nous partons tous avec vous, lui répondit le capitaine des Marrons. La voix de Cubissa fut couverte par les acclamations de toute sa troupe. Chaque homme avait apprécié dans des circonstances diverses l’évangélique bonté de miss Vaughan.

On laissa à Mount-Welcome les chevaux, qui n’eussent été qu’un embarras dans les sentiers escarpés du Jumbé-roc et du Trou-du-Spectre.

La marche de la petite troupe ne fut retardée par aucun incident. Jamais piétons n’avaient franchi une pareille distance avec la vélocité qui les amena sur le rocher dominant la ravine.

Ils descendirent tous, Cubissa leur traçant le chemin, par l’escalier d’arbres et de racines, jusqu’au bord de la lagune, où une exclamation de désappointement échappa au capitaine des Marrons.

Le canot était de ce côté du lac, caché sous les buissons.

« Le tigre aurait-il quitté son antre ? dit-il à Herbert.

— Elle serait perdue alors ! perdue, la pauvre Kate, cette enfant dont vous tous, qui la connaissez mieux que moi, vous venez de me vanter les qualités… Ma seule parente au monde. Elle aura appelé dans son angoisse son père, qu’elle ne sait pas mort ; hélas ! Son cousin qu’elle aura cru indifférent… Les efforts de ceux qui sont animés de bons sentiments échoueront-ils donc ? Verrons-nous le triomphe du crime !…

— Ne vous désespérez pas, master Vaughan, dit vivement Cubissa. Peut-être n’est-ce que Chakra qui est reparti, ou encore les gens qui l’ont aidé et dont il attend le retour. En tout cas, il nous faut fouiller la petite vallée. Sautez dans le canot, vous ne pouvez nager sous vos vêtements, tandis que mes gens ne sont pas embarrassés par les leurs. Quaco ! mettez tous les fusils dans la barque et jetez-vous tous à l’eau. Nagez en silence. Pas le moindre clapotement, entendez-vous. Tenez-vous dans l’ombre de la roche, et droit à l’autre rive ! »

Une minute après, la barque dirigée par Cubissa, glissait sur le lac ; une demi-douzaine de têtes noires, se montrant à peine au-dessus de l’eau, suivaient son sillage, nageant sans plus de bruit qu’une troupe de castors.

Il n’y avait pas de chemin à l’endroit où aborda la petite troupe, qui se débattit pendant quelque temps dans un fourré presque impénétrable ; elle ne courait cependant pas risque de s’égarer, car Cubissa se rappelant que la hutte de Chakra était voisine de la cascade, le bruit de la chute d’eau que l’on entendait, était un guide infaillible.

Le taillis devint peu à peu plus praticable et ils aperçurent enfin le cotonnier.

La hutte était devant eux ; une lumière brillait dans la baie de la porte ouverte et se reflétait sur la terre ombragée par l’arbre immense. Quoique faible et vacillante, cette lueur rassura les deux amis, la hutte était sans doute occupée par Chakra et sa victime.

Cubissa se sentait envahi par de sombres pressentiments ; la tête d’Herbert était en feu. L’un et l’autre parvinrent difficilement à maîtriser leur émotion pour approcher de la hutte avec les précautions qu’exigeait la prudence.

Faisant signe aux Marrons de s’arrêter sous les arbres, Herbert et le capitaine rampèrent vers le cotonnier. Étant arrivés dans l’ombre qu’il projetait, ils se dressèrent vivement et se trouvèrent d’un bond au seuil de la cabane.

Un cri de désappointement s’échappa en même temps de leurs lèvres : la hutte était vide !

Les deux jeunes gens y entrèrent pourtant, afin de se renseigner par l’examen du lieu. La lampe allumée, dont une petite partie de l’huile était seule brûlée, annonçait un départ récent et précipité. Nul indice d’ailleurs ne révélait le passage de Kate dans la hutte.

« Chakra doit être près d’ici, dit Cubissa. Voici ma supposition : le canot a servi à ses complices qui doivent revenir. Lui nous a aperçus traversant la lagune, et il se sera hâté de se réfugier dans quelque cachette voisine. Il s’agit de le chercher maintenant.

Cette conjecture offrait des probabilités. Le capitaine appela ses hommes, leur commanda de se procurer des torches et de fouiller le bois. Quaco fut dépêché vers le canot avec mission de le surveiller pour empêcher toute possibilité de fuite du côté du lac.

Tandis que les Marrons exécutaient l’ordre de leur chef, Cubissa et Herbert cherchaient sur le terrain les traces que le pied de Chakra avait pu y laisser.

En approchant de la cascade, un objet arracha un cri de surprise à Herbert : quelque chose de blanc était étendu sur un galet, à côté de la cuve où se précipitait le torrent. C’était une écharpe froissée et déchirée. Les deux amis ne doutèrent pas qu’elle n’eût appartenu à Kate.

Cubissa prêta moins d’attention à l’objet trouvé qu’au lieu où il gisait. C’était tout près de l’extrême bord de la roche, le long de laquelle le torrent se précipitait.

Entre les nappes d’eau et le roc, il existait une sorte de corniche qui permettait de passer sous la cascade. Cubissa se souvint qu’il y avait là une large grotte creusée dans la roche, à plusieurs pieds au-dessus de l’étang.

Comme l’écharpe se trouvait sur la saillie du rocher conduisant à la grotte, le Marron supposa que Chakra s’y était réfugié ; mais, comme il pouvait y être entouré de ses complices, le capitaine appela quelques-uns de ses hommes, et, saisissant une torche, il retourna en toute hâte vers la cascade.

Alors, faisant signe à Herbert de le suivre, Cubissa se glissa sous la voûte d’eau. Tenant d’une main son machete et la torche dans l’autre, Cubissa entra dans la grotte, suivi d’Herbert armé de son fusil, prêt à faire feu à la moindre agression.

De brillants stalactites reflétèrent la clarté de la torche, au point d’éblouir pendant quelques minutes les yeux des jeunes gens.

Bientôt leurs yeux s’habituèrent à cette lumière diamantée, et alors un même cri leur échappa, tandis qu’ils se jetaient un regard désespéré.

Entre deux larges masses de stalagmites, une femme habillée de blanc gisait dans l’immobilité de la mort.

Il n’était pas besoin de lever la torche sur ce pâle visage… c’était bien là Kate Vaughan ?

À la vue de ce qu’il croyait être le corps privé de vie de sa cousine, le cœur d’Herbert fut déchiré, et il éclata en sanglots. Il jeta son fusil sur le roc, s’agenouilla devant la jeune fille et s’abandonna à un désespoir qui trouva un écho parmi les rudes compagnons qui l’accompagnaient.

Il se passa un long intervalle avant que le jeune Anglais sortît de sa lugubre contemplation. La torche que tenait Cubissa ne donnait plus qu’une lueur vacillante, quand Herbert se leva enfin, et recula lentement vers l’entrée de la grotte, après avoir fait au Marron un geste que ceux-ci comprirent.

Ils soulevèrent le corps de la jeune fille sur leurs bras croisés et l’emportèrent en silence dans la hutte sur les pas de leurs chefs. Kate fut déposée sur le lit de bambous. Cette tâche accomplie, les braves compagnons se retirèrent, par une délicatesse instinctive, laissant seuls Herbert et Cubissa.

Ce fut celui-ci qui prit la parole le premier.

« Sainte Vierge ! dit-il d’une voix altérée, je ne sais pas de quoi elle a pu mourir, à moins que ce ne soit là vue de Chakra qui l’ait tuée ! »

Un gémissement fut la seule réponse d’Herbert.

« Si le monstre, continua le Marron, a usé de violence à son égard, on n’en voit nulle trace. Il n’y a ni sang ni blessure, aucune apparence de coup ayant pu amener la mort. Ô pauvre et regrettable créature !

— Oh Dieu ! cria Herbert dans un sanglot, deux corps à transporter dans la même maison, le père et la fille… le même jour… à la même heure… »

Avant que Cubissa n’eût répondu, une forme qui apparut près de la porte interrompit ce triste échange de regrets. C’était Quaco qui, ayant appris de ces hommes la nouvelle de la découverte qu’on venait de faire dans la grotte, entrait sans y être invité.

Il approcha du lit de bambous et contempla le pâle et doux visage de la jeune fille. Peu à peu l’expression chagrine des traits du lieutenant perdit de son intensité ; son visage se rasséréna et un sourire de satisfaction entr’ouvrit même sa large bouche.

« Lieutenant, lui dit Cubissa d’un ton de reproche, que signifie votre attitude ? Je ne reconnais point là votre respect de la mort.

— La mort, dites-vous, cap’taine ? repartit paisiblement Quaco, qui se mit de nouveau à sourire après un second regard jeté sur Kate. Si vous voulez parler de la jeune lady, je consentirais à n’être jamais plus mort qu’elle ne l’est en ce moment. »

Herbert et Cubissa tressaillirent et poussèrent un cri de surprise et d’espérance.

Sur un signe de Quaco, un des Marrons détacha un petit miroir suspendu aux parois de la hutte.

« Bon ! s’écria Quaco, voilà ce qu’il me faut. Ce verre est parfaitement clair, n’est-ce pas, cap’taine ?… Vous allez voir tout à l’heure. »

Plaçant la surface unie du miroir sur les lèvres glacées de Kate, il l’y laissa quelques minutes et l’éleva ensuite vers la lumière de la lampe.

« Voyez, s’écria-t-il d’un air de triomphe en leur montrant la glace ternie, elle n’a bu que de l’extrait de calalue, de l’eau qui endort… et même voilà la fiole qui a contenu cette drogue, ajouta-t-il en ramassant une petite bouteille à terre. J’en sais une autre qui la réveillera ; il s’agit seulement de la trouver ; elle doit être ici dans quelque coin. Si je puis mettre la main dessus, cette jeune lady vous entendra et vous parlera en moins de dix minutes. »

Le colosse commença à chercher dans la hutte, n’oubliant ni une des crevasses ni une des fentes dont la case était abondamment fournie ; Cubissa et Herbert, trop émus pour parler, attendaient avec anxiété le résultat promis.

Le savoir du lieutenant des Marrons égalait presque celui du myal-man. Quaco était le médecin de la troupe. Dans l’exercice de ces dernières fonctions, il avait acquis quelques connaissances du système d’Obi, et de certains secrets dont les myal-men croient seuls avoir la possession.

« Ah ! voilà mon affaire ! s’écria-t-il tout à coup en élevant dans sa main droite une petite bouteille qu’il déboucha avec soin et qu’il porta à ses narines. Master Vaughan, soulevez la tête de votre cousine pendant que je ferai couler dans sa bouche quelques gouttes de cette liqueur. »

Herbert s’empressa d’obéir ; Quaco entr’ouvrit les lèvres de Kate avec toute la délicatesse possible ; il y fit tomber une partie du contenu de la fiole, puis, prenant dans ses mains calleuses les petites mains de la jeune fille, il essaya d’y ramener le sang par des frictions.

Le cœur d’Herbert battait violemment. En dépit de tous ses efforts, il ne pouvait maîtriser son anxiété ni prendre confiance dans l’assurance du lieutenant.

Mais cinq minutes, cinq siècles ! s’étaient à peine écoulées depuis l’ingestion de la bienfaisante liqueur, quand la poitrine de la jeune fille commença à se soulever ; et un faible soupir s’échappa de ses lèvres !

Enfin la respiration devint régulière, le visage se ranima, et ouvrant les yeux, Kate regarda autour d’elle, reconnut son cousin, et laissa échapper d’une voix peu distincte encore, le nom d’Herbert.

Le jeune homme s’agenouilla devant le lit de bambous, incapable de répondre par une seule parole à cet appel de sa cousine. Ce fut Cubissa qui calma les terreurs renaissantes qui envahissaient Kate à mesure que le souvenir du passé lui revenait.

« Comptez sur nous pour vous défendre, miss, lui dit-il, votre cousin a dévoué sa vie pour vous sauver, et nous avons juré de l’aider de tout notre pouvoir. Comptez sur nous tous.

— Oh ! merci, Herbert, dit Kate entendant les deux mains à son cousin. Quand mon père saura ce que vous avez fait pour moi, il vous aimera comme un fils, et il vous suppliera d’oublier… ce qui m’a fait tant de peine à moi. N’est-ce pas que vous pardonnerez à mon père ?

— Je lui ai déjà pardonné, Kate, » répondit le jeune homme qui n’osa pas révéler à la jeune fille la mort du custos.

Cette effusion du cœur des deux cousins se prolongea quelque temps pendant que Cubissa concertait avec Quaco le moyen du retour. Le capitaine prit enfin Herbert à part et lui soumit son projet qui était de conduire Kate dans la maison de M. Trusty, le commandeur de Mount-Welcome, pour y attendre, lui dirait-on, le retour de son père. Elle savait qu’on avait mis le feu à l’habitation, que le toit qui avait abrité son enfance n’était plus qu une ruine. Il devait donc lui paraître naturel de trouver un asile temporaire chez le directeur de la plantation.

Ni Herbert ni Cubissa n’étaient certains que le corps du custos eût atteint Mount-Welcome, Quaco ayant quitté les porteurs sans leur donner d’ordres à ce sujet. Le cortège funèbre pouvait donc encore être sur le chemin de Carrion-Crow ; en ce cas, il était possible d’arriver à la maison du directeur, sans que la jeune fille apprît la mort de son père.

Ce plan arrêté, Herbert et Cubissa partirent dans le canot avec Kate Vaughan, laissant au Trou-du-Spectre Quaco et ses Marrons qui furent chargés d’épier le retour de Chakra.

Les forces de la jeune créole étaient revenues ; elle traversa les sentiers de la forêt, appuyée sur le bras d’Herbert. Cubissa les précédait pour éviter les surprises. Mais ils ne firent aucune fâcheuse rencontre, et au bout d’une heure, ils arrivèrent en vue de ce qui avait été Mount-Welcome.

Quelques lueurs rouges, derniers vestiges de l’incendie, perçaient à travers le feuillage qui bordait le sentier, et l’on entendait le craquement des charpentes s’affaissant à demi consumées par le feu. Tout à coup des cris de détresse retentirent du côté de l’habitation.

« Qu’y a-t-il ? demanda Herbert avec inquiétude.

— Il y a, répondit Cubissa, que les voleurs sont revenus, je ne puis comprendre dans quel but, mais ce sont eux certainement. Je connais la voix de ce scélérat d’Adam… Ah ! et en voici une autre plus rude et plus menaçante encore… C’est, je l’assure, le cri de ce démon de Chakra. Ecoutez, maître Vaughan, mes hommes de l’escorte, vous m’entendez ! sont peut-être venus jusqu’à Mount-Welcome, et ce sont eux qu’on attaque. Restez-là, je vais combattre avec eux ces bandits.

— Arrêtez, Cubissa, je ne puis vous laisser aller seul. Vous vous êtes exposé pour les miens, j’ai droit à une revanche. Ma chère Kate, cachez-vous dans ce fourré ; je viendrai vous y reprendre dans Tin quart d’heure.

— Oh ! Herbert, ne me quittez pas ! s’écria Kate en s’attachant au bras de son cousin.

— Kate, lui dit-il avec un ton de doux reproche, voudriez-vous que je devinsse un lâche et un ingrat !…

— Non, dit-elle avec un accent énergique ; allez, Herbert, faites votre devoir ! »

Et elle s’enfonça dans le taillis que son cousin lui avait indiqué comme refuge.

En quelques secondes, les deux jeunes gens eurent longé le mur de clôture, passé la barrière qu’ils trouvèrent grande ouverte et traversé le jardin.

Mais, chose étrange ! les cris des hommes, les gémissements des femmes avaient cessé aussi soudainement qu’ils s’étalent fait entendre.

Tout était redevenu silencieux ; on eût dit que la terre venait de s’ouvrir pour engloutir ceux dont les hurlements et les appels retentissaient tout à l’heure si brusquement.

Herbert et Cubissa passèrent devant les ruines fumantes de l’habitation et arrivèrent sur la plate-forme qui lui faisait face. Un spectacle lugubre les y attendait.

C’était le brancard sur lequel reposait le custos. Trois cadavres de nègres gisaient à côté. C’étaient les Marrons que Quaco avait laissés pour la garde de ses prisonniers, les chasseurs espagnols.

Ceux-ci avaient été délivrés, les cordes et les bâtons que le lieutenant avait employés pour les entraver étaient encore épars sur le sol. Le retour des bandits était expliqué, ils étaient venus délivrer leurs complices.

Un peu rassurés, Herbert et Cubissa se disposaient à aller rejoindre la jeune créole quand ils virent une forme blanche passer comme un sylphe à travers les arbres dans le sentier qui aboutissait au mur du jardin.

C’était Kate qui avait voulu venir partager les dangers de ses deux amis. Avant que ceux-ci eussent eu le temps de s’opposer à son dessein, elle franchit la barrière, s’avança vers eux et poussa une exclamation joyeuse en les apercevant sains et saufs.

Tout aussitôt, et prompt comme un écho, un second cri, mais celui-ci déchirant et désespéré, s’échappa de ses lèvres… Elle venait d’apercevoir le cadavre de son père.

La jeune fille tomba éperdue sur la civière et couvrit de baisers et de larmes le front glacé de Loftus Vaughan. Toute consolation étant impossible, Herbert respecta cette effusion de douleur suprême, et ce ne fut que lorsque Kate, épuisée de forces, s’affaissa à demi inanimée sur le corps de son père, qu’il l’arracha à ce triste spectacle pour l’emporter dans le kiosque du jardin, selon les conseils de M. Trusty qui était enfin accouru.

Herbert respecta cette effusion de douleur.

Là, Kate reçut les soins de Yola qui revint des cases des nègres, où elle s’était réfugiée, dès qu’elle eut entendu les cris de sa jeune maîtresse. Pendant qu’elle lui faisait reprendre l’usage de ses sens, M. Trusty, s’adressant à Herbert comme au maître de la maison, déplorait les événements de la nuit, et lui rendait compte de l’impossibilité où il s’était trouvé déporter du secours à l’habitation.

« Maître Vaughan, conclut-il d’une voix embarrassée, tous mes nègres se sont enfuis comme un troupeau de moutons devant l’attaque de ces bandits. Je n’ai pu obtenir d’eux un peu de courage, ni par prières, ni par promesses, ni par menaces. Qu’aurais-je pu faire tout seul contre les sauvages qui nous attaquaient ? Le gentleman anglais, M. Smythje s’est esquivé le premier, et le voilà parti pour Montego-Bay sur la première monture qu’il a trouvée sous sa main après l’incendie. J’ose espérer, maître Vaughan que vous ne rendrez pas un seul homme responsable de la lâcheté de tous les autres, et que vous me conserverez mon poste de directeur de la plantation.

— En vérité, monsieur Trusty, lui répondit Herbert avec étonnement, vous me parlez comme si j’étais le maître de Mount-Welcome, c’est à ma cousine qu’il vous faudra adresser vos excuses. »

M. Trusty hocha la tête : « C’est vous, mon sieur Vaughan, lui dit-il avec un accent de déférence, qui êtes l’héritier légal du custos, et non miss Kate à laquelle la juridiction de la Jamaïque n’accorde que 1 500 livres sur toute la fortune de son père.

— C’est une abominable iniquité ! s’écria Herbert. S’il est vrai que la loi m’attribue le pouvoir de déposséder une orpheline, je renonce à bénéficier de mes droits. Accepte qui voudra un tel héritage.

— Il trouvera preneur, répliqua M. Trusty. À votre défaut, M. Jacob Jessuron, dont les liens de parenté avec le custos viennent après les vôtres… »

M. Trusty ne put achever ; il fut interrompu par Kate qui s’adressant à Herbert : « Je vous remercie, lui dit-elle, de l’intérêt que vous prenez à ma triste destinée ; mais qu’elle qu’elle soit, je saurai la subir, mon cousin.

— Chère Kate, lui dit Herbert, je ne sais si M. Trusty est sûr de ce qu’il avance, mais devant Dieu qui lit dans mon cœur, devant Yola et Cubissa qui nous entendent, je vous supplie de m’écouter. Nous sommes, vous et moi, deux enfants isolés, seuls rejetons d’une famille disparue. J’ai donc le devoir de remplacer auprès de vous tous ceux qui vous manquent. J’ignore si les lois de votre pays vous feront riche ou pauvre, mais que nous soyons propriétaires de Mount-Welcome, ou que je sois forcé de courir les bois avec les Marrons pour chercher notre subsistance, disposez de moi. Que désormais rien ne nous sépare ; richesse ou pauvreté, heur et malheur, mettons tout en commun.

— Herbert, dit Kate, après ce que vous avez tenté pour sauver ses jours et les miens, mon père lui-même, s’il pouvait nous entendre, mettrait ma main dans la vôtre. Mais Trusty vous a dit la vérité, c’est moi qui suis pauvre, c’est vous qui êtes riche.

— Vous dites vrai, cousine, répondit vivement Herbert en serrant la jeune fille sur sa poitrine, je suis riche, en effet, car un cœur comme le vôtre est le plus précieux des biens, et si je vous ai bien comprise, ce trésor est à moi. »

Avant de quitter le Trou-du-Spectre, Cubissa avait pris ses mesures pour que Chakra ne pût lui échapper. Celui-ci, ignorant que son asile avait été envahi pendant la nuit, devait tôt ou tard revenir au gîte.

Quaco et ses hommes, parmi lesquels se trouvait le prince Cingües, se blottirent dans l’arbre où le myal-man avait coutume de cacher son embarcation, et ils replacèrent le canot dans la position exacte où Chakra l’avait laissé, afin que celui-ci n’eût aucun soupçon.

Quand l’aube commença à paraître, quatre formes sombres se dessinèrent au sommet de la roche, juste au-dessus de l’escalier qu’elles descendirent avec précaution.

La brume empêchait de distinguer quels étaient ceux dont les silhouettes glissaient ainsi sur le flanc de la montagne ; ce ne fut que lorsque la barque commença à s’éloigner de la rive, portant deux des quatre survenants, que Quaco reconnut Jacob Jessuron et Chakra dans les deux hommes du bateau.

« Reconnaissez-vous, dit-il à Cingües, votre marchand d’esclaves ? »

Le prince ne répondit que par un geste d’une farouche énergie. Avant que le lieutenant pût intervenir, il mit son fusil en joue et fit feu. Quaco, qui ne voulait pas tuer les deux bandits, mais les prendre vivants, détourna le coup, qui cependant ne fut pas perdu. Au lieu de frapper Jacob Jessuron, les balles coupèrent les pagaies dans la main du batelier.

Chakra poussa un cri de désespoir. Il comprenait le danger auquel cette perte les exposait, son compagnon et lui. La barque, incapable désormais de lutter contre le tourbillon, ne pouvait manquer d’y être engloutie.

Il se jeta à genoux, étendit les bras hors du canot, et battit l’eau de ses deux mains, essayant de disputer la barque au rapide qui l’entraînait.

Cependant les forces du nègre diminuaient visiblement, et le courant, au point où le canot était arrivé, redoublait d’impétuosité. Après avoir lutté quelques minutes, Chakra, convaincu de son impuissance, jeta autour de lui des regards de bête fauve prise au piège.

À ce moment deux hommes baissés sur l’autre rive, jetèrent des cris. « Les chasseurs espagnols, dit le lieutenant. Feu sur ceux-là, camarades, ne les laissons pas échapper une seconde fois. »

Une double détonation se fit entendre, et les chasseurs d’hommes tombèrent foudroyés dans les herbes du rivage.

Cette péripétie, loin d’abattre Chakra, lui rendit toute sa farouche énergie. Cessant de battre l’eau avec ses mains, il se pencha vers Jacob Jessuron qui paraissait terrifié, et le saisissant par les épaules, comme une araignée gigantesque qui s’empare de sa proie, il le lança par-dessus bord pour décharger d’autant l’embarcation. Un cri rauque s’éleva, suivi du bruit sourd de l’eau se refermant sur la victime. Mais Chakra avait perdu du temps. Avant qu’il n’eût repris son équilibre, la barque était entraînée dans le plus fort du tourbillon. Le secours même des pagaies n’aurait pu l’en détourner. Dix secondes après, elle glissait dans la cataracte avec la rapidité de la flèche. Par un effort désespéré, le nègre saisit un instant un arbre qui s’étendait horizontalement entre les roches ; mais l’arbre n’était pas assez solide pour résister avec ce fardeau à la violence du courant. Les racines cédèrent. L’homme et son embarcation furent emportés dans l’abîme. Jessuron n’y avait précédé son complice que de quelques instants, et les corps des deux criminels surnagèrent l’un près de l’autre, tournoyant lentement dans le remous formé par la cascade.


CHAPITRE XXII
L’HEUREUSE-VALLÉE


À une année de distance de ces tristes événements, Mount-Welcome était sorti de ses cendres et brillait d’une nouvelle splendeur. On aurait dit que l’ancienne habitation avait été rétablie par quelque enchantement, tant celle-ci ressemblait à celle qui avait été incendiée.

Une troupe nombreuse de serviteurs nègres était dispersée dans les champs de cannes ; à l’air de contentement, à la figure honnête, au travail consciencieux de ces braves gens, on voyait bien qu’ils appartenaient à des maîtres doux et humains. Un directeur, qui n’était point M. Trusty, surveillait leurs travaux, et l’on ne devinait ses fonctions qu’à son costume qui était presque celui d’un gentleman, car il n’avait pas en main le fouet qui est le sceptre des commandeurs d’esclaves.

Le même air de satisfaction régnait dans la domesticité de Mount-Welcome ; les filles de service mettaient le couvert pour le déjeuner en chantonnant ces airs créoles qui ont tant de naïve mélodie, et c’est à peine si elles s’interrompirent lorsque les maîtres de la maison, Herbert Vaughan et sa jeune femme Kate, parurent dans la salle et se mirent à table.

Comme autrefois, l’heure du déjeuner était celle de la poste, mais aucun des deux époux n’était préoccupé de l’arrivée du courrier. Que leur importaient les nouvelles du dehors ! Leur horizon n’était pas plus large que celui de leur chère vallée, où les bénédictions de tous accroissaient chaque jour leur bonheur,

Mais la poste n’a de respect ni pour l’anxiété ni pour l’indifférence : elle surprend indistinctement les heureux et les affligés, et elle déposa sur la table à côté d’Herbert une lettre qui aurait eu chance de n’être pas ouverte très vite, si les timbres étrangers n’eussent par hasard frappé la vue du jeune planteur.

« Kate, ma chère Kate, dit-il après avoir parcouru les premières lignes de la lettre, c’est notre ami Cubissa qui nous écrit.

C’est notre ami Cubissa qui nous écrit.

— Quoi ! reviendrait-il sitôt ? s’écria la jeune femme.

— Oui. Je savais bien qu’il ne pourrait s’habituer à vivre parmi les sauvages, tout prince qu’ils l’aient fait. Il a épousé Yola, qu’il ramène avec lui, et il me demande si nous voulons lui vendre cette pièce de terre qui s’étend au delà du Jumbé-roc. Le vieux roi des Foolahs lui a, dans sa reconnaissance, donné une assez grosse somme, et il désire se faire planteur.

— Quel bonheur ! nos amis seront donc auprès de nous ! s’écria Kate.

— Êtes-vous de mon avis, ma bonne et chère Kate ? Nous ne vendrons pas cette terre à Cubissa, nous le forcerons bien à l’accepter de notre amitié. Y consentez-vous ? car c’est de votre bien que je dispose ainsi.

— Ah ! s’écria mistress Vaughan, vous savez bien, Herbert, que je tiens tout de vous. Je m’en fais gloire, d’ailleurs. J’étais pauvre et orpheline ; vous m’avez rendu en vous une famille, et vous seul possédez la fortune dont vous me faites jouir.

— Ah ! c’est ainsi, répondit Herbert d’un ton de douce ironie, c’est ainsi que vous manquez à nos conventions en refusant d’avouer que c’est moi qui vous dois tout. Je vais me venger de vous tout de suite. Vous savez que le tribunal de Savannah vient de m’adjuger les biens de Jacob Jessuron à cause de notre parenté éloignée. Eh bien ! j’avais de la répugnance à gérer cette propriété qui me rappelle de si cruels souvenirs. Dès que Cubissa sera revenu, je la lui donnerai. M’approuvez-vous ?

— Oh ! cher Herbert, vous êtes le meilleur des hommes ; mais est-ce là tout ce que vous dit le capitaine dans sa lettre ? »

Herbert reprit la missive de Cubissa qu’il avait posée sur la table pendant cette conversation.

« Bonté du ciel ! quelle singulière histoire ! s’écria-t-il, après l’avoir parcourue de nouveau. Le capitaine du négrier qui avait amené le prince Cingües à la Jamaïque a eu l’audace et la sottise de retourner sur la côte africaine, et les Foolahs ont tiré de lui une terrible vengeance. Malgré l’intervention de Cubissa, il a été massacré.

— Oh ! dit Kate, je comprends que Cubissa n’ait pu demeurer dans une contrée où la justice est si sommaire.

— Vous oubliez, chère Kate, qu’il y aurait bien à redire sur la façon dont est parfois rendue, dans notre Jamaïque, ce qu’on appelle la justice. Notre triste et lugubre histoire est là pour l’attester. Quant à ce négrier, n’avait-il pas cent fois mérité son sort ?

— J’ai l’horreur de la violence, dit Kate, quel que soit le lieu où elle se commette.

— Et vous avez grand’raison, mon amie, car la violence amène la violence. Fasse Dieu qu’elle puisse à jamais disparaître de la terre !

— Notre Cubissa, ajouta Herbert, a un devoir sacré à remplir ici ; sa fortune n’a pas pu lui faire oublier qu’il est le capitaine, le chef des pauvres Marrons ; il a à cœur d’améliorer le sort de ses camarades des bois, car il a tous nos sentiments, ma chère Kate. Il sait qu’aucun homme ne doit jouir en égoïste du personnel que Dieu lui a accordé, et que chacun de nous a la mission de faire rejaillir ce bonheur sur tout ce qui l’entoure. Vienne donc Cubissa, il nous sera d’un grand aide. Il approuvera tous les changements que nous avons faits pour l’amélioration du sort de nos pauvres noirs : l’école fondée pour eux, leurs enfants soignés par vous dans l’amour, plus encore que dans la crainte de Dieu, tous ces êtres traités enfin comme des créatures humaines, avec dignité et douceur. Lui-même agira dans le même sens au penn Jessuron. Notre exemple et le sien auront des imitateurs ; le bien a sa contagion comme le mal. Le progrès est lent partout, je ne l’ignore pas, mais s’il avance d’un pied prudent, il ne recule jamais. La Jamaïque verra des jours prospères, les crimes diminueront avec l’ignorance, et un jour viendra où ce beau pays aura vraiment le droit de reprendre son ancien nom et de s’appeler l’Heureuse Vallée ! Si nous avons été pour quelque chose dans sa transformation, chère Kate, nous auront payé la dette de notre bonheur. Notre conscience satisfaite nous mènera à une vieillesse tranquille.

— Cher Herbert, dit Kate attendrie, que mon cœur m’avait bien guidé quand, dès la première heure, il m’avait poussée vers vous. Qu’il fait bon d’entendre de bonnes et nobles choses dites par une bouche aimée, d’être fière de celui qu’on avait choisi. Que mon père n’est-il là ? Il était né juste et bon, mon ami, ce qu’il a été pour ma pauvre mère et pour moi, ne vous le prouve-t-il pas. Vivant au milieu des méchants, dans un pays où régnaient des idées fausses, il avait su réagir en ce qui nous concernait. Éclairé, vaincu par vous, il eût fini par redevenir lui-même, et, à son tour, il eût été fier de celui qu’il avait méconnu.

— Respectons sa mémoire, dit Herbert ; les institutions sont souvent plus coupables que les hommes des fautes qu’elles autorisent. »

FIN DES PLANTEURS DE LA JAMAÏQUE