Les émigrants du Transwaal

J. Hetzel (p. couv-92).

ŒUVRES DE MAYNE-REID
COLLECTION HETZEL
AVENTURES DE TERRE ET DE MER
PAR
MAYNE-REID


TRADUCTION DE J. LERMONT


DESSINS PAR RIOU



GRAVURES PAR BERTRAND

BIBLIOTHÈQUE
D’ÉDUCATION ET DE RECRÉATION
J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOB
PARIS

Tous droits de traduction et de reproduction reservés.
TABLE

Chapitre I. — 
À travers le Karrou 
 1
II. — 
Une battue de lions 
 7
III. — 
La tulp 
 11
IV. — 
Sous le mowana 
 14
V. — 
Une alerte 
 19
VI. — 
À la poursuite d’un buffle 
 22
VII. — 
Pris au piège 
 26
VIII. — 
Une nuit en plein air 
 28
IX. — 
Traqué par des chiens sauvages 
 30
X. — 
Le retour 
 34
XI. — 
Nouvel obstacle 
 37
XII. — 
Une invasion de tsétsés 
 39
XIII. — 
L’œuvre des tsétsés 
 40
XIV. — 
Evénements inattendus 
 54
XV. — 
Le père de Laurens 
 61
XVI. — 
Une surprise désagréable 
 67
XVII. — 
Un clan de crocodiles 
 70
XVIII. — 
Le karl-kop 
 74
XIX. — 
Sur le Limpopo 
 77
XX. — 
Une punition du ciel 
 80
XXI. — 
Chasse aux hippopotames 
 84
XXII. — 
L’île Meistjé 
 87


CHAPITRE I
À TRAVERS LE KARROU


« C’est en vérité une terre de désolation !… » Cette exclamation était adressée par un cavalier d’âge mûr, mais d’apparence robuste et de physionomie énergique, à son compagnon qui chevauchait à côté de lui sur une forte monture.

« Oui, ami Blom, répondit ce second cavalier. Tout manque ici, sauf le sable et le soleil. Nous le savions d’ailleurs avant de nous engager dans cette contrée maudite ; et nul de nous n’a hésité à la traverser pour gagner le pays fertile et riant où nous serons libres et heureux, comme nous l’avons été dans notre patrie, jusqu’au moment où son envahissement par des conquérants étrangers nous a obligés à transporter ailleurs nos foyers… Ce n’est pas acheter trop cher l’indépendance que de la devoir aux fatigues de notre voyage à travers ce désert. »

L’homme qui relevait ainsi l’ami Blom du découragement, trahi par son exclamation, se nommait Jan Van Dorn. Sa barbe et ses cheveux commençaient à grisonner ; sa figure large et grave offrait une remarquable expression de calme réfléchi et de cette énergie froide, plus difficile à abattre que la vivacité des tempéraments plus en dehors. Au premier coup d’œil jeté sur Jan Van Dorn, on reconnaissait en lui les qualités d’un homme digne de commander.

« Et vous, Rynwald, dit-il en s’adressant à un troisième cavalier placé à sa droite, je vous vois aussi tout préoccupé. Est-ce que vous pensez, comme l’ami Blom, aux difficultés de notre longue route ?

— Assurément, Jan Van Dorn. C’est à chaque père de famille, chargé du sort d’âmes chères, qu’il appartient de donner toutes ses pensées au souci des obstacles à surmonter et des dangers à conjurer, ne fût-ce que pour les épargner aux siens dans la mesure du possible. Mais prévoir et combiner les moyens de salut, ce n’est pas être découragé. Comme vous, ami Van Dorn, j’ai confiance dans le résultat final.

— Merci, mon brave Rynwald. Je suis sûr qu’avec votre concours et celui de l’ami Blom, tout ira bien pour notre caravane. C’est à nous trois à inspirer à nos compagnons confiance et espoir. N’hésitez donc pas à leur dire, lorsque vous les verrez découragés, qu’à peine sortis du Karrou, nous serons tout près de la contrée des bons pâturages, arrosée de nombreux cours d’eau, que je leur ai annoncée. »

… Quels étaient ces trois hommes et dans quelle région était située cette terre promise vers laquelle Jan Van Dorn conduisait sa caravane ?

Nous parlerons bientôt des personnes. Quant à la contrée que traversaient les émigrants, qu’on se figure une plaine s’étendant à perte de vue jusqu’à l’horizon. Rien ne délimitait la vue ; pas de forêts ni d’accidents de terrain pour rompre la monotonie de cet immense espace. À peine çà et là quelques arbres solitaires s’élevaient ; c’étaient des Kamel-doorn au feuillage découpé. Ce mot signifie littéralement : « Épine de chameau. » Très commun dans l’Afrique méridionale, cette sorte d’acacia, dont les feuilles sont armées de piquants, ressemble assez à l’acacia de nos pays, sauf cette particularité des feuilles munies de dards et la couleur de ses fleurs, d’un jaune éclatant. Ses jeunes bourgeons forment la nourriture favorite des girafes. Quelques aloès arborescents, mêlés aux tiges raides de l’euphorbe et aux pieds desquels se tordaient des touffes d’herbe sèche et calcinée, étaient, avec les rares Kamel-doorn, la seule végétation de ce désert.

Tel est l’aspect morne de ces stériles Karrous de l’Afrique méridionale, qu’on pourrait comparer à nos landes, sauf pour l’étendue qui est bien autre, et la qualité des végétaux qui est celle des déserts. Mais on trouve sous cette latitude, dans ces Karrous désolés, les plus belles variétés de bruyères, plus délicates, à clochettes plus minutieusement découpées que celles de nos climats. Chacun peut en juger par la bruyère dite du Cap, que l’horticulture a importée en Europe.

Trois chariots s’avançaient lentement à travers le Karrou. C’étaient d’immenses véhicules, mesurant chacun quatre mètres de longueur. Une armature de bambous recourbés en arc supportait la toile imperméable qui les recouvrait. Huit paires de bœufs à longues cornes constituaient l’attelage de chaque voiture. Assis sur le siège, le conducteur agitait un fouet d’une longueur démesurée ; un second indigène, armé du terrible jambok, marchait auprès de chaque attelage, faisant en quelque sorte l’office de postillon pour stimuler la nonchalance des bœufs. Enfin, un guide se tenait en tête de la colonne. Une vingtaine de cavaliers chevauchaient sur les côtés. Trois d’entre eux, nos interlocuteurs de tout à l’heure, étaient tout à fait en avant de la caravane.

On voyait à l’arrière-garde un nombreux troupeau de vaches laitières, quelques-unes suivies de leurs veaux, et une quantité de ces moutons « à queues grasses, » ainsi nommée parce que leur appendice caudal pèse jusqu’à cinquante livres et balaie la terre, entraîné par son propre poids. Vaches et moutons s’avançaient sous la conduite de quelques pâtres nègres à demi nus. De grands chiens de berger, à poil hérissé et rugueux, à museau effilé, assez semblables à des loups, complétaient la série des êtres animés visibles au dehors des chariots. Mais, en soulevant les rideaux de toile blanche, on aurait aperçu, à l’intérieur de ces wagons, des femmes et des enfants de tout âge. On aurait admiré notamment la ravissante Katrinka, fille aînée de Rynwald, et sa sœur cadette, Meistjé. La première avait dix-huit ans et la seconde, à peine dix-sept. Chacune dans son genre de beauté, la blonde Katrinka aux yeux noirs et la mignonne Meistjé aux yeux d’un bleu de pervenche et à la chevelure d’or pâle, était un modèle de grâce et de séduisante simplicité.

Mme  Rynwald, la digne mère de ces deux belles jeunes filles, était un remarquable type de cette élégance native que l’art est impuissant à imiter ; elle y joignait une ampleur de formes et une fraîcheur que possédait aussi, mais dans une gamme plus délicate, la blonde compagne de Blom. Quant à Mme  Yan Dorn, brune comme son mari et d’assez haute taille, elle inspirait le respect par son maintien digne et sa physionomie sérieuse à traits réguliers et fermes.

Jan Van Dorn avait deux filles, Rychie et Annie, aimables et jolies, bien qu’un peu éclipsées par la beauté des filles de Rynwald ; mais le bon naturel de ces quatre jeunes personnes détruisait entre elles tout germe de rivalité d’amour-propre.

Les fils de Jan Van Dorn, Piet et Hendrik, étaient universellement aimés, le premier surtout, qui égayait de ses saillies et de sa fougue aventureuse les stations de la caravane ; avec leurs amis, Ludwig Rynwald et Andriès Blom, ils représentaient la jeunesse intelligente dans cette troupe d’émigrants où leurs pères représentaient l’autorité de l’expérience.

De petits garçons de cinq à dix ans et de gentilles fillettes de sept à douze complétaient le personnel des chariots. Chaque voiture emportait les pénates d’une famille, ayant pour chef l’un des trois cavaliers qui formaient l’avant-garde de la caravane.

Jan Van Dorn, Hans Blom, Klaas Rynwald, ces noms-là sont des noms hollandais.

Ceux qui les portaient appartenaient en effet à cette nation, d’origine du moins, sinon de fait actuel. C’étaient des Boërs, de riches Boërs, à en juger d’après le nombre de leurs bestiaux. Le troupeau qui escortait la caravane se composait d’au moins cent bêtes à cornes et d’environ trois cents moutons. Cette richesse pastorale indiquait que les émigrants appartenaient à la classe des Vee-Boërs.

Comme les Stockmen d’Australie et les Ranch-men de l’Amérique occidentale, les Vee-Boërs ne demandent la prospérité de leur famille qu’à l’élevage des bestiaux, ils n’ont pas de demeures fixes ; ils voyagent d’une place à l’autre, en quête de bons pâturages. Lorsqu’un terrain fertile promet pour quelque temps une nourriture abondante à leurs troupeaux, ils dressent des tentes ou se construisent des huttes de branchages ; mais, en général, leurs immenses chariots, fort bien outillés à l’intérieur et divisés en compartiments, leur servent de maisons. La famille entière se transporte ainsi de vallée en vallée, suivant les cours d’eau en quête d’un pâturage frais, et ces mœurs pastorales nous donnent, dans nos temps modernes, l’exemple fidèle de ce que fut autrefois la vie patriarcale. Le spectacle de l’humanité présente de ces anachronismes intéressants. Tels vivent au Transwaal ces Vee-Boërs, tels vivaient autrefois Jacob et Laban dans les plaines de l’Asie Mineure.

Que venaient faire ces Vee-Boërs, ces pasteurs, dans le désert inculte du Karrou ? La ville la plus proche d’eux, Zoutpansberg, située sur la frontière du Transwaal, leur pays, était derrière eux à plus de cinq cents kilomètres.

Tout établissement de blancs se trouvait loin ; ils parcouraient un territoire appartenant à une horde sauvage, les Tébélés, et se dirigeaient vers le nord.

Par quel hasard ces Vee-Boërs se trouvaient-ils si loin de leurs parages habituels ? quel concours de circonstances les avait ainsi chassés de leur pays ? Ce fait singulier demande un mot d’explication.

On a beaucoup entendu parler naguère de la république du Transwaal à propos de son annexion à leurs possessions du Cap, que les Anglais ont tentée. Les Boërs, habitants de ce petit pays conquis par eux sur la sauvagerie indigène, se refusaient avec énergie à la perte de leur indépendance. Beaucoup d’entre eux détruisirent de leurs propres mains leurs habitations, et s’en allèrent à l’aventure chercher la liberté sur un autre coin de ce territoire africain, si imparfaitement exploré encore. Ces braves gens préféraient s’exposer aux périls d’une expédition en pays inconnu que de rester spectateurs de l’asservissement de leur patrie.

Bon nombre de ces émigrants périrent en route, victimes de ce point d’honneur patriotique. On pourra juger des souffrances qu’endurèrent ces malheureux Transwaaliens par le récit fidèle des épreuves subies par la caravane dont Jan Van Dorn était le baas, c’est-à-dire le chef.

Jan Van Dorn était un vieux chasseur de girafes et d’éléphants ; cela veut dire qu’avant son mariage, qui l’avait fixé dans la vie pastorale, il avait fourni plusieurs expéditions au delà des limites du Transwaal. C’était pendant une de ces courses aventureuses de jeune homme qu’il avait fumé le calumet de paix avec Mosélékatsé, chef des Tébélés ; le blanc et le sauvage s’étaient alors juré une amitié durable par un de ces pactes, qu’à la honte des gens civilisés, les sauvages sont rarement les premiers à rompre. Mais rien n’était venu périmer les engagements cordiaux du Boër et du Tébélé, et c’était avec l’autorisation de Mosélékatsé que Jan Van Dorn traversait son territoire pour amener la caravane plus loin, dans un pays parcouru autrefois, et dont les plaines bien arrosées et les gras pâturages faisaient un vrai paradis de Vee-Boërs.

C’était là que Jan Van Dorn conduisait sa famille et celles de ses amis Blom et Rynwald, tout en charmant l’aridité de la route par des tableaux de ce pays enchanteur ; mais, pour y parvenir, il fallait traverser ce terrible Karrou. Seize cents kilomètres sans ombre et sans rivière. Quelle perspective !

Les émigrants avaient compté que les mares et les citernes naturelles leur fourniraient de l’eau ; mais la sécheresse avait tari la plupart de ces réservoirs, ce qui inquiétait les chefs de l’expédition.

Ils pressaient autant que possible la marche de la caravane et faisaient de longues étapes qu’ils commençaient à la nuit et prolongeaient jusqu’au lever du soleil, car, dans la zone torride, il n’est pas de supplice comparable à un voyage de jour, sous un soleil ardent.

Un temps splendide les favorisait. La lune éclairait la route, et les étoiles, se détachant sur l’azur sombre du ciel, leur ôtaient toute crainte de s’égarer. Les Vee-Boërs, suivant les traditions pastorales, prennent pour guides de nuit les étoiles, ainsi que le faisaient autrefois les bergers chaldéens. D’ailleurs, leur guide hottentot, le fidèle Smutz, connaissait à fond la contrée qu’on parcourait, et ses maîtres avaient en lui une confiance justifiée par ses sentiments et sa sagacité.

Cette procession nocturne avançait sans bruit ; les fers des chevaux ne retentissaient pas sur ce terrain sablonneux où le sabot des montures s’enfonçait mollement. À peine si, de temps à autre, l’on entendait les encouragements du conducteur à l’attelage, ou le sifflement d’un coup de fouet, ou bien encore le bruit strident du jambok.

Ce jambok ou schambok est un fouet élastique, un manche sans lanière ou vice versa. Il mesure près de deux mètres de l’une à l’autre de ses extrémités et va s’amincissant d’un pouce de diamètre à une pointe aussi fine que celle d’une aiguille. Il sillonne le pelage du cheval de zébrures sanguinolentes et coupe l’épiderme humain. C’est un cruel instrument de torture qu’on emploie seulement pour réveiller les animaux de leur apathie afin d’en obtenir un service plus actif. Les naturels de l’Afrique méridionale ne connaissent que trop l’effet du jambok. Il suffit de les en menacer pour réduire à l’obéissance les plus récalcitrants d’entre eux.

À la lueur argentée de la lune, combien devaient paraître étranges ces grands wagons noirs au-dessus desquels les bâches faisaient une tache blanche, et que précédaient une file de bœufs attelés par couple ! Un naturel du pays les eût pris pour des monstres d’un autre monde.

Ils abritaient pourtant des êtres qui n’avaient rien de terrible, et qui participaient par leurs sentiments à tout ce que l’humanité présente de meilleur. Chez les Boërs, comme parmi toutes les autres races qui peuplent le globe, hommes et femmes ont un cœur sensible aux douceurs de l’affection, et tous les ressorts qui unissent et divisent les individus et les groupes humains étaient peut-être en action dans cette petite tribu errante.

Mais les physionomies calmes des émigrants ne trahissaient rien des émotions qui pouvaient les agiter intérieurement. Un seul des cavaliers qui chevauchaient sur les flancs de la caravane faisait exception à cet air général de placidité. Sa haute taille, sa figure osseuse, calcinée par le soleil, ses yeux profondément enfoncés sous une arcade sourcilière garnie d’un sourcil hérissé et grisonnant, sa parole brève et son aspect morose, n’étaient pas faits pour attirer les sympathies.

Cependant le baas Jan Van Dorn traitait avec égards et presque en ami ce cavalier qui se nommait Karl de Moor. Dans les circonstances difficiles, le baas prenait les avis de ce personnage sombre. C’est que Karl de Moor avait parcouru le Karrou peu d’années auparavant et pouvait fournir aux voyageurs des indications précieuses ; et puis le peu de paroles que Karl de Moor laissait échapper témoignaient d’un savoir, d’une expérience rares, comme ses actions montraient une énergie peu commune.

C’était presque un inconnu pour les Vee-Boërs. Quand il avait demandé la faveur de les accompagner dans leur émigration, ceux-ci avaient hésité quelque peu, tant l’extérieur de Karl Moor disposait peu en sa faveur. Mais Jan Van Dorn, qui ne décidait rien à la légère, avait pris des renseignements au sujet de ce solliciteur. On lui avait assuré que Karl de Moor était un homme honorable, mais dont l’humeur était devenue atrabilaire par suite de chagrins de famille.

Actif et fort intelligent, Karl de Moor avait déjà rendu plus d’un service à la caravane, et chacun avait fini par se féliciter que le baas l’y eut accueilli. Peu à peu, on s’habituait à lui demander son opinion sur les moindres incidents du voyage et à incliner vers ses avis.

On aurait pu remarquer que cet hôte, qui n’avait pour justifier son optimisme ni la confiance présomptueuse de la jeunesse ni la bonhomie du caractère de certains hommes mûrs, semblait diminuer à dessein les dangers que présentait l’entreprise commune. Peut-être après tout Karl de Moor agissait-il ainsi pour soutenir le courage de ses compagnons. Il répétait si souvent ses vœux pour le succès de cet exode périlleux !

Avant l’aube, les Boërs firent une rencontre qui, pour des Européens voyageant dans ces pays lointains, aurait été un événement extraordinaire, mais qui ne surprit pas trop les émigrants.

Ils aperçurent tout à coup des masses d’animaux gigantesques s’avançant à la file sur une ligne d’une centaine de mètres. C’était une bande d’éléphants. Pas le moindre bruit ne trahissait leur approche.

Malgré son poids, l’éléphant a le pas aussi léger que celui d’un chat ; à peine est-il perceptible sur un sol ordinaire, à plus forte raison sur le sable mou du Karrou.

Ces pachydermes enfonçaient jusqu’au poitrail dans les broussailles du désert et dans de hautes touffes d’herbes desséchées. Ils semblaient glisser comme poussés par une force surnaturelle. Sous les rayons de la lune, c’était un spectacle fantastique que l’approche de ces formes énormes qui ressemblaient à des fantômes évoqués par un cauchemar.

« Des éléphants !… une troupe d’au moins cinquante éléphants ! »

Ces exclamations se propagèrent d’un cavalier à l’autre, et plus d’une tête mit ses yeux à demi clos par le sommeil aux fenêtres pratiquées dans les bâches des chariots.

Ce spectacle était étrange en effet et digne d’attention ; mais il éveillait une autre émotion que celle de la curiosité dans l’âme des jeunes gens de la caravane.

« Voir passer à sa portée tant de bel ivoire sans tirer un coup de feu pour-tenter de le conquérir, c’est vraiment dommage, dit Ludwig Rynwald.

— Il paraît qu’il y aurait du danger, répondit Andriès Blom, puisque le baas nous a envoyé le guide Smutz pour recommander aux cavaliers de tenir leurs montures tout près des wagons et de faire le moins de bruit possible.

— Le baas est bien prudent, reprit Ludwig avec un soupir ; mais peut-être se défie-t-il de notre jeunesse ; si nous avions déjà fait nos preuves comme chasseurs, je gage qu’il nous permettrait d’attaquer au moins un individu isolé de cette bande. Dans toute caravane, il se trouve des traînards. Je suis certain qu’il y en aura dans cette troupe d’éléphants. À nous quatre, Hendrik, Piet, toi, Andriès, et moi, nous ferions bien cet exploit de tuer ce flâneur d’arrière-garde.

— Inutile à dire, reprit Andriès Blom, puisque le baas n’y consent pas.

— Eh ! je te le répète, c’est parce qu’il craint qu’un si gros gibier ne fasse peur à d’aussi jeunes chasseurs que nous. Si j’osais aller parler au baas… si j’étais son fils, moi !… »

Un regard expressif de Ludwig Rynwald sur Hendrik et Piet Van Dorn expliqua le reste de sa pensée. Hendrik, plus jeune que son frère, ne fit que hausser les épaules à cette insinuation. Ce n’est pas qu’il n’eût lui-même du dépit contre la consigne transmise ; son tempérament de chasseur lui faisait un supplice de Tantale de la vue d’un si noble gibier ; mais il savait que son père ne revenait jamais sur une décision prise et il ne voulait pas s’exposer inutilement à être morigéné pour avoir tenté d’enfreindre un ordre reçu.

D’un caractère plus vif que son frère, se croyant plus affranchi des leçons paternelles et de sang bouillant, Piet se laissa glisser à terre après avoir jeté les rênes de son cheval à Ludwig Rynwald, et il courut à l’avant-garde exposer au baas la requête de ses amis. Mais il eut peine à finir de formuler sa demande, tant la physionomie de son père devenait sévère à chaque mot prononcé.

« Vous agissez en enfant, Piet, et en enfant mutin, dit enfin le baas. Outre que vous donnez l’exemple de l’indiscipline en venant me prier de révoquer un ordre général, vous ne savez pas la portée de votre demande. Ah ! vous prétendez venir à bout, avec vos fusils quasi neufs, d’un aussi terrible gibier que celui qui passe à votre portée ? Que me parlez-vous d’éléphant isolé ? Est-ce que si un danger menaçait l’un de nous, tous les autres ne se porteraient pas à son secours ? Il en serait de même si vous tiriez un seul coup de feu contre un individu de cette bande. Les autres éléphants se jetteraient en furieux sur les chariots et les mettraient en pièces. Félicitez-vous de ce qu’il ne se trouve point parmi ces passants du désert quelque jeune aussi fou que vous l’êtes en ce moment, car notre existence à tous tient peut-être à ce que les éléphants, plus sages en cela que les hommes, n’attaquent jamais qui ne cherche pas à leur nuire. Retournez à votre poste, Piet… Je vois bien, depuis le début de notre voyage, que vous cherchez l’occasion de vous distinguer, de faire l’homme, comme on dit. Mais ce n’est pas en agissant de la sorte que vous donnerez à votre père, à votre baas, la satisfaction de pouvoir vous prendre au sérieux.

Piet, l’oreille basse et la rougeur au front, retourna en arrière et ses compagnons n’eurent pas besoin de lui demander le résultat de son ambassade, visible à sa mine déconfite.

Les éléphants croisaient le convoi d’émigrants.

Pendant ce temps, les éléphants croisaient le convoi d’émigrants. Soit que l’aspect des chariots les intimidât, soit par suite de la consigne prudente maintenue par le baas, ils passèrent avec discrétion, en promeneurs bien élevés qui ne dévisagent pas trop longtemps ceux qu’ils rencontrent, et les deux processions, d’un genre si différent, continuèrent leur route en sens inverse. Lorsque le jour se leva, les éléphants étaient déjà bien loin, hors de vue.

Malgré la longue étape de la nuit, les Vee-Boërs ne firent pas halte ce matin-là. Le soleil était déjà haut sur l’horizon qu’ils marchaient encore. Ils ne pouvaient pas s’arrêter tant qu’ils n’auraient pas trouvé d’eau. La soif les torturait depuis longtemps, eux et leur troupeau. Il fallait aller plus avant.

« Courage, disaient tour à tour le guide Smutz, le baas ou Karl de Moor, nous ne pouvons tarder à rencontrer quelque mare. Il est impossible que toutes soient taries sur notre route. »

Mais, hélas ! ils trouvaient successivement chacun de ces petits étangs desséché. À peine si la vase du fond conservait un peu d’humidité. Dans ces conditions-là, une halte n’eût pas été un repos. C’était de l’eau qu’il fallait aux voyageurs, de l’eau à tout prix !

De minute en minute, la chaleur devenait plus intolérable. Hommes et animaux ruisselaient de sueur. Le sol, aussi ardent que le plancher d’un four de boulanger, leur brûlait littéralement les pieds.

Les serviteurs hottentots et cafres, qui ne portent pas de chaussures, souffraient plus que les autres, quoique la plante de leurs pieds devienne à la longue calleuse et aussi dure que de la corne. Pour alléger leurs souffrances, ils se bottaient de vase humide et arrosaient ensuite cette sorte de cataplasme avec du jus d’euphorbe ou de quelque autre plante analogue, afin d’en entretenir l’humidité.

Si la fièvre de la soif avait pu laisser aux émigrants assez de liberté d’esprit pour s’égayer de ces incidents comiques qui accompagnent les situations les plus graves, ils auraient ri de l’expédient naïf adopté par les chiens pour se rafraîchir. Ils partaient tout d’un coup au galop, couraient jusqu’à ce qu’ils eussent dépassé d’une centaine de mètres les chariots et se jetaient alors à plat ventre sous un buisson où ils soufflaient à leur aise jusqu’au passage du dernier voyageur. Alors, ayant usé leur avance, ils se relevaient en se détirant à regret, contemplaient la route surchauffée avec un effroi visible sur leurs physionomies canines, poussaient un hurlement lugubre et repartaient avec ensemble pour recommencer le même manège.

La caravane n’était plus silencieuse, comme pendant l’étape de nuit. Dans les chariots, les enfants pleuraient ou geignaient, suivant leur degré de raison ; mères et sœurs aînées s’ingéniaient à les consoler. Au dehors, les mugissements des bœufs, les meuglements des vaches et des veaux, les bêlements plaintifs des brebis formaient un concert discordant.

Les heures s’écoulaient sans amener de répit aux souffrances de la caravane. Au contraire, le soleil dardait d’aplomb sur leurs têtes ses flèches de feu, et, pour ajouter une difficulté de plus à toutes celles qu’on subissait déjà, la région à traverser était couverte de plantes épineuses qui déchiraient les jambes des piétons.

Retardés par ce nouvel obstacle, ils ne pouvaient plus faire les cinq kilomètres à l’heure qui sont la moyenne réglementaire des trajets dans l’Afrique méridionale. Cette lenteur préoccupait d’autant plus le baas qu’il ignorait quand cette cruelle étape pourrait prendre fin.

Un seul espoir soutenait l’énergie du chef. Le guide Smutz, dont le dire était confirmé par Karl de Moor, affirmait qu’on trouverait, à quinze ou dix-huit kilomètres de distance, un lac ne tarissant jamais. Mais, d’après l’allure de la caravane, il fallait encore marcher plus de quatre heures pour arriver à ce lac. Perspective effrayante dans l’état d’épuisement où chacun était ! Hommes, chevaux et bœufs chancelaient à chaque pas.

Et pourtant il fallait aller en avant, sous peine d’expirer de soif en plein désert, et tous, malgré leurs souffrances, ils avançaient courageusement.


CHAPITRE II
UNE BATTUE DE LIONS


Les voyageurs aperçurent à l’horizon une tache noire qui s’accentuait et s’élargissait à vue d’œil à mesure qu’ils s’avançaient.

« Voilà le vley ! » dit le guide Smutz.

Le « vley », c’est-à-dire l’étang si impatiemment désiré, l’oasis de ce désert de sable.

À ce seul mot, la caravane reprit courage. Les piétons hâtèrent leur marche ; les bestiaux mêmes, avertis par l’instinct de l’approche d’un lieu de repos, n’eurent plus besoin d’être excités. Les derniers kilomètres furent vaillamment franchis. Enfin l’on arriva.

Hélas ! l’espérance des Boërs était encore loin de sa réalisation. Le lac était tari comme toutes les mares précédentes et même davantage, car son fond n’avait pas gardé son lit de vase humide. Ce fond était pavé de cailloux crayeux, semés de poussière blanche, qui reflétaient comme un vaste miroir les rayons du soleil couchant. Pas une seule goutte d’eau !

Quant à l’ombre annoncée, c’était aussi bien un mythe que l’eau absente. Le bois environnant le lac était d’une essence qui n’abrite pas plus du soleil qu’un treillis en fil de fer, semblable par cette particularité à l’eucalyptus d’Australie. Les arbres de ce bois étaient des mopanés, de la famille des banhinias. Ses feuilles pennées dressent leur pointe en l’air. Le soleil passe à travers et l’arbre le plus touffu de cette espèce ne donne pour ainsi dire point d’ombre.

Aucune parole ne saurait décrire l’amer désappointement des voyageurs. Les infortunés se regardaient sans avoir même la force de se plaindre, et les pères de famille n’osaient envisager les traits alanguis de leurs pauvres enfants criant de soif dans les bras de leurs mères.

Smutz et Karl de Moor essayèrent de relever le courage abattu des émigrants par la promesse qu’on rencontrerait un peu plus loin un étang plus profond. On les écoutait à peine. Tous les visages exprimaient une apathie funeste, celle du désespoir. Évidemment la moitié des émigrants aurait préféré s’arrêter sous l’abri insuffisant des mopanés plutôt que de tenter de nouveaux efforts.

« Que gagnerions-nous à rester ici ? dit enfin la voix respectée du baas. Allons ! encore quelques pas en avant. Le lac ne peut venir à nous ; c’est à nous de courir à notre salut. »

Karl de Moor allait prendre la parole quand un danger pressant vint retarder le départ de la caravane.

Les Vee-Boërs se trouvaient, pendant cette délibération, à la lisière du bois de mopanés. Un bruit formidable s’éleva de l’intérieur de la futaie, un bruit que nul ne pouvait méconnaître et qui fit trembler gens et animaux domestiques : le rugissement du lion.

Ce n’était pas seulement un rugissement isolé, mais une atroce cacophonie formée par au moins vingt voix différentes. Il semblait que chaque lion s’efforçât de rugir plus fort que ses congénères.

Malgré le courage proverbial des Boërs du Transwaal, les émigrants ne purent se défendre d’un mouvement d’effroi en songeant aux femmes et aux enfants, qui, par bonheur, se trouvaient encore enfermés dans les chariots, mais bien peu protégés contre une invasion de fauves.

Les Boërs n’étaient pas armés ; ils laissaient habituellement dans les wagons leurs roërs, ce fusil à un seul canon en usage chez les colons hollandais, et dont la portée et la puissance répondent au besoin de toutes les chasses.

Sauter de cheval, courir prendre et armer leurs roërs fut l’affaire d’un instant pour les pères de famille et pour les jeunes gens. Us se placèrent ensuite en ligne de défense devant les chariots.

Tout le reste de la caravane était dans l’émoi. Tous les animaux, épouvantés, se fussent sauvés s’ils n’avaient été attachés solidement. Les oreilles droites, les narines frémissantes, le poil dressé, ils faisaient de vains efforts pour s’échapper, tandis que leurs gardiens se cachaient tant bien que mal derrière les wagons. Aucun serviteur, cafre ou botten-tot, ne possédait d’arme à feu. En temps ordinaire, ils n’avaient pas besoin d’un fusil pour garder leurs troupeaux, et le baas n’avait pas jugé à propos de leur en donner pour le temps du voyage. Peut-être avait-il craint, dans les épreuves inévitables d’une telle expédition, une révolte contre son autorité de la part de ces pauvres gens que leur ignorance pouvait pousser à une sottise de ce genre.

L’ennemi ne tarda pas à se montrer. Déjà l’on apercevait des fourrures fauves à travers les taillis de mopanés. Les lions décrivaient de grands zigzags qui les rapprochaient peu à peu de la caravane. Leur vacarme assourdissant indiquait que ces fauves étaient affamés et par conséquent furieux. Ils débouchèrent tous ensemble du bois et s’ils eussent opéré en ce moment une attaque simultanée, c’en était fait des Vee-Doërs ou tout au moins d’une grande partie de leurs bestiaux.

Mais, par bonheur pour eux, le lion, suivant en cela l’instinct de toute la race féline, n’engage jamais le combat à la légère. Il étudie sournoisement son adversaire avant de se jeter sur lui par un bond oblique.

La vue des charriots, qui ne rappelaient aux fauves rien de ce qu’ils avaient rencontré jusque-là dans leur sauvage région, les intimida. Ils s’aplatirent à terre pour considérer ces formes colossales et se recueillir avant l’assaut.

Enhardis par l’immobilité des wagons et des formes humaines qui les entouraient, les lions s’approchèrent en rampant. Les Vee-Boërs n’attendaient que ce moment favorable pour les saluer d’un feu bien nourri. Le bruit de leur fusillade étouffa momentanément les cris de ces « rois du désert », et les balles de leurs roërs en réduisirent cinq au silence éternel.

Avant que les fauves survivants fussent revenus de leur stupeur, une seconde décharge retentit. Le nuage de fumée dissipé, on put voir les blessés s’enfoncer dans l’intérieur du bois en boitant ou en laissant derrière eux de larges traînées de sang. Leurs camarades jonchaient le sol ; quelques coups de feu achevèrent ceux qui râlaient encore.

Une seconde décharge retentit : (Page 10.)

Les Vee-Boërs respirèrent, et une vive acclamation de joie fut répétée deux fois par les maîtres et les serviteurs.

La victoire était complète. Sans qu’il en coûtât rien aux émigrants, le champ de bataille leur restait. Le baas n’avait pas espéré en être quitte à si bon compte. Pas une perte à déplorer dans une lutte contre de si redoutables adversaires ; ce résultat semblait presque incroyable.

« Eh bien ! dit Jan Van Dorn, il s’agit maintenant de ramasser les morts et de dépouiller les plus beaux pour garder leur pelage en souvenir de ce combat. C’est votre affaire, jeunes gens, ajouta-t-il en se tournant vers ses deux fils et vers Ludwig Rynwald et Andriès Blom. Mais attendez ! il faut que je vous complimente. Vous avez montré le sang-froid et l’obéissance de vieux chasseurs, même toi, Piet. »

Le jeune homme rougit de l’éloge, comme autrefois de la remontrance, mais dans un sentiment bien différent, et, après avoir dirigé un regard timide sur le chariot occupé par la famille Rynwald pour s’assurer qu’on y avait entendu ce témoignage favorable du baas, il suivit ses jeunes amis.

Après avoir échangé avec leurs familles ces vives exclamations de joie, ces propos décousus inspirés par les événements graves, les trois Vee-Boërs commentèrent entre eux cette attaque surprenante.

« Je viens de compter les morts de notre champ de bataille, dit Hans Blom. Il y en a onze, jeunes et vieux.

— Je ne m’explique pas encore ce clan de lions, fit Rynwald. Généralement ces bêtes vivent solitaires, et c’est bien vu, car leurs mœurs sont les moins sociables du monde.

— C’est la sécheresse qui les a rassemblés, dit le baas. Ce vley devait être autrefois l’abreuvoir de tous les ruminants d’alentour.

— En effet, ajouta Karl de Moor qui venait de pousser une pointe audacieuse sous le faillis de mopanés. Je viens de voir de nombreuses carcasses de buffles et d’antilopes que les fauves ont nettoyées jusqu’aux os. Le manque d’eau a chassé peu à peu de la forêt ces ruminants et il n’y est plus resté que les espèces carnivores, qui auraient fini par n’avoir pour dernière ressource qu’à se dévorer entre elles si nous n’avions apprêté un festin aux survivants et apaisé, par un coup de grâce, la famine qui dévorait ceux qui gisent ici. »

Que les lions fussent affamés, l’examen de leurs corps ne laissa pas le moindre doute sur ce point. Pour motiver l’ensemble de leur assaut contre une proie commune, ce jeûne devait durer depuis assez longtemps.

Une minute d’hésitation de la part des Vee-Boërs, un peu plus d’entrain audacieux de la part des fauves, et les voyageurs étaient perdus.

Ce fut pour les jeunes gens un moment de vif plaisir lorsqu’ils rapportèrent vers les chariots les dépouilles de cinq lions, choisis entre les morts pour la beauté de leur pelage.

« Est-ce que vous avez peur de les regarder de si près, Katrinka ? demanda Piet à la fille aînée de Rynwald, qui ne paraissait pas à l’entrée du wagon, malgré les appels de ses frères, mais qui vint enfin, amenée par sa sœur Meistjé.

— Non, répondit Katrinka ; je ne puis pas avoir peur de leurs dépouilles, mais si je ne suis pas venue plus vite, c’est que nous étions occupées à remercier Dieu, comme il se doit, de nous avoir fait échapper à un si grand péril. Et je vous remercie aussi tous de nous avoir si bien défendues. »

Après avoir exprimé ainsi sa reconnaissance, la jeune fille se pencha vers la peau de lion que Piet étalait sous ses yeux, et se mettant à sourire, elle ajouta : « Ces pauvres lions ! nous leur devons pourtant d’avoir oublié que nous sommes tourmentés par la soif. Ils ont fait diversion à nos angoisses.

— C’est vrai ! c’est juste ! »

Ces exclamations partirent comme en écho des autres wagons, et cet incident, qui aurait pu devenir funeste, se termina, pour les uns, par un éclat de rire, et, pour ceux des émigrants dont l’esprit d’observation avait une plus grande portée, par des réflexions sur la flexibilité de l’être humain, qui peut être détourné du sentiment de ses misères par une émotion assez forte pour y faire contrepoids.


CHAPITRE III
LA TULP


Devait-on se remettre en marche tout de suite, ou prolonger jusqu’au milieu de la nuit cette halte qu’on avait été obligé de faire à la lisière du bois de mopanés ? Cette question fut agitée dans le conseil que tint le baas avec ses amis. Tous trois s’accordaient pour aller à la recherche de ce second étang, qu’on leur assurait contenir plus d’eau que ce vley desséché par le soleil. Le jour commençait d’ailleurs à baisser, et, la chaleur diminuant, les piétons auraient moins à souffrir que dans l’étape du matin.

Mais Karl de Moor, toujours admis à donner son avis, fut d’une opinion contraire.

« Je pense, dit-il, qu’il serait plus opportun de nous arrêter ici une heure ou deux. Après une alerte pareille, on éprouve le besoin de respirer, de refaire ses forces dans le repos. Nos serviteurs tremblent encore et sont incapables de marcher, et voici Mlle  Katrinka toute pâle d’émotion. »

La jeune fille se récria :

« Vous croyez que c’est de la frayeur ! dit-elle. Je n’ai pas du tout perdu la tête pendant le combat. Si j’avais eu un fusil, je vous l’aurais bien prouvé ; mais mon père ne veut pas me confier d’arme à feu. Comprenez-vous cela ? ajouta-t-elle en se tournant avec une moue dépitée vers son ami Piet Van Dorn, qui était encore accoudé à la galerie du chariot.

— Dussiez-vous être fâchée contre moi, répondit le jeune homme, j’approuve Mynherr Rynwald. Vos petites mains ne sont pas faites pour tenir un fusil. Vous pourriez vous blesser. Cela inquiéterait vos amis, sans compter que vous leur ôteriez ainsi le plaisir de vous défendre. »

La sœur de Piet, Annie Van Dorn, qui était à côté des deux filles de Rynwald sur le chariot, se mit à rire de ces derniers mots de son frère.

« Vois, dit-elle à Katrinka, comme ces jeunes gens mettent de l’amour-propre à rappeler, pour se faire valoir, les services qu’ils ont rendus. C’est qu’ils tiennent à ce qu’on leur en sache gré. Avoue pourtant, Piet, que ce n’est pas une ambition déplacée de la part de jeunes filles dans notre situation que de désirer connaître le maniement des armes.

— Non certes, dit Katrinka encouragée par cette aide amicale, ce n’est pas pour me poser en chasseresse ni pour prendre des allures masculines que je souhaitais avoir un fusil. Je trouverais cette idée absurde chez des femmes habitant Rotterdam ou Harlem ; elles ne chercheraient en cela qu’à se singulariser ; mais, dans ces déserts où le moindre pli de terrain peut cacher un danger, il serait bon qu’il n’y eût pas de non-valeur dans notre troupe au point de vue de la défense, et je crois bien que nous aurions toutes le courage de tirer un coup de fusil pour le salut commun. Je réponds de moi, en tout cas.

— Et moi, je ne réponds que de ma poltronnerie, dit la blonde Meistjé avec un sourire qui demandait grâce pour cette faiblesse. J’avoue que je suis allée me cacher tout au fond du wagon, et je m’y suis mise à genoux en me bouchant les oreilles pour ne pas entendre les cris rauques de ces affreux lions… Quand vous avez fait cette sorte de feu de peloton, je me suis crue morte. J’ai crié, au lieu de comprendre que c’était le salut pour nous. Vous le voyez, Piet et Annie, je laisse à Katrinka le privilège de la bravoure. »

Pendant que les jeunes gens causaient ainsi à côté de leurs mères qui écoutaient leur différend amical, le conseil des chefs prenait fin. Malgré l’insistance de Karl de Moor en faveur d’une halte, le baas décida le départ immédiat.

Bien lui en prit de cette résolution. Le bois de mopanés cachait un ennemi plus redoutable pour les émigrants que les fauves dont ils venaient de triompher. C’était un ennemi de bien petite taille, tout simplement un végétal ressemblant assez à un poireau, la tulp, dont le feuillage d’un vert tendre formait un épais tapis de verdure sous le taillis des mopanés.

Cette plante, dont les fleurs et les feuilles sont presque celles de la tulipe commune, est de la famille des iris et de l’espèce Morea (Moræa).

Au premier abord, cette description paraît celle d’un végétal inoffensif. En quoi cette petite plante pouvait-elle nuire aux Vee-Boërs ?… C’est qu’elle donne la mort aux animaux herbivores. Le poison qu’elle contient leur est mortel, et son action d’une extrême rapidité.

Presque aussitôt après la fuite des lions, les moutons mourant de faim s’étaient disséminés sur la lisière du bois. Préoccupés de l’événement tragique dont ils venaient d’être témoins, les pâtres s’étaient groupés autour des lions abattus et avaient négligé de surveiller leurs bestiaux et d’examiner le pâturage sur lequel ils se jetaient avec avidité. Les gardiens n’avaient donc pas remarqué l’abondance dans les mopanés de ce poison végétal, bien connu cependant de tous les Boërs du Transwaal, car il n’est pas un troupeau, dans cette région, qui ne fasse des pertes sensibles de temps à autre, par l’effet de la tulp.

Pendant son excursion dans le bois, Karl de Moor avait distingué de ses yeux perçants les touffes de tulp parmi les autres herbes. Il avait souri en remarquant l’avidité stupide des moutons occupés à brouter.

Karl de Moor.

« Voilà une partie de ma besogne qui se fait sans mon aide, murmura-t-il entre ses dents serrées. »

Ce ne fut qu’un éclair. Il reprit aussitôt son maintien impassible, et personne ne se douta de la part qui lui revenait dans la catastrophe. Au contraire, il se montra des plus empressés lorsque le baas signala à ses compagnons la présence dans l’herbage de cette plante vénéneuse.

« La tulp ! s’écria le baas. Vite, qu’on rassemble les bestiaux. »

Chacun s’empressa de courir à la poursuite des moulons épars. Les bergers négligents rivalisèrent de cris, d’appels et de coups de fouet à leurs bêtes récalcitrantes, qui furent enfin réunies auprès des chariots, sous la garde des chiens qui leur aboyaient aux jambes.

« Trop tard ! fit tristement Klaas Rynwald, ceux qui n’en auraient brouté qu’une seule tige n’en seraient pas moins empoisonnés.

— Cela est si juste, ajouta Hans Blom avec la même mélancolie, que je me demande si c’est la peine d’emmener avec nous ce troupeau.

— Pouvez-vous mettre en question une chose semblable ! s’écria le baas. Quand nous ne sauverions qu’une partie de nos moutons, cela vaudrait toujours mieux que rien. En tout cas, il faut en courir la chance, et ne pas tout croire perdu aussi vite. »

D’après ses ordres, le troupeau de moutons prit son rang habituel dans la caravane, qui se hâta de quitter ce lieu aussi dangereux par sa flore que par sa faune.

Cet incident n’était pas de nature à encourager les émigrants. Chacun cheminait tête basse, perdu dans de tristes pressentiments.

Il restait peu d’espoir de sauver quelques moutons sur le grand troupeau que l’on possédait encore la veille et qui avait fourni sans dommage jusque-là tant d’étapes laborieuses. Pourtant, ainsi que le fit observer Jan Van Dorn, le malheur eut pu être pire. On devait même se féliciter d’en être quitte à si bon compte.

« Une halte un peu prolongée aurait pu nous coûter la vie de nos chevaux et de nos attelages, dit-il à ses amis, et voilà ce qui aurait été pour nous une perte irréparable.

— En plein désert !… je le crois bien, répondit Klaas Rynwald. L’idée seule de la possibilité de ce désastre m’effraie. »

Jan Van Dorn continua :

« C’est un hasard providentiel que nous ayons trouvé cet étang à sec. On ne sait vraiment jamais si l’on est juste en se plaignant des déceptions qu’on éprouve. Quand nous déplorions l’absence d’eau, nous ne nous doutions pas que, cette condition de toute bonne halte manquant, nous préserverions, en quittant ce lieu, notre caravane du plus affreux désastre. Perdre nos montures et nos attelages, dans ce désert si vaste, mais ce serait la mort à bref délai !… »

Cependant la chaleur diminuait à mesure que le soleil s’inclinait sur l’horizon, et la brise du soir ranimait les forces épuisées des émigrants. Enfin la lune se leva, et sa douce clarté rendit plus facile la marche en avant de la caravane, qui précipita son allure.

Vers minuit, on atteignit le second étang dont avaient parlé le guide et Karl de Moor. Du sable fin tapissait sa conque tarie. Etait-ce donc une nouvelle déception ?… Non, en y regardant de plus près, on voyait des cavités pleines d’une eau claire où se reflétait le disque argenté de la lune. Ces cavités étaient l’ouvrage des couaggas et des zèbres qui se creusent des puits à l’aide de leurs talons.

Les écrivains parlent souvent de l’instinct des animaux. Il faut avouer que, dans les cas semblables à celui-ci, cet instinct ressemble fort aux raisonnements prévoyants de l’homme. Et combien d’exemples on pourrait citer de cette admirable sagacité de ces êtres inférieurs dont nous méconnaissons, par habitude ou par inattention, les qualités !

Avec une précipitation bien compréhensible de la part de gens torturés par la soif depuis près de vingt-quatre heures, les Vee-Boërs se mirent en devoir d’élargir les puits des zèbres. Bientôt ils eurent pratiqué une ouverture qui livra passage à une quantité d’eau suffisante pour leurs besoins.

Ce ne fut pas chose facile que d’empêcher les bestiaux de se précipiter sur le petit étang ainsi formé. Toutes les mains disponibles eurent assez à faire pour contenir L’ardeur de ces bêtes altérées. La subtilité de leur odorat leur révélait le voisinage de l’élément tant désiré. Ils beuglaient, mugissaient, hennissaient, bêlaient à qui mieux mieux, et faisaient de vains efforts pour s’élancer vers la mare. Mais l’eau était trop précieuse pour la perdre.

Les pieds des bestiaux l’eussent troublée pour de longues heures. Les bergers montèrent la garde autour de la citerne pendant qu’on distribuait aux voyageurs de quoi étancher leur soif. Quand tout le monde se fut rafraîchi, les pasteurs abreuvèrent les bestiaux au moyen de seaux de roseau qui faisaient partie de leur bagage.

Ces seaux, d’une espèce particulière, sont les « paniers à lait » des Cafres. Leur légèreté les rend plus commodes à emporter en voyage que tout autre ustensile analogue, en terre ou en fer. On les fabrique avec les tiges d’un certain byperus. C’est un jonc de l’espèce du « roseau à papier » ; on tresse ces tiges et on les coud ensemble tellement serrées que, lorsqu’elles sont sèches, l’eau ne passe pas à travers. Les Cafres se servent de ces seaux comme récipients pour traire les vaches. Lorsqu’ils sont vides, ce sont les chiens de ces bergers qui sont chargés de laver les seaux avec leur langue. Ce nettoyage fantaisiste est complété par un insecte, le blatta, qui pompe ce qui peut rester de lait dans les interstices des nattes. Les Cafres trouvent si utile le service rendu par cet insecte que, lorsqu’ils se mettent en ménage ou lorsqu’ils ont besoin de meubler leurs nouvelles huttes de « paniers à lait, » ils laissent séjourner les récipients neufs dans leurs anciennes habitations jusqu’à ce qu’ils aient été favorisés par l’émigration dans leurs nattes d’une colonie de ces marmitons excentriques.

Les voyageurs harassés ne prirent que le temps d’avaler quelques bouchées avant de se livrer au sommeil. Mais, d’après l’injonction du baas, des sentinelles se relayant d’heure en heure veillèrent à la sécurité commune.

On ne parqua même point les bestiaux, précaution superflue d’ailleurs, tous étant trop rompus de fatigue pour être stimulés par quelque velléité de fuite. Et puis, en voyage, les animaux domestiques considèrent les wagons comme l’habitation normale de leur maître. Ils se groupent autour, comme s’ils comprenaient que là est leur plus sûr refuge contre les atteintes des bêtes féroces, et ils n’ont garde de s’en éloigner.

En outre, les troupeaux des Vee-Boërs étaient retenus par la frayeur que leur avait causée l’attaque des lions. Ils tremblaient cette nuit-là au moindre bruit. La voix aigre de la hyène, dont la couardise est proverbiale, les mettait en émoi.

Les cris d’animaux sauvages ne manquaient pas dans le Karrou. On y entendait même le rugissement lointain du lion. Alarmé par ces sons dont il avait encore le redoutable écho dans les oreilles, le guide Smutz, pendant son heure de garde, crut devoir réveiller le baas pour lui demander si les deux feux entretenus aux extrémités du campement lui semblaient une protection suffisante contre une seconde visite de ces fauves.

« Oui, répondit Jan Van Dorn après avoir écouté le roulement rauque de la voix léonine ; la bête est loin de nous. Il est vrai que l’étang contient assez d’eau pour attirer les couaggas, les zèbres et les gimsboho dont les lions font leur proie, et que la proximité de cet abreuvoir amène des carnassiers dans ces parages, mais nos feux, tels que je les aperçois d’ici, sont assez brillants pour tenir le fauve à distance respectueuse de notre bivouac. Rien à craindre pour cette nuit, Smutz. »

Piet, dont le lit était voisin, s’éveilla pendant ce dialogue et dit au guide : « Vous ne comprenez pas du tout ce que raconte ce lion dans son langage. Il n’y a pas sujet d’alarme, mais de gloire pour nous, Smutz. Il pleure ses frères, tués aujourd’hui par nos roërs ; c’est leur oraison funèbre qu’il prononce au profit des échos d’alentours… Peut-être aussi craint-il que nous n’ayons trop d’orgueil de notre victoire, que nous ne pensions avoir mis à mort tous les fauves du Karrou, et c’est pour rabaisser notre amour-propre qu’il nous nargue à distance. S’il approchait à bonne distance, prévenez-nous, Smutz. Mon roër est soigneusement rechargé, et, maintenant que j’ai fait un premier somme, je me sens dispos pour un combat de nuit.

— Allons ! paix, enfant, dit le baas, qui ne put s’empêcher de sourire des divagations somnolentes de Piet, et toi, Smutz, continue à bien veiller. »

La nuit se passa sans nouvelle alerte, et, de grand matin, après un déjeuner frugal, les voyageurs se remirent en marche.


CHAPITRE IV
SOUS LE MOWANA


Deux jours plus tard, les trois chariots étaient remisés sous un de ces gigantesques baobabs que les Africains du Sud nomment des mowanas. Les Vee-Boërs avaient terminé leur voyage si monotone et pourtant si périlleux à travers le désert du Karrou. Ils comptaient se reposer là de leurs fatigues pendant un certain temps, avant de pousser encore un peu plus au nord. Tout témoignait de l’intention d’une assez longue halte : les bestiaux étaient parqués et les chevaux attachés au piquet ; les chariots formaient un enclos rectangulaire ouvert à l’une de ses extrémités et protégé par une haie bien fournie de buissons épineux. Ces chevaux de frise, placés à une certaine distance des wagons, étaient destinés à empêcher les lions, les hyènes et autres rôdeurs nocturnes de venir voisiner trop près du campement.

Il aurait été impossible de trouver un emplacement meilleur pour une halte. Herbages de première qualité, bois de chauffage, ombrages et courants d’eau rafraîchissants, rien n’y manquait des conditions requises. Une rivière limpide traversait le paysage dans toute sa longueur, et, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, elle n’apercevait que des velots, c’est-à-dire des prairies verdoyantes où paissaient les bestiaux, avides de bonne nourriture après les privations subies dans la traversée de l’aride Karrou.

Parmi ces bestiaux, l’on eut vainement cherché les moutons, pas un n’avait échappé au poison de la tulp. Ils étaient tombés un à un sur le sable du désert, d’étape en étape, selon leur degré d’empoisonnement, et leurs cadavres auraient pu marquer la trace du passage de la caravane si les chacals, les hyènes et les vautours, ces agents de la voirie des solitudes, ne s’étaient chargés de les faire disparaître.

De tous les avantages dont les émigrants jouissaient, celui dont ils ne se lassaient pas de louer les bienfaits en souvenir de l’aveuglant reflet du soleil sur la surface sablonneuse du Karrou, c’était l’avantage d’un emplacement ombragé.

Le Mowana ou baobab est un des plus grands spécimens du règne végétal ; mais sa hauteur n’est pas proportionnelle à sa largeur. Il est loin d’approcher des séquoias de Californie. Ses feuilles séchées et réduites en poudre servent d’antidote contre certaines maladies, telles que diverses fièvres et dysenteries, etc… Son fruit, légèrement acidulé, est apprécié des indigènes. C’est essentiellement un arbre des tropiques.

Le mowana du camp, avec ses longs rameaux entrecroisés, répandait de la fraîcheur sur un large cercle de plus de quarante-cinq mètres de diamètre.

Sous cet abri, les Vee-Boërs pouvaient braver les rayons du soleil.

Sous cet abri, les Vee-Boërs pouvaient braver les rayons du soleil.

Il était dix heures du matin, et les voyageurs, arrivés de la veille au soir, avaient déjà bien employé leur temps, la clôture du camp et du parc à bestiaux n’étant pas une mince besogne.

Sur des cordes tendues d’une branche à l’autre, diverses pièces de linge nouvellement lavé, indiquaient que les femmes s’étaient activement occupées, pendant que les hommes s’employaient à assurer la sécurité du camp. Tout ce qui encombrait les chariots pendant la marche était étalé à terre pour prendre l’air, et les ménagères actives rangeaient et nettoyaient à fond leur maison roulante. Les jeunes filles, piquées d’émulation, s’empressaient çà et là d’une allure vive et légère, non sans échanger entre elles ces gais propos, ces quolibets mutins par lesquels s’exhale l’aimable surabondance de vie de la jeunesse.

Les haltes sont généralement employées par les émigrants à raccommoder tout leur attirail. Chaque individu de la colonie errante était à l’ouvrage. Les uns réparaient les harnais, les selles et les brides ; les autres inspectaient les roues des wagons dont les rais et les jantes, travaillés par la chaleur, menaçaient de se disjoindre avant peu.

Pour parer à cet inconvénient, ils employaient un moyen fort en usage parmi les Africains du Sud. C’est une enveloppe de peau de bête mouillée, sans aucune autre préparation, qui se rétrécit en séchant et serre le bois plus solidement que n’importe quelle sorte de vis ou d’écrou.

Quelques serviteurs hottentots s’acquittaient du devoir de confectionner des wel-schœnen, c’est-à-dire des souliers de peau, pour remplacer ceux dont une longue marche était venue à bout. Ces souliers sont en cuir non tanné cousu avec des lanières de même nature. C’est la spécialité des Hottentots de fabriquer ces chaussures pour le compte de leurs maîtres, les Vee-Boërs. Ces cordonniers au teint jaune sont doués d’une si grande habileté qu’ils ne mettent que deux heures à confectionner une paire de ces wel-schœnen.

Quand tout fut remis en ordre dans l’intérieur des wagons, les femmes se partagèrent la besogne, suivant leurs aptitudes particulières. Mme  Van Dorn, qui avait la direction de la laiterie, se dirigea vers la prairie où les bestiaux paissaient, accompagnée de ses filles Rychie et Annie que suivaient des serviteurs cafres, munis de plusieurs seaux à lait. Pendant cette opération de la traite des vaches, Mme  Bynwald et ses deux filles Katrinka et Meistjé s’occupaient à des travaux de couture, et les aiguilles agiles couraient dans l’étoffe, tandis que les aimables sœurs chantaient, au grand plaisir de ceux des émigrants que leurs occupations retenaient à l’intérieur du camp.

L’attribution de Mme  Blom était le gouvernement de la cuisine, dont elle s’acquittait avec l’aide de deux négresses ; en ce moment elle et ses deux acolytes s’occupaient à confectionner le second déjeuner ; le premier, que l’activité de tous les colons reléguait déjà au rang des souvenirs vagues, s’ôtait composé, comme d’habitude, de café et de pain.

Le fourneau sur lequel se préparait ce repas substantiel était d’une nature inconnue aux industriels européens qui fabriquent des meubles de ménage de ce genre. C’est en Afrique seulement que l’on use de ce singulier matériel, qui ne doit rien à l’invention humaine. C’était tout simplement une hutte de termites, c’est-à-dire un mélange de boue durcie et de matière gélatineuse, travaillé, dressé par ces insectes industrieux qui se construisent ainsi une sorte de cité. Il se trouvait beaucoup de ces huttes aux environs, toutes veuves de leurs habitants.

« Il n’y a pas que nous qui émigrions, s’était écrié le joyeux Piet en constatant le premier le vide de ces habitations. Quelle sorte d’Anglais a pu chasser d’ici ces pauvres termites ? »

Cette question badine ne comportait pas de réponse sérieuse ; mais, quel que fut le motif de l’exil de ces insectes, les Vee-Boërs furent contents de profiter de l’œuvre de leur industrie. Ils s’emparèrent d’une hutte où l’on alluma un feu qui rendit bientôt brûlante toute la surface de ce fourneau improvisé.

Au-dessus, s’étalait toute une batterie de cuisine : des bouillottes qui chantaient, des marmites et des casseroles fumantes, des poêles où grésillaient une friture odorante.

Des palais inaccoutumés aux saveurs spéciales de la cuisine transwaalienne n’en apprécieraient guère les mérites. Le repas se composait principalement de chair d’antilope frite dans le lard, que rend en cuisant la queue du mouton dit « à queue grasse. »

Il va sans dire que ce lard ne provenait d’aucune des bêtes empoisonnées par la tulp. À leur départ, les Vee-Boërs en avaient emporté une quantité suffisante pour leur voyage. Les colons hollandais, établis en Afrique, font une grande consommation de cette graisse, gui remplace pour eux le beurre. Bien qu’elle ait un haut goût, désagréable pour les étrangers, les Vee-Boërs la trouvent exquise, et l’odeur qui s’échappait des casseroles alléchait tellement les appétits, d’ailleurs éveillés par l’exercice, qu’on n'eut pas besoin de sonner un rappel général pour grouper les émigrants lorsque le déjeuner se trouva cuit à point.

Chacun s’assit à sa convenance, qui sur un tertre de gazon, qui sur l’amas de selles laissé à terre dans le coin où l’art de la carrosserie venait d’être exercé; les enfants s’établirent en grappe descendante sur les timons baissés des chariots; mais ils ne tinrent pas plus en place que des oiseaux sur une branche. C’était à qui se lèverait pour aider au service, pour porter au baas une tasse de café, boisson qui arrose habituellement tous les repas des Vee-Boërs, ou pour réclamer un supplément de portion. Les quatre jeunes filles présidaient à la répartition des mets entre les serviteurs cafres et hottentots, que chacun traitait avec humanité et bienveillance, et quand elles eurent rempli ce devoir, elles durent remercier Hendrik, Piet et Andriès, qui avaient eu l’aimable idée de préparer à leurs jeunes amies une installation confortable sur un tronc desséché, dont ils avaient fait un siège assez doux en le couvrant d’une pile de plaids.

«Et moi, leur dit Ludwig Rynwald, je n’aurai donc pas un aussi grand merci que les autres?

— Ni un grand ni même un petit, lui répondit sa sœur Katrinka, parce que tu n’as contribué en rien à cette attention. Je ne savais pour qui Hendrik, Piet et Andriès préparaient un siège aussi moelleux ; mais je les ai vus s’escrimer tous trois à traîner ce tronc d’arbre, à courir aux wagons pour en rapporter les plaids, et tu ne les aidais pas, puisque tu es resté assis auprès du baas avec la solennité d’un invité de première classe.

— Voilà bien l’ingratitude humaine ! s’écria plaisamment Ludwig Rynwald. D’ailleurs, de quoi m’étonnerais-je ? Je serais le premier frère auquel sa sœur rendrait justice. Mais, cette fois, je proteste. Sachez, mesdemoiselles, je vous parle à toutes les quatre, que c’est à moi seul que vous devez l’installation dont vous, savez gré à d’autres. Le mérite de l’invention me revient ; Piet, Hendrik et Andriès n’ont fait qu’exécuter ce que je leur ai suggéré. Qu’ils osent me démentir…

— Nous n’avons garde, dirent les trois amis amusés par l’emphase comique de Ludwig et aussi aises que les jeunes filles de cette bonne partie de rire.

— Il faut donc, pour être justes, que vous me remerciez aussi, continua Ludwig, et d’un meilleur cœur encore, car la tête qui conçoit est supérieure aux bras qui exécutent.

— Eh bien ! Ludwig, dit Rychie Van Dorn, nous vous savons bon gré de l’idée que vous avez eue de nous préparer un siège aussi doux. »

Meistjé Rynwald, qui était assise auprès de Rychie, la poussa du coude en lui faisant la moue.

« Oh ! que c’est vilain, lui dit-elle, d’être si indulgente pour mon frère. Ne comprenais-tu pas que nous avions une bonne occasion de le faire enrager ? Il ne voulait que ton approbation, car il se soucie peu de la nôtre, et si tu n’avais pas parlé, il t’aurait crue aussi fâchée que nous de ce qu’il n’a pas pris part à la prévenance de nos amis, et nous aurions obtenu de lui quelque autre chose. Moi, j’ai envie de goûter pour mon dessert à ces fruits du baobab qui nous ombrage. Ils sont trop haut perchés pour pouvoir les atteindre. Nous aurions exigé que Ludwig montât à l’arbre pour y faire une cueillette ; mais tu as trahi notre cause. Pourquoi tant d’indulgence envers mon frère ? »

Rychie écoutait cette remontrance avec confusion et tout ce qu’elle sut répondre à Meistjé, ce fut :

« Que tu es méchante aujourd’hui ! »

Puis, elle eut envie de s’assurer que personne n’avait pu entendre la moralité qu’elle avait subie, mais elle n’osa jamais lever les yeux pour cela. Elle n’en avait pas fini avec Meistjé, qui appela d’une voix flûtée son frère, occupé à causer avec Piet à quelques pas de là.

« Ludwig, sais-tu ce que me disait Rychie ? demanda-t-elle au jeune homme quand il se fut rendu à cet appel. Elle voudrait goûter aux fruits du baobab, et ils sont si hauts… »

Elle n’avait pas terminé sa phrase que Ludwig quittait sa veste pour se mettre en devoir de satisfaire au désir de Rychie Van Dorn.

« Mais je n’ai rien dit ! s’écria Rychie toute rougissante. Ludwig, c’est au contraire votre sœur. Oh ! Meistjé, comme c’est laid d’être taquine ! Avec cette figure d’ange et ce petit air doux, qui croirait cela de toi ?

— Rychie, parlez-moi franchement, dit Ludwig qui s’était arrêté pendant ce débat. Aimez-vous, oui ou non, ces fruits ?

— Sans doute, je les aime, répondit la jeune fille encore troublée ; mais l’idée de vous donner la peine de grimper au baobab n’est pas de moi. C’est votre sœur qui me la prête.

— Ah ! je comprends et je reconnais là la malice de Meistjé, reprit Ludwig ; mais ni elle ni Katrinka n’auront de ma cueillette. Je vous la destine à vous seule, Rychie, puisque vous êtes seule reconnaissante de ce qu’on fait pour vous.

— Nous serons donc privées de dessert, comme des enfants méchants ! dit Katrinka à Meistjé et à Annie.

— Non, non, s’écria Piet avec vivacité et nous verrons qui, de Ludwig ou de moi, arrivera le plus tôt dans les branches du baobab. »

Cet exemple stimula Hendrik et Andriès, et bientôt les fruits tombèrent comme grêle dans les tabliers des quatre jeunes filles.

Pendant ce temps, les gens graves avaient terminé leur repas, et, tout en fumant une pipe, ils s’accordaient un verre de brandey-wyne. C’est une liqueur distillée de la pêche et dont les Boërs font un grand usage. Puis, chacun se remit au travail laissant les enfants seuls oisifs, et encore ! Les plus hardis voulaient renouveler les exploits de leurs aînés et se faisaient hisser jusqu’aux maîtresses branches du baobab ; les moins turbulents prenaient leur ligne et allaient la jeter dans la rivière, avec l’espoir de rapporter une friture pour le souper et de remplir ainsi le rôle important de pourvoyeurs.

À midi, tout mouvement cessa. Aucun travail n’est possible dans ces régions à cette heure brûlante. Les émigrants firent la sieste à l’ombrage du mowana, tandis que les bestiaux cherchaient un peu de fraîcheur sous les grands arbres qui bordaient leur pâturage.

Il faut avoir connu les périls, les fatigues morales et physiques de ces terribles voyages à travers le désert, pour pouvoir comprendre ce que vaut une journée de loisir et de repos dans les circonstances où se trouvait la caravane des Vee-Boërs. On oublie tout, même que l’avenir le plus proche peut amener de nouveaux dangers, pires que ceux dont on a fini par se tirer.

Tel était l’état d’esprit des émigrants. Tous jouissaient des bienfaits de l’heure présente, sans souci du lendemain.


CHAPITRE V
UNE ALERTE


Au bout d’une heure ou deux, le camp se ranima. Les domestiques cafres en sortirent les premiers pour vaquer aux soins des vaches laitières, tâche dans laquelle ils excellent. Même dans le pays des Zoulous, la race cafre trouve dans les occupations de la bergerie et de la laiterie sa principale source de richesse ou de subsistance.

Le baas proposa aux jeunes gens, qui venaient prendre ses ordres au sujet de l’occupation du reste de la journée, d’établir une cible pour y exercer leur adresse. C’était combler les désirs des quatre amis ; leurs parents se prêtaient d’autant plus facilement à ce plaisir qu’un adroit tireur est tenu en haute considération chez un peuple qui doit une partie de sa subsistance à la chasse et que ses mœurs nomades exposent à plus d’un danger.

Piet et Hendrik Van Dorn, Ludwig Rynwald et Andriès Blom se connaissaient dès l’enfance et rivalisaient d’adresse à tous les jeux. D’après les instructions du baas, ils installèrent le tir dans la prairie, un peu au delà du camp, pour éviter tout accident. Des œufs d’autruche, préalablement débarrassés de leur contenu par le procédé ordinaire d’aspiration, servaient de but.

Le baas, qui aimait à stimuler l’adresse des jeunes tireurs, pria sa femme d’amener dans la prairie ses compagnes, Mme  Blom et Mme  Rynwald, ainsi que leurs filles et tous les enfants désireux d’applaudir aux prouesses de leur aînés.

La présence de tant de spectateurs ne contribua, pas peu à inspirer aux jeunes gens une vive émulation. Les quatre compétiteurs pouvaient passer pour habiles au tir, eu égard à leur jeune âge. Ils touchaient le but quatre fois sur six environ, à cent pas de distance. À deux cents pas, il était même rare qu’ils s’écartassent beaucoup de la cible. Leurs longs roërs avaient une portée plus longue. Une antilope de taille moyenne passant à trois cents pas était la proie assurée de tout fin chasseur, armé d’un fusil de ce genre.

Des paris s’engagèrent entre les trois pères de famille et Karl de Moor. Quant aux mères, chacune d’elles faisait évidemment des vœux intimes pour le succès de son fils, mais la politesse à l’égard de ses compagnes l’empêchait de les manifester ; les jeunes filles aussi souhaitaient secrètement que tel ou tel des tireurs l’emportât sur les trois autres, mais elles étaient encore plus disposées que leurs mères à la discrétion, en dépit de la maxime banale qui accuse le sexe féminin de ne pouvoir taire ce qui lui occupe l’esprit.

Il s’agissait donc de savoir lequel des quatre tireurs gagnerait le plus de points. Piet Van Dorn et Andriès Blom se disputaient chaudement le premier rang. Ludwig Rynwald les suivait de près. Quant à Hendrik Van Dorn, il enrageait d’être le dernier, et attribuait cette infériorité à une légère blessure qu’il s’était faite, le matin même, au pouce droit. À chaque halle sortant de son roër qui passait trop loin du but, il s’écriait en mettant tout près de ses yeux son pouce fendu :

« Maudite coupure ! tu me fais plus d’affront que de mal ! »

Et il poussait bien haut cette exclamation, afin qu’aucun spectateur ne le taxât de maladresse et qu’on sût bien à quoi s’en tenir sur la cause de sa mauvaise chance.

« Tu seras plus heureux une autre fois, Hendrik, lui dit le baas pour le consoler. Je crois que c’est Piet qui va gagner les honneurs de la journée ; tu as été vainqueur assez de fois pour ne pas envier aujourd’hui le succès de ton frère aîné.

— Assurément, répondit Hendrik, j’aime mieux que Piet l’emporte que si Ludwig dépassait tous les autres. Mais je puis être à la fois content pour Piet et vexé de mon guignon personnel. »

Piet n’eut pas les honneurs du triomphe qu’il tâchait de mériter. La partie de tir fut interrompue tout à coup.

Un bruit qui ne ressemblait pas à celui des coups de feu se fit entendre. On eût dit le roulement du tonnerre. Mais le ciel était sans un nuage sur son azur, l’atmosphère calme, et le paysage, sans autre apparence de vie que celle que lui avaient communiquée les voyageurs.

« Arrête ! cria le baas à Piet qui, le roër à l’épaule, visait le but pour le dernier coup à tirer.

« Que peut être ce bruit ? dit Karl de Moor, dont les traits s’animaient d’une singulière expression d’attente anxieuse.

— Il se rapproche ! dit le baas en prêtant l’oreille.

— Il augmente, » ajouta Klaas Rynwald.

Les Vee-Boërs échangèrent leurs conjectures, qui s’accordèrent pour signaler un danger. Ce bruit formidable ne pouvait être causé que par une troupe de buffles « en course. » Bientôt la vue des émigrants leur confirma ce témoignage de leurs oreilles, exercées à s’expliquer les rumeurs de cette région.

Les animaux, lancés à toute vitesse, apparurent sur le terrain verdoyant de la prairie, où leur masse serrée forma bientôt une tache brune de soixante à quatre-vingts mètres.

Quelle magnifique occasion d’exercer l’adresse des bons tireurs ! et combien pâles étaient auprès les émotions d’une lutte à la cible ! C’eût été un bonheur sans mélange pour les jeunes émigrants ; mais une circonstance particulière changeait cette perspective de chasse fructueuse en une crainte trop justifiée.

Cette immense horde de quadrupèdes était évidemment en quête d’eau. D’après leur direction, leur plus court chemin pour atteindre la rivière était de passer sous le mowana qui abritait le camp des Boërs. S’ils continuaient leur route en droite ligne, ils traverseraient, en la bouleversant, toute l’installation due à l’industrie des émigrants. La haie d’épines ne les arrêterait pas plus qu’un faisceau de paille ou de roseaux, et ce tourbillon vivant écraserait tout sur son passage.

L’approche d’un cyclone n’eût pas été plus effrayante.

Chacun comprit aussitôt l’imminence du péril. Le camp, si tranquille jusque-là, changea d’aspect en un clin d’œil. Les femmes, affolées, couraient pour rassembler leurs enfants épars dans la prairie où était établie la cible. Seule, Mme  Van Dorn, se montrant la digne compagne du baas, garda son sang-froid pour ordonner et protéger le succès de la retraite. Les enfants criaient ; les serviteurs cafres se démenaient çà et là, attendant de leurs maîtres blancs l’impulsion du sauvetage à opérer.

Les animaux eux-mêmes semblaient avoir conscience du danger ; les chevaux piaffaient, hennissaient, se cabraient au bout de leurs longes ; les bestiaux poussaient des mugissements lugubres, et les chiens eux-mêmes hurlaient.

Ce camp dont tous les habitants jouissaient tout à l’heure du plus doux repos était devenu un véritable pandémonium.

« À cheval, vite à cheval ! » commanda le baas d’une voix de tonnerre qui sut dominer le tumulte général.

Les Boërs se jetèrent sur leurs montures en criant aux domestiques cafres de leur porter promptement selles et brides. Sans que le baas s’expliquât davantage, chacun avait compris qu’il s’agissait de détourner le torrent de bêtes sauvages en l’attaquant avant son arrivée au camp. C’était le seul moyen de salut. Encore n’était-il pas certain qu’il réussît.

Les buffles étaient encore loin. Les chasseurs, au nombre de douze, s’élancèrent au devant d’eux au triple galop.

Arrivés à trois cents mètres environ de la tête de colonne, ils s’arrêtèrent net à un signal du baas et attendirent de pied ferme le moment favorable à l’attaque.

Les chasseurs attendirent de pied ferme le moment favorable à l’attaque.

La masse bovine avançait toujours. Elle eût infailliblement renversé et piétiné à mort hommes et chevaux si les Vee-Boërs n’avaient eu d’autres obstacles à opposer à sa marche que leurs personnes ; mais les cavaliers ainsi postés à l’affût, envoyèrent au troupeau une volée de balles, qui fit mordre la poussière à six ou sept buffles de la première ligne. Les balles dont l’effet ne fut pas foudroyant heurtèrent les larges cornes de ces animaux et ricochèrent au hasard, mais elles causèrent des blessures, parce qu’elles portaient dans une masse compacte, les buffles se touchant d’épaule à épaule.

Les cadavres des bœufs tués, étant projetés en avant par la force même de leur impulsion, entravèrent la marche de toute la bande et la forcèrent à stopper. Épouvantées par le fracas des détonations, ces énormes bêtes noires hésitaient à continuer leur course vers la rivière ; mais leur arrière-garde, moins intimidée, voulut forcer les rangs des premières lignes. Peut-être allaient-ils s’élancer de nouveau, et alors tout serait perdu.

Les Boërs prévinrent cette catastrophe en poussant de grands cris. En même temps, ils tiraient une seconde volée de coups de feu qui abattait encore une demi-douzaine de buffles et en blessait d’autres. Toutefois, l’intention des émigrants n’était pas de causer un carnage. Ils voulaient seulement obliger le troupeau à changer de direction.

Leur vœu se trouva réalisé plus tôt qu’ils n’osaient l’espérer. Peu désireux d’essuyer une seconde décharge, les buffles de l’avant-garde obliquèrent à gauche, et, suivis du reste du troupeau, s’enfuirent à toute vitesse en tournant le dos à la rivière.

« Hurra ! » s’écrièrent les Vee-Boërs.

Le baas découvrit gravement sa tête, et dit à ses compagnons de danger :

« Rendons grâces à Dieu, les nôtres sont sauvés ! »

L’exemple pieux donné par le chef fut suivi par tous les Vee-Boërs ; mais Karl de Moor resta immobile sur sa selle sans porter la main à son chapeau pour le soulever. Il suivait de l’œil le troupeau sauvage et paraissait inattentif à ce qui se passait à ses côtés. Celte attitude singulière frappa Klaas Rynwald, qui poussa son cheval auprès de celui du baas pendant que les cavaliers s’avancaient un peu pour voir de plus près le gros gibier qui était resté sur le terrain.

« Notre compagnon est bizarre, dit-il tout bas, de façon à n’être entendu que de Jan Van Dorn. Pourquoi ne s’est-il pas associé à la prière d’action de grâces que vous avez prononcée et que nous avons tous répétée du meilleur de notre cœur ? Baas, je n’aime pas cela.

— Je crois notre compagnon à plaindre, répondit le baas, s’il est aigri par les malheurs qu’il a subis, comme le prouvent son humeur morose et la sécheresse de son cœur. Mais n’oublions pas, ami Rynwald, de nous rappeler ses qualités chaque fois que nous serons tentés de critiquer ses défauts. Il est de bon conseil dans les délibérations et brave au moment du combat. Donc, ses défauts ne nuisent qu’à lui-même, et ses qualités sont utiles à tous ; voilà plus qu’il n’en faut pour que nous lui pardonnions ce qui nous choque en lui. »


CHAPITRE VI
À LA POURSUITE D’UN BUFFLE


À l’exception de Piet, d’Andriès, de Ludwig et de Karl de Moor, qui semblaient se concerter en causant avec animation, les chasseurs mirent pied à terre pour achever les buffles blessés et dépouiller les morts.

« Eh bien ! jeunes gens, dit le baas, vous ne venez pas nous aider ? »

Ludwig Rynwald s’avança en ambassadeur.

« Baas, dit-il d’un ton respectueux, nous voudrions bien obtenir de vous la permission de fournir un temps de galop à la poursuite des fugitifs ; peut-être aurions-nous la chance d’en atteindre un. Nous sommes tous trois tellement excités que nous aurions besoin de trotter un peu pour calmer nos nerfs ; mais si notre aide vous est nécessaire…

— Les domestiques nous aideront, répondit le baas, qui sourit de cette ardeur de jeunesse. Si vos pères consentent à vous permettre une pointe à travers la prairie, je n’y vois pas d’inconvénient pour ma part.

— Allez ! allez ! » dirent en même temps Klaas Rynwald et Hans Blom.

Les trois Vee-Boërs se souvenaient de l’entrain enivrant de leurs premières expéditions de chasse, et ils ne voulaient pas priver leurs fils de ces émotions dont, à leur tour, ceux-ci étaient avides.

Les jeunes gens remercièrent leurs pères par un hurrah frénétique, et ils partirent à fond de train, suivis par Karl de Moor.

« Ah ! c’est étonnant ! s’écria Hans Blom. Ce personnage impassible se laisse gagner comme un jouvenceau par la passion de la chasse !

« Peut-être veut-il protéger nos enfants en cas de danger, » répondit le baas.

C était, en effet, la seule explication que le digne Jan Van Dorn pût trouver à l’étrange détermination de Karl de Moor.

Chasseur hors ligne, bien connu pour la justesse et la rapidité incroyables de son tir, Karl de Moor n’avait plus à faire ses preuves, et l’on ne pouvait raisonnablement supposer qu’un homme de son âge et de son caractère grave pût se laisser emporter par l’ardeur juvénile qui poussait en avant Piet, Andriès e Ludwig.

Il avait d’abord laissé un certain intervalle entre lui et la chevauchée des trois jeunes amis. Ceux-ci ne remarquèrent sa présence qu’au moment où il les rejoignit.

Arrivés à portée de fusil du troupeau, les trois jeunes gens firent feu en même temps. Deux buffles tombèrent, tués raides. Un troisième, touché par Piet, mais seulement blessé, se sépara de ses compagnons et s’enfuit dans une direction opposée. Piet se mit à sa poursuite. Plutôt que de laisser échapper son gibier, Piet aurait fourbu son cheval, son précieux Hildy, qu’il aimait tant et dont il ne confiait le soin à personne.

En ce moment, Karl de Moor, dont le terrible roër donnait la mort à tout coup, aurait pu tirer sur l’animal blessé et mettre fin de cette façon à la poursuite de Piet. Il n’en fit rien pourtant, et l’on aurait pu voir passer sur sa rude figure une expression de joie cruelle.

« Où court-il, ce jeune fou ? » grommela-t-il entre ses dents.

Piet lui-même n’aurait pas pu répondre à cette question. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il avait manqué son coup devant des chasseurs plus heureux que lui-même et qu’il ne voulait pas supporter un semblable affront.

« Ils riraient de moi au camp, pensait-il en rechargeant son roër ; ils épilogueraient sur ma maladresse… et si Katrinka riait de leurs moqueries à mes dépens… »

Il craignait moins le rire malin de Meistjé. Pourquoi ? c’était son secret.

Ludwig aurait volontiers suivi son ami Piet pour l’aider au besoin. Mais Andriès Blom ne tenait pas du tout à faciliter une revanche au chasseur malheureux. Il ne lui déplaisait pas que Piet revînt bredouille de sa chasse, et, afin de donner au buffle blessé plus de chances de salut, il cria au frère de Katrinka :

« Poursuivons la bande et tentons de tuer encore deux individus. C’est une occasion que nous ne retrouverons pas de sitôt.

— Oui, oui, c’est cela », s’écria Karl de Moor.

Et piquant des deux, il s’élança à la suite d’Andriès.

Entraîné par leur exemple, Ludwig oublia Piet.

Autant dire tout de suite qu’ils ne parvinrent pas à rejoindre le troupeau de buffles ; mais ce n’était là pour Andriès qu’une question secondaire. Il y avait au fond de tout cela un peu de jalousie contre Piet, que son naturel enjoué, sa complaisance à rendre service rendaient le favori de toute la caravane. Mme  Blom et Mme  Rynwald notamment s’adressaient toujours au jeune fils du baas, quand elles avaient besoin.d’une aide masculine pour les soins qui leur incombaient, parce qu’elles trouvaient en Piet un empressement à leur être agréable qui, trop souvent, manquait à leurs propres fils. Imitant en cela leurs mères, les jeunes filles appelaient Piet Van Dorn à leur secours dès qu’elles étaient embarrassées, soit par un outil cassé, soit par une commission à faire, et ces faveurs-là causaient de l’ombrage à Andriès.

Quant à Karl de Moor, ni le fils de Blom, ni Ludwig Rynwald ne se doutaient du mobile qui le poussait à les suivre en abandonnant le jeune chasseur.

De son côté, Piet ne s’inquiéta pas de cette séparation. Son père Jean Van Dorn lui avait transmis en héritage une vive passion pour la chasse. Il se jeta à corps perdu à la poursuite du buffle fuyard. Lorsqu’il en fut rapproché après un temps de galop, il constata, non sans surprise, qu’il avait devant lui un taureau d’une taille démesurée, selon toute probabilité le patriarche de la bande. Le jeune homme n’en fut que plus dépité de ne l’avoir pas abattu du premier coup.

À quelque endroit que la balle l’eût frappé, le taureau ne paraissait pas souffrir beaucoup ; il galopait la queue haute, chassant de ses naseaux un souffle formidable. Hildy, le bon cheval de Piet, avait grand’peine à gagner sur le fugitif. Enfin il y parvint.

« Cette fois, se dit le chasseur, il s’agit d’abattre mon gibier. »

Et visant soigneusement, il tira.

Le taureau fut touché. Pourtant il ne chancela même pas sur ses jambes. Après avoir poussé un mugissement de douleur, il secoua furieusement ses cornes aiguës et accéléra son allure.

Piet croyait si bien lui avoir donné le coup de grâce qu’il fut à la fois stupéfait et vexé de le trouver encore si vaillant. Le chasseur s’empressa de recharger son roër et la poursuite recommença, plus acharnée que jamais.

Ce fut pendant six ou sept kilomètres une véritable chasse à courre.

À la troisième balle reçue, le buffle fut profondément atteint ; devenu furieux, il changea de tactique et voulut faire face à l’ennemi. Se retournant avec une agilité surprenante chez un animal aussi gros, il chargea Piet à fond de train.

Pour éviter cet assaut, le chasseur fit faire un demi-tour à son cheval. Tout à coup le terrain manqua sous les quatre pieds de Hildy, et le cavalier, qui ne s’attendait guère à pareille aventure, fut jeté par-dessus la tête de sa monture, tandis qu’un cri sauvage, perçant, retentissait à ses oreilles.

Le cavalier fut jeté par-dessus la tête de sa monture.

Le cheval s’était enfoncé jusqu’à mi-jambe dans le repaire d’une « hyène qui rit ».

L’hyène qui rit, H. crocuta, se creuse souvent des terriers, à moins qu’elle ne les rencontre tout faits et qu’elle ne s’approprie la demeure des fourmis-lions. Cette espèce, plus, petite que l’hyène commune, est plus brave et assez redoutable pour mériter le nom de tigre-loup que lui donnent les colons de l’Afrique méridionale.

L’animal, que cette chute d’un cheval et d’un cavalier délogeait de son gîte, bondit dans la prairie en poussant des sons qui tenaient à la fois du cri strident et du rire. C’était pour le jeune chasseur comme une raillerie de sa mésaventure.

« Je suis certain qu’Hildy s’est cassé les jambes, se dit-il. Pauvre Hyldy… me voici dans une jolie situation !… Et cette sotte hyène qui me rit au nez !… »

Contre toute prévision, le cheval ne s’était pas blessé ; mais, doublement effrayé de sa chute et de ces bruits discordants, il ne fut pas plus tôt sur pied qu’il s’enfuit au galop, abandonnant son maître à son malheureux sort.

Piet Van Dorn se trouvait dans une passe fort critique. Il était à pied, n’ayant qu’un roër déchargé, et le taureau furieux approchait, tête baissée et cornes menaçantes.

Les rôles étaient subitement intervertis. Le fuyard de tout à l’heure devenait l’agresseur, et, selon toute probabilité, c’était le gibier qui viendrait à bout du chasseur, car par quel expédient parer une attaque aussi formidable ?

Un rapide regard circulaire ne révéla au jeune homme aucun poste de refuge. Partout la plaine verte et plate. À peine ça et là un bouquet ou deux de buissons et quelques arbustes isolés. Un seul arbre à feuillage épais et dont les rameaux pendants touchaient presque le sol semblait lui présenter quelques chances de salut, il pouvait du moins lui servir d’abri momentané, lui permettre de recharger son roër.

S’élancer vers cet arbre et se cacher derrière, fut pour Piet l’affaire d’un instant. Par bonne chance, le taureau n’avait pu prendre les devants.

Jamais chasseur en détresse ne respira plus librement que le fils du baas lorsqu’il atteignit l’arbre divisé en deux troncs parallèles, s’élevant à dix ou douze pieds de haut et tous deux assez forts pour supporter le poids d’un homme.

La joie de Piet diminua singulièrement lorsqu’un examen plus attentif lui fit connaître les deux arbres jumeaux pour des Doorn-boom, c’est-à-dire des acacias épineux dont le tronc hérissé de piquants eut découragé d’une ascension le singe le plus hardi.

Mais la nécessité impose des hardiesses devant lesquelles on reculerait de sang-froid. Piet n’avait que le choix entre un danger mortel et une difficulté cuisante. Il lui fallait se laisser lacérer par les épines du doorn-boom ou rester à terre pour y être transpercé par les cornes du taureau.

Le seconde alternative ne représentant qu’une mort horrible, il n’y avait pas à hésiter. Le jeune chasseur enlaça de ses bras le tronc épineux d’un des acacias jumeaux.

Mais il était déjà trop tard. Un choc violent venait d’atteindre l’arbre à sa face opposée. Le contre-coup fut si rude que le jeune Boër alla rouler à dix pas sur l’herbe de la prairie où il resta un moment sans connaissance. Il avait été lancé comme une pomme d’un pommier qu’on secoue.

En reprenant ses sens, Piet se trouva couché à quelques pas de l’acacia, et couvert de sang et de contusions. Il se tâta, et ne se sentant aucune avarie sérieuse, il se souleva avec précaution sur son coude pour examiner les environs. Comment expliquer ce fait étonnant ? ni son cheval, ni l’hyène, ni le buffle n’étaient visibles à l’horizon. Le cheval avait pu s’enfuir, l’hyène se cacher après sa brusque expulsion de son terrier, mais le taureau que les souvenirs de Piet lui représentaient comme prêt de fondre sur lui, qu’était-il donc devenu ? Comment n’avait-il pas profité du moment où son adversaire était à terre pour le piétiner ? et où se trouvait-il maintenant ? On ne perd pas de vue en un clin d’œil un animal de cette taille dans un paysage plat, et, si le buffle avait continué sa course, Piet l’aurait aperçu, tandis que le témoignage des yeux du jeune chasseur lui attestait qu’il était le seul être vivant dans cette solitude.


CHAPITRE VII
PRIS AU PIÈGE


Il est plus facile d’imaginer les sentiments du jeune Boër que de les décrire. Son étonnement fit place à une sorte de terreur superstitieuse. Il se demanda un instant s’il n’avait pas rêvé cette suite d’incidents bizarres, et s’il n’avait pas poursuivi à travers la plaine un fantôme de buffle, c’est-à-dire un être n’existant que dans son imagination surexcitée.

Mais non ; tout se classait aussi bien dans sa tête qu’avant le début de cette chasse, et la preuve que Piet raisonnait sensément, c’est que sa première idée fut de chercher des yeux une hauteur quelconque capable de lui servir d’observatoire pour inspecter tous les horizons.

Il n’y avait près de la place où il était tombé qu’un monticule, assez élevé d’ailleurs, formé par une fourmilière. Piet gravit cette élévation, et de là, dominant la plaine, il chercha à découvrir son adversaire, devenu si mystérieusement invisible.

Rien, toujours rien !

Pourtant un animal de la taille de ce buffle ne pouvait être dissimulé par les maigres arbustes qui parsemaient la prairie, et il était impossible qu’il fût déjà hors de vue. D’ailleurs, pourquoi le taureau, si rancunier de sa nature, aurait-il abandonné son ennemi vaincu sans lui faire payer cher son attaque ?

Piet se demandait s’il avait blessé le taureau avec ses trois balles et il commençait à retomber dans ses premiers doutes sur l’équilibre de sa propre raison ; il se frottait les yeux, se tâtait, se frappait le front.

Il finit par se demander machinalement tout haut :

« , Suis-je bien éveillé ? »

Comme réponse à cette question, une sorte de ronflement sembla sortir de dessous terre.

Un mugissement plus caractérisé ne laissa bientôt plus de doutes au jeune chasseur. Son buffle devait être près de là.

D’autres bruits plus singuliers ne tardèrent pas à se mêler à ces premières indications de la réalité. C’étaient des froissements de branches qui s’entre-choquaient comme sous l’action d’un vent d’orage. En se tournant vers le côté d’où venaient ces rumeurs encore inexplicables pour lui, Piet vit osciller à droite et à gauche le doorn-boom qu’il avait tenté d’escalader.

« C’est mon buffle qui occasionne cette sorte de tremblement de terre, se dit-il. Il me croit sans doute grimpé dans les branches de l’acacia, et il cherche à en déraciner le tronc à coups de cornes ou à lui donner des secousses assez fortes pour me faire choir. C’est assez bien imaginé pour une épaisse cervelle de buffle, et, quand on est hors de portée des stratagèmes de l’ennemi, c’est plaisir que de rendre justice à leur ingéniosité. »

Les rameaux touffus de l’acacia dont le feuillage retombait jusqu’à terre empêchait Piet de voir le taureau et d’en être aperçu. Le premier mouvement du jeune chasseur fut de mettre une certaine distance entre le buffle et lui, car l’animal n’avait qu’à changer d’avis et à faire le tour de l’arbre pour s’assurer, en voyant son adversaire au haut de la fourmilière, de l’inutilité de sa manœuvre contre l’acacia.

C’était alors que le chasseur aurait été perdu sans ressources. Cette idée n’eut pas plutôt frappé l’esprit de Piet qu’il se laissa glisser en bas de la fourmilière avec l’intention de décamper au plus vite ; mais une réflexion le retint. Dans sa chute de l’arbre, son roër lui avait échappé. Ne fallait-il pas, de toute nécessité, le reprendre ! Comment s’aventurer sans armes quand le buffle pouvait être sur lui en quelques bonds ? Mais aussi comment retrouver son roër sans attirer l’attention de son ennemi ? L’arme devait être à proximité de cet animal furieux. Tenter de la recouvrer était une entreprise dangereuse.

« Ah ! bah ! s’écria Piet, arrive que pourra, je ne rentrerai pas au camp sans mon roër. Non, jamais ! Plutôt mourir ! Andriès en ferait trop de gorges chaudes !… et que sauraient répliquer pour m’excuser mes amis les plus indulgents ?… Un chasseur qui abandonne son arme est comme un soldat qui déserte. Le bon soldat se fait tuer plutôt que de laisser son drapeau à l’ennemi. Si, en me cherchant dans la prairie, on me trouve tué à côté de mon roër, on me plaindra de n’avoir pas eu de chance, mais on ne pourra pas m’accuser de lâcheté… C’est déjà bien assez humiliant pour moi d’avoir perdu Hildy… Et puis, j’ai dit que j’aurais ma revanche contre ce maudit buffle, et je ne puis manquer à ma parole. Ce serait trop honteux pour le fils de Jan Van Dorn.

Il s’avança en rampant avec précaution sur l’herbe. Son roër gisait là, à quelques pas de l’acacia dont les branches s’agitaient toujours. Le buffle poursuivait sa manœuvre avec un entêtement persistant.

Les yeux fixés sur le doorn-boom, Piet s’approcha peu à peu. Un pas… un pas encore. Cette fois, il tenait son arme. Heureusement, ses poches contenaient une provision de cartouches, il les en avait bourrées au moment de la partie de tir. Il s’empressa d’armer son bon roër et résolut d’en finir avec ce taureau auquel il devait, non seulement la perte de son cheval, mais encore la plus belle peur qu’il eût éprouvée de sa vie ; il s’approcha du lieu où l’énorme bête continuait son singulier manège.

« Nous allons voir qui de nous deux aura le dernier mot, » se dit-il.

L’acacia continuait à chanceler sur sa base. Ce ne fut qu’après avoir avoir pénétré sous son épais feuillage que Piet comprit la nature du mystérieux travail auquel l’animal se livrait.

Le pauvre buffle était prisonnier ; il s’était pris la tête entre les deux troncs rapprochés de l’acacia. C’était un véritable traquenard dont il ne pouvait s’affranchir, quoi qu’il fît. Ses mouvements convulsifs ébranlaient l’arbre ; mais l’eussent-ils déraciné que la position de l’animal ne se serait pas améliorée. Debout ou couché, l’arbre tenait sa proie et ne devait pas la lâcher.

Le pauvre buffle était prisonnier.

À cette vue, Piet partit d’un franc, d’un long éclat de rire ; puis un sentiment de générosité lui fit plaindre l’ennemi, ainsi pris au piège.

« Mais comment s’est-il fait serrer là parle cou ? se demanda le jeune homme… Ah ! je comprends, se dit-il après un instant de réflexion. Quand il a fondu sur moi et m’a lancé à terre comme un projectile envoyé par une catapulte, il a exercé sur l’arbre une telle pression que les deux troncs se sont écartés sous ses cornes. Ils se sont aussitôt après rejoints sur son cou, et voilà ce pauvre animal pris comme dans un étau. Il aura beau faire, il ne se dégagera jamais, et il est condamné à mourir là, dans la longue agonie de la faim et d’un demi-étranglement… C’est étonnant, moi qui avait une haine féroce contre lui, voilà que je me sens pris de pitié pour ses souffrances. Je comprends maintenant le nom de « coup de miséricorde » qu’on donne aux blessés agonisants sur le champ de bataille, car je vais me dépêcher de tuer mon buffle, et ce sera pour l’empêcher de râler et de souffrir plus longtemps. »

Une balle mit fin à la pénible agonie de l’animal. Après deux ou trois convulsions, son énorme corps s’abattit à terre ; la tête seule resta maintenue un peu haut par la pression des deux troncs de l’acacia.

« Pauvre buffle ! lui dit Piet en le voyant expirer, tu m’as donné bien du tintouin, et je ne me doutais guère que ta mort m’attendrirait sur ton compte. »


CHAPITRE VIII
UNE NUIT EN PLEIN AIR


Quoiqu’il eût réussi à se délivrer de son adversaire, Piet Van Dorn était loin d’être satisfait de son expédition de chasse. Il ne rentrerait pas au camp les mains vides ; il y rapporterait un trophée qui témoignerait de sa victoire sur le buffle. Mais son cheval…

De deux choses l’une : ou Hildy était perdu ; il errait à l’aventure dans cette contrée où les fauves sont prompts à l’attaque, et son maître ne le reverrait jamais, ce qui ne serait pas une perte médiocre, étant données la belle race d’Hildy et la difficulté de se procurer une autre monture ; ou bien l’instinct du cheval l’avait déjà ramené au camp, et, en ce cas, chacun y connaissait la mésaventure subie par le jeune chasseur. Hildy étant incapable de raconter l’incident de sa chute dans un terrier d’hyène, qui aurait désarçonné tout cavalier, sauf un centaure, tout le monde prendrait Piet pour un maladroit de s’être ainsi laissé séparer de son cheval.

La jolie Katrinka, si bonne écuyère elle-même, serait-elle plus indulgente que les autres envers une telle bévue ? Or, déchoir dans l’estime de Katrinka était plus que n’en pouvait supporter le pauvre Piet.

À ces pensées, où l’amour-propre du jeune homme jouait le principal rôle, s’en joignaient d’autres qui faisaient plus d’honneur à son bon naturel :

« En voyant rentrer Hildy sans moi, ma mère et mes sœurs jetteront l’alarme au camp, se dit-il. Mon père, qui est si tendre pour ses enfants sous son air froid, s’efforcera de calmer les inquiétudes de ma mère, de Rychie et d’Annie, mais il aura autant de chagrin qu’elles. Hendrik regrettera de ne pas m’avoir accompagné à cette partie de chasse. Plus raisonnable que moi, il est resté auprès de nos amis pour les aider à dépouiller les buffles tués. J’aurais dû faire comme lui, me souvenir que c’était aux fils du baas à donner l’exemple de l’ardeur aux besognes pressées… Mais ces regrets sont inutiles… Comme ils vont être inquiets, tous ceux qui m’aiment ! Ils me croiront sérieusement blessé, et ils ne sauront seulement pas vers quel côté se diriger pour venir à ma recherche. »

Ces réflexions n’avaient rien d’agréable pour le jeune chasseur. La perspective de s’en retourner à pied, fatigué, moulu par sa chute et déchiré par les épines du doorn-boom comme il l’était, n’avait rien de gai non plus. Le soleil baissait rapidement et allait bientôt disparaître. Si la nuit surprenait Piet, il se verrait forcé de rester dans la prairie et d’y camper, avec ou sans abri, selon la bonne ou la mauvaise chance des rencontres du trajet. C’était là une raison suffisante pour ne pas perdre le temps en délibérations inutiles.

À l’aide de son mouchoir, qu’il coupa en minces lanières, le jeune chasseur pansa et banda les blessures encore saignantes que lui avait laissées sa tentative d’ascension sur le doorn-boom. Il extirpa quelques épines restées dans sa chair, n’oublia pas de recharger son fusil et coupa la queue du buffle, moins comme un trophée de victoire que comme preuve de sa revanche prise sur l’animal qui l’avait mené si loin du camp.

Piet eut préféré de beaucoup emporter les cornes gigantesques du buffle. Jamais il n’en avait vu d’aussi longues, d’aussi élégamment recourbées. C’eût été là une dépouille flatteuse à conserver. Mais le temps manquait au jeune chasseur pour détacher les cornes, et la force lui eût ensuite fait défaut pour les transporter. Dans son état d’épuisement, tout ce dont il se sentait capable, c’était de marcher sans fardeau.

Piet lia la queue du buffle au haut du canon de son roër et il se disposa aussitôt après à prendre congé d’un lieu qui avait servi de scène à des péripéties bien diverses.

Il n’était pas au bout de ses perplexités et de ses peines.

De quel côté diriger ses pas ? Où se trouvait le camp ?

Chose bizarre ! Piet ne songea à s’adresser cette question qu’au moment de se mettre en marche. Les voyageurs des plaines de l’Afrique ou de la Prairie américaine ne soupçonnent jamais qu’ils soient perdus avant le moment où ils le sont tout à fait.

Piet eut subitement la révélation de cette triste réalité et il s’arrêta net… Rien ne le guidait dans cette vaste étendue de pâturages, dont la ligne verte se mêlait à toutes les portées d’horizon, à la ligne bleue du ciel. Il avait espéré apercevoir au loin la file des arbres qui bordaient la rivière ; il eut beau écarquiller les yeux ; il ne distingua même pas le mowana qui ombrageait le camp des Vee-Boërs.

On le sait déjà, le baobab, autrement dit le mowana, est fort peu élevé relativement à l’expansion de ses branches. Il atteint rarement trente mètres de hauteur. Rien ne dépassait le niveau de la plaine dans laquelle Piet se posait en observation. Ce fait lui prouva qu’il aurait à fournir une longue étape avant de retrouver ses compagnons. Mais encore fallait-il suivre la bonne direction et ne pas faire tout ce chemin en sens inverse…

L’essentiel était de s’orienter ; on songerait ensuite aux autres difficultés. Piet fit appel à ses connaissances acquises et à toute sa puissance de raisonnement pour chercher son point de repère.

« Le soleil ! s’écria-t-il tout à coup, je me souviens que nous l’avions devant nous en quittant le camp. »

Mais cet astre ne demeure pas immobile ; il avait dû changer de place depuis ce temps… pas beaucoup, il est vrai, mais suffisamment pour n’être qu’un guide incertain.

Enfin, Piet se dit :

« Mieux vaut une indication insuffisante que point du tout, »

Et tournant le dos au soleil couchant, il se mit résolument en chemin.

Il n’avait pas marché cinq minutes qu’il partit d’un éclat de rire. Cette fois, c’était de lui-même qu’il se moquait.

« Père a bien raison, s’écria-t-il, de me dire souvent : « Que tu es jeune, Piet, que tu es jeune ! » ce qui signifie qu’il me trouve un franc étourdi. Je me sens toujours humilié par cette exclamation, et quelquefois je trouve que mon père met plus de sévérité que de justice à me l’adresser… Et pourtant père a raison contre moi ; avec un peu plus de bon sens, je n’aurais cherché un guide ni si haut ni si loin ; j’aurais réfléchi aux traces que le buffle et moi nous avons laissées sur notre passage et dont la première m’éclaire sur mon étourderie. »

Piet venait en effet d’apercevoir distinctement sur le terrain des traces produites par des pieds d’animaux : deux empreintes différentes formées, l’une par un fer de cheval, l’autre par les sabots du buffle.

Il ne s’agissait que de suivre ces traces en sens inverse à leur direction pour retrouver le chemin du camp.

Mais l’éclat de rire du jeune chasseur avait éveillé aux environs un écho railleur, un autre rire aigre et fêlé dans lequel Piet crut reconnaître la voix de cette hyène qui l’avait mis dans un si mauvais pas.

« Engeance maudite, s’écria le jeune homme en épaulant son roër, tu paieras pour tout le mal que la rencontre de ton terrier m’a causé. »

L’hyène essaya vainement de se faufiler dans des buissons, de cette allure traînarde et sournoise qui est particulière à cette espèce. Piet visait juste, et la détonation de son roër fit taire pour toujours l’affreux rire de l’animal carnassier.

Piet fit taire pour toujours l’affreux rire de l’animal carnassier.

Ce fut avec une satisfaction de chasseur que Piet vit tomber l’hyène foudroyée, mais il dédaigna de toucher à cette vile proie, et il reprit sa marche en répétant involontairement : « Dire que sans cette laide ricaneuse j’aurais encore mon pauvre Hildy ! »

L’expression d’un regret est chose assurément inutile ; mais le chagrin est moins poignant quand on l’exhale par ces sortes de lamentations.

La position du jeune chasseur égaré n’en restait pas moins assez précaire. Le jour déclinait rapidement. Bientôt la nuit tomberait, et, si Piet n’avait pas retrouvé le camp avant ce temps-là, il lui faudrait passer de longues heures dans les ténèbres, sans protection suffisante contre les léopards, les hyènes et les lions. Aussi, quoiqu’il fut peu valide, Piet courait à grandes enjambées.

Le soleil se coucha avant que le jeune homme eût aperçu, même comme une tache noire au plus lointain horizon, le mowana du camp. Le crépuscule assombrit le ciel. Piet courait toujours, bien las, mais sans s’accorder une minute de repos. Le but tant désiré n’apparaissait toujours pas.

Enfin, le chasseur voulut profiter des dernières lueurs du jour pour monter sur une fourmilière, dans l’espoir que de cette éminence sa vue porterait plus loin et lui permettrait de distinguer les feux du bivouac, propres à lui servir de phare.

Il n’aperçut ni feux ni fumée, et, au lieu de continuer au hasard sa route dans l’obscurité, il crut plus sage de s’arrêter là où il se trouvait.


CHAPITRE IX
TRAQUÉ PAR DES CHIENS SAUVAGES


Au camp des Vee-Boërs, cette nuit-là fut triste pour plus d’une personne. Bien des yeux ne se fermèrent pas, bien des cœurs furent désolés. Inquiète de son fils, Mme  Van Dorn cherchait pourtant à dissimuler ses larmes, afin de donner l’exemple du courage à ses deux filles Rychie et Annie. Celles-ci avaient beaucoup de chagrin, elles craignaient qu’il ne fût arrivé malheur à leur frère, et elles sollicitaient Hendrik, leur second frère, de partir à la découverte à travers la prairie ; Hendrik soupirait ; lui aussi avait le cœur gros ; mais il était forcé de répondre aux supplications de ses sœurs :

« Père m’a ordonné d’attendre ses instructions. »

Dans le wagon des Blom, le père grondait Andriès d’avoir abandonné son ami. Le jeune homme s’excusait sur l’emportement de la chasse ; au fond, il se souvenait d’avoir eu de mauvaises pensées au moment où Piet quittait le groupe de chasseurs. Il n’avait certes pas souhaité malheur au fils du baas, mais il n’aurait pas été fâché de le voir revenir au camp bredouille ou fourbu et piteux d’avoir à confesser quelque accident ridicule. C’était là que s’était bornée la jalousie d’Andriès, et ce qui était arrivé, cette absence de Piet persistant après la nuit tombée et présageant un malheur, dépassait tout ce qu’Andriès avait désiré. Comme ce jeune homme n’était pas méchant au fond, les reproches de son père ne faisaient que reproduire tout haut ceux qu’il s’adressait dans le secret de son cœur, et il ôtait travaillé à la fois par l’inquiétude et le remords.

Les émotions dont on ne fait point parade sont souvent plus profondes pour être muettes. Dans le wagon occupé par la famille Rynwald, comme dans toutes les au très parties du camp, on ne parla ce soir-là que du pauvre Piet. Personne n’aurait eu la cruauté d’adresser des reproches à Ludwig ; il s’accusait de lui-même avec trop de sincérité de n’avoir pas suivi Piet Van Dorn, son ami d’enfance, et d’être resté auprès d’Andriès, que Karl de Moor aurait pu soutenir en cas de danger pressant. M. et Mme  Rynwald avaient donc pour seule tâche de consoler leur fils en lui suggérant l’espoir du retour de Piet ; Meistjé se joignait à ses parents dans ces vœux bien sincères ; mais Katrinka était la seule qui ne s’assit pas ce soir-là sous la lampe de la veillée pour causer de l’absent.

Ce n’est pas que Piet Van Dorn lui fût indifférent, tout au contraire, c’est qu’elle ne voulait donner à personne le spectacle des larmes abondantes qu’elle ne pouvait retenir en songeant aux périls que courait sans doute le pauvre égaré.

Cette anxiété éclairait la jeune fille sur ses propres sentiments. Universellement choyée, fêtée, elle s’était imaginée jusque-là qu’elle aimait Piet de la même affection qu’elle accordait à son frère Ludwig ou à son ami d’enfance Andriès Blom. Mais elle comprit alors que la vie de Piet était indispensable à la sienne.

S’il avait été donné au chasseur égaré d’apprendre la tendre sollicitude qu’il inspirait à la jolie Katrinka, les heures lui auraient paru, sinon moins longues, du moins plus douces. Lui non plus ne dormit guère. Les souffrances que lui causaient les blessures des épines se joignirent à ses tristes pensées pour le tenir à peu près éveillé.

Lorsqu’il s’était décidé à s’arrêter, il avait pris les précautions usitées en ce cas, ou du moins celles qui se trouvaient à sa disposition. Les nuits tropicales sont presque aussi froides que celles des climats septentrionaux. Pour se garantir de la rosée qui tombait déjà, le jeune homme avait voulu d’abord allumer du feu. Il en sentait d’autant mieux la nécessité qu’il était fort légèrement vêtu et que sa longue course l’avait mis en transpiration.

Malheureusement, tout conspirait contre lui. Pas d’arbres dans la prairie, pas même de buissons : aucune espèce de bois. Des fourmilières parsemaient la plaine comme autant de meules de paille ; on voyait aussi quelques huttes de termites abandonnées ; mais, si les fourneaux ne manquaient pas, comme on voit, le combustible était absent.

Pourtant, à force de recherches, le pauvre garçon égaré découvrit un buisson d’herbes sèches, suffisant pour faire un gros feu, mais pouvant être utilisé d’une façon plus profitable en guise de lit. Piet tira son couteau de chasse et s’en servit comme d’une faux pour opérer cette fenaison d’un nouveau genre.

Ayant constaté que les fourmis avaient abandonné une de leurs habitations, il transporta au pied de cette fourmilière toutes ces bottes de foin et s’étendit sur cette couchette improvisée. L’herbe lui servait à la fois de matelas, de drap et de couvertures. Ainsi abrité contre le froid, sa tête seule dépassait les brindilles de foin, et il pouvait braver, sans craindre un rhume, les rigueurs de la nuit.

Il eût très volontiers soupé. La chasse et la marche à pied sont d’excellents apéritifs ; mais où prendre quelque chose à se mettre sous la dent ? Ne réussissant pas à expérimenter la justesse du proverbe : « Qui dort dîne, » Piet en inventa un autre à son usage : « Qui fume dîne ». Il bourra sa pipe, cette compagne des chasseurs solitaires, cette consolatrice des chasseurs malheureux, et se mit à fumer.

La première charge de tabac épuisée en fumée, Piet bourra sa pipe de nouveau. Bientôt les propriétés narcotiques du tabac firent leur effet, et le jeune homme oublia dans un sommeil réparateur ses souffrances physiques et morales.

Il tenait par bonheur le tuyau de sa pipe très serré entre ses dents, sans quoi la moindre étincelle eût mis infailliblement le feu à sa couche improvisée, et il eût couru risque d’être brûlé vif ou étouffé par la fumée dans son sommeil.

En dormant, Piet rêvait. Il lui semblait être de nouveau poursuivi par le buffle et entendre résonner auprès de lui ses pas pesants… Réveillé en sursaut par cette sorte de cauchemar, il prêta l’oreille… Non, ce n’était pas une illusion. Un animal galopait dans la prairie ; mais il n’avait pas la lourdeur d’un buffle. C’était plutôt l’allure d’un cheval.

Bientôt un hennissement plaintif ne laissa au jeune chasseur aucun doute à cet égard ; il se figura même reconnaître la voix de son cher Hildy.

Avec la brusquerie d’un diablotin s’échappant d’une boîte à surprise, Piet se dressa sur ses pieds et sauta sur la fourmilière, d’où il pouvait dominer les alentours.

La lune venait de se lever et elle éclairait le paysage. À sa clarté, Piet aperçut le pauvre Hildy poursuivi par une meute de chiens sauvages.

Ces chiens, Canis picta, ont quelque analogie avec l’hyène ; aussi les nomme-t-on parfois hyènes chasseresses. Plus grands que des lévriers, tachetés de noir et de blanc sur un fond brun rougeâtre, ils ressembleraient tout à fait à des chiens de chasse, sans leurs oreilles droites, fortes et noires. Leur coutume de suivre leur proie par nombreuses bandes les rend bien plus redoutables que l’hyène commune. Ils s’attaquent avec succès même à l’homme.

Le pauvre Hildy, affolé de sentir à ses trousses cette meute affamée, poussait des hennissements lugubres. Il bondissait de ci, de là, pour échapper aux atteintes de ses ennemis. On eût dit que, ne sachant que devenir et se sentant perdu, il appelait son maître à son secours. Du moins Piet s’expliqua ainsi les appels désespérés de son cheval.

« Sois tranquille, cria-t-il tout haut comme si Hildy eût pu comprendre cette promesse, je te sauverai. »

Il était grand temps. Une centaine de chiens sauvages à gueule armée de crocs avides et dont les yeux luisaient de férocité s’acharnaient à la poursuite du pauvre cheval. À chaque bond qu’il faisait à droite ou à gauche, Hildy rencontrait un groupe d’assaillants. Poursuivie peut-être depuis plusieurs heures, la malheureuse bête ne pouvait tenir plus longtemps.

La malheureuse bête ne pouvait tenir plus longtemps.

La première impulsion du jeune Boër avait été de courir à la rescousse ; mais c’eût été jouer sa vie en pure perte, sans aucun profit pour sa monture en détresse. Piet, qui tenait déjà son roër en main, eut une seconde et meilleure inspiration.

Il poussa avec vigueur un sifflement particulier. À cet appel bien connu, Hildy répondit par un hennissement joyeux, et il accourut hors d’haleine, tremblant de tout son corps, se réfugier auprès de son maître dont la présence le rassurait. Cependant l’homme et sa monture étaient loin d’être sauvés…

La meute sauvage s’avancait rapidement.

Piet descendit de la fourmilière. Ce n’était pas un refuge contre de semblables adversaires. Ils l’eussent escaladée en un moment.

Debout auprès d’Hildy, encore scellé et bridé, Piet se demanda d’abord s’il ne ferait pas bien de chercher son salut dans la fuite ; mais il jugea que l’épuisement du pauvre cheval ne lui permettrait pas de fournir une longue course, et comprit qu’il fallait faire face au danger.

Quoique le jeune chasseur manquât de temps pour réfléchir, il ne perdit pourtant pas la tête.

Il commença par décharger son roër sur un des éclaireurs de la meute sauvage. Ce bruit inattendu dérouta la troupe, et pendant que les chiens étaient là, en arrêt, hésitant à fournir une attaque immédiate, une seconde détonation retentit et un nouvel éclair les effraya.

Néanmoins, tout indiquait qu’ils se préparaient à vaincre leurs dernières hésitations pour fondre sur leurs deux proies, lorsque Piet eut une inspiration. S’apercevant que les chiens avaient reculé devant le feu sorti de son roër plutôt que devant la crainte d’être abattus comme leurs éclaireurs qu’ils piétinaient sans pitié, le jeune chasseur fit jaillir une étincelle sur le gros tas d’herbes sèches qui lui avait servi de lit.

L’herbe prit feu aussitôt et une large flamme s’élança vers le ciel. Pour activer ce foyer, Piet soulevait les herbes en combustion avec le bout de son roër et il agitait le voile rouge des flammes devant les assaillants. Les chiens sauvages crurent sans doute à un incendie subit de la prairie, ou ils trouvèrent impossible de traverser ce rempart de feu. Quoi qu’il en fût, ils prirent la fuite en grognant.

La bataille était gagnée.

Piet restait maître du terrain avec la joie bien légitime d’être rentré en possession de son bon cheval.

CHAPITRE X
LE RETOUR


La joie qu’inspirait au jeune chasseur la recouvrance inespérée de son cheval tenait à bien des motifs : d’abord, Piet aimait Hildy comme tout bon cavalier chérit sa monture pour les services rendus, pour les épreuves subies en commun, à cause de cette secrète entente qui s’établit entre un maître et l’humble dévouement d’un animal domestique. Et puis, Hildy était beau, de race pure, et toujours prêt à faire briller son cavalier ; autant de raisons pour lesquelles Piet était enchanté de n’avoir pas perdu à tout jamais ce fidèle ami. Mais, en dehors de ses rapports avec Hildy, le jeune Boër avait d’autres motifs de se féliciter de l’avoir en sa possession.

Il aurait eu beau raconter les choses telles qu’elles s’étaient passées, s’il était rentré au camp de l’allure piteuse d’un cavalier démonté, qui sait si l’on aurait ajouté foi à son récit ? Les chasseurs malheureux sont toujours soupçonnés de conter des fables quand ils s’excusent de leurs infortunes sur la fatalité d’événements défavorables.

Piet craignait donc de déchoir dans l’estime générale et surtout de démériter par sa mésaventure dans l’opinion de Klaas Rynwald, le père de Katrinka.

Le jeune homme croyait bien gardé le secret de son inclination pour cette aimable jeune fille, car il n’en avait fait confidence qu’à sa propre mère, et Mme  Van Dorn, fort réservée de caractère, assurait toujours qu’un secret confié est une chose sacrée. Elle avait approuvé les sentiments de son fils, en l’engageant seulement à prendre le temps et la réflexion pour s’assurer du sérieux de son choix. D’après Mme  Van Dorn, le père de Katrinka pourrait objecter la grande jeunesse de Piet, et, afin d’éviter une situation délicate, le jeune homme devait s’abstenir de déclarer et même de laisser deviner ses sentiments au cours du voyage entrepris.

« Oui, mère, je vous comprends, avait répondu Piet. Je me conduirai en route de telle sorte que Klaas Rynwald verra bien que je ne suis pas un enfant. Je veux qu’il reconnaisse que je suis de force et de taille à défendre ceux que j’aime. »

Jusqu’à cette malheureuse chasse, Piet espérait n’être pas sorti du programme qu’il s’était tracé ; mais si, après avoir été un sujet d’alarmes dans le camp, il allait y devenir un objet de pitié ? Certes, il y ferait désormais une moins bonne figure qu’Andriès Blom, sur lequel jusque-là il avait espéré l’emporter auprès de Katrinka. Dans sa modestie, Piet se figurait que la jeune fille établirait désormais entre Andriès et lui une comparaison à son propre désavantage, et il prenait à tâche de se déprécier au profit de son rival.

Mais tout était changé maintenant qu’Hildy était retrouvé. Faire au camp une entrée triomphale, monté sur le brave Hildy, le roër à l’épaule et orné de la queue du buffle comme preuve convaincante d’un duel heureux, changeait la situation du tout au tout. Piet ne cacherait pas l’incident de sa chute. Quel cavalier oserait gager de ne pas quitter les étriers quand sa monture fait sous terre un plongeon subit ?

Les moqueries, prévues en cas d’échec, se changeraient en félicitations ; chacun voudrait entendre le récit des aventures de Piet, et il l’arrangeait déjà dans sa tête pour le conter en termes intéressants, de façon à piquer l’intérêt à chaque péripétie de son roman de la prairie.

Sous l’empire de ces préoccupations agréables, le jeune chasseur avait perdu le goût du sommeil. D’ailleurs, son cheval réclamait des soins immédiats. Il fallait le tamponner, le bouchonner, et, pour cela, retrouver le buisson d’herbe sèche et en faucher une nouvelle provision.

Piet s’acquitta allègrement de cette tâche. Le restant de l’herbe servit de fourrage au cheval affamé ; puis, Hildy, reconnaissant de tant de soins, sembla remercier son maître en lui frôlant plusieurs fois l’épaule de sa tête fine, tout en faisant entendre un petit hennissement.

« Je te comprends, va, lui dit Piet en le flattant de la main. Maintenant que tu as mangé, tu voudrais boire. Si tu étais capable d’entendre un raisonnement humain, je t’inviterais à prendre patience d’après l’exemple que je te donne, moi qui n’ai ni bu ni mangé depuis plus longtemps que toi… Je ne demanderais pas mieux que de partir sur-le-champ, mon pauvre Hildy, car nous ne trouverons pas d’eau ici mais nous nous égarerions de nouveau. La lune se voile ; ces gros nuages qui s’amoncellent ne nous permettraient pas de voir à deux pas de nous. Patience, mon bon cheval. »

L’obscurité devenait opaque en effet. Bientôt des éclairs sulfureux sillonnèrent la nue, et l’orage, — un véritable orage des tropiques, subit et violent, — éclata. Les roulements du tonnerre se succédaient sans interruption, et de vraies cataractes inondèrent les voyageurs.

Piet avait bon caractère ; il reçut ce déluge avec philosophie.

« Je réclamais tout à l’heure de l’eau pour Hildy, se dit-il en se secouant à la façon des caniches mouillés. Voici ce qui peut s’appeler être servi à souhait. Il tombe là de quoi désaltérer cent mille chevaux. »

À l’aide de son couteau de chasse, le jeune Boër creusa au pied de la fourmilière un trou capable de contenir autant d’eau qu’il en fallait pour désaltérer Hildy. La terre, compacte et durcie à cet endroit, ne buvait pas le liquide comme le sable spongieux de la prairie.

Quand l’orage cessa tout à fait, Piet n’avait pas un fil de sec sur le dos. C’était là le moindre de ses soucis. Une inquiétude autrement grave le tourmentait. Il songeait que la pluie avait sans doute effacé les traces de pas qui devaient le ramener au camp. Ces dernières heures de la nuit lui parurent plus pénibles que les premières.

La crainte du jeune chasseur n’était que trop bien fondée. Au point du jour, il eut beau examiner le terrain de tous côtés, les empreintes de pas avaient disparu.

Piet était plus que jamais égaré. Avec moins d’inquiétude que la veille, parce qu’il était rentré en possession de Hildy, son embarras restait aussi grand. Faute de mieux, il en revint à son premier guide, le soleil.

Les premiers feux de l’aurore doraient l’horizon. Le jeune Boër, s’imaginant qu’il fallait marcher vers l’est pour retrouver le camp du mowana, se dirigea de ce côté.

Hélas ! son raisonnement était faux ou bien le soleil l’induisit en erreur, car le pauvre Piet usa ses forces et celles de Hildy, sans en être plus avancé. Au bout d’une longue traite, il n’aperçut nulle part le mowana du camp, ni la moindre fumée indicatrice. Où pouvait être le gîte de la caravane ? Comment se retrouver dans une contrée où l’œil ne peut se poser sur aucun point de repère ?

Piet errait au hasard dans la prairie quand il aperçut de nombreuses marques sur le sol, qui, plus dur en cet endroit que près des fourmilières, avait gardé ces empreintes malgré la pluie. Un examen minutieux démontra au jeune homme que ces traces avaient été laissées par le passage du troupeau de buffles. Avec la certitude de cette indication, Piet se crut sauvé ; mais c’était se réjouir trop vite, et une seconde réflexion démontra au jeune chasseur que toutes les difficultés n’étaient pas résolues. Ces traces, en effet, pouvaient indiquer aussi bien la route suivie par les buffles pour s’éloigner du camp que le chemin pris par eux pour atteindre la rivière. Donc, l’alternative était d’arriver vite au camp ou de s’en éloigner en ligne directe.

Que décider ? Piet ne voulait pas courir la chance d’une erreur dont le résultat, dans cette solitude, ôtait pour lui la mort à bref terme ; il cherchait quelque nouvel indice pour discerner la bonne direction.

Un hasard providentiel vint le tirer d’embarras.

« Je suis fixé ! » s’écria-t-il tout à coup, pendant que son regard s’attachait sur une petite plaque d’eau légèrement teintée de rouge.

Que ce rouge fut du sang, Piet n’en doutait pas, et il supposait que ce sang provenait d’un des buffles blessés dans l’attaque d’ensemble fournie la veille par Andriès, Ludwig, Karl de Moor et lui-même.

… Mais alors, dans la direction contraire qu’il suivait, il tournait donc le dos au camp du mowana ?… Hildy obéit avec sa docilité habituelle à la main de son maître qui lui faisait opérer une volte-face. Ils remontèrent ainsi la piste, s’assurant à chaque pas de la justesse des empreintes. Il n’y avait pas à s’y tromper. Dans certains endroits, le sol piétiné par les buffles semblait ouvert comme par le soc d’une charrue. Partout on apercevait les marques de leur passage. Si son cheval n’eut pas été épuisé, Piet l’aurait mis au galop, tellement il lui tardait d’arriver ; mais le jeune chasseur modéra son impatience par commisération pour sa monture.

Au bout d’une heure de trajet, deux carcasses de buffles à demi dévorées indiquèrent à Piet la place où le taureau s’était séparé de la bande en l’entraînant à sa poursuite. C’étaient les bêtes abattues par Andriès et Ludwig. Des chacals en train de festiner sur ces cadavres s’enfuirent à l’approche du cavalier, et des vautours s’envolèrent lourdement ; mais aucun de ces animaux de proie ne renonça à sa franche lippée. Les chacals se blottirent à cent pas, derrière quelques buissons ; les vautours décrivirent assez bas dans les airs leurs cercles sinistres autour de la proie dont la peur les avait écartés. Tous n’attendaient que le départ du voyageur pour reprendre leur banquet interrompu.

Cette fois, Piet pouvait se rendre compte de la distance qui lui restait à parcourir pour retrouver ses amis. Ce n’était plus qu’une question de temps.

Plus tôt qu’il n’osait l’espérer, Piet aperçut le mowana, le camp et la rivière avec sa ligne de grands arbres. Une dépression de terrain les avait jusque-là rendus invisibles à ses yeux.

Tout à coup l’attention du jeune chasseur fut attirée vers deux cavaliers qui venaient à sa rencontre de toute la vitesse de leurs montures ; avant qu’ils fussent proches, Piet avait reconnu en eux, — avec quelle joie ? il est inutile de le dire, — son frère Hendrik et Ludwig Rynwald, le frère de Katrinka, celui de tous ses jeunes amis que Piet préférait.

Piet avait reconnu son trère et Ludwig.

De loin, dès qu’ils aperçurent le chasseur égaré, Ludwig et Hendrik poussèrent des cris d’allégresse et se livrèrent à des démonstrations de joie à l’aide d’une pantomime expressive. Il va sans dire que Piet leur répondit de même avec un enthousiasme sincère.

Peu d’instants après, les trois amis se rejoignirent, et ce ne fut pendant quelque temps que questions confuses et réponses entrecoupées. Enfin Piet demanda à son frère Hendrik avec quelque appréhension :

« Est-ce qu’on s’est fatigué à me chercher toute la nuit par escouades ?

— Non, non, rassure-toi, répondit vivement Hendrik. Par intérêt pour toi, le père de Ludwig et M. Hans Blom ont bien proposé hier au soir de partir dans diverses directions, par groupes de trois ou quatre hommes, pour aller à ta recherche ; mais le baas a répondu : « Je vous remercie ; mais je ne veux pas humilier Piet en le cherchant comme un baby perdu. Il est monté sur le meilleur cheval que nous ayons. Il a une bonne arme et des munitions, et je le sais garçon capable dg se défendre contre des hasards nocturnes. » Puis notre père a remercié ses amis, mais d’un ton à ne leur permettre aucune insistance nouvelle ; ce n’est qu’au point du jour que nous avons obtenu la permission, Ludwig et moi, d’aller à ta rencontre par la route de notre chasse d’hier… Mais, si tu as passé une mauvaise nuit, nous ne l’avons pas eue meilleure au camp, mon cher Piet. Rychie et Annie se désolaient en entendant tomber la pluie d’orage, et chaque cri d’hyène lointain leur donnait le frisson. Notre mère faisait meilleure contenance ; mais, ce matin, quand j’ai voulu aller seller mon cheval, je l’ai trouvé tout prêt. Mère était déjà levée, et elle avait si bien pensé à tout préparer qu’elle m’a donné quelques galettes et cette gourde pour que tu puisses te refaire un peu avant d’arriver au camp.

— Il n’y a qu’une mère pour s’aviser de tout ! s’écria Piet en buvant une gorgée de brandey-wine après avoir mordu à belles dents à même la galette.

— Ah ! vraiment, c’est là votre opinion, ami Piet ? dit Ludwig Rynwald. En ce cas, je ne dois pas exhiber les provisions dont ma mère et Katrinka m’ont chargé à l’intention de rompre votre jeûne. Elles aussi avaient songé que vous seriez affamé après une nuit passée dans le désert de la prairie, et quand je leur ai objecté que Mme  Van Dorn pourvoierait sans doute à cela, elles n’ont pas voulu se rendre à cette raison, et elles ont dit qu’il était bon que chacun de nous fut muni de nourriture pour le cas où nous serions forcés de nous séparer dans notre recherche… Mais, si vous ne devez pas savoir gré à Katrinka de sa prévenance, le mieux que j’aie à faire, c’est de déjeuner en votre compagnie pour ne pas peiner ma sœur en lui rapportant ce dont elle m’avait chargé pour vous. Cette pauvre Katrinka ! elle a eu bien assez de chagrin cette nuit en vous sachant égaré, en vous croyant mort. Que sais-je ? Elle avait les yeux tout rouges ce matin.

— Vraiment ! » s’écria Piet avec une physionomie rayonnante. Quelqu’un qui l’aurait vu ainsi radieux à l’annonce du chagrin de la jeune fille, l’aurait jugé enchanté de la peine de Katrinka ; il l’était, en effet, et, en dépit de son mot reconnaissant à propos de l’attention de sa mère, il trouva d’un meilleur goût que celles de Mme  Van Dorn les galettes pétries et confectionnées par Katrina Rynwald.


CHAPITRE XI
NOUVEL OBSTACLE


Après avoir échangé ainsi leurs félicitations réciproques, les trois jeunes gens se disposèrent à retourner au camp, mais pas d’une allure aussi prompte qu’ils l’eussent souhaité.

Hildy, qui avait dépensé toutes ses forces dans sa lutte contre les chiens sauvages, s’était en outre fort mal trouvé de l’averse qu’il avait reçue après sa longue course. Il faisait peine à voir ; ses jambes flageolaient sous lui. Ému de pitié, son maître débarrassa son cheval du poids de sa propre personne et le conduisit par la bride.

« Veux-tu monter à ma place ? et c’est moi qui mènerai Hildy, dit Hendrik à son frère.

— Non, je te remercie, répondit Piet ; maintenant que me voici un peu restauré, je fournirais une marche plus longue que d’ici au camp. »

C’était là un point d’amour-propre chez le jeune chasseur ; puisque son père l’avait traité pour la première fois en homme capable de se tirer d’affaire, il voulait bénéficier de cette bonne opinion en la méritant tout à fait par le refus d’une aide qui cependant ne lui aurait pas été inutile ; mais, toujours par le même motif, Piet n’avait parlé des blessures causées par les épines de l’acacia que comme d’égratignures peu douloureuses ; aussi son frère Hendrik n’insista pas dans l’offre de son cheval.

Le trio d’amis ayant à régler son allure sur celle d’un piéton peu solide, on n’avançait guère. Ce retard les exaspérait tous les trois.

« Quand arriverons-nous de ce train ? murmurait Piet avec mélancolie.

— J’ai bien envie, dit Hendrik, de pousser une pointe en avant par un temps de galop pour rassurer notre monde.

— Oui, oui, » lui répondit Piet.

Là il sacrifiait la joie qu’il aurait eue à voir se dissiper à son approche l’inquiétude qui obscurcissait tant de physionomies amies ; mais il préférait ne pas jouir de ce spectacle et savoir ces êtres chers rassurés une heure plus tôt.

Mais Ludwig arrêta Hendrik en saisissant la bride de sa monture au moment où celui-ci allait la lancer en avant.

« Arrête-toi, dit-il à son ami ; je crois plus prudent que tu ne nous quittes pas. Nous ne sommes pas trop de trois ici pour faire face au danger qui nous menace.

— Un danger, et lequel ? demandèrent Piet et Hendrik également surpris.

— Regardez ! reprit Ludwig en leur montrant une agglomération d’animaux carnassiers qui grouillaient autour des cadavres des buffles tués la veille.

— Cette engeance ! s’écria Hendrik avec le mépris d’un chasseur pour ce qu’en terme de vénerie l’on nomme des bêtes puantes. Tu es bien timide ce matin, Ludwig. Les hyènes et les chacals ne sont pas dangereux. Brûlonsleur la politesse, ne daignons pas les regarder. Ce ne sont pas eux qui nous attaqueront, les lâches !

— Appelles-tu ceci un chacal ou une hyène ? » riposta Ludwig en désignant une hôte fauve qui se détachait du groupe et s’avançait vers eux en grondant tout bas.

C’était un lion d’une taille démesurée. Jamais les émigrants n’en avaient rencontré un aussi fort. Arrivé trop tard au lieu du festin, le roi des animaux ne trouvait plus que des reliefs, des os déjà rongés, bref une pâture insuffisante pour son appétit. Les voyageurs arrivaient juste à point pour compenser sa déception. Il agitait frénétiquement sa crinière et sa queue dressées en l’air, et, à demi accroupi, il rugissait en se léchant les babines. Ces allures, bien connues des chasseurs de lions, indiquaient aux jeunes Boërs que le lion avait jeté son dévolu sur leurs personnes.

Les lions ne sont dangereux pour les cavaliers que dans les fourrés ou les jungles qui entravent les mouvements des chevaux. Si les trois amis avaient eu leurs montures en bon état, il leur aurait suffi, pour dérouter le lion, de faire un long circuit ; mais, dans les circonstances où ils se trouvaient, les chances n’étaient pas pour eux. Deux chevaux seulement étaient capables de fournir une longue course. Le troisième devait succomber et exposer ainsi la vie de son maître.

Il ne restait par conséquent d’autre ressource que celle d’affronter ce terrible adversaire, et de le mettre promptement hors de combat.

Piet se remit en selle, plutôt par habitude que par suite d’un raisonnement, car Hildy ne pouvait pas lui être d’un grand secours, et les trois amis restèrent immobiles sur une même ligne, l’arme à l’épaule, les yeux fixés sur le lion.

De hautes herbes leur avaient caché ce terrible voisinage. Peu d’instants après, le lion était si proche qu’en une douzaine de sauts félins, il aurait pu bondir sur eux.

« Faut-il tirer ensemble ou successivement ? demanda Ludwig.

— Ensemble, répondit Piet.

— Non pas… l’un après l’autre, « s’empressa de dire Hendrik.

L’ennemi trancha la question en prenant son élan. Les trois chasseurs pressèrent presque en même temps la détente de leurs roërs. Hendrik et Ludwig manquèrent leur coup : chose toute naturelle, leurs chevaux effarés ne tenant pas en place. C’est à peine s’ils purent viser, et leurs balles allèrent se perdre dans les hautes herbes.

Les trois chasseurs pressèrent la détente de leurs roërs.

Que seraient-ils devenus si le cheval de Piet se fût livré à cette surexcitation nerveuse ? Contre toute attente, ce fut cette bête surmenée, à demi morte, qui leur sauva la vie. Hildy était dans un tel état de prostration qu’il n’avait pas même l’énergie nécessaire à un essai de fuite. La terreur le paralysait ; il ne fit pas un mouvement, ce qui permit à son maître de viser le lion à la tête avec un sang-froid admirable.

Piet obtint un succès digne des plus fameux chasseurs de bêtes fauves. Le lion tomba foudroyé, le crâne traversé par une balle ; sa cervelle jaillissait autour de lui avec des flots de sang. Sa mort fut donc instantanée. Désormais inoffensive, cette énorme bête roula sur le gazon comme un simple lapin de garennne.

Pour tous les habitants de l’Afrique méridionale, indigènes, colons, Vee-Boërs et autres, il n’est pas de plus haut fait d’armes pour un chasseur que de tuer un lion. C’est un événement qui fait époque dans sa vie.

Aussi comment décrire l’orgueilleux bonheur de Piet ? Avoir abattu un lion de cette taille, était un exploit qui le rendait digne d’espérer à la main de Katrinka.

Ses compagnons lui adressèrent des compliments… est-ce qu’on n’en doit pas à tous les vainqueurs ? et ils aimaient si sincèrement Piet que leurs félicitations ne furent entachées d’aucune jalousie.

La modestie sied aux victorieux, et Piet fit preuve de cette qualité en répondant à son frère et à son ami :

« Vous devriez quelques-uns de ces éloges à mon pauvre Hildy ; c’est son attitude de momie qui m’a permis de viser juste. Quoi qu’il en soit, je souhaite que vous ayez la même bonne chance que moi la première fois que vous vous trouverez nez à mufle en face d’un lion.

— J’en accepte l’augure, répondit Ludwig ; mais tu ne peux vouloir abandonner ta prise. Il s’agit de dépouiller Sa Majesté léonine, et cela va nous retarder encore.

— Pars en avant, Ludwig, lui dit Hendrik. Maintenant que la route est libre, il est bon d’aller rassurer nos gens ; je suffirai avec Piet à la besogne qu’il nous a taillée.

— À bientôt donc, dit Ludwig, je pars en messager de glorieuses nouvelles. Ah ! quelle réception l’on va te faire, mon ami Piet ! »

Il piqua des deux, laissant Piet et Hendrik occupés à dépouiller le lion. Ils avaient tellement l’habitude de ces sortes d’opérations qu’en peu de temps la peau fut enlevée et jetée en travers du cheval d’Hendrik.

À la lenteur des mouvements de son frère, Hendrik s’était aperçu que les forces de Piet trahissaient son courage, et, cette fois, Piet dut monter sur le cheval valide, tandis que son frère menait Hildy par la bride.

Moins d’une heure après, les voyageurs étaient assez rapprochés du camp pour distinguer les mouvements des émigrants.

« Qu’est-ce que cela ? que peut-il être survenu de fâcheux pendant notre absence ? » s’écria Hendrik.

Un émoi incompréhensible régnait sous le mowana. Chacun courait çà et là comme sous le coup d’un effarement subit. Hommes et animaux semblaient atteints de folie furieuse.

Un émoi incompréhensible régnait sous le mowana.

En proie à une inquiétude bien naturelle, les deux jeunes gens hâtèrent leur allure, tout en observant l’étrange tableau vers lequel ils s’avançaient.

Ils entendaient des cris d’alarme ; ils voyaient les serviteurs poursuivant les bestiaux pour les rassembler. Chose plus extraordinaire, les chariots étaient tirés hors de l’enceinte du camp. On attelait les bœufs, tandis que les Hottentots sellaient tous les chevaux. Les Vee-Boërs abandonnaient donc le campement qu’ils ne devaient pas quitter d’une ou deux semaines.

« Qu’y a-t-il donc ? dit Piet. Est-ce que les Tébélés nous attaqueraient pour nous rançonner, malgré la promesse de libre passage sur ses terres que leur chef a faite à notre père ?

— Ce ne peut être cela, répondit Hendrik. Je vois bien que la fatigue se fait sentir même à ton cerveau, mon cher Piet ; autrement, tu comprendrais qu’il nous serait plus aisé de nous défendre contre les sauvages dans un camp qu’en marche.

— C’est juste, murmura Piet ; mais que peut-il bien y avoir ? »

Ludwig, qui revenait vers eux à bride abattue, leur expliqua ce mystère.

« Ah ! mes pauvres amis, s’écria-t-il avec un visage consterné, quel triste retour à la place de la fête qu’on préparait à Piet !

— À qui donc est-il arrivé malheur ? demanda Hendrik.

— À tous, les tsétsés sont au camp ! »


CHAPITRE XII
UNE INVASION DE TSÉTSÉS


Le mot tsétsé n’est plus inconnu en Europe depuis que Livingstone et Stanley ont fait mention dans leurs ouvrages de ce fléau de l’Afrique méridionale.

Le tsétsé est un insecte à peine plus gros qu’une mouche ordinaire, mais dont la piqûre est mortelle pour les bestiaux et les animaux domestiques. Parmi ceux-ci, les ânes et les mulets sont les seuls qui résistent à son venin. Les animaux sauvages habitant les districts infestés par cet insecte jouissent du même privilège, et ne sont que tracassés, mais non rendus malades par la piqûre du tsétsé. Les naturalistes, qui donnent à cet insecte le nom scientifique de Glossinia morsitans, n’ont pu encore expliquer cette bizarre innocuité du dard du tsétsé sur ces espèces particulières, tandis qu’il est mortel pour les chiens, les chevaux et moutons et en général tout le bétail domestique.

Par bonheur, l’homme échappe aux attaques de ce tsétsé, aussi redoutable que le serpent à sonnettes et le cobra capel des Indes.

Au nom de tsétsé que leur disait Ludwig, Piet et Hendrik s’expliquèrent le départ précipité des Vee-Boërs. Le lieu du campement avait dû être subitement envahi par les mouches empoisonneuses, et la fuite était le seul moyen de salut contre cet ennemi ailé.

Ludwig n’eut donc pas besoin de donner à ses amis d’autres explications.

Voici d’ailleurs ce qui s’était passé. Il n’y avait pas une heure qu’on connaissait au camp cette invasion des tsétsés. Avant de s’installer quelques jours auparavant sous le mowana, les Vee-Boërs avaient inspecté les bois et les buissons environnants sans y faire de découverte suspecte. Ils ne se seraient pas arrêtés cinq minutes sous le mowana si un seul de ces insectes y avait été signalé.

Le fléau était tombé dans le camp comme un coup de foudre. Jusque-là, à l’exception de la famille Van Dorn inquiétée par l’absence de Piet, chacun s’était livré à la joie à cause du surcroît d’approvisionnement qu’avait apporté à la colonie le massacre des buffles. On avait vite oublié l’alarme de la veille, en raison des bénéfices qu’on en avait retirés. — Ce surcroît de viande arrivait juste à point pour remplacer les moutons perdus. En voyage, nourrir tant de bouches n’est pas chose facile. On comptait bien sur l’adresse des chasseurs ; mais le gibier s’était rarement montré à portée pendant la traversée du Karrou, et le stock de provisions avait diminué en conséquence. L’hécatombe de buffles regarnissait le garde-manger.

Tous les émigrants s’étaient mis à l’œuvre, sous la direction des trois personnages les plus importants de la colonie errante. On avait dépouillé, dépecé les bêtes mortes et transporté au camp d’énormes quantités de viande. Les meilleurs morceaux, découpés en minces lanières, furent suspendus aux arbres pour se convertir en butlong.

Le butlong de l’Afrique méridionale est de la viande préparée comme le tasajo mexicain et le charqui de l’Amérique du Sud. Quel que soit le nom qu’on lui donne, cette préparation rend de grands services dans des pays où le sel est un objet de luxe assez rare, parfois introuvable.

Les longues guirlandes de butlong, assez semblables à des rangées de saucisses, séchaient au soleil, sous les rayons duquel elles prenaient peu à peu une teinte de vieil acajou.

Grâce à cette surabondance de victuailles, le souper de la veille avait été un véritable festin. Le fourneau formé par la hutte des termites avait servi à faire griller de nombreux biftecks et à fricasser les langues qui sont la partie du buffle la plus délicate et la plus appréciée des gourmets.

Le déjeuner du lendemain fut aussi plantureux, mais personne n’y fit honneur. Piet Van Dorn était le favori de toute la caravane et son absence prolongée faisait craindre qu’il ne lui fût arrivé malheur. Bien d’autres que la sœur de Ludwig avaient les yeux rouges, de sorte que le chagrin de Katrinka ne fit pas événement. Les heures se passant toujours sans ramener l’absent, l’inquiétude augmentait et elle était à son comble lorsque le retour de Ludwig vint y mettre un terme.

Au premier moment, en le voyant revenir seul, on crut qu’il apportait de mauvaises nouvelles. Le baas pâlit malgré sa force de caractère ; Mme  Van Dorn ne put que bégayer, tandis qu’elle voulait demander à Ludwig où il avait laissé Hendrik et Piet. Katrinka crut tout perdu, et elle se jeta dans les bras de Rychie. Les jeunes filles confondirent leurs larmes.

Mais tout s’expliqua. Bientôt Ludwig fut entouré d’un groupe serré d’émigrants qui écoutaient son récit avec un intérêt passionné. Ludwig ne donnait jamais assez de détails à leur gré, et on lui faisait recommencer dix fois sa narration, tant les amis de Piet étaient fiers de ses exploits. On félicitait le baas ; on complimentait Mme  Van Dorn. Elle qui avait eu la force de cacher ses larmes de douleur, ne pouvait plus retenir ses larmes de joie ; elle les laissait couler pendant que Ludwig se complaisait dans son récit, en orateur maître de son auditoire, et glorifiait le courage de Piet, au grand émoi de sa sœur Katrinka dont le cœur se serrait à l’idée des dangers qu’avait courus le fils du baas.

Tout à coup un bourdonnement interrompit le narrateur. Ce tzip du tsétsé était comme un sifflement aigu, intermittent. Bien reconnaissable à sa couleur brune et à son abdomen rayé de jaune, l’insecte voltigeait autour du cheval de Ludwig. Ses longues ailes étaient en mouvement ; il semblait chercher la place où il allait darder son aiguillon.

Supposant que Ludwig l’avait ramené de son expédition et que l’insecte était le seul de son espèce qui fût aux environs, tout le monde s’employa à la poursuite du tsétsé. Chapeaux et mouchoirs en main, on s’efforçait de le saisir. Entreprise malaisée en plein midi. La chaleur excite le tsétsé et le rend insaisissable.

L’insecte voletait à droite, à gauche ; il semblait posséder le don d’ubiquité. Il bourdonnait comme pour narguer les efforts acharnés à sa perte. Tous les bras le menaçaient ; aucun ne pouvait le prendre.

Il pénétra dans l’enclos où paissaient les bestiaux, et, à la consternation indicible de ceux qui le poursuivaient, ils aperçurent non pas un tsétsé unique, mais dix, mais cent, mais mille insectes peut-être qui s’attaquaient au troupeau.

« Les tsétsés ! s’écrièrent les malheureux Boërs. Nous sommes perdus. »

Ce cri se répéta de proche en proche, et il s’ensuivit la scène de confusion qui avait intrigué Piet et son frère.

Il fut bientôt tristement certain que les mouches s’étaient attaquées non seulement aux vaches laitières et à leurs veaux, mais encore aux bœufs des attelages. Les chiens mêmes étaient harcelés par les tsétsés. Les pauvres bêtes tâchaient en vain de saisir avec leurs dents les insectes qui les dévoraient. Ils se mordaient le corps, se roulaient à terre et hurlaient de rage, sans réussir à s’en débarrasser. Ils ne happaient que l’air avec leurs gueules béantes, armées de crocs pointus.

« Hâtez-vous ! cria Jan Van Dorn aux serviteurs empressés à préparer le départ. Il faut fuir le plus tôt possible. Hâtez-vous ! »

Dans l’espoir de sauver le plus d’individus possible du troupeau, on rassembla le bétail en chassant à coups de mouchoir les insectes acharnés après cette proie.

Au milieu de cette bataille contre un ennemi insaisissable, l’arrivée de Piet ne fut pas célébrée triomphalement. Mais Mme  Van Dorn serra son fils sur son cœur avec tendresse ; Rychie et Annie embrassèrent plus de dix fois leur frère bien-aimé. Piet reçu de Katrinka un regard affectueux et une poignée de main qui en disaient long, et le baas, ainsi que Hans Blom et Klaas Rynwald, lui exprima en peu de mots son bonheur de le revoir sain et sauf.

Ce fut tout. La circonstance actuelle exigeait le concours de toute la colonie, et l’on n’avait pas de temps à perdre en compliments. Piet et Hendrik allèrent proposer leur aide aux travailleurs.

Les objets de ménage furent lestement réintégrés dans les chariots, et la caravane se trouva bientôt prête à partir. Mais pour aller où ?

Les principaux chefs tinrent un conseil sommaire. On n’avait guère le temps d’étudier, de discuter les diverses propositions. Les avis furent partagés. Les uns opinaient pour que l’on continuât dans la même direction ; mais il fallait pour cela remonter le courant de la rivière, et ses rives ombragées pouvaient servir de gîte à d’autres insectes qui achèveraient les ravages déjà commencés. À quoi bon fuir le mowana si l’on ne s’éloignait pas des ennemis qu’on avait trouvés sous son abri !

Le baas Jan Van Dorn pensait que les mouches venimeuses avaient été apportées par le troupeau de buffles, et c’était par la piqûre irritante de ces insectes qu’il expliquait la course précipitée de cette bande d’animaux sauvages. Agacée par les dards des tsétsés, cette horde de buffles pouvait bien avoir fui pour échapper à ce supplice. De là leur attitude assez inexplicable de bêtes en fuite, lorsqu’on n’avait vu derrière eux aucun poursuivant.

Cette opinion avait pour elle la vraisemblance ; mais Klaas Rynwald et Hans Blom ne l’adoptèrent pas ; ils prétendirent que le seul moyen d’échapper au désastre était de quitter le bord de l’eau et de s’enfoncer dans l’intérieur des terres. On s’écarterait de la direction normale, mais peu importait. La question capitale était d’éviter le fléau. Que deviendrait-on si tout le bétail périssait !…

Le guide Srnutz trancha le nœud gordien de ce différend. Ayant grimpé avec l’agilité d’un écureuil sur la plus haute branche du mowana, il aperçut au loin une chaîne de montagnes qui courait à peu près parallèlement à la rivière. Du haut de l’arbre, il cria sa découverte aux chefs, et, après être descendu de son observatoire, il conclut ainsi :

« C’est absolument ce qu’il nous faut. Là-bas il n’y a pas d’arbres et par conséquent pas de tsétsés. Et nous ne risquons pas de nous égarer, puisque nous restons dans la même direction. Nous n’allongeons notre voyage que d’une ou deux journées de marche tout au plus.

— À quelle distance approximative sommes-nous de cette chaîne de montagnes ? demanda le baas.

— Environ à vingt kilomètres, répondit Smutz.

— En route ! cria Jan Van Dorn avec son ton de grave autorité, mais ce ne fut pas sans consulter du regard ses deux associés qui lui répondirent par un signe d’assentiment.

— Dieu veuille, ajouta seulement Hans Blom, que nous échappions enfin à la malchance qui semble s’acharner contre nous. »

Smutz alla prendre sa place habituelle en tête de la caravane. Les chariots s’ébranlèrent lourdement, et le périmètre d’ombrage du mowana, si plein de vie et d’activité quelques heures auparavant, retomba dans sa solitude et son silence d’autrefois.

La chaîne de montagnes se trouvant sur l’autre rive, il fallait nécessairement passer l’eau. Les voyageurs ne s’attendaient à aucune difficulté pour cette opération. Ils connaissaient non loin du camp une sorte de gué naturel. Mais c’était compter sans la pluie de la veille. Le déluge qui avait failli submerger Piet dans la prairie avait gonflé le cours d’eau au point de noyer le gué, et certaines places ressemblaient plutôt à des lacs qu’à une rivière. À la rigueur, les hommes auraient pu passer, et les bestiaux aussi, à cause de leurs instincts nageurs, mais il ne fallait pas songer à transborder les chariots.

Les Vee-Boërs durent se résigner à attendre la retraite des eaux. Pendant qu’ils maugréaient de ce retard, Smutz cherchait à calmer leur impatience en leur répétant :

« Ce ne sera pas long. »

En effet, on constatait déjà un mouvement rétrograde des eaux, et, comme en Afrique, les débordements des fleuves ne durent parfois que quelques heures, il n’y avait rien d’impossible à ce qu’il en fût de même cette fois.

Les voyageurs voyaient le niveau de l’eau courante baisser très sensiblement ; on eût dit qu’elle s’enfonçait dans des réservoirs souterrains. C’était avec un vrai soulagement qu’ils suivaient les progrès de cette diminution.

Dans l’espoir que l’attente ne serait pas longue, on ne détela pas les chariots. Les cavaliers seuls mirent pied à terre afin de tout préparer pour le passage.

La rivière revint à son niveau normal dans un espace de temps incroyablement court.

Avec un vacarme étourdissant, un chœur de cris et de claquements de jamboks, on força les bœufs des attelages à entrer dans le gué. Le tapage augmenta encore pendant la traversée et ne cessa que lorsque les trois wagons furent hissés tout ruisselants sur la rive opposée. Ce ne fut pas sans peine d’ailleurs qu’on vint à bout de cette manœuvre. Le passage des bestiaux n’était pas non plus une besogne aisée. Enfin, on vint à bout de tout.

Un incident comique vint égayer les Vee-Boërs au milieu de leurs tracas. Andriès Blom, fort jaloux des succès remportés par son rival, voulut rabaisser aux yeux de Katrinka les mérites de Piet Van Dorn. Il n’eut garde de décrier ses prouesses cynégétiques, car les faits parlaient d’eux-mêmes, et Katrinka n’était pas médiocrement fière de la superbe peau de lion dont Piet lui avait fait hommage. Mais Andriès insinua qu’il ne croyait pas un mot de cette histoire de terrier d’hyène et que pour lui sa conviction était faite : Piet avait tout bonnement exécuté par-dessus la tête de son cheval une cabriole dont lui, Andriès, regrettait de n’avoir pas été témoin.

« Du reste, ajouta-t-il, voici Karl de Moor qui nous a suivis pendant notre poursuite des buffles et qui partage mon avis. N’est-il pas vrai ?

— Mais ce que vous assurez me paraît vraisemblable, répondit Karl de Moor avec son sourire narquois.

— Libre à vous de ne pas croire au récit de Piet ! leur répliqua la jeune fille d’un air qui attestait sa parfaite confiance dans la véracité du jeune chasseur.

— Je n’ai pas eu l’intention de vous offenser, mademoiselle Katrinka, insista Karl de Moor, en disant ce que je crois être l’exacte vérité. »

Il appuya sur les deux derniers mots avec une affectation méchante.

« Dame ! ajouta Andriès Blom, l’équitation n’est pas encore le fort de Piet. Chacun sait cela. »

Cette flèche du Parthe atteignit la jeune fille plus qu’elle ne voulait le laisser paraître. Elle eût désiré que chacun appréciât le mérite de Piet comme elle l’estimait elle-même. Si Andriès Blom s’imaginait réussir auprès de Katrinka en dénigrant son rival, il se trompait du tout au tout. Pour un peu, la jeune fille l’eut pris en grippe.

Quant à Karl de Moor, à tort ou à raison, il était profondément antipathique à Katrinka. Elle le croyait mal disposé envers le baas et tous les siens, et sa conduite à l’occasion de Piet augmenta encore la répulsion de la jeune fille pour cet homme au regard dur et froid comme l’acier. Restée seule avec sa mère, elle ne put s’empêcher de lui dire :

« Croyez-vous que Karl de Moor soit un homme bien sûr ? Je lui trouve toujours un air de malveillance lorsqu’il parle du baas ou de sa famille.

— Je n’ai rien remarqué de semblable, mon enfant, répondit avec douceur Mme  Rynwald. Quelle cause de rancune pourrait-il avoir contre le baas qui le traite avec égards et bonté ?

— Ludwig m’a assuré, reprit Katrinka, que, si Piet Van Dorn a couru les dangers auxquels il a si heureusement échappé, c’était la faute de Karl de Moor, qui pouvait tuer le buffle blessé et qui ne l’a pas fait. Mère, vous connaissez Ludwig ; vous savez qu’il n’affirmerait pas une chose dont il ne serait pas certain.

— Oui, répondit l’excellente Mme  Rynwald, mais je sais aussi que les jeunes gens sont sujets à porter des jugements précipités qui tiennent plus de la prévention que de la justice. Je ne suspecte jamais la loyauté de mon fils, mais je contrôle souvent ses opinions, adoptées à la légère. Ceci peut s’appliquer aussi à toi, ma chère enfant. Prends garde d’être injuste envers un homme brave qui a su inspirer de l’estime à ton père, à Hans Blom et au baas. »

Katrinka garda le silence après cette douce admonestation maternelle ; mais elle confondit dès ce moment dans une même aversion Karl de Moor et Andriès, qui avait invoqué contre Piet le témoignage de cet homme, dont la jeune fille suspectait le caractère.

Andriès ne se doutait pas du déplorable effet de ses manœuvres. Pendant la traversée du gué, il s’empressa autour du chariot de la famille Rynwald. Il offrit avec affectation ses services à Katrinka, parla, cria, gesticula, en un mot joua le rôle de la mouche du coche.

Mal disposée à son égard, Katrinka témoignait le mépris que lui inspiraient les perfides insinuations d’Andriès par une froideur glaciale dont le jeune homme fut piqué au vif. Il s’en vengea sur son cheval ; mais celui-ci, cravaché et éperonné sans motif, se fâcha de son côté. Il se cabra, perdit pied sur les pierres glissantes du gué et envoya son cavalier faire un plongeon dans la rivière.

Un éclat de rire général salua cette chute burlesque. Tandis que maître et cheval se débattaient, s’ébrouaient chacun de son côté, Andriès reconnut distinctement le rire argentin de Katrinka, et il entendit sa voix bien connue qui disait cruellement :

« Andriès avait raison tout à l’heure. Ces sortes de cabrioles sont très drôles… pour les spectateurs du moins, j’en réponds. »

La mortification, la colère d’Andriès, ne peuvent se décrire ; il n’eut pas la consolation d’apprendre que la bonne petite sœur de Katrinka, la blonde Meistjé, prenait son parti.

« Tu es bien sévère pour ce pauvre garçon, dit-elle à la railleuse. Personne ne peut répondre des suites d’un accident.

— Je n’aurais pas même souri s’il n’avait été injuste envers Piet, répondit la sœur aînée.

— C’est très vilain d’être jaloux, reprit Meistjé en poussant un demi-soupir ; mais s’il ne tenait pas tant à plaire à une personne de ma connaissance…

— Qui ne lui en sait pas le moindre gré, interrompit Katrinka.

— Il serait moins injuste, continua Meistjé. La jalousie conseille toujours de travers ; mais, ce défaut à part, Andriès est un brave jeune homme, plein de qualités.

— Puisque tu ne lui trouves qu’un seul défaut, petite sœur, tu devrais bien te charger de l’en corriger, » dit Katrinka en souriant.

Meistjé rougit et ne trouva rien à répondre…

La gaieté involontaire causée par la chute d’Andriès ne fut pas de longue durée. Tous les esprits étaient péniblement occupés des ravages qu’avaient pu causer les tsétsés parmi les animaux de la caravane.

« N’existe-t-il vraiment aucun antidote contre la piqûre de ces monstres ? demanda Hans Blom à son ami Rynwald.

— Aucun, répondit celui-ci.

— Et croyez-vous qu’il y ait beaucoup d’animaux atteints ?

— Cela, nous ne le saurons que plus tard. Il faut un certain temps pour que le poison produise son effet.

— Quelle calamité ! » murmura Blom auquel l’ami Rynwald fit écho.

Quand la dernière tête de bétail eut passé sur la rive septentrionale du cours d’eau, une nouvelle éclata comme une bombe au milieu de la caravane :

« Olifants ! Olifants ! » criait un Cafre.

Des éléphants ! ce cri n ; avait rien d’alarmant pour des chasseurs. Au contraire, que d’ivoire et par conséquent que de profit promettait une chasse à l’éléphant !

Cependant, lorsque le Cafre, courant à perdre haleine, put expliquer ce qui avait causé son émoi, les projets cynégétiques firent place à un sentiment de terreur générale.

Une troupe d’une centaine d’éléphants s’avancait vers le gué.

C’était probablement celle dont les Vee-Boërs avaient fait, l’autre semaine, la rencontre nocturne.

Selon leur habitude, les pachydermes arrivaient en file indienne : leur course les amenait au gué en droite ligne ; leur intention devait être de traverser la rivière. Ce fut à cette occasion que le baas déploya toute son intelligence et sa rare énergie.

« Laissez-leur la voie libre, » ordonna-t-il à ses hommes. Aussitôt les chariots furent conduits à l’écart. Les pasteurs emmenèrent le bétail à la suite, et la berge se trouva libre. Sans cette précaution, les éléphants, ne pouvant aborder ailleurs, eussent tout écrasé.

Tout désappointé par ces mesures pacifiques, Piet s’approcha du baas et lui dit ;

« Oh ! mon père, quel dommage de laisser échapper cette belle occasion de faire parler la poudre.

— Qui t’a certifié que nous ne montrerions pas aux éléphants la couleur de nos balles ? répondit Jan Van Dorn avec un fin sourire… place-toi ici à l’affût avec Hendrik ; Klaas Rynwald et son fils se tiendront derrière cet arbre ; Andriès et son père, derrière cet autre ; Karl de Moor où il voudra, je n’ai pas besoin de lui désigner son poste. Quant aux autres, je vais aussi les placer, et je recommande à tous ceux que je mets en embuscade de ne pas tirer avant mon signal. »

Ces dispositions prises, les Vee-Boërs attendirent de pied ferme l’arrivée des éléphants. La bande s’approchait au pas ; mais des enjambées d’éléphants équivalent au trot de la plupart des quadrupèdes.

Jan Van Dorn ne se trompait pas. Les pachydermes ne cherchaient pas simplement un abreuvoir ; leur intention était de passer le gué. Avec leur sagacité ordinaire, ils connaissaient tous les lacs, toutes les sources, tous les points guéables dans les rivières de la région qu’ils habitaient.

L’eau jaillit au loin quand l’éléphant conducteur de la bande posa son énorme pied dans la rivière. C’était un grand vieux mâle aux longues défenses, aux oreilles presque aussi larges qu’une capote de voiture. Sa trompe flexible se balançait pour la dernière fois de sa vie.

« Feu ! » commanda le baas.

Le premier éléphant, criblé de balles, s’écroula comme un quartier de roc tombant du haut d’une montagne dans un torrent ; cinq de ses compagnons furent mortellement blessés à ses côtés. Les autres, épouvantés, s’enfuirent à la débandade à travers les arbres dont on entendait craquer les branches sur leur passage.

« Victoire ! s’écria le baas après qu’on eut achevé les blessés. Si nous avons le malheur de perdre une partie de nos bêtes, nous aurons au moins de quoi en acheter d’autres.

Lorsque les chariots reprirent leur marche, leur chargement ordinaire s’était accru de plusieurs centaines de livres d’ivoire de la plus belle qualité, ce dont tous les émigrants étaient satisfaits.

Seul, Karl de Moor ne prenait nulle part à la joie générale ; mais on était trop habitué à sa taciturnité pour s’en étonner. La tête baissée, les sourcils froncés, il pensait :

« Ils ont de l’ivoire, soit. Mais je voudrais bien savoir comment ils le transporteront quand tous leurs bœufs seront morts… Encore un peu de temps et tu seras vengé, mon cher fils, mon pauvre Laurens ! »


CHAPITRE XIII
L’ŒUVRE DES TSÉTSÉS


Quarante-huit heures se sont écoulées depuis que la caravane a quitté le camp du mowana. Nous la retrouvons arrêtée, mais tout est différent : l’emplacement de la halte, le paysage environnant et jusqu’aux physionomies des émigrants, ouvertes et joyeuses jadis, maintenant assombries.

Les grands wagons rangés en carré tronqué rappellent seuls l’ancien camp. On ne voit plus auprès le troupeau de bétail paissant avec les chevaux sous la surveillance des chiens. Le bruit, le mouvement animé ont fait place au silence, à la langueur morbide de la consternation.

Les émigrants n’échangent même plus leurs tristes pressentiments. D’un œil morne, ils contemplent le sol, jonché de cadavres.

L’œuvre de destruction des mouches empoisonneuses est accomplie. La mort est souveraine maîtresse en ce lieu. Tous les quadrupèdes de la caravane, tous ces humbles serviteurs de la colonie sont là, froids et raides, les pattes étendues, dans la suprême convulsion de leur douloureuse agonie !…

Les infortunés Boërs s’étaient efforcés d’espérer jusqu’à la dernière minute ; mais les symptômes d’empoisonnement se manifestèrent successivement chez la plupart des animaux. On les voyait, le poil hérissé, grelotter comme en plein hiver sous une température tropicale. Ils refusaient la nourriture ; leurs yeux se troublaient ; leurs mâchoires enflées se couvraient d’ulcères ; ils tombaient dans un état d’amaigrissement effrayant et finissaient parfois dans des accès assez semblables à ceux des hydrophobes. On avait dû se résoudre à tuer ceux qui devenaient dangereux.

D’autres périssaient d’une façon encore plus extraordinaire. C’étaient en apparence les plus valides, et ceux qu’on ne supposait pas atteints par le dard des tsétsés. On les laissait le soir paisiblement endormis, au matin suivant, on les retrouvait morts.

Un bon tiers périt de la sorte, et pourtant ce ne fut pas faute de soins. On avait essayé de tous les remèdes imaginables, car on ne pouvait croire que, d’une si grande quantité d’animaux domestiques, pas un n’eût échappé à l’aiguillon venimeux des tsétsés. Devant l’événement, il fallut bien se rendre à l’évidence.

Seul entre tous, Hildy, le brave cheval de Piet, ne fut pas atteint. Cette exception heureuse tenait-elle à son absence du camp lors de l’invasion des mouches empoisonneuses, ou bien aux soins que lui avait prodigués son maître ? Le second cas était plus probable, car le cheval d’Hendrik, revenu sous le mowana en même temps qu’Hildy, avait succombé comme toutes les autres montures.

Les mouches empoisonneuses avaient-elles dédaigné un animal fourbu ?… Piet, qui était très attaché à son compagnon d’aventures, n’avait quitté Hildy ni jour ni nuit, et, quoique la pauvre bête efflanquée ressemblât plutôt à un fantôme de cheval qu’à un coursier valide, il y avait cent à parier contre un qu’il reviendrait, par le repos et la bonne nourriture, à son état normal.

L’endroit où les Boërs s’étaient réfugiés était en harmonie avec l’état moral des émigrants. C’était un ravin sauvage et aride, encaissé entre de hautes murailles de granit qui se rejoignaient presque à leur extrémité supérieure. Un bloc de pierre s’avançait comme un promontoire au-dessus de leurs têtes. Cette sorte de falaise surmontant l’étroit ravin était couverte d’euphorbes et d’aloès et donnait un peu d’ombre aux voyageurs. Mais, à l’exception de sa verdure sombre et terne, les parois des rochers étaient dénudées. Pas un arbre, pas un brin d’herbe. Tout au plus si l’extrême fond de la vallée, où coulait un mince filet d’eau, présentait quelques traces de fertilité. On y apercevait, au milieu des buissons et s’élançant d’un maigre herbage, de rares Kameel doorns aux branches desquels pendaient, semblables à de longues bourses flottantes, les nids des « oiseaux tisserands ».

Non loin de là, le ruisseau formait un étang entouré d’une ceinture de gazon qui eût suffi pour nourrir pendant quelques jours les bestiaux des voyageurs.

C’était en cet endroit que Piet et son cheval s’étaient installés côte à côte. Dès le premier moment, le jeune homme avait résolu d’isoler Hildy. On avait eu beau lui répéter que le mal qui sévissait sur les animaux domestiques n’avait rien de contagieux, on n’avait pas réussi à le faire revenir sur sa détermination, et l’événement semblait justifier l’obstination de Piet.

Le jeune chasseur prenait tellement au sérieux son office de garde-malade auprès de son humble ami à quatre pieds qu’il dormait dans le jour, pendant qu’Hildy essayait de se tenir sur ses jambes et de brouter. Si les deux nuits précédentes avaient été moins sombres, Piet aurait pu distinguer, au cours de sa veillée nocturne, un être humain errant comme un spectre au milieu des bestiaux.

Un être humain errant comme un spectre au milieu des bestiaux.

Cette vision aurait pu éclairer les Boërs sur certains décès suspects, inexplicables ; mais les émigrants étaient loin de soupçonner chez le moindre membre de leur colonie des intentions malveillantes et des procédés perfides. L’attaque des tsétsés suffisait pour expliquer la perte de tout le bétail. Les chefs eussent considéré comme fou celui qui aurait émis un soupçon de ce genre. Ce désastre était sans profit pour qui que ce fût. Est-ce que tous les membres de la colonie n’en souffraient pas également dans le présent, et n’avaient pas à redouter pour l’avenir les mêmes conséquences funestes de cette perte irréparable ?

Les chariots, désormais inutiles, gisaient là comme des navires sans voiles ou des steamers transportés au milieu de terres. Nul moyen de leur imprimer le mouvement.

Qu’allaient devenir les malheureux Vee-Boërs, perdus dans cette solitude, sans moyen de continuer leur route ?

Ne trouvant aucune issue pour échapper à l’horreur de leur situation, les émigrants restaient mornes et sombres ; ils semblaient attendre que la mort vînt les prendre à leur tour.

Assis à l’écart sur les blocs de pierre tombés de la falaise et dont l’étroit vallon était parsemé, les trois chefs tenaient un conciliabule secret.

« Quelle calamité ! dit Klaas Rynwald le premier. Nos bestiaux, passe encore ! nos jeunes gens auraient chassé pour se procurer de la viande, les femmes et les enfants se seraient passés de lait. Mais plus un cheval, plus un seul bœuf, c’est-à-dire pas le moindre moyen de transport. Qu’allons-nous devenir ?

Nous ! s’écria Hans Blom, s’il n’y avait que nous à tirer d’ici, dussions-nous faire à pied des centaines de kilomètres, ce n’est qu’une question de fatigue et de temps ; mais les femmes, mais nos pauvres chers enfants !

— Être si près du but et se trouver dans l’impossibilité de l’atteindre, c’est affreux, reprit Klaas Rynwald ; je me demande s’il pourrait maintenant nous arriver quelque chose de pire que ce que nous venons de subir.

— Ne désespérons pas, mes amis, leur dit le vieux Jan Van Dorn, avec ce ton d’affectueuse autorité, dont il usait à l’égard de ses deux compagnons. J’en conviens, nous voici dans une mauvaise passe ; mais ce n’est pas en s’abandonnant au découragement qu’on réagit contre une difficulté et qu’on trouve un moyen de salut. Montrons que nous sommes des hommes résolus, de véritables et dignes Vee-Boërs. »

Klaas Rynwald et Hans Blom furent stimulés par cette exhortation ; ils rougirent même d’avoir montré leur désespérance.

Le baas reprit :

« Cherchons ensemble comment nous pourrions nous tirer d’affaire.

— Ce serait fort simple, dit Hans Blom, si nous n’étions que des hommes ici.

— Que feriez-vous en ce cas ? lui demanda le baas.

— Dans notre condition actuelle, ruinés comme nous le sommes par la perte de nos troupeaux, nous n’aurions qu’à rebrousser chemin et à retourner dans notre pays. Là, nous trouverions l’emploi de notre activité, et peut-être se rencontrerait-il, dans nos anciennes connaissances, des gens ayant assez confiance dans notre honnêteté pour nous donner à crédit un petit groupe de bétail, que nous ferions prospérer et qui composerait les éléments de notre nouvelle aisance, une fois que nous aurions acquitté notre dette.

— Et nous subirions la dépendance que nous voulions fuir ! s’écria le baas. Nous deviendrions les sujets de l’Angleterre, nous dont les ancêtres ont colonisé le Transwaal et l’ont fait, par leurs peines et leurs combats contre les sauvages et le climat, la patrie libre des Boërs libres. Ah ! plutôt mourir ici que d’aller tendre le cou à un injuste servage !

— Et puis, ajouta Klaas Rynwald, en soutenant ainsi l’opinion du baas, vous ne songez pas, ami Blom, aux difficultés de la traversée du Karrou. Nous avons déjà eu bien de la peine à le franchir quand notre caravane possédait bœufs et chevaux. Et puis, dans votre hypothèse, vous faites abstraction des femmes et des enfants, qui certes seraient incapables de marcher à pied pendant les longues étapes du Karrou. Autant dire que vous ne nous avez ouvert aucun avis, et j’ajoute que ceci n’est pas un reproche, car je n’entrevois pas moi-même un seul moyen de salut.

— Ah !… vraiment ! fit Jan Van Dorn, qui tirait de sa pipe d’énormes bouffées de fumée avec un flegme tout hollandais.

— Si vous avez une idée, baas, tirez-nous de peine bien vite en nous la confiant, lui dit Klaas Rynwald.

— Ah ! il n’y a que vous, Jan Van Dorn, pour ne vous laisser abattre par aucune épreuve, » ajouta Hans Blom.

Habitué de la part de ses associés à cette bonhomie pleine de déférence, le baas ne leur fit pas attendre l’explication de ses projets. Il débuta ainsi :

« Comme il nous faut sortir d’ici de toute manière, je m’étonne que ni l’un ni l’autre de vous n’ait calculé que nous avions moins loin à aller au lieu où nous nous rendions qu’à retourner en arrière. Nous sommes maintenant assez rapprochés du pays où nous comptions nous établir pour que les femmes et les enfants puissent le gagner, par de petites journées de marche… Je prévois cette objection : « Que ferions-nous là-bas, ne possédant « plus de troupeaux, n’ayant qu’une provision « de munitions qui s’épuiserait vite ? Nous en « serions donc réduits alors à nous nourrir de « racines et de reptiles comme les sauvages « Bosjemens ?… Ce n’est pas là une vie de « chrétiens ! »

— Non, non, certes, » répondirent les deux Vee-Boërs.

Jan Van Dorn continua :

« Ces jours derniers, nous étions mal disposés envers Karl de Moor, à cause de sa conduite peu bienveillante envers Piet lors de la chasse aux buffles. Nous avions tort ; c’est pour ménager l’amour-propre de mon fils, pour lui laisser la gloire d’avoir à lui seul abattu le taureau que Karl de Moor n’a pas achevé l’animal. Ce n’est pas sa faute si une série d’incidents a égaré ensuite Piet… Karl de Moor est un brave homme, de caractère un peu morose, il est vrai ; mais au fond il nous est très dévoué. Il est venu me trouver tout à l’heure, et voici ce qu’il m’a proposé : Les chariots sans attelage ne peuvent plus nous servir à rien ; nous les laisserons ici, et nous retournerons camper sous le mowana de la rivière, au même emplacement que nous avons quitté avant-hier. Nous possédons, Dieu merci ! un grand stock de provisions de bouche et de munitions. Nous attendrons par conséquent avec patience les secours que Karl de Moor s’est spontanément offert à aller chercher… Ce plan me paraît raisonnable.

— Zoutpansberg est à plus de cent lieues d’ici, murmura tristement Hans Blom.

— Aussi n’est-ce pas à Zoutpansberg qu’ira Karl de Moor, mais auprès du chef des Tébélés. J’ai autrefois rendu service à Mosélékatsé. Il ne me refusera pas son aide dans les circonstances actuelles. Nous avons dans nos bagages divers objets de pacotille qui payeront largement, à son gré, les chevaux et les bestiaux qu’il nous fournira. Que pensez-vous de ce plan ?

— Je crois qu’il serait difficile de trouver un meilleur expédient, dit Klaas Rynwald.

— C’est aussi mon avis, ajouta Hans Blom, et j’ajoute le vœu que nous quittions au plus vite ce lieu néfaste, qui ressemble à un champ de bataille avec tous ces cadavres étendus çà et là. Nous n’avons rien à gagner à un plus long séjour, et, en tardant davantage, nous risquons la santé de la colonie.

— C’est raisonner juste, ami Blom, répondit le baas ; allons donner des ordres pour un prompt départ. »

Le danger signalé par Hans Blom était réel, non seulement cet encombrement de cadavres était répugnant à la vue, mais encore il pouvait devenir un foyer d’infection pestilentielle.

On avait eu la précaution d’enterrer dans une large fosse les premières victimes du fléau ; mais, dès le matin de ce jour-là, les décès étaient devenus assez nombreux pour rendre l’enfouissement à peu près impossible. Les rayons du soleil allaient bientôt amener la décomposition complète de tous ces cadavres, et, comme le disait Hans Blom, il fallait se hâter de fuir.

De nombreuses bêtes de proie, attirées par l’odeur nauséabonde qui se répandait déjà, attendaient avec impatience que le départ des Vee-Boërs leur permit de se jeter sur ce festin sinistre. On les voyait aller et venir sur la haute falaise qui dominait la vallée. On les entendait surtout ! Les chacals rampant le long des buissons mêlaient leurs gémissements lugubres aux cris des hyènes. Les wah-wah enroués des babouins leur répondaient. On eût dit que ces quadrumanes étaient affligés de gros rhumes et qu’ils toussaient sans relâche en se raclant le gosier. Plus haut, sur la cime escarpée des autres falaises, des vautours de différentes espèces chauffaient au soleil leurs ailes étendues et poussaient des croassements rauques à la vue du banquet préparé pour eux au fond de la vallée. Enfin de larges vols dans le ciel annonçaient que des aigles planaient sur la proie, et leurs cris, que parfois on entendait, trahissaient les mêmes appétits dévorants.

Sans expliquer à la colonie le plan résolu entre lui et ses deux associés, Jan Van Dorn annonça aux émigrants qu’on allait retourner à l’ancien camp du mowana. Il avait affaire à des gens courageux, prêts à tous les efforts pour lasser la mauvaise chance. Point de récriminations, point de larmes, même chez les femmes. C’est dans les épreuves qu’on peut juger de la solidité du caractère hollandais. Quand elle sort de son flegme ordinaire, cette race est ferme jusqu’au stoïcisme. Réussir ou mourir, telle était la pensée de tous.

Le baas avait parlé. Chacun était prêt à lui obéir.

D’ailleurs la perspective de regagner l’ancien camp bien ombragé, entouré d’arbres aux fruits savoureux, était plus séduisante que celle d’un séjour dans ce vallon sinistre.

S’il restait encore des tsétsés sous le mowana, les émigrants n’avaient rien à craindre personnellement de ces insectes, qui ne s’attaquent jamais à l’homme. On s’assurerait cependant du départ des mouches empoisonneuses, à cause d’Hildy ; mais il était probable que cet essaim s’était envolé vers d’autres régions pour y exercer ses ravages.

Les Boërs et leurs serviteurs procédèrent au déménagement sans perdre une minute. À l’exception des chariots, on voulait tout emporter. Le transbordement de tant de bagages promettait bien des allées et venues, mais la bonne volonté ne faisait défaut à personne.

Comme toujours, le baas réglait tout dans ses moindres détails. Il organisa des escouades régulières. Tandis que les unes enveloppaient les paquets et les provisions, les autres les emportaient. Cette manière de procéder économisait le temps, et le temps était précieux.

Les femmes et les enfants reçurent des paquets proportionnés à leurs forces et partirent les premiers avec quelques hommes d’escorte. Heureusement, ils ne firent aucune mauvaise rencontre.

Andriès Blom faisait partie de cette garde des plus faibles voyageurs de la colonie ; les hommes de l’escorte étaient peu chargés, devant avoir les mouvements libres pour pouvoir défendre les femmes et les enfants en cas d’attaque de la part des bêtes fauves. La marche s’opérant avec sécurité, il n’y avait rien d’étonnant à ce que chacun des gardes offrît d’alléger les fardeaux des personnes qui avaient consulté leur courage plus que leurs forces dans le choix des paquets à transporter.

Andriès fit d’abord cette proposition d’aide à sa mère, dont la haute taille se contournait sous le poids d’un grand panier chargé d’ustensiles de cuisine ; mais Mme  Blom lui répondit gaiement :

« Non, merci. Quand je sens un bras engourdi, j’ai la ressource de passer mon panier à l’autre bras. Va plutôt offrir tes services aux jeunes filles. »

Andriès avait été tellement vexé des railleries de Katrinka lors de sa mémorable culbute dans la rivière, qu’il ne serait pas allé faire ainsi l’aimable et l’obligeant auprès d’elle, même si elle n’avait pas été déjà déchargée par Piet de son paquet de plaids. Le fils du baas portait en plus sur son épaule Gret, le singe favori de Katrinka. Du haut de son observatoire, l’animal malin faisait des grimaces et des malices aux piétons voisins, dont il recevait en retour de petites chiquenaudes sur son nez épaté.

Andriès fut tenté de punir Gret plus grièvement, lorsque le singe lui enleva son chapeau au passage ; mais il était trop fier pour s’exposer à un débat ridicule avec le petit Gret, qui aurait pu donner à Katrinka une nouvelle occasion de s’égayer à ses dépens, et il continuait à marcher tête nue quand Meisljé dit au singe favori de sa sœur :

« Oh ! le sot Gret qui ne sait qu’inventer pour être désagréable aux gens. Rendez-moi ce chapeau… Vite, monsieur ! »

Le singe, avec des démonstrations de gaieté folle, voulut coiffer sa tête pelée du chapeau d’Andriès, assez large pour lui servir de parasol ; ses petites mains noires en éraillaient le bord en s’y accrochant, et il se dandinait d’un air de triomphe et de défi.

Meistjé savait le moyen de venir à bout des entêtements de Gret. Elle tira de sa poche un biscuit et le tendit au singe en lui disant :

« Est-ce qu’il a faim, le cher petit Gret ? » Aussitôt les pattes brunes lâchèrent le chapeau, que Meistjé saisit au vol et qu’elle tendit à Andriès en lui disant :

« Vous êtes trop bon envers ce petit rusé. Il méritait un coup sur les doigts pour vous avoir décoiffé. Allons ! mettez vite votre chapeau. Ne risquez pas plus longtemps de gagner un coup de soleil.

— C’est vous qui êtes bonne, Meistjé, répondit Andriès, touché de ce que la jeune fille s’occupait de sa santé, et j’admire en plus comment vous savez vous faire obéir en vous y prenant doucement. Laissez-moi prendre ce paquet qui vous coupe les doigts.

— Non, non, je ne suis pas trop chargée. » Mais l’aimable blondine vit que son refus affligeait sérieusement Andriès ; elle consentit à ce qu’il tînt par un bout de la courroie le ballot de linge qu’elle portait ; elle soutenait le paquet de l’autre côté, et la route leur parut moins longue à tous deux, parce qu’ils la firent en causant avec cordialité.

On avait emporté dans ce premier voyage les objets de première nécessité, et l’on ne comptait faire qu’un voyage ce jour-là, parce que la journée s’avançait.

Les premiers émigrants qui arrivèrent au camp du mowana constatèrent que l’essaim de tsétsés n’y séjournait plus. C’était là une bonne nouvelle. Cela permettait d’utiliser aux transports l’unique cheval qui restait. Mais Piet obtint de son père qu’on laissât à Hildy le temps de se remettre en bon état. Outre son attachement à son brave cheval, le jeune homme avait une bonne raison à alléguer pour qu’on respectât la convalescence d’Hildy. Il avait été décidé que Piet partirait avec Karl de Moor pour aller demander secours aux Tébélés, et Hildy devait être chargé des présents à offrir au chef de ces sauvages amis. Il y avait donc réel intérêt à ne pas abuser des forces renaissantes du cheval en l’employant au déménagement.

Le lendemain et le jour suivant, chaque porteur fit trois fois le trajet du ravin au camp du mowana. L’aller était pénible. Chacun pliait sous le faix ; mais le retour s’effectuait d’un pas vif et rapide. Le calme du baas relevait tous les courages. Le bruit de la demande de secours à Mosélékatsé avait transpiré parmi les émigrants. Tout le monde était rassuré.

À la fin du troisième jour, il ne restait guère dans le camp du ravin que les chariots recouverts de leurs bâches. Cinq ou six jeunes Boërs, accompagnés d’une douzaine de serviteurs cafres et hottentots, entreprirent un dernier voyage sous la conduite de Piet, dans l’intention de traîner les wagons au camp du mowana.

Il faisait presque nuit lorsque les jeunes gens arrivèrent au ravin. Brisés par le rude exercice des jours précédents, ils convinrent de se reposer tout de suite et de se lever le lendemain dès le point du jour pour accomplir la dernière corvée du déménagement. Ils se promettaient de dire alors un adieu définitif à ces tristes rochers.

« Faut-il allumer du feu ? demanda Ludwig.

— Bah ! répondit Piet, il serait nécessaire pour cela d’envoyer les Cafres en quête de bois, et ces pauvres gens n’en peuvent plus. J’en juge par moi-même. Mais si vous pensez qu’il y ait du danger…

— Eh ! non ! eh ! non ! dirent les jeunes gens. Une nuit est vite passée. Allons dormir. »

Les blancs se retirèrent dans les chariots ; les hommes de couleur s’abritèrent sous les voitures, enveloppés dans leurs karosses.

Les karosses sont des sortes de couvertures en peaux de bêtes cousues ensemble que portent la plupart des peuplades barbares du sud de l’Afrique. On emploie diverses peaux pour les fabriquer ; mais celles du léopard et surtout celles du chectal ou léopard chasseur sont les plus estimées. Le karosse confectionné avec la dépouille de ce dernier animal est le vêtement distinctif des chefs.

Les dormeurs ne tardèrent pas à apprendre qu’on n’a pas le droit, dans le désert, de négliger les précautions. Ils avaient à peine fermé l’œil lorsqu’ils furent réveillés en sursaut par un vacarme inouï.

On eût dit que toutes les bêtes fauves de l’Afrique s’étaient donné rendez-vous dans le ravin. Les nuits précédentes, de grands feux avaient écarté ces voisins incommodes, et les hurlements lointains qui étaient parvenus à l’oreille des Boërs ne ressemblaient pas à cette atroce cacaphonie.

Le rugissement du lion, le « gurr » du léopard, le grondement du chectal, le miaulement du serval formaient un concert enragé. La partie de dessus sur cette basse était faite par les hyènes, hurlant, riant, criant tour à tour. Enfin les chacals, brochant sur le tout, ajoutaient leurs abois hargneux à ce chœur épouvantable dont les échos du ravin doublaient et triplaient la sonorité.

Comment dormir au milieu de ce concert de fauves ? Les jeunes gens se figuraient être assaillis par un cauchemar, lorsque leurs serviteurs montèrent précipitamment dans les wagons pour se blottir à leurs côtés.

« Voyez, mynheers, regardez dehors ! » disaient-ils en tremblant de tous leurs membres.

À la clarté de la lune, on apercevait les artistes de ce sabbat infernal.

Des fauves se disputaient les cadavres des bestiaux encore épars çà et la ; ils les déchiquetaient, les rongeaient et, dans leur avidité, ils se livraient des duels furieux pour garder ou conquérir des morceaux de choix. Les derniers arrivés étaient traités en ennemis dont les premiers venus ne voulaient pas admettre les prétentions.

« Ah ! quelle folie d’avoir oublié de ranimer nos feux ! » s’écria Piet en se frappant le front.

IL y avait, en effet, de quoi glacer le sang dans les veines des plus braves. Quel spectacle que celui de ces fauves debout, accroupis, les deux pattes sur un morceau friand, ou courant çà et là en quête d’une proie plus savoureuse !

Si cette ménagerie d’affamés s’apercevait de la présence d’êtres humains dans les chariots, c’en était fait des jeunes Boërs et de leurs serviteurs !

Heureusement, les bâches des wagons étaient restées à demeure sur leur armature de bambous. Les jeunes gens baissèrent vite les épais rideaux de cuir attachés aux parois des voitures, en prévision de cas analogues. Rapprochés par le danger commun, ils se serraient les uns contre les autres, sans distinction de rang ni de race, les Boërs à côté de leurs domestiques noirs et jaunes, tous sans faire un mouvement. C’est à peine s’ils osaient se permettre de causer à voix basse. D’un coup de patte, un lion eut déchiré les rideaux comme une simple feuille de papier. Mais il était plus probable que, si on laissait ces fauves se repaître sans attirer leur attention, ils se retireraient sans avoir remarqué la présence d’une proie vivante à côté de tant de proies mortes.

Cette prudence était au-dessus des forces de toute cette bouillante jeunesse. Après le premier moment d’émotion, les Boërs s’impatientèrent de rester inactifs, et il leur sembla lâche de se cacher, de rester à la merci du hasard qui amènerait près des wagons l’un ou l’autre de ces rôdeurs de nuit.

« Si nous leur livrions bataille ? » dit Hendrik le premier.

Un murmure d’assentiment prouva qu’il exprimait la pensée de tous. Loin de retenir ces jeunes imprudents, Piet, leur chef actuel, les aurait plutôt poussés à tenter cet exploit. Tous ses instincts de chasseur étaient en éveil. Il y avait dix minutes que son fusil lui brûlait les doigts.

« C’est dit ! s’écria-t-il, et tâchons de nous distinguer. »

Si le baas avait été présent, il aurait refréné cette ardeur intempestive. Mais allez demander tant de sagesse à une tête de vingt ans !…

Peu d’instants après, les échos du ravin répercutaient un feu de peloton des mieux nourris.

La surprise et la crainte rendirent muets les convives si bruyants tout à l’heure. Les canidæ, les hyènes et les chacals prirent la fuite à l’instant. Plus intrépides, les félins tentèrent un assaut ; mais, avant qu’ils eussent découvert leurs ennemis, invisibles sous l’abri des chariots, une seconde et une troisième décharge trouèrent leurs rangs et les firent reculer. Ils abandonnèrent la partie, et, de ceux qui restèrent, pas un ne devait sortir vivant de la vallée du ravin, car les jeunes Boërs manquaient rarement leur coup. Leurs roërs faisaient de la bonne besogne.

Parmi ceux qui étaient tombés, les chasseurs relevèrent avec orgueil quatre lions, deux lionnes, trois léopards et une couple de chectals. Autant de peaux à joindre aux fardeaux du lendemain. Mais ce supplément de bagage ne déplaisait pas aux porteurs.

Pour prévenir le retour des fauves, les jeunes gens allumèrent un grand feu ; puis ils allèrent dormir et rêver de leur triomphe.

Avant de prendre un repos si bien gagné, Piet avait eu soin de désigner un de ses compagnons pour monter la garde. Il était convenu que la sentinelle se ferait relever au bout d’une heure ; cependant la chronique assure qu’elle ne fut pas remplacée, non par excès de zèle de la part du veilleur, mais parce que la lassitude l’emporta sur la consigne reçue.

Mais, pour être mal gardés, les dormeurs n’en furent pas moins tranquilles. Aucune autre alerte ne vint les troubler cette nuit-là. Les rôdeurs de nuit avaient été trop mal reçus pour revenir de sitôt.


CHAPITRE XIV
ÉVÉNEMENTS INATTENDUS


Deux jours plus tard, les émigrants étaient tout à fait réinstallés sous le mowana, dans l’enceinte de plantes épineuses qui avait été établie lors du premier campement, et, sauf l’enclos de la prairie, veuf de ses convives à quatre pattes, l’animation de la colonie était la même qu’autrefois.

Les bâches des chariots avaient servi à dresser trois tentes qui servaient d’asile aux femmes et aux enfants. Quant aux hommes, les blancs s’étaient construit une maison d’hartebeest.

C’est une hutte de construction grossière ; des roseaux et des herbes, agglomérés par une sorte d’emplâtre de boue, en forment les murs et le toit. Le nom de cette construction naïve dérive d’une vague ressemblance de sa forme avec celle de l’antilope nommée hartebeest. Ces huttes ne sont pas seulement habitées par les indigènes de l’Afrique méridionale. Les colons des classes pauvres, et spécialement les Vee-Boërs, en font usage lorsqu’ils se fixent pour quelque temps dans un canton.

Quant aux domestiques, de mœurs trop primitives pour sentir le besoin d’un abri nocturne, ils passaient la nuit en plein air, soit perchés comme des oiseaux dans les branches du mowana, soit nichés dans les recoins formés par les troncs des arbres entrelacés, soit enfin dans des huttes de termites. Les plus ingénieux, — on devrait dire : les plus raffinés, — avaient creusé dans le mowana des cavités où ils se blottissaient, comme un lièvre en son terrier.

Il était convenu que Piet partirait le lendemain avec Karl de Moor et Ludwig Rynwald pour aller se ravitailler, auprès du chef des Tébélés, des chevaux et des bestiaux sans lesquels les émigrants ne pouvaient continuer leur route. Cinq ou six domestiques devaient les accompagner. Une plus nombreuse suite n’aurait servi à rien ; six Cafres étaient suffisants pour conduire le bétail ; et moins on serait de voyageurs, moins on aurait à emporter de vivres ; cette question avait son importance pour une ambassade chargée de traverser le désert à pied.

Ce dernier soir, le guide Smutz sollicita la permission de se joindre à la petite troupe. Il fit valoir sa connaissance de la contrée à parcourir, et n’oublia naturellement aucun argument propre à lui valoir l’autorisation du baas. Mais Karl de Moor s’opposa fortement à ce projet.

« À quoi bon ? dit-il. Je connais le chemin. » Est-ce par doute de ce que j’avance que vous insistez tant pour nous suivre ? »

Ainsi posée, la question était résolue. Le baas fit un signe au guide. Smutz cessa ses prières.

Katrinka était bien triste. Elle avait besoin de faire appel à toute sa force d’âme pour envisager cette expédition, sans doute dangereuse, dans laquelle s’engageaient, pour le salut commun, son ami Piet et son frère Ludwig.

« Combien de temps durera votre absence ? demanda-t-elle aux deux jeunes gens.

— Aussi peu que possible, s’écria Piet.

— Ne précisez pas de jour, mynherr Piet, dit Karl de Moor. Le plus léger obstacle n’aurait qu’à retarder l’époque fixée, vous seriez cause que Mlle  Katrinka vous croirait perdus.

— Karl de Moor a raison, dit à son tour Ludwig. En fixant un trop bref délai, nous pourrions infliger aux nôtres des angoisses inutiles.

— C’est un calcul bien simple, reprit Piet : deux jours pour retrouver le Karrou.

— Et quatre au moins pour le traverser, interrompit de nouveau Karl de Moor.

— Oh ! nous avons des jarrets solides, » fit Piet en affectant un ton léger pour rassurer Rychie et Annie, ainsi qu’une autre personne aux yeux noirs qui l’écoutait avec anxiété.

Karl de Moor continua :

« Deux jours encore pour arriver dans le canton où MosélékatSé réside ordinairement, cela fait huit jours bien comptés.

— Mais, objecta Katrinka, le retour pourra être plus prompt, puisque vous aurez des chevaux.

— Le chef des Tébélés peut être absent, mademoiselle. La négociation au sujet des bestiaux peut durer plus longtemps qu’on ne croit. Il faut tout prévoir… Je pense qu’on aurait tort de compter sur notre retour avant dix-sept ou dix-huit jours.

— Ah ! que c’est long ! soupira la jeune fille en regardant Piet et Ludwig. Et si vous alliez être attaqués comme nous l’avons été nous-mêmes !…

— Vous oubliez que nous savons nous défendre, dit Piet. Ne craignez rien, Katrinka. D’ailleurs, — et il baissa la voix, — qu’importe le danger ! Je suis tellement heureux de pouvoir faire quelque chose pour vous ! »

Katrinka leva sur le jeune homme des yeux chargés de gratitude.

« Nous vous devrons la vie, murmura-t-elle. Comment nous acquitter jamais envers vous ?

— Je vous le dirai au retour, répondit le jeune homme. En attendant, puis-je espérer que vous ferez des vœux pour moi en mon absence, et que vous ne trouverez pas mes sœurs ennuyeuses si elles vous parlent constamment du voyageur ?

— Oh ! Piet, quelle question vous m’adressez ! C’est moi qui chercherai sans cesse Rychie et Annie pour occuper la longueur de l’attente, pour tâcher de l’oublier en parlant de vous.

— Merci, Katrinka ; ce mot-là me fera partir plus heureux. Je puis donc espérer que je ne vous suis pas tout à fait indifférent ?

— Piet, quoi que vous réserve l’avenir, vous n’aurez jamais d’amie plus dévouée que moi », s’écria la jeune fille presque involontairement.

Et, toute confuse, elle alla se réfugier auprès de sa mère, sans paraître entendre Piet qui lui disait :

« Alors, vous me permettez de… »

La permission que sollicitait Piet, nous ne savons ce qu’elle pouvait être. Mais il est à présumer que, malgré la suspension de la phrase du jeune homme, Katrinka en avait parfaitement saisi le sens.

Pendant cet aparté, Mme  Van Dorn s’entretenait en particulier avec Karl de Moor.

« Karl, lui disait-elle, je vous confie mon fils. Il est si jeune, si fougueux, que je n’ai qu’une confiance limitée dans son esprit de conduite. Sa bravoure n’est pas encore réglée par la prudence, et j’ai du souci de le voir partir. Pourtant je ne dirai pas un mot pour l’en empêcher, ce cher garçon. À défaut de son père dont la place est avec la caravane, c’est à lui de commander cette expédition. C’est son devoir en qualité de fils du baas. Promettez-moi de veiller sur lui et je serai tranquille, c’est-à-dire je serai aussi peu inquiète qu’il soit possible dans pareille occasion. »

Dès les premières paroles de Mme  Van Dorn, une contraction nerveuse avait plissé le front de son interlocuteur. En entendant ces recommandations maternelles, il fit un geste de la main comme pour se récuser ; mais presque aussitôt il réprima son émotion :

« J’ai été père, madame, répondit-il d’une voix presque rude. Je ne puis l’oublier. »

Mme  Van Dorn lui tendit la main avec un élan spontané.

« Merci, lui dit-elle, voilà qui me rassure mieux que les plus chaudes promesses. Vous êtes un véritable ami pour nous. »

Mme  Van Dorn ne soupçonnait pas les sentiments qui agitaient secrètement Karl de Moor. Elle était à cent lieues d’imaginer que le cœur de cet homme renfermait une de ces haines cachées qui attendent, à la mode des fauves aux aguets, le moment favorable pour s’élancer sur leur proie.

Telle était pourtant la disposition d’esprit de Karl de Moor. Son âme, dès. longtemps ulcérée, couvait l’abominable dessein d’une vengeance qu’il se croyait en droit d’exercer contre le baas et contre sa famille, quand le moment serait venu de l’accomplir. Il n’avait suivi la caravane qu’avec l’intention de la sacrifier tout entière à l’exécution de ses desseins. La vie seule de Jan Van Dorn ne lui paraissait pas une expiation suffisante de ce que lui-même avait souffert. Son effroyable rancune voulait d’autres victimes, et en premier lieu celle-là même que Mme  Van Dorn venait de lui recommander avec une sollicitude maternelle.

Et cependant Karl de Moor n’était pas né avec une âme perverse. Ce rôle perfide lui répugnait, et il ne s’y était plié que parce que la douleur qui le rongeait le lui faisait considérer comme un implacable devoir.

Cinq ans auparavant, Karl de Moor était un heureux père de famille, un bon époux, un riche propriétaire, honoré, estimé par tous ses voisins. En moins d’un an, il avait tout perdu : femme, enfant, fortune, et il était devenu l’aventurier que nous connaissons. La première de ces catastrophes avait été la mort de son fils unique Laurens, un beau et brave garçon qu’il adorait, qui faisait son orgueil et sa joie. Karl de Moor avait appris tout d’un coup que Laurens avait péri misérablement dans une expédition de chasse, dirigée dans un district sauvage.

L’ami avec lequel Laurens de Moor était parti revint seul et raconta au malheureux père que, Laurens et lui s’étant joints à une bande de chasseurs, ils avaient été attaqués par des naturels Bosjemens, et que Laurens, fait prisonnier, avait été mis à mort sous leurs yeux, sans que le chef de l’expédition et ses hommes eussent fait la moindre tentative pour le sauver.

Or, d’après le narrateur, ce chef qui avait lâchement abandonné un jeune homme placé sous son commandement, par conséquent sous sa responsabilité, et auquel il devait aide et protection, ce chef, si peu soucieux de son devoir, n’était autre que Jan Van Dorn.

La mère de Laurens succomba en quelques jours, tuée par cette fatale nouvelle. Après ce second deuil, Karl de Moor, à moitié fou de douleur, vendit à vil prix ses propriétés, et se mit ensuite en quête de ce Jan Van Dorn, qu’il ne connaissait pas, mais qu’il considérait comme le meurtrier de son fils. De là le secret de sa haine contre le baas et sa famille.

Il s’était dit dans l’égarement cruel où le plongeait sa douleur :

« Œil pour œil, dent pour dent. Si Jan Van Dorn a un fils, je tuerai ce jeune homme, et sa mère en mourra, comme est morte la mère de mon Laurens. »

Mais Jan Van Dorn menait à cette époque une vie errante qui rendait sa rencontre assez hasardeuse. Ce ne fut qu’au moment de son émigration que Karl de Moor parvint à le rejoindre.

On a vu comment ce sombre personnage avait endormi peu à peu la méfiance des Vee-Boërs. On a oompris que sans lui les émigrants n’auraient point perdu leur troupeau de moutons, et que la mort mystérieuse d’une partie des chevaux et des bœufs était due à Karl de Moor.

Si le brave Hildy avait été épargné jusque-là, c’est parce que Karl de Moor méditait tout un plan de vengeance dans lequel le cheval de Piet devait tenir un rôle.

Il comptait lorsqu’il aurait emmené Piet dans le désert, lui dérober ses armes et fuir avec Hildy qui portait les provisions. C’était vouer le jeune homme à la mort la plus horrible. Sans armes, sans vivres et sans guide, il eût fallu un miracle pour le sauver.

Quant à la caravane, Karl de Moor avait semé parmi les serviteurs des germes de révolte, qui éclateraient infailliblement lorsque les émigrants ne verraient revenir ni le fils du baas ni les secours attendus.

Cette machination était si bien ourdie qu’il était à peu près certain que la famille Van Dorn aurait cessé sous peu d’exister. Son ennemi pouvait se féliciter. Sa vengeance, si longtemps désirée, ne lui échapperait pas.

Cependant, au moment d’accomplir son œuvre, ce cœur bronzé par les luttes de la vie comme son visage l’avait été par le soleil se sentait ému par une sorte de pitié qu’il se reprochait à lui-même.

Plusieurs fois déjà, en voyant la bonté que Jan Van Dorn témoignait en toute occasion à ceux qui l’entouraient, il s’était dit :

« Comment cet homme si juste, si scrupuleux à remplir toutes ses obligations de chef, a-t-il pu se montrer sans pitié pour mon pauvre Laurens ? C’est incroyable. Il faut qu’il ait changé de caractère depuis cette époque… Mais n’ai-je pas changé moi-même depuis quatre ans ! Ceux qui m’ont connu au temps de mon bonheur me reconnaîtraient-ils aujourd’hui ? »

Lorsque la mère de Piet lui avait tendu si affectueusement la main, l’ennemi des Van Dorn avait eu honte du rôle qu’il s’était condamné à jouer. À peine avait-il osé effleurer du bout des doigts la main offerte par cette mère de famille confiante. Puis il s’était levé brusquement et était allé cacher son trouble en se promenant seul au bord de la rivière.

Piet fut tout surpris de ne pas se trouver seul sous les grands arbres qui ombrageaient la rive.

« Ah ! c’est vous, de Moor ! s’écria-t-il. Je croyais tout le monde couché au camp et je vous avoue que, si je m’attendais à rencontrer quelqu’un ici, ce n’était pas vous. Faire une promenade sentimentale à une pareille heure dans un désert, c’est bon pour un rêveur de mon âge, mais non pas pour un homme aussi sérieux que vous. »

Le ton léger du jeune Boër contrastait si bien avec les sombres pensées de Karl de Moor, que celui-ci sembla d’abord ne pas avoir saisi ce sens des paroles de Piet ; mais ce dernier passa familièrement son bras sous celui de son futur compagnon de voyage et lui dit avec cordialité :

« Et pourtant, je suis content de vous trouver ici pour causer un peu avec vous… Entre nous soit dit, nous partons ensemble pour une expédition dont nous pourrons bien ne jamais revenir ni l’un ni l’autre. »

Se croyant deviné, Karl de Moor ne put retenir un mouvement de surprise.

« D’où vous vient, dit-il de sa voix grave, presque menaçante, ce fâcheux pressentiment ?

— Oh ! continua Piet, ne me croyez pas l’esprit frappé de quelque crainte due à la poltronnerie… Je ne m’exagère pas les dangers qui nous attendent. J’en fais même bon marché devant ma mère et mes sœurs, pour ne pas les inquiéter ; mais cela ne m’empêche pas de calculer tranquillement, de sang-froid, que notre dévouement aux nôtres peut n’être pas récompensé parle succès. Aussi j’ai cru bon d’avertir Hendrik et Andriès, que si nous ne sommes pas revenus au camp dans quinze jours, ils devront partir à leur tour avec Smutz, pour tâcher d’avoir un meilleur succès que nous… Mais cette précaution ne m’empêche pas d’espérer que nous avons des chances pour réussir dans notre entreprise… Nous allons donc être compagnons de route, mon cher de Moor ; vous me trouverez peut-être un peu bruyant, un peu jaseur, et beaucoup trop gai pour votre humeur. Je m’efforcerai de ne pas trop vous importuner ; mais, comme vous serez la seule personne de la troupe avec laquelle je pourrai échanger des idées, je vous avertis d’avance que je prendrai à tâche de vous dérider. J’y mettrai plus qu’un point d’amour-propre ; j’y prendrai un intérêt de cœur… Eh bien, pourquoi tressautez-vous ainsi ?… Vous ne me comprenez pas, de Moor ? Je vais m’expliquer : Je vous ai bien observé depuis que nous cheminons de compagnie. En dépit de votre air morose et malgré la sécheresse que vous vous efforcez de mettre dans vos moindres propos, je sais que vous êtes bon, excellent même, au fond. J’en ai eu la preuve dans maintes circonstances. C’est quelque peine secrète qui donne à votre visage cette expression dure que j’en voudrais voir disparaître. Je crois donc vous rendre un service d’ami en essayant, pendant notre expédition, de vous égayer un peu. Et que j’y parvienne ou non, si, en retour de mes efforts, vous m’accordiez un peu d’amitié, nous ferons mieux encore en votre faveur si nous avons la bonne chance de revenir de chez les Tébélés. J’obtiendrai facilement de mon père qu’il se mette à votre disposition, et moi-même je vous aiderai de ma personne, soit à reconquérir ce que vous avez perdu, soit à combattre vos ennemis, si vous en avez. Nous savons vaguement qu’il y a eu de grands malheurs dans votre passé. À nous tous, il faudra bien que nous parvenions à vous créer un avenir meilleur.

Chacune des paroles du jeune homme était un coup de poignard pour Karl de Moor. Trouver tant de délicatesse, tant de générosité de cœur dans celui dont il méditait la mort, c’était trop !

« Je vous remercie de vos bonnes intentions à mon égard, dit-il à Piet d’une voix lente et altérée ; mais ne vous occupez pas de moi. Il est des souvenirs, il est des secrets qu’il ne faut pas remuer. Ce que je suis, il ne ne dépend de personne que je ne le sois pas. »

Piet allait répondre quand un bruit inusité lui coupa la parole.

« Chut ! » fit tout bas de Moor qui avait entendu lui aussi.

On eût dit un clapotement de rames battant l’eau de la rivière.

« Une barque, dans ces parages écartés ? dit Piet sur le même ton confidentiel. C’est impossible.

— Ce ne pourrait être en tous cas qu’une embarcation de sauvages et ce serait encore bien étrange ! » répondit de Moor qui saisit son roër et se plaça en embuscade derrière un arbre de la rive.

Piet imita son compagnon et se mit à ses côtés. Bientôt ils aperçurent distinctement une pirogue montée par un seul homme vêtu d’un simple pagne. Karl de Moor épaula son roër.

« Que faites-vous ? lui dit Piet. Cet homme est seul. Non seulement il est incapable de nous nuire, mais encore il y a des chances pour que nous tirions de lui quelque service. Hélons-le, et nous lui demanderons s’il sait où est Mosélékatsé. »

Karl de Moor haussa les épaules.

« Ce gaillard ne nous épargnerait pas s’il nous voyait au bout de sa sagaie, dit-il en l’ajustant. Qu’importe, d’ailleurs, un sauvage de plus ou de moins ! »

Il tira ; mais au moment où le coup allait partir, d’un revers de main Piet avait relevé l’arme, dont la balle se perdit au loin.

« Qu’avez-vous fait ? dit Karl de Moor d’un accent irrité. Qui vous dit que cet homme soit seul ? »

Piet allait répliquer, avec moins de sympathie que dans la conversation précédente, quand le prétendu sauvage leur cria dans la pure langue des Boërs :

« Ne tirez pas. Vous n’avez rien à craindre de moi, et, si vous avez un peu d’humanité, je l’implore en ma faveur. Je suis un malheureux fugitif. »

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En entendant cette voix, Karl de Moor tressaillit. Cet homme rude se prit à trembler comme une feuille ; tout son être était secoué par une émotion incompréhensible. Il serait tombé si Piet ne l’avait soutenu.

« Piet ! Piet ! murmura Karl de Moor en mettant sa main glacée sur le bras du jeune homme, si le son de cette voix ne m’abuse pas, soyez béni à jamais ! »

Cependant, le fugitif avait amené sa pirogue au bord de la rivière et d’un bond il avait abordé. Debout sur la rive, il hésitait à approcher des arbres d’où aucun appel n’était venu l’encourager. Il apparut tout à coup en pleine lumière, sous les rayons de la lune ; son costume primitif permettait de juger de sa belle taille et de la noblesse de ses traits. C’était un jeune blanc, à peine plus âgé que Piet de deux ou trois ans.

À cette apparition, un cri déchirant comme un sanglot s’échappa de la poitrine de Karl de Moor ; son roër lui tomba des mains, et d’un geste éperdu il chercha de nouveau un appui sur l’épaule de Piet, stupéfait de l’émotion étrange de son compagnon.

« Laurens ! Laurens ! » s’écria tout à coup Karl de Moor dans une sorte d’exaltation qui lui rendit l’usage de ses sens.

À cet appel, en répondit un autre : « Mon père ! mon père ! »

De Moor n’en croyait pas la réalité elle-même. Ce fils qu’il croyait mort depuis cinq ans, ce fils tant pleuré était devant lui et lui tendait les bras. Le père crut à une hallucination causée par la folie. Il recula de deux pas devant l’être chéri qui se précipitait pour l’embrasser.

Piet alla droit à l’inconnu :

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Je suis Laurens de Moor, répondit le fugitif. Cinq ans de captivité chez les Bosjemens m’auraient-ils rendu méconnaissable pour mon père !… »

Et d’un élan irrésistible, il se jeta dans les bras de Karl de Moor.

Celui-ci s’arracha le premier à cette longue étreinte, mais ce fut pour se retourner vers Piet.

« Sans votre intervention, dit-il, j’aurais tué mon pauvre fils. »

Et attirant à lui la tête de Piet, il baisa le jeune homme au front.

« Laissez-moi vous remercier aussi, dit Laurens en tendant la main au fils du baas. Mais de quel nom dois-je nommer mon sauveur ?

— Je me nomme Van Dorn.

— Van Dorn, répéta Laurens. Seriez-vous parent de Jan Van Dorn ?

— Je suis son fils.

— Ah ! s’écria Laurens, votre père mérite d’avoir un fils tel que vous. Je ne connais pas d’homme meilleur, d’ami aussi dévoué, de chef plus sagace que Jan Van Dorn. Tous mes malheurs datent du jour où j’ai commis la faute de quitter la troupe de chasseurs qu’il commandait. »

Si Piet et Laurens avaient pu songer à regarder Karl de Moor, ils auraient été effrayés de la pâleur qui s’était répandue sur ses traits à cette révélation de son fils ; mais les jeunes gens étaient trop occupés de leur entrée en connaissance pour observer autour d’eux.

« Quel incroyable hasard nous a réunis dans ce désert ? demanda Laurens. Que je m’y trouve, moi, c’est naturel, mais vous et mon père avec vous !

Piet lui expliqua les motifs de l’émigration de la caravane, et il termina ce récit en disant au jeune homme :

« Nous avons été cruellement éprouvés et nous sommes maintenant arrêtes, sans pouvoir avancer ni reculer. Je ne sais ce que nous serions devenus si votre père ne nous avait suggéré l’idée d’aller demander secours à Mosélékatsé. Nous devons partir demain… Vous nous accompagnerez, n’est-ce pas ?

— Vous ferez bien de renoncer à ce voyage, répondit Laurens. Mosélékatsé et les Tébélés sont en guerre avec cette tribu de Bosjemens dont j’étais le prisonnier. C’est même à cette circonstance que j’ai dû de réussir à m’échapper. Me trouvant moins surveillé, j’en ai profité pour m’enfuir. Je suis resté plusieurs jours caché dans les bois ; puis je me suis mis en quête d’un cours d’eau et je me suis construit, tant bien que mal, une pirogue.

— Et où allais-tu ? demanda Karl de Moor qui commençait à redevenir maître de lui-même.

— J’avais un plan assez sensé, je crois, et le voici : je suis à peu près certain que cette rivière-ci se jette dans le Limpopo. Je comptais descendre successivement la rivière, puis le fleuve jusqu’à l’embouchure du Limpopo. Il se trouve là un petit port de mer où l’on m’aurait rapatrié.

— Mais, s’écria Piet, qui nous empêche de reprendre votre projet pour le compte de notre petite colonie ? Puisqu’il ne faut plus espérer d’aide de la part des Tébélés, je ne vois pas de meilleur expédient que le vôtre. »

Le danger pressant de la caravane reprenant le dessus dans leur esprit, Karl de Moor, son fils et Piet s’acheminèrent de compagnie vers le mowana en discutant des voies et moyens de ce plan de salut.

Lorsque le père et le fils, si miraculeusement retrouvé, furent restés seuls sous le toit de hartebeest qui servait d’asile à Karl de Moor, ils en eurent pour longtemps à échanger leurs tendresses ; mais ce ne fut pas sans une interruption de la part de Piet.

Après avoir frappé à la porte de claies garnies de branchages qui fermait la retraite de Karl de Moor, il entra de cette allure franche et gaie, qui lui était particulière, et dit en déposant à terre un paquet de vêtements :

« Excusez-moi si je ne vous laisse pas jouir en paix de votre première heure de réunion ; mais je vais vous quitter bien vite après vous avoir transmis les compliments bien cordiaux de tous les miens, qui seront heureux demain matin de saluer en Laurens de Moor un nouveau membre de notre colonie. Voici en plus de quoi vêtir Laurens en Boër et non plus en sauvage, Vous ne ferez pas fi de quelques-uns de ces objets, mon cher Laurens, parce que je les ai déjà portés. C’est ce que ma mère a trouvé de meilleur dans ma garde-robe ; mais elle m’a chargé de vous dire qu’elle mettra à votre service son talent de couture et celui de mes sœurs pour vous confectionner du neuf. Nous avons encore des pièces de toile et de drap dans notre stock. En attendant, Laurens, contentez-vous de mes habits. »

Et, pour échapper aux remerciements du jeune homme, Piet se retira vivement. Laurens le suivit jusqu’à la porte ; quand il rentra, il fut surpris de trouver son père à genoux et pleurant sur le paquet de vêtements que Piet Van Dorn venait de mettre si fraternellement à la disposition du fugitif.


CHAPITRE XV
LE PÈRE DE LAURENS


Le lendemain matin, Karl de Moor sortit de sa hutte après avoir recommandé à son fils d’y rester, de ne pas se montrer dans le camp avant son retour. Laurens promit d’obéir à son père, et il demeura seul à rêver sur les causes qui avaient empêché celui-ci de trouver une minute de repos pendant la nuit et qui avaient arraché tant de sanglots à sa rude poitrine. Ce n’est pas de cette façon fiévreuse que se manifeste la joie ; mais Laurens ne pouvait douter du bonheur qu’avait eu son père à le retrouver, et la cause de tant d’agitation devait rester un mystère pour lui.

Lorsque Jan Van Dorn aperçut Karl de Moor, venant à sa rencontre, il ouvrit ses deux bras pour donner une accolade cordiale à son heureux compagnon ; mais Karl de Moor recula de deux pas afin de ne pas recevoir cette preuve de sympathie, et, baissant la tête, il dit :

« Non, baas… Je vous remercie ; je suis touché au fond de l’âme ; mais je ne puis accepter de vous une preuve d’amitié que vous regretteriez dans un quart d’heure de m’avoir accordée.

— Eh ! quoi, dit le baas avec bonhomie, est-ce que la joie vous a fait tourner la tête, mon ami ?

— Elle a changé quelque chose en moi, c’est certain, répondit Karl de Moor qui tenait ses yeux baissés, et c’est là-dessus que je souhaiterais un entretien avec vous.

— Tout de suite ! répondit Jan Van Dorn avec empressement ; mais ne serait-il pas mieux d’abord que vous me présentiez votre fils pour que je lui souhaite la bienvenue ! Je vous préviens que Piet raffole déjà de votre Laurens et que tout notre jeune monde, d’après le récit de mon fils, grille de lui faire fête. Allons-nous vers votre hutte ?

— Non, baas, s’il vous plaît, répondit de Moor avec le même ton bas et humilié. J’ai d’abord une communication à vous faire, et, si vous y consentiez, j’aimerais à être hors du camp avec vous pour cette causerie.

— Qu’à cela ne tienne. Il fait bon près de la rivière à la fraîcheur du matin. »

Quand les deux hommes furent parvenus dans l’allée de grands arbres qui longeaient le cours d’eau, Jan Van Dorn se tourna vers Karl de Moor, et lui dit en souriant :

« Eh bien ! cette communication ?

— C’est un aveu, dit Karl de Moor avec une expression de douleur poignante, c’est l’aveu le plus humiliant qu’un homme égaré puisse faire à un honnête homme. »

Le baas regarda la figure contractée de Karl de Moor avec quelque inquiétude ; il commençait à croire qu’une joie trop subite avait porté du trouble dans les facultés mentales de son compagnon ; mais peu à peu, à mesure que celui-ci s’accusait, d’une voix sourde, mais distincte, ce soupçon fit place chez le brave Vee-Boër à la surprise, à cette sorte de hérissement de la probité indignée contre des manœuvres viles. La large face de Jan Van Dorn s’injectait de sang ; ses lèvres, tordues par le mépris, s’agitaient vaguement, et ses yeux bleus fulguraient.

« Vous avez fait cela, vous ! dit-il enfin d’une voix rauque, oppressée par le poids des méfaits dont il avait l’aveu, et plus encore par celui du crime médité contre Piet. Oh ! c’est atroce ! c’est ignoble ! »

Karl de Moor écoutait cet arrêt tête basse, sans rien alléguer comme excuse, pas même la fausse accusation portée contre le baas ; mais après ce premier mouvement d’indignation, Jan Van Dorn se tut et réfléchit.

« Pourquoi, demanda-t-il au coupable, êtes-vous venu m’attrister en me contant ces choses ? J’aurais pu toujours les ignorer.

— Mais j’aurais volé votre estime, répliqua Karl de Moor avec énergie.

— Ah !… Et si je vous chassais de mon camp comme un traître que vous avez été, comment jugeriez-vous ce châtiment ?

— Comme un juste arrêt. Je ne mérite plus de faire partie d’une société qui me doit ses pertes et ses malheurs. Je suis indigne de demeurer avec de braves gens ; mais vous, baas, dont les principes équitables sont inébranlables, vous ne voudriez point punir un innocent des crimes de son père. Vous ne chasserez pas Laurens ?

— Non, non certes.

— Eh bien ! le moindre accident, un accident vraisemblable peut vous délivrer à bref délai du misérable que je suis. J’implore de vous une grâce, baas. Que mon Laurens puisse me pleurer sans savoir que je meurs pour expier. Et fiez-vous à moi pour ne pas vous faire attendre longtemps l’exécution de mon arrêt.

— Vous feriez cela, Karl ? »

Et Jan Van Dorn regarda fixement son compagnon et lut dans ses yeux une résolution froide et calme.

« À ma première sortie du camp, aujourd’hui si vous l’exigez, baas. »

Jan Van Dorn saisit les deux mains de Karl de Moor par une étreinte énergique et il lui répondit :

« Ce serait finir par un suicide, Karl, et il ne m’appartient pas de prononcer des sentences de ce genre. Mais, puisque vous vous reconnaissez mon justiciable, c’est à moi qu’il revient de choisir votre genre d’expiation… Écoutez, je vais vous parler en vrai Hollandais, à cœur ouvert : à mesure que vous me faisiez l’aveu de vos menées, je me disais tout bas : Quel gredin j’ai reçu parmi les miens. Et puis j’ai dû revenir sur ce mépris… Vous avez mal agi, Karl de Moor ; mais un gredin continue ses vilenies et vous avez racheté les vôtres par un aveu volontaire. Un homme capable de se condamner lui-même mérite de trouver des juges miséricordieux. Et voici votre sentence, Karl de Moor. D’abord, vous allez recevoir et rendre le baiser cordial que vous avez eu la délicatesse de refuser… »

Et malgré la confusion de l’ancien traître, le vieux Boër lui donna deux baisers à la hollandaise, francs et bien sonnants.

« Puis, continua le baas, je vous ordonne de garder le plus strict secret sur tout ceci l’égard de tous les membres de notre colonie. N’entravez pas la possibilité de votre réhabilation morale en vous suscitant des rancunes, et rachetez vos torts en travaillant avec activité et dévouement au bien commun. »

Le baas et Karl de Moor revinrent de leur promenade bras dessus, bras dessous, comme de vieux amis, et, en arrivant au camp, ce dernier eut à recevoir les félicitations de tous les émigrants. Chacun admirait Laurens, le trouvait beau, aimable et modeste. On s’intéressait à ce roman du pauvre jeune homme si longtemps prisonnier chez les Bosjemens, et nul n’en voulait désormais à Karl de Moor de son caractère maussade ; on comprenait que ce père privé de son fils eût été aigri et rendu insociable par la douleur, et tous partageaient sa joie et s’y associaient par des prévenances à l’égard de leur nouvel ami.

Le soir, après le souper, Laurens fut invité à raconter ses aventures ; il les narra avec beaucoup de naturel et d’esprit. Parmi ses auditeurs, aucun ne l’écouta avec autant d’intérêt qu’Annie Van Dorn, qui ne se plaignit pas le lendemain de piquer ses jolis doigts en cousant les vêtements que sa mère avait taillés pour le nouveau venu. Jamais besogne n’avait été aussi agréable à la jeune fille ; elle ne la quitta pas un instant, pas même lorsque sa sœur Rychie laissa là son ouvrage pour aller se promener avec Katrinka, Piet et Ludwig. Annie préféra rester à travailler sous le mowana, en songeant aux malheurs du pauvre Laurens.

Tous les émigrants étaient ravis de la nouvelle acquisition de la colonie. Ils étaient près de regarder comme providentielle l’arrivée de Laurens qui leur apportait un moyen de salut.

Le plan de voyage par eau fut en effet adopté à l’unanimité. On se mit aussitôt en quête de bois propres à la construction de radeaux, et fort heureusement on découvrit quelques essences convenables. Il se trouvait de nombreux Koker-booms parmi les arbres qui croissaient le long de la rivière. Laurens les déclara d’un usage excellent pour la destination proposée.

Le Koker-boom est une espèce d’aloès dont le tronc court et large possède la propriété de devenir par la dessiccation aussi léger que le liège.

Sous la haute direction du baas, on installa au bord de l’eau un véritable chantier maritime. Après avoir abattu tous les koker-booms du voisinage, on les scia de façon à former des poutres d’égales dimensions. Chaque pièce de bois mesurait environ trois pieds de diamètre et onze pieds de longueur.

On dressa ensuite ces poutres en piles, qu’on soumit à l’action du feu afin de les amener à cet état de dessiccation qui devait les rendre propres à ce qu’on en attendait. On eût cherché longtemps avant de rencontrer une meilleure charpente de radeau.

Le bouquet de feuilles aiguës comme des baïonnettes qui surmontaient chaque koker-boom fut naturellement enlevé et servit, avec les menus débris, à alimenter les feux qui brûlaient nuit et jour auprès des piles de bois.

Il était fort heureux qu’on eût pu se passer de l’aide qu’on attendait d’Hildy, car, malgré tous les soins de Piet, le brave animal périt pendant qu’on était ainsi occupé à préparer les éléments des radeaux. Ce fut un regret pour tous que la perte du dernier animal domestique resté à la colonie ; pour Piet, ce fut un véritable deuil. Il avait tellement espéré sauver Hildy ! Celui-ci se serait refait de ses fatigues ; mais il n’avait pu guérir de la pneumonie gagnée dans la prairie sous l’action de la pluie d’orage tombant sur son corps échauffé par une course furieuse.

Laurens avait acquis bien des notions utiles dans sa triste vie de prisonnier chez les Bosjemens. Sur ses indications, Jan Van Dorn trouva, parmi les serviteurs de la caravane, deux Macobas du lac Ngami, très versés dans l’art de la navigation.

Les Macobas sont les bateliers et les pécheurs du lac Ngami ; ils ont quelque affinité avec les Bechuanas, quoique d’une race et d’une classe à part. Leur teinte est beaucoup plus foncée que celle des Bechuanas.

Les deux Macobas de la caravane étaient deux pauvres garçons que les mauvais traitements du chef Letchoulatébé avaient forcés de fuir leur pays. Reconnaissants de l’humanité avec laquelle le baas les traitait, ils mirent tout leur savoir-faire à l’œuvre, et, grâce à eux, les radeaux furent construits selon toutes les règles de l’art. L’opération fut même moins longue qu’on ne l’avait pensé d’abord.

Tous les hommes disponibles ne furent pas employés à ce travail. Il ne suffisait pas en effet d’établir des moyens de transport. Qui pouvait dire combien de temps durerait le voyage ! Les émigrants s’engageaient à l’aventure ; ils avaient à parcourir des contrées inconnues, même à leur guide Smutz, même à Laurens qui ne connaissait que le district des Bosjemens.

Tout portait à espérer qu’ils arriveraient au Limpopo et de ce fleuve à l’océan Indien, selon les conjectures de Laurens ; mais nul ne pouvait les renseigner ni sur la longueur du trajet ni sur les obstacles à surmonter. Il s’agissait par conséquent d’être abondamment approvisionné pour ne pas craindre la famine. On ne devait pas compter sur les hasards de la route pour garnir le garde-manger. Le plus sage était de se mettre en mesure de se passer de tout supplément de vivres. Tel était du moins l’avis du baas.

Aussitôt les chasseurs s’étaient mis en campagne. Des élans, des antilopes et jusqu’à une girafe, leur fournirent de la viande qu’ils convertissaient au fur et à mesure en butlong. Ils ne comptaient pas seulement sur les feux du soleil pour mener à bien cette opération. On allumait, sous les rangées de chair fraîche, des feux dont la fumée et la chaleur modérée activaient le « séchage » de la viande.

On s’en souvient peut-être, les Vee-Boërs avaient préparé de la sorte la chair des buffles tués avant leur départ subit du camp ; mais, dans la hâte de leur fuite devant l’invasion des tsétsés, ils avaient abandonné les guirlandes de butlong qui n’étaient pas assez sèches pour pouvoir être emportées. Ils avaient pensé revenir les prendre un peu plus tard ; mais elles avaient été suspendues trop bas, et les chacals en avaient fait leur profit. À leur retour, les émigrants n’avaient plus trouvé que les ficelles attachées d’une branche à l’autre du mowana.

Tandis que les charpentiers maniaient la scie et la hache, les chasseurs, le fusil en bandoulière, battaient la prairie. Karl de Moor, dont le caractère était devenu aussi communicatif et sociable qu’il était sombre autrefois, dirigeait ces expéditions. Les chasseurs revenaient rarement bredouille. Beaucoup d’animaux sauvages qui se dirigeaient vers la rivière, soit pour passer le gué, soit pour se désaltérer, tombèrent sous leurs balles.

Une fois converti en butlong, ce gibier pouvait se conserver indéfiniment. L’ambition des jeunes gens était d’en avoir un stock capable de sustenter la colonie pendant plusieurs mois, et cette ambition fut assez vite réalisée.

Les Vee-Boërs ne comptaient pourtant pas se condamner à une nourriture exclusivement animale pendant le cours de leur voyage. Il leur restait encore quelques sacs de maïs et de blé de Cafre.

Ces deux graminées sont cultivées dans le sud de l’Afrique. Le blé de Cafre, Sorghum Cafrorum, est en grand usage chez les Boërs du Transwaal. Les Cafres cultivent aussi une autre variété de sorgho, Sorghum saccharatum, dont ils sucent la tige sucrée, comme les nègres américains sucent la canne à sucre.

Enfin la plupart des arbres qui environnaient le mowana portaient des fruits comestibles qu’on n’eut garde de dédaigner. Cueillir ou ramasser ces fruits était la tâche des plus jeunes de la colonie. Chacun devait travailler, comme dans une ruche chaque abeille prend sa part de la tâche commune. Il n’était personne parmi les Boërs qui méconnût ce devoir social ; les enfants mêmes n’avaient pas besoin d’être stimulés, et les femmes se rendaient utiles à leur manière, en mettant de l’ordre dans l’emmagasinement des provisions.

Une quinzaine de jours de travail suffit à tout. Un matin, au point du jour, tout était terminé. Trois radeaux flottaient à l’ancre, prêts à partir, et les émigrants quittaient pour la seconde fois le camp du mowana. Ils espéraient bien que ce serait la dernière et qu’ils ne reverraient jamais ce lieu qui leur avait coûté toute leur fortune de bétail.

On avait donc construit trois radeaux, un par famille, parce qu’un seul eût été trop large pour une rivière qui pouvait se trouver étroite à certains de ses coudes dans les régions montagneuses. On se réservait de réunir les trois embarcations pour n’en faire qu’une lorsqu’on aurait atteint le Limpopo.

Chacun de ces radeaux présentait une largeur correspondant à la longueur des koker-booms, une douzaine de pieds environ. De l’arrière à l’avant, de la proue à la poupe, ils mesuraient plus de quarante pieds. On avait lié solidement côte à côte les troncs de koker-booms avec des lianes flexibles, presque aussi solides que des cordes, des baavian-touw qui croissaient en abondance dans les fourrés avoisinant la rivière.

Ce mot de baavian-touw signifie corde de babouin. C’est une plante grimpante aux longues tiges, aux feuilles légèrement renflées à leur milieu en forme de cœur. Les Boërs se servent du baavian-touw à défaut d’autres cordages, et ce ne fut pas une innovation de la part des émigrants que d’employer ces lianes pour la construction de leurs radeaux.

Sur ce qu’on aurait pu appeler le gaillard d’arrière de chaque embarcation, une des bâches des anciens chariots formait une tente supportée par des étais. C’était la cabine, séparée en deux parties, dont l’une servait uniquement aux femmes. À l’avant du radeau, s’élevait une sorte de hangar ou de maison rustique au toit de roseaux et de feuilles de palmier. C’était le logis des hommes de couleur.

Un grand échafaudage, laissant à droite et à gauche assez d’espace pour circuler, occupait la partie centrale du radeau. C’était là qu’était emmagasinée toute la cargaison, y compris, bien entendu, les défenses des éléphants tués au passage de la rivière. Les peaux de bêtes fauves, le poil en dehors, recouvraient cet amas de colis comme d’une enveloppe imperméable et permettaient aux bagages de supporter impunément les intempéries de la traversée.

Dernier détail qui mérite d’être mentionné : au bout des radeaux une petite plateforme en terre glaise servait de fourneau à chaque famille.

Ainsi organisés, les voyageurs pouvaient se laisser aller au fil de l’eau, manger, dormir dans leurs embarcations et n’aborder que lorsqu’ils auraient envie de se promener sur la rive.

L’embarquement s’effectua en bon ordre, sans l’ombre d’un accident ; mais il y eut un moment d’hésitation de la part de Karl de Moor, qui ne savait à laquelle des trois familles il pouvait demander l’hospitalité.

« Eh bien ! lui cria le baas, qu’attendez-vous, de Moor, pour venir avec nous ?

— Vous m’acceptez donc ? balbutia le chasseur.

— Comment ! je voudrais bien voir que vous ne fussiez pas des nôtres. Piet compte sur son ami Laurens, moi je veux absolument vous garder près de moi. Tant pis si vous trouvez que je vous tyrannise.

Après avoir mis de Moor à l’aise par cette ronde bonhomie, le baas donna ses derniers ordres à l’équipage. On déroula les cordes qui tenaient les radeaux captifs ; à force de rames, on dirigea les embarcations vers le milieu de la rivière, et il n’y eut plus ensuite qu’à se laisser aller à la dérive !

« Lâchez tout ! » cria le baas.

Et les trois radeaux glissèrent successivement devant le quai, c’est-à-dire devant la berge en face du mowana.

« Adieu au camp ! » dit Katrinka, en adressant de la main un salut au rivage dont le radeau s’éloignait.

Pour cette mise à flot qui pouvait avoir ses dangers, Piet avait trouvé moyen de se faufiler sur l’embarcation de la famille Rynwald.

« Bon courage, Katrinka, dit-il à la jeune fille ; mais je suis moins ingrat que vous envers le camp du mowana. Je me souviendrai toujours que j’ai eu là de douces émotions. »

« Bon courage, Katrinka, » dit Piet.

Katrinka rougit et ne répondit rien ; mais certains silences sont plus éloquents que les phrases les mieux fleuries.

« Et puis, continua Piet, si nous avons eu des épreuves, c’est une raison d’espérer mieux de l’avenir. »

Klaas Rynwald, qui les écoutait, leur dit d’un ton amical :

« Mes enfants, tant que les nôtres sont sains et saufs, nous n’avons pas le droit de nous plaindre. Jusqu’ici aucun de nous n’a été malade, n’a subi d’accident sérieux. Au milieu de nos désastres, il faut nous féliciter de n’avoir pas été éprouvés dans ce sens. Prions Dieu qu’il en soit toujours ainsi et que nous n’ayons à déplorer que des pertes d’argent.

— Père, dit Katrinka, cette manière-ci de voyager est plus agréable que notre traversée du Karrou dans ces chariots qui avançaient si lentement.

— Une promenade sur l’eau a toujours été considérée comme une partie de plaisir, dit vivement la blonde Meistjé. Mais, par cette chaleur, le mode de transport que nos domestiques ont adopté est encore plus agréable.

— Ah ! fit Piet en riant, vous commencez donc à apprécier leurs chevaux d’eau. Vous en êtes-vous assez moquées hier, vous et Katrinka !

— Eh bien ! nous avions tort, avoua gentiment Katrinka ; mais il n’est pas étonnant que, n’ayant jamais vu de ces chevaux, nous n’ayons pas compris tout d’abord leur usage.

— Il faut convenir, reprit le jeune homme, que cette invention est ingénieuse et fait honneur aux naturels de l’Afrique. Regardez nos gens rire et s’amuser. Quels grands enfants que ces indigènes ! »

Entre les radeaux, l’on entendait des éclats de rire et l’on apercevait des formes humaines bizarrement étendues sur l’eau. C’était toute une cavalerie aquatique, ce que les naturels nomment des chevaux d’eau.

Les Cafres se servent fréquemment de ce moyen de locomotion pour passer les rivières, surtout lorsqu’ils ont à guider dans l’eau des troupeaux de bœufs ou de moutons. Les cavaliers aquatiques nagent à côté des bestiaux, encouragent les individus timides, prêtent assistance aux jeunes veaux et aux agneaux qui périraient faute de secours.

Qu’on imagine un tronc de koker-boom, pourvu à son extrémité d’une cheville de bois longue de quinze pouces et solidement attachée. Un indigène demi-nu, Cafre ou Hottentot, était à cheval sur chacun de ces arbres flottants. D’une main, il se tenait cramponné à la cheville de bois ; l’autre main agissait comme balancier et servait à donner l’impulsion. Les jambes, pendantes, l’une d’un côté, l’autre de l’autre côté du tronc, accéléraient à volonté le mouvement en battant l’eau à la façon des pattes de canard. Ces chevaux d’eau peuvent acquérir une vitesse bien supérieure à celle des radeaux.

Tous ces cavaliers d’un nouveau genre venaient à peine de lancer leurs montures qu’ils riaient à gorge déployée, jouaient et s’éclaboussaient comme une couvée de canards dans une mare.

Ces « chevaux d’eau » avaient le triple avantage de diminuer la charge des embarcations, de rendre faciles à effectuer les abordages et les reconnaissances, et de plaire aux Cafres et aux Hottentots en les tenant au frais et en les mettant en belle humeur.

Un voyage entrepris en riant, c’était de bon augure. Un incident burlesque rendit la gaieté générale presque en la propageant parmi les Vee-Boërs.

Gret, le petit singe de Katrinka, n’avait pas, on le pense bien, été oublié sous le mowana. La jeune tille tenait trop à son favori pour le rendre à la vie sauvage. Quand on lui demandait la raison de son attachement à cet animal malicieux, elle répondait :

« Gret est si drôle, il fait de si comiques petits tours ! »

En réalité, elle ne tenait à ce fripon de Gret que parce que Piet l’avait « rapporté, au prix d’une longue course dans les bois et d’une escalade épique d’arbre en arbre, le lendemain du jour où Katrinka avait exprimé le désir d’avoir un singe pour charmer l’ennui des longues étapes du voyage dans le Karrou.

Inutile de dire si Gret était choyé. Pour plaire à la fille de Klaas Rynwald, chacun avait une caresse ou un fruit à offrir à son favori. Gret acceptait tout, payait en monnaie de singe, c’est-à-dire en grimaces ; mais il n’aimait que sa maîtresse, Smutz le guide, et Piet qui n’était pas peu flatté d’être des bons amis de maître Gret.

Au moment où la flotille des chevaux d’eau passait près de l’embarcation des Rynwald, Gret, qui suivait les nageurs d’un œil d’envie, s’échappa des bras de Katrinka et sauta d’un bond sur le dos de Smutz. Là il se mit à l’aise, s’assit confortablement, poussa de petits cris de satisfaction et, passant ses bras autour du cou de son ami Smutz, parut disposé à s’installer là pour longtemps.

Ce fut un éclat de rire général. Rien de plus comique, de plus drôle que cette petite tête grimaçante surmontant le crâne laineux du Hottentot. On eût dit un cerbère aquatique et burlesque s’apprêtant à conduire l’expédition.


CHAPITRE XVI
UNE SURPRISE DÉSAGRÉABLE


On sait déjà qu’aucun des voyageurs ne connaissait la rivière sur laquelle les trois radeaux venaient d’être lancés. Vu sa direction, ce cours d’eau se jetait évidemment dans le Limpopo ou dans un affluent de ce fleuve. Mais où et comment ? Nul d’entre eux n’en savait rien.

Personne ne pouvait non plus assurer que la rivière serait navigable jusqu’à son embouchure et que des rapides ne viendraient pas troubler le cours du voyage.

Quant au Limpopo même, les émigrants n’en savaient guère plus long sur ce fleuve. Van Dorn, dans ses courses aventureuses, et Smutz, en compagnie d’Anglais, avaient suivi le cours du Limpopo pendant une quinzaine de kilomètres, mais au nord, bien plus haut que l’endroit où, selon toute probabilité, aboutissait la rivière que les émigrants avait baptisée la Katrinka, en l’honneur de la jolie fille aînée de Klaas Rynwald.

La colonie s’avancait par conséquent dans un pays inconnu sur lequel elle ne possédait aucune notion.

Mais à quoi bon s’inquiéter d’avance ? on ferait face aux périls quand ils se présenteraient. Jusque-là, à la garde de Dieu !

Les-Hollandais, les Vee-Boërs surtout, sont chrétiens et pratiquants. Chacune de leurs familles errantes transportait avec elle, comme objet de première nécessité, une Bible qu’ils préservaient de toute avarie avec soin, à l’exemple des anciens transportant les dieux lares de leur foyer. On eût tout abandonné plutôt que de laisser se perdre cet in-folio vénéré.

Inutile d’ajouter que le livre contenant la parole divine était sur les radeaux. Nos Vee-Boërs ne démentaient pas leurs ancêtres, dont ils suivaient l’antique tradition. Chaque dimanche, Jan Van Dorn, Klaas Rynwald et Hans Blom lisaient quelques chapitres de la Bible à leurs enfants et à leurs serviteurs assemblés. Peut-être était-ce au bienfait de cette foi naïve que les émigrants devaient leur tranquillité au milieu de désastres qui eussent abattu des natures moins confiantes dans la protection de la Providence.

Le premier jour de navigation, dont le début avait été si gai, se passa fort bien. Les radeaux flottaient à merveille. Chacun accabla de compliments le baas, Laurens de Moor et leurs aides macobas, à qui revenait l’honneur de leur construction.

Les koker-booms, si épais et pourtant si légers, ne laissaient pas pénétrer la moindre goutte d’eau et le courant, quoique assez faible, poussait les embarcations en avant sans le secours des rameurs. La seule précaution à prendre, c’était de se tenir bien au milieu de la rivière sans laisser incliner les radeaux vers les rives, fort rapprochées à cet endroit. Ces embarcations si lourdement chargées étaient si faciles à manœuvrer qu’un seul homme suffisait pour les éloigner du bord.

Si les Macobas étaient fiers de leur œuvre, Laurens de Moor était aise de n’avoir plus dans la colonie le rôle d’un intrus accepté par pitié, et de s’être rendu utile dès son arrivée. À mesure que la famille du baas connaissait ce jeune homme, chacun de ses membres se prenait d’affection pour lui. Mme  Van Dorn louait l’égalité de caractère, la complaisance empressée de Laurens. Quant à Piet, il était enthousiaste de son nouvel ami ; Rychie et Annie traitaient celui-ci fraternellement, avec cette nuance de réserve délicate qui sied aux jeunes filles.

Tout le monde était charmé, comme Katrinka Rynwald au départ, de la nouveauté et de l’agrément de cette façon de voyager. Pas d’efforts, nulle fatigue, un paysage charmant, variant d’aspect à chaque coude de la rivière. C’était plutôt une excursion en bateau, une promenade, qu’un voyage. Les dangers passés et futurs en furent momentanément oubliés.

Les cavaliers aquatiques contribuaient aussi à égayer la route par leurs prouesses amusantes. C’étaient entre eux des luttes à n’en plus finir, de véritables régates dont les serviteurs donnaient le spectacle à leurs maîtres.

Avec la passion du jeu qui caractérise leur race, les jeunes Boërs finirent par engager, d’un radeau à l’autre, des paris sur les indigènes. Chacun gageait pour son serviteur préféré. Les Cafres étaient généralement vainqueurs dans ces courses d’un nouveau genre. Cependant Smutz leur disputait chaudement la partie. Il tenait haut et ferme le drapeau hottentot, et les enjeux mis sur la tête du guide étaient rarement perdus.

Toujours perché sur les épaules de son ami, Gret grimaçait de plaisir. À plusieurs reprises, Smutz avait cherché à se débarrasser de ce gênant compagnon ; mais, à chaque tentative de ce genre, le singe enfonçait ses griffes dans la chevelure laineuse du Hottentot, qui finissait par laisser Gret maître du terrain. Katrinka avait beau rappeler ce petit démon, elle ne put obtenir son retour sur le radeau que lorsque le singe fut las de recevoir des éclaboussures.

Gret, toujours perché sur les épaules de son ami.

La nuit vint mettre un terme à ces jeux nautiques. Le baas ne se souciait pas de naviguer dans l’obscurité sur une rivière inconnue où l’on pouvait rencontrer des rapides, ou, ce qui eût été pire encore, une chute d’eau.

Dès que le crépuscule étendit sur le ciel son voile sombre, les trois embarcations furent amenées au rivage et solidement amarrées ; mais Jan Van Dorn n’avait donné l’ordre de stopper qu’après avoir choisi une place convenable. L’abordage n’est rien moins que facile quand le courant est fort, et les rives escarpées ; mais il se trouva bien à point une petite anse dont on fit un port de débarquement. On jeta une planche des radeaux au rivage, et les passagers se hâtèrent de mettre pied à terre.

Malgré le plaisir que les émigrants avaient pris à leur voyage sur la rivière, aucun d’eux n’était fâché de ce changement. D’ailleurs, les appétits s’étaient aiguisés pendant la route ; le déjeuner, pris de meilleure heure que de coutume afin d’accélérer le départ, était bien loin, et l’on accueillit avec empressement la proposition de hâter le souper. Les fourneaux des radeaux valaient mieux que des foyers allumés au grand air, à la mode des Bohémiens. Néanmoins le repas cuit à bord fut mangé sous les grands arbres de la rive et assaisonné par une franche gaieté. Qu’importe le mode de préparation des aliments et ce qu’ils peuvent valoir en eux-mêmes si l’appétit, ce maître cuisinier, est là pour les rendre exquis !

Le souper terminé, l’on ne tarda guère à songer au repos. Chacun se retira, qui sous les tentes des radeaux, qui sous les arbres. Mais il faisait trop chaud pour bien dormir. Les moustiques se chargeaient d’ailleurs d’aiguillonner les voyageurs pour les tenir éveillés. Ces insectes, dix fois plus insupportables qu’il ne sont gros, ne leur laissaient pas une minute de répit. Des myriades d’ailes tourbillonnaient autour des dormeurs qui ne possédaient aucun moyen de se préserver de leurs piqûres. Les moustiques s’attaquaient même aux Cafres. C’est dire leur acharnement, car la peau blanche paraît à ces insectes un régal supérieur.

La plupart des Boërs passèrent la nuit à faire des plongeons dans la rivière pour calmer la cuisson causée par les moustiques.

Enfin les premières lueurs du jour chassèrent ces insupportables persécuteurs. Leurs victimes saluèrent le lever du soleil avec des transports d’allégresse, et il y en eut pour une heure à rire des dégâts que les piqûres des insectes avaient commis sur la figure de chacun, la pauvre Rychie avait une joue enflée, Meistjé, le front tout diapré de taches rouges ; la jolie Katrinka elle-même était défigurée par un gonflement du nez ; mais, si Piet avait été tenté de la trouver moins attrayante que de coutume, il n’aurait eu qu’à se regarder lui-même dans une glace pour convenir qu’il était dans un état pire ; sa figure semblait avoir été le point de mire des flèches, des dards minuscules des moustiques. On eût dit que le pauvre garçon relevait d’une grave petite vérole et restait tatoué de cicatrices pour toute sa vie. Laurens était le seul dont l’épiderme restât à peu près indemne. Ses cinq ans de vie en plein air avec les Bosjemens lui avaient pour ainsi dire tanné la peau. Annie lui dit, pendant qu’on passait cette révision comique des blessures reçues pendant la nuit :

« Vous vous affligiez d’être assez noir pour ressembler à un homme de couleur. Vous avez ce matin le bénéfice de cet inconvénient, qui d’ailleurs passera à la longue. »

La conversation, pendant le déjeuner, roula exclusivement sur ce sujet qui amena cent plaisanteries ; puis on se rembarqua sans s’attarder, à cette halte, plus qu’il était nécessaire.

Le lendemain fut la répétition de cette première journée. Le jour suivant, on se remit en route dès l’aurore, et tout alla bien pendant quelques heures. Portés par le courant, les voyageurs se félicitaient de voir la distance augmenter entre eux et la région solitaire qu’ils avaient eu tant de plaisir à quitter. Ils riaient et devisaient ensemble, chacun selon ses attractions particulières ; mais leur joie ne fut pas de longue durée.

Le courant diminuait d’impulsion, se ralentissait peu à peu : bientôt môme il devint presque nul, et les hommes d’équipage furent obligés de prendre leurs rames. À force de bras, on parcourut encore quelques kilomètres.

Le front du baas se plissait ; son visage se rembrunissait à vue d’œil ; il causait tout bas avec Karl de Moor, qui, depuis l’arrivée de Laurens dans la colonie, était devenu le confident, l’ami intime de Jan Van Dorn.

La rivière devenait de moins en moins profonde. On dut remplacer les rames par des perches ; mais, à un moment donné, les radeaux touchèrent le fond de l’eau et s’arrêtèrent.

« Voilà ce que je craignais, s’écria le baas. La rivière ne coule plus… Plus d’eau pour nous porter ! »

CHAPITRE XVII
UN CLAN DE CROCODILES


C’était vrai : la rivière ne coulait plus, ou, pour parler plus exactement, elle se perdait sous terre. Quelques mètres plus loin, l’eau disparaissait, s’échappait par quelques conduits souterrains, et l’on voyait ce que les indigènes nomment un omaramba, c’est-à-dire un lit de rivière qui n’est rempli que pendant la saison des inondations et qui reste à sec en d’autres temps.

Aussi loin que s’étendait leur vue, les voyageurs apercevaient un canal jonché de sable argenté et bordé de joncs desséchés d’un brun noirâtre. Quant à de l’eau, pas même la plus petite flaque. Et cela sur une étendue de plus de deux kilomètres.

Que se trouvait-il au delà de l’horizon ? La rivière rejaillissait-elle du sol aussi mystérieusement qu’elle s’y perdait ici ? Ou bien cet omaramba continuait-il indéfiniment ? c’est ce que le nul ne pouvait conjecturer.

Ce phénomène désappointait cruellement les Vee-Boërs, mais ce n’était pas une nouveauté pour eux ; ils avaient déjà rencontré d’autres omarambas au cours de leurs migrations pastorales. Un cours d’eau tari périodiquement n’est pas chose rare dans le sud de l’Afrique. Ce fait se présente également dans d’autres parties du Monde : en Asie, dans les deux Amériques et surtout en Australie. On le remarque même dans l’est de l’Europe, près de la mer Caspienne et de la mer Noire.

Mais si les émigrants n’étaient pas surpris outre mesure, rien n’égalait leur déception.

Quoi ! tant de travail, tant de peines perdues ! Toutes ces preuves d’habileté, d’ingéniosité, de labeur, que chacun avait fournies depuis quinze jours pour mettre les embarcations à flot, devenaient inutiles ! Tout cela n’aboutissait qu’à trouver la route barrée devant soi !

C’eût été à désespérer si le mal eût paru absolu, sans remède ; mais la même question était sur toutes les lèvres.

« Quelle peut être la longueur du canal desséché ? La rivière ne reparaîtrait-elle pas plus loin ? »

Tant que cette question n’était pas résolue dans le sens négatif, il restait de l’espoir.

« Ici, les jeunes gens ! » cria le baas.

Un instant après, Piet Van Dorn, désigné comme chef des éclaireurs, rassemblait autour de lui ses jeunes amis en un détachement chargé d’une tournée d’exploration.

« Emmenez Smutz, » dit Katrinka.

Le guide hottentot se préparait déjà ; il n’admettait pas que ses jeunes maîtres allassent à la découverte sans lui.

« Vous allez avec eux, Laurens ? dit Annie au fils de Karl de Moor ; je croyais que mon père avait assuré que Piet, Hendrik, Andriès et Ludwig suffiraient, avec Smutz et six domestiques.

— J’irai, dit Laurens, à moins que le baas ne me le défende. Je sais bien pourquoi il ne m’a pas désigné, c’est qu’il a la bonté de craindre toujours qu’il ne m’arrive quelque chose de fâcheux. C’est par amitié pour mon père qu’il n’aime pas à me risquer. Je suis bien reconnaissant au baas de cette sollicitude ; mais je ne cours pas plus de danger que ses deux fils, et je serais attristé de ne pas accompagner mes jeunes amis.

— Partez, Laurens, en ce cas, dit Jan Van Dorn, et rapportez-nous de bonnes nouvelles.

— Ah ! j’en réponds ! » cria Piet en saluant Katrinka d’un geste.

Les explorateurs s’engagèrent dans le lit sablonneux de la rivière. Bientôt ils disparurent derrière les joncs et les roseaux. En leur absence, on parla peu sur les embarcations. Un silence morne avait remplacé l’enjouement babillard de la veille. Jan Van Dorn, le front soucieux, semblait perdu dans ses réflexions.

Chacun tenait les yeux fixés sur le point où les jeunes gens avaient disparu. On attendait leur retour avec une vive anxiété. Une heure s’écoula, puis encore une autre. Les émigrants se disaient tout bas l’un à l’autre que c’était mauvais signe… Si la rivière, par mauvaise chance, ne revenait pas sur le sol et restait sous terre à former un lac ?… Ces réflexions n’étaient pas gaies.

Pendant ce temps, le baas se concertait avec Blom, Rynwald et Karl de Moor, désormais appelé à se joindre au conseil supérieur des quatre Vee-Boërs ; il organisait un plan d’action pour le cas où la rivière reprendrait son cours à une distance assez proche.

« Huzza ! » cria tout à coup dans le lointain une voix bien connue et qui fit battre le cœur de Katrinka.

C’était la voix de Piet qui, fidèle à sa promesse, revenait en courant annoncer qu’à neuf kilomètres de là, l’eau reparaissait brusquement et qu’un peu plus loin la rivière redevenait navigable.

Le baas n’attendait que cette certitude pour donner ses ordres.

Aussi, lorsque Smutz et les autres éclaireurs arrivèrent à leur tour et certifièrent la bonne nouvelle, ils trouvèrent les Boërs en train de décharger les radeaux avec autant d’activité qu’ils en avaient mis à les charger si peu de jours auparavant. Quand il ne resta plus rien que la charpente des embarcations, ce fut cette charpente même qu’on démolit aussi prestement que possible.

Le plan du baas était simple et logique : puisque la rivière ne venait pas aux émigrants, c’était à ceux-ci d’aller vers la rivière. Les radeaux et leur chargement seraient transportés pièce par pièce à l’endroit où la rivière recommençait à couler. Là, on rassemblerait les pièces composant les embarcations, et l’on reprendrait le fil de l’eau.

Mais ce transbordement était long à opérer. Quelque activité qu’on y employât, il exigea près de deux jours. C’était un curieux spectacle que celui de ces hommes bronzés, nus jusqu’à la ceinture et portant les poutres des radeaux pendant huit ou neuf kilomètres. On eût dit autant de cariatides mouvantes. Mais le poids des troncs de koker-booms était très minime, comparativement à leur volume. S’il eût été en rapport avec les dimensions de la charge, les forces réunies de plusieurs hommes n’eussent pas suffi à les transporter à une pareille distance, et l’entreprise résolue par le baas eût été impossible à accomplir.

Avec du courage et de la bonne entente, on vint à bout de cette énorme tâche. Le soir du second jour, tout était transporté à l’extrémité de l’omaramba : poutres, cordes, rames, ainsi que les biens mobiliers de chaque famille. On n’avait pas laissé perdre l’objet le plus menu.

Comme on n’avait plus qu’à rassembler les éléments déjà tout préparés des radeaux, la reconstruction prit beaucoup moins de temps que l’édification première. Non seulement les ouvriers avaient gagné de l’habileté, mais encore ils connaissaient la place de chaque pièce de bois. C’était pour ainsi dire comme un grand jeu de patience dont il s’agissait de remmancher les morceaux épars.

Le quatrième jour au matin, après avoir déjeuné à terre, les émigrants s’embarquèrent pour la seconde fois.

Il n’y avait guère plus de courant dans la rivière qu’aux premières approches de l’omaramba, et il fallut vigoureusement jouer des perches et des rames. Les Vee-Boërs comptaient que cette stagnation de l’eau cesserait plus loin, et, dans cet espoir, ils n’épargnaient pas leurs peines. La rivière allait s’élargissant, et cette étendue même leur faisait augurer que les radeaux descendraient bientôt sans aide.

Préoccupés de leur opération de transbordement, les Vee-Boërs n’avaient exploré en aval que trois ou quatre kilomètres de la rive. Jusqu’à cette distance de trajet, tout alla assez bien. On avançait péniblement, mais on avançait. Un peu plus loin, le canal prit une extension considérable. L’eau stagnante formait une sorte de lac calme, uni, sans une ride à sa surface, d’environ deux kilomètres de longueur sur six à sept cents mètres de largeur. L’extrémité opposée à celle par où les radeaux entraient dans ce lac se rétrécissait en un canal de proportions exiguës.

Ce lac était bordé d’une ceinture de sable fin sur lequel apparaissaient des formes noirâtres qui rayaient bizarrement la blancheur du sable. On voyait des quantités de stries sombres qu’on pouvait prendre de loin pour des troncs d’arbres entraînés par une inondation et échoués, laissés sur la rive par la retraite des eaux. Mais les Vee-Boërs n’étaient pas gens à se payer d’une illusion semblable.

« Des crocodiles ! cria le baas qui dirigeait le premier radeau.

— Quelle étonnante agglomération ! fit Karl de Moor. Jamais de ma vie je n’ai vu un clan si nombreux de compagnons malfaisants.

— Quelle raison a pu les rassembler sur un si petit espace, où ils se nuisent les uns aux autres au point de vue de la nourriture ? » ajouta Smutz, le guide.

Cette assemblée de crocodiles était en effet une chose étrange.

Tout le long de la route, les émigrants en avaient rencontré se chauffant au soleil, seuls parfois ou en groupes de trois ou quatre au plus, tandis que les rives du lac étaient littéralement noires de crocodiles.

Ces amphibies, les plus répugnants entre les ennemis de l’homme, se tenaient là dans toutes les attitudes imaginables. Leur taille variait de dix à vingt-quatre pieds de long, et le corps des plus gros était aussi large qu’un tonneau de dimensions moyennes.

Les uns étaient étendus tout de leur long ; les autres, la tête dressée, ouvraient leur horrible gueule, garnie de cette double rangée de dents aiguës, appareil nécessaire à la voracité de ces monstres ; d’autres afin dressaient leur queue en l’air ou décrivaient une courbe avec leur corps.

Pas un d’eux ne bougeait. Le seul mouvement perceptible sur les deux rives était produit par des oiseaux mangeurs d’insectes qui se perchaient sans façon sur le dos des sauriens et attrapaient au vol les mouches qu’attirait l’odeur forte, nauséabonde, des crocodiles.

Les nuits précédentes, les Vee-Boërs avaient entendu dans le lointain des clameurs assez semblables aux mugissements d’une centaine de taureaux. Ils avaient reconnu des cris de crocodiles et s’étaient étonnés de la force et de la durée de ces cris. Le grand nombre de crocodiles réunis autour du lac leur expliquait ce fait, mais ne leur donnait pas la raison d’un tel congrès de sauriens. Ils se demandaient encore comment avait pu se former un tel rassemblement de monstres.

Les radeaux n’eurent pas plus tôt débouché dans le lac que les oiseaux effrayés s’envolèrent à tire-d’aile, en criant à plein gosier. Leurs cris d’alarme produisirent un effet instantané sur les animaux qui leur servaient de perchoir.

Jusque-là inertes et pour la plupart endormis, les crocodiles se dressèrent sur leurs courtes pattes et se dirigèrent vers l’eau, en rampant avec une vitesse qu’on n’attendrait pas d’animaux d’aussi lourde carapace.

Devant un ennemi inconnu, leur instinct les poussait à chercher un refuge dans le lac. Telle fut du moins la pensée des Vee-Boërs en observant l’action simultanée de tous les crocodiles.

Quel ne fut pas leur émoi en découvrant qu’au lieu d’être un moyen de retraite, ce mouvement des crocodiles était une attaque dirigée contre les radeaux.

Après avoir plongé, la tête la première, les sauriens, revenus à la surface de l’eau, se dirigèrent vers les embarcations d’un air menaçant, lis ouvraient et refermaient leurs mâchoires avec un bruit horrible ; ils geignaient d’impatience d’atteindre leur proie, ils criaient de plaisir de l’avoir découverte et fouettaient de leur queue musculeuse l’eau qui écumait autour d’eux.

Les passagers des trois radeaux avaient poussé un même cri d’ensemble pour avertir les cavaliers « aquatiques » du danger qui les menaçait. Jamais marins se baignant auprès d’un navire à l’ancre ne remontèrent plus précipitamment à bord au cri poussé par la vigie :

« Les requins ! »

Quelle scène de terreur confuse !… Les cavaliers abandonnèrent leurs troncs de koker-booms, qui flottèrent à la dérive, et ils s’élancèrent sur les radeaux. Ils abordèrent sans distinction d’appartenance sur celui qu’ils trouvaient le plus proche. Chacun s’empressait, leur tendait la main, tandis que les femmes et les enfants se réfugiaient sous les tentes. Pendant ce temps, les Vee-Boërs saisirent leurs roërs et en vérifièrent les amorces.

Une agression aussi inattendue les remplissait de crainte. Les plus braves ne purent se défendre d’un instant d’effroi. Jamais les Vee-Boërs n’avaient rencontré de crocodiles que l’approche de l’homme ne mît en fuite.

« Vite ! vite ! » criait-on des radeaux aux cavaliers aquatiques en retard.

Hélas ! tous les hommes ne purent pas se sauver. Deux Cafres furent saisis par ces animaux enragés et tués sous les yeux de leurs compagnons sans qu’on pût leur porter secours.

Tous ceux qui savaient manœuvrer un roër vengèrent par un feu terrible la perte de ces fidèles serviteurs. Ils déchargèrent coup sur coup toutes leurs armes sur les crocodiles, et ce feu succédait presque sans interruption, car les femmes sortirent de leur retraite après y avoir mis les enfants en sûreté, et elles s’employèrent vaillamment à recharger les armes au fur et à mesure et à les mettre aux pieds des tirailleurs.

Ils déchargèrent coup sur coup toutes leurs armes sur les crocodiles.

Cette fusillade dura jusqu’au moment où les radeaux furent enveloppés de fumée et l’eau toute rougie de sang.

Les sauriens, qui avaient paru d’abord inaccessibles à la crainte, finirent par comprendre leur échec, et, laissant leurs blessés se tordre dans les convulsions de l’agonie à la surface de l’eau, ils s’enfoncèrent dans le lac pour ne plus reparaître.

Les rameurs activèrent leurs mouvements, tandis que les Vee-Boërs tiraient de temps à autre quelques coups de fusil pour prévenir un retour des amphibies.

Lorsque les radeaux atteignirent l’autre extrémité de la nappe d’eau, ils eurent l’explication de cette grande assemblée de crocodiles.

Pour la seconde fois, la rivière cessait de couler et se perdait sous terre.


CHAPITRE XVIII
LE KARL-KOP


La rivière disparaissait pour la seconde fois sous le sable ; mais la situation des voyageurs était pire qu’à la première épreuve de ce genre, car les éclaireurs envoyés à la découverte déclarèrent au retour que le canal continuait à être à sec pendant près de dix-huit kilomètres. C’était une distance double de la longueur du premier omaramba.

Cet éloignement de l’eau courante expliquait la quantité de crocodiles réunis autour du lac. La sécheresse avait refoulé sur ce petit espace les habitants d’une trentaine de kilomètres de la rivière. Ils étaient là, pressés les uns contre les autres, comme des grenouilles dans une mare. Après avoir dévoré tous les poissons, tous les êtres vivants enfermés avec eux dans l’eau du lac, les crocodiles se trouvaient réduits à la famine. Peut-être en arriveraient-ils à s’entre-dévorer, en dépit du proverbe assurant que les êtres malfaisants ne se mangent pas entre eux. Ce qui restait certain, c’est que leur attaque désespérée était due à la faim.

Le Vee-Boërs, échappés aux atteintes de ces monstres, les oublièrent bientôt pour ne songer qu’à la fâcheuse interruption de leur voyage.

Chacun était désolé, et nul plus que le baas, qui se sentait moralement responsable de tout ce qui survenait de fâcheux à la colonie.

« J’ai eu tort, dit-il à ses amis, de m’en être rapporté à nos jeunes gens pour explorer l’omaramba. Dès qu’ils ont revu l’eau courante, ils ont cru tout sauvé, et n’ont pas pris le soin de pousser une pointe le long des rives pour s’assurer de la continuité du courant… Oh ! ils ne méritent pas d’être blâmés, ces braves garçons ! C’est moi qui aurais dû savoir que des missions semblables doivent être confiées à des hommes vieillis dans l’expérience des choses et non à de jeunes têtes, promptes à s’enflammer sur les premières belles apparences. J’ai donc eu tort, et cette erreur de ma part nous a coûté deux braves serviteurs, sans parler de l’énorme transbordement qui nous a amenés pendant quelques kilomètres à peine et qui est à recommencer… s’il se trouve de l’eau plus loin. Cette fois donc, je ne m’en rapporterai qu’à moi-même pour l’exploration à opérer ; mais, afin de ne pas attrister nos jeunes gens, j’en emmènerai deux ou trois avec moi, de sorte qu’ils ne soupçonneront pas que vous les avez blâmés au conseil, vous, ami Blom, et vous, Rynwald, d’avoir agi à la légère lors de leur mission d’éclaireurs. »

Le baas partit, emmenant avec lui Laurens de Moor, qui lui était de plus en plus attaché, Andriès et Ludwig ; il était résolu à marcher aussi loin qu’il le faudrait pour s’assurer de la viabilité de la rivière.

La nature du terrain se chargea de l’éclairer plus vite qu’il ne l’espérait. Au delà de l’endroit où la rivière sortait pour la troisième fois de terre, le sol devenait argileux, de sablonneux qu’il était en amont. Or, les phénomènes de courants souterrains ne se produisent que dans les terrains sablonneux. On pouvait donc se livrer à un second transbordement, avec l’espoir fondé que ce serait le dernier dur labeur de cette nature.

Cette découverte ne fut pas faite en quelques heures par le baas. Il ne fut de retour que le lendemain de son départ. Jusque-là, les émigrants étaient restés dans une attente quasi découragée. À quoi bon démolir les embarcations si la rivière ne reprenait pas son cours ? Et de quelle utilité serait le déchargement des marchandises s’il fallait abandonner les radeaux ?

On prit seulement les objets indispensables pour établir à terre un camp temporaire, car passer la nuit à proximité des crocodiles eût été fort imprudent.

Ce furent des heures d’une longueur mortelle pour tous les émigrants. Cet état d’incertitude sur le sort du lendemain pesait sur chacun et oppressait les jeunes gens surtout, plus qu’un danger précis, imminent. Le fait seul de ne pouvoir rien tenter, rien entreprendre pour changer la situation, était pour eux un véritable supplice.

La seule distraction de cette halte pénible fut un épisode singulier.

C’était le soir, au coucher du soleil. Les voyageurs prenaient leur souper en commun sur le rivage. Tout à coup un craquement de branches d’arbres leur annonça l’approche d’un ennemi. À en juger d’après le bruit de sa marche, c’était un buffle, un rhinocéros ou un hippopotame, ou bien encore un éléphant qui venait se désaltérer au lac.

C’était, en effet, un éléphant, un karl-kop, c’est-à-dire un gros mâle sans défenses, qui déboucha bientôt du taillis. L’animal était seul, d’allures brusques et quasi convulsives ; évidemment, c’était un proscrit de quelque tribu éléphantine, un exilé parmi les siens, ce qui indiquait en lui un animal dangereux. L’éléphant solitaire est toujours redouté. Sa méchanceté est proverbiale et on le considère généralement comme fou.

Par bonheur, des broussailles cachaient les Vee-Boërs aux yeux de ce visiteur inopiné. Les mets du souper roulèrent à terre. Les chasseurs sautèrent sur leurs fusils et se mirent à l’affût ; mais Klaas Rynwald leur défendit péremptoirement de tirer.

« Vous ne pouvez pas tuer l’éléphant du premier coup, leur dit-il ; en ce cas, il chargerait devant lui et blesserait les femmes, les enfants et nos serviteurs, tous rassemblés sur un petit espace. Et puis, le tueriez-vous d’emblée que ce serait une cruauté inutile. Cet éléphant n’a pas d’ivoire qui puisse vous tenter, et ce serait perdre votre poudre et vos balles que de le tuer.

— C’est juste, nous avions tort ; c’est notre instinct de chasseurs qui nous avait emportés, dit Piet, qui s’empressa le premier de faire acte de soumission à Klaas Rynwald pour imposer aux autres l’exemple de sa déférence.

— Il sera tout aussi intéressant pour nous tous, reprit le vieux Boër, d’observer les faits et gestes de ce karl-kop. Si nous ne bougeons pas, il ne cherchera pas à nous nuire, car l’éléphant le plus misanthrope garde assez de principes de justice pour n’attaquer jamais qui ne lui cherche pas noise.

On se tint coi ; et le silence devint si grand parmi les spectateurs, qu’on eût entendu le bruit d’une feuille agitée par le vent.

Sans se douter le moins du monde de la proximité d’êtres humains, l’éléphant commença par boire à sa soif, ce qui ne fut pas l’affaire d’une minute. Puis, il entra dans la rivière, calme et unie comme un miroir, et il procéda à un second exercice. Aspirant l’eau dans sa trompe, il la faisait ensuite jaillir en l’air et retomber en pluie sur son corps. Il s’administrait une douche dans les règles, avec une satisfaction évidente.

Soudain, au moment où il plongeait pour la cinquième ou sixième fois son appendice nasal dans la rivière, il l’en retira vivement, poussa un cri de douleur, fît volte-face et revint sur la rive.

Le trouble de l’eau sur son passage ne permettait pas aux Vee-Boërs de distinguer la cause de cette retraite précipitée. Le karl-kop paraissait ignorer de son côté quel était l’ennemi devant lequel il avait dû fuir. Arrivé sur la terre ferme, il examina la rivière d’un air méditatif ; puis, ses petits yeux s’illuminèrent ; il secoua ses longues oreilles comme pour attester qu’il avait enfin deviné, et il retourna d’un pas mesuré vers l’eau. Quand il en eut jusqu’à mi-corps, il introduisit de nouveau sa trompe dans la rivière.

Les spectateurs crurent que l’éléphant allait reprendre sa douche interrompue, mais c’était une erreur. L’intention du sagace animal était tout autre.

L’eau se rida à quelque distance du karl-kop, et une sorte de remous indiqua l’approche d’un crocodile. Le saurien lui-même devint bientôt visible. Il avait au moins douze pieds de long, ce qui le rendait un adversaire peu agréable à rencontrer. C’est lui qui avait essayé de happer la trompe de l’éléphant et qui avait causé au pachyderme une douleur assez vive pour expliquer sa retraite et sa rancune.

On a raconté beaucoup de traits constatant la sagacité des éléphants ; presque tous sont véridiques ; mais il n’en est pas un qui prouve mieux la finesse de leur instinct, — ne faudrait-il pas dire : leur intelligence ? — que celui dont furent témoins les Vee-Boërs. En tout cas, aucun n’est plus curieux.

Le karl-kop tenait sa trompe à demi submergée et la balançait horizontalement à droite et à gauche, d’un mouvement doux et continu. Ces oscillations ressemblaient, à s’y méprendre, à celles que les pêcheurs impriment à leurs lignes armées d’hameçons, lorsqu’ils tentent l’eau pour amorcer le poisson.

Cette fois, le poisson était plus glouton qu’avisé, et il mordit presque aussitôt. Le crocodile approcha sous l’eau avec précaution ; il essaya de saisir cet appât vivant, mais ce fut lui qui fut péché comme une simple truite.

Le karl-kop triomphant revint au rivage, tenant bien haut en l’air le crocodile enroulé et fortement serré dans sa trompe. Il lança sa proie dans l’espace. Soit qu’il l’eût fait à dessein, soit pur effet de hasard, le saurien alla tomber entre deux branches d’arbre fourchues, dont les parois élastiques le retinrent comme dans un étau.

Le karl-kop tenant bien haut en l’air le crocodile.

Les spectateurs de cette scène avaient fort envie de rire en voyant la hideuse créature se tordre au-dessus de cet arbre. Plusieurs d’entre eux certifiaient que l’éléphant avait choisi en parfaite connaissance de cause cet endroit spécial pour y emprisonner sa victime.

Quoi qu’il en fut, l’éléphant était bien vengé. Le crocodile se débattait en vain sur son perchoir. Ce fut là qu’il mourut, non de l’agonie lente et douloureuse à laquelle son impitoyable vainqueur l’avait condamné, mais d’une balle que Klaas Rynwald lui envoya par pitié lorsque le karl-kop se fut éloigné, sans se douter que son acte de justice à la turque avait eu des témoins.

Les jeunes Boërs remercièrent leur baas temporaire de les avoir empêchés de tirer sur l’éléphant. Celui-ci s’était comporté comme leur allié en punissant un des individus de ce groupe de crocodiles qui avaient dévoré deux de leurs colons. La vengeance exercée par le karl-kop prenait presque à leurs yeux le caractère d’une revanche des méfaits dont eux-mêmes avaient pâti.

On serait tenté de mettre en doute l’authenticité de ce fait ; mais l’auteur de ce récit est à même d’affirmer ce qu’il relate. C’est un témoin oculaire et digne de foi, l’un des Boërs présents, qui le lui a raconté.

Le karl-kop s’en alla du pas lent et mesuré dont il était venu, et reprit sans doute sa vie errante et solitaire…


CHAPITRE XIX
SUR LE LIMPOPO


Presque sous le tropique du Capricorne coule un fleuve qui se dirige à l’est vers l’océan Indien. Ce fleuve se nomme le Limpopo.

Les Vee-Boërs ayant opéré leur second transbordement avec la même patiente docilité que le premier, se rembarquèrent à la fin de l’omaramba et parvinrent, après deux journées de navigation, au point de jonction du fleuve avec son tributaire. Leurs conjectures se trouvèrent justes : la rivière Katrinka se jetait dans le Limpopo.

Ayant à naviguer sur un vrai fleuve, où ils étaient certains que l’eau ne manquerait plus, les émigrants jugèrent bon de ne faire qu’un seul radeau de leurs trois embarcations. À cet effet, ils campèrent pendant une quinzaine de jours au confluent de la rivière. Ils ajoutèrent aux koker-booms quelques troncs d’arbres plus forts ; ce fut à peu près le seul changement qu’ils trouvèrent à opérer pour obtenir la solidité de l’unique radeau. Les trois tentes furent dressées côte à côte sur le gaillard d’arrière, et l’on ménagea à l’avant un abri assez spacieux pour tous les serviteurs. La cargaison fut réunie en une pile unique, enfin l’on n’établit qu’un seul fourneau d’argile au lieu de trois. Sous une température atteignant souvent cinquante degrés à l’ombre, le fourneau n’avait d’utilité que pour la cuisine, et un seul suffisait pour préparer les mets de toute la colonie.

Puisque l’obligation d’agencer le radeau exigeait une assez longue halte, Laurens de Moor proposa au baas de construire un canot, qui pouvait avoir son utilité. Le baas approuva cette idée, et, sous la direction de Laurens, les deux serviteurs macobas creusèrent une barque dans un tronc d’arbre, à la mode de leur pays. Ce canot avait vingt pieds de long sur cinq de large et pouvait contenir huit ou dix passagers. Cet esquif, rattaché par une corde, se balançait gracieusement à la suite du radeau. Il devait servir, au besoin, pour communiquer avec les rives, l’arrêt d’un vaste radeau n’étant pas toujours prompt et commode. Depuis l’alerte des crocodiles, les chevaux d’eau n’étaient plus en faveur ; néanmoins on remorqua à l’arrière une petite flottille de koker-booms armés de chevilles, prêts à servir au besoin.

Personne ne se fit prier pour lever le camp. Les moustiques, volant par essaims sur les rives, n’y laissaient pas de repos aux voyageurs, et c’est un fait d’observation que ces insectes insupportables se groupent au bord de l’eau, parmi les herbes et les joncs, tandis qu’ils sont moins nombreux au milieu des larges fleuves.

On s’embarqua gaiement. Les jeunes gens ôtaient ravis de leur réunion sur un même radeau, qui leur permettait de se grouper et de causer plus agréablement que pendant les courts arrêts à terre. Le reste de la colonie, pour des motifs plus pratiques, n’était pas en moins belle humeur. Il leur semblait qu’ils étaient déjà arrivés, parce qu’ils se voyaient certains d’atteindre, en plus ou moins de temps, l’embouchure du Limpopo. Puis chacun d’eux éprouvait le plaisir que procurent les voyages par eau, où l’on se sent entraîné en avant sans fatigue, avec l’agrément de voir se dérouler devant soi un panorama de scènes variées.

Au lieu d’être comme auparavant encaissé entre des collines et des montagnes, le pays que traversaient les Vee-Boërs était une immense plaine, couverte d’herbes et de roseaux. De nombreux bouquets d’acacias l’ornaient de leurs panaches déliés ; mais on y voyait peu d’autres essences de bois. Dans toute autre saison de l’année, cette région aurait été inondée et n’aurait présenté qu’une immense plaine d’eau. À l’époque où les Vee-Boërs la parcouraient, certaines parties restaient encore à l’état de marais, quoique ce fût la saison de la sécheresse et que le fleuve se trouvât à son plus bas étiage.

Le règne animal était mieux représenté que le règne végétal. Les oiseaux surtout abondaient. Il y en avait de fort grands et des variétés à l’infini. Des « grues bleues » et des « grues membraneuses » se tenaient perchées sur une patte ou volaient languissamment au-dessus du fleuve.

La grue bleue est connue des naturalistes sous le nom de grue de Stanley, Anthropoïdes Stanleyanus, et elle est plus commune que la grue membraneuse.

Sur quelques bancs de sable, on apercevait la « grue des Cafres » qui, les ailes étendues et traînantes, semblait danser un quadrille. La grue des Cafres est cette belle espèce, ornée d’une aigrette, qu’on nomme aussi grue couronnée ou encore Baléarique, Balearica Regularum, parce qu’on la rencontre dans les îles Baléares,

Non loin de là, mais toujours solitaire, le grand héron de Goliath se promenait gravement ; moins à l’écart, plusieurs espèces de flamants et de cigognes et quelques « aigrettes blanches » se groupaient. Parmi les cigognes, les émigrants remarquèrent surtout le gigantesque adjudant, Citonia argali, dont le bec, semblable à une pioche, est si long que, lorsque l’oiseau lève la tête et étend son cou, l’extrémité de ce bec atteindrait la hauteur d’un homme.

Des troupes d’oies et de canards s’envolaient, effarouchées, sur le passage du radeau, tandis que des autruches et de grandes outardes Kori parcouraient la plaine sur leurs échasses, et s’approchaient avec une curiositée mêlée de frayeur pour regarder passer ce monstre aquatique, à elles inconnu.

Bien haut dans les airs planaient des vautours, des aigles, des milans et autres oiseaux de proie, qui décrivaient des courbes et cherchaient à découvrir quelque bonne aubaine.

Même abondance de quadrupèdes ; cà et là, un hippopotame, nageant lourdement, montrait sa tête mal équarrie et son vilain museau tronqué. Il aspirait l’air, puis plongeait et disparaissait sous l’eau pour recommencer un peu plus loin le même manège. Des rhinocéros venaient boire au bord du Limpopo, et l’on voyait galoper dans la prairie des troupeaux de couaggas, de zèbres et d’antilopes,

Le Vee-Boërs observaient toutes ces scènes avec intérêt ; mais le plus curieux de tous ces spectacles leur fut donné par des éléphants.

Pendant que les émigrants construisaient leur radeau au confluent de la rivière et du Limpopo, ils avaient souvent aperçu des bandes d’éléphants qui vaguaient sur la rive opposée et qui se dirigeaient tous du même côté, en avant du fleuve. Les Vee-Boërs avaient pensé que c’était toujours la même bande qui revenait de nuit et qui s’en allait chaque matin chercher sa subsistance. Mais c’était là une erreur.

À une quinzaine de kilomètres de distance, ils virent à leur droite une grande étendue de terrain marécageux, une savane sur laquelle paissait une telle multitude d’éléphants qu’on eût dit que tous les éléphants de l’Afrique s’y étaient réunis. La plaine en fourmillait. Il y en avait au moins un millier. Enfoncés jusqu’à mi-corps dans une sorte de joncs poussant fort drus dans ce marais, ils engloutissaient d’énormes bouchées de ce fourrage. C’était sans doute à cette végétation luxuriante qu’était due la présence de ce grand nombre de pachydermes.

Il y avait au moins un millier d’éléphants.

Si familiarisés que fussent lesVee-Boërs avec les éléphants, une telle agglomération leur causa une vive surprise. Les plus anciens chasseurs, le vieux Jan Van Dorn du nombre, déclarèrent n’avoir rien vu d’équivalent à ce tableau.

Les jeunes gens n’avaient qu’un désir : aborder et tuer le plus d’éléphants possible, et Piet fut chargé, comme de coutume, d’exprimer au baas ce vœu de tous ses amis, qui était aussi le sien, bien entendu.

« Non, mes enfants, répondit Jan Van Dorn après avoir rassemblé autour de lui toute cette jeunesse qui pétillait d’ardeur mal contenue. Non, je ne vous permettrai pas cette imprudence. Une attaque dans un lieu aussi découvert serait périlleuse pour le salut de tous. Les chasseurs descendus à terre ne reviendraient certainement jamais à bord, car, pour quelques éléphants qu’ils abattraient, ils ne viendraient jamais à bout d’esquiver la fureur des autres. Enfin les gens du radeau seraient eux-mêmes exposés à la vengeance des éléphants. Ne me parlez plus de cette folie. »

Les ordres du baas faisaient loi ; on dut se résigner, mais fort à contre-cœur. Hendrik ne put empêcher de murmurer tout bas contre cette défense.

« Mon père est si prudent, dit-il à Ludwig et à Piet, qu’il en devient timoré. Sa défense nous prive d’un gros bénéfice en cas de succès. C’est une fortune que nous perdons là. »

Pour être d’un tempérament ardent, Piet n’en restait pas moins docile aux ordres paternels, et son bon sens réagissait contre ses plus vifs entraînements ; il sut fort bien répondre à son frère :

« Allons, ne cherche pas à nous faire croire que c’est un calcul intéressé qui rend ta soumission si raisonneuse. Tu grognes, parce que tu es privé du plaisir d’une aventure. Tu regrettes la chasse, cette superbe chasse dont tu ne rencontreras jamais l’équivalent. Et moi aussi, je la regrette, mais j’aime mieux ne pas murmurer, parce que la mauvaise humeur nous rend injustes envers autrui et insupportables à nous-mêmes. »

Hendrik sourit et tendit la main à son frère ; il avait compris la leçon.

Le radeau continua d’avancer encore quelques heures.

« Je voudrais voguer ainsi toute ma vie, disait Katrinka à Rychie et à sa sœur.

— Et moi aussi ; c’est délicieux de se sentir glisser sur l’eau, répondit Meistjé.

— Je ne sais pourquoi, dit à son tour Rychie, mais il me semble que nous allons moins vite que tout à l’heure. »

Rychie ne se trompait pas. La marche du radeau se ralentissait, et, peu à peu, elle devint presque nulle. Les perches n’étaient d’aucun secours, à cause de la profondeur de la rivière. Cette fois ce n’était pas l’eau qui manquait. Au contraire, il y en avait trop.

« Aux rames », cria Jan Van Dorn.

Les rameurs prirent leurs places ; mais tous leurs efforts réunis ne faisaient guère avancer le radeau que de deux kilomètres à l’heure. C’était aller d’un train de tortue.

« C’est désespérant, dit le baas.

— Vous croyez que cela durera longtemps ainsi ? lui demanda Katrinka.

— Je n’en suis que trop certain. Regardez cette étendue d’eau stagnante devant nous. À l’allure que nous prenons, nous en avons pour plus d’un jour.

Eh ! qu’importe ! fit étourdiment la jeune fille. On est si bien ici, je n’ai plus hâte d’arriver, moi !

— Oh ! la jeunesse ! la jeunesse ! murmura le baas, elle ne considère jamais que le moment présent… Vous n’ignorez pourtant pas, ma chère petite étourdie, que la saison des pluies est proche, et qu’elle amène avec elle les fièvres, qui, dans ces régions marécageuses, sont souvent mortelles pour nous autres, blancs.

— Mais, dit Katrinka, le Limpopo peut se réveiller de son apathie.

— Espérons-le, mon enfant.

— Comme ces rives sont unies et plates ! dit Annie Van Dorn. On les dirait modelées par un travail humain.

— Oui, reprit le baas, le fleuve ressemble ici à un vrai canal.

— Il me vient une idée, dit Karl de Moor. Pourquoi n’agirions-nous pas comme si nous naviguions sur un véritable canal ? Pourquoi ne pas faire haler notre radeau ?

— Votre idée est excellente, mon ami, répondit Jan Van Dorn, et nous allons la mettre en pratique. La nature a si bien travaillé pour nous ici que le chemin de halage semble tout tracé pour nos hommes. »

Sans perdre plus de temps en pourparlers, le baas donna ses ordres. On attacha à l’avant du radeau une des cordes qui servaient autrefois à l’attelage des chariots. Les deux autres cordes y furent attachées bout à bout et portées au rivage par le canot qui trouva son premier emploi à cette occasion. Puis, on forma parmi les Hottentots et les Cafres trois compagnies de haleurs qui devaient se relayer d’heure en heure.

Tiré par des mains robustes, le bateau glissa bientôt sur l’eau avec une vitesse raisonnable.

CHAPITRE XX
UNE PUNITION DU CIEL


Tandis que les serviteurs hottentots et cafres accomplissaient leur besogne en poussant des : ohé ! hisse ! et autres exclamations à l’usage des haleurs, il leur arriva une aventure justifiant la moralité que La Fontaine a mise en œuvre dans sa fable du Lion et du Moucheron. Cette aventure fut précédée d’un incident prouvant un fait ornithologique tellement bizarre qu’on le croirait volontiers apocryphe, malgré son exactitude rigoureuse.

Sur le chemin que suivaient les haleurs se tenaient deux grands oiseaux qu’à leur corps allongé, à leur bec aquilin, et surtout à leurs pattes semblables à des échasses, ils reconnurent pour des slangvreters. Ce nom hollandais, qui signifie mangeur de serpents, a été donné par les Vee-Boërs à l’oiseau que nous appelons le secrétaire, Serpentarius reptilivorus. Les colons africains le tiennent en grande estime à cause des services qu’il leur rend par sa chasse aux reptiles. Leurs lois punissent même d’une amende assez forte quiconque tue un de ces oiseaux.

Ce qui a valu à ces échassiers le nom de secrétaire, c’est une sorte d’épi de petites plumes qui sort obliquement de leur couronne et rappelle vaguement ces plumes d’oie que les élèves du temps jadis nichaient derrière leur oreille.

Les deux slangvreters étaient en chasse, et au moment fructueux de la curée. Le mâle venait de s’emparer d’un grand serpent vert. Il le tenait encore dans son bec et s’apprêtait à le jeter à terre pour lui rompre l’épine dorsale. Les ailes en mouvement et le cou tendu en avant, la femelle se disposait à partager ce festin avec son époux. Les deux échassiers se trouvaient si près des haleurs que ceux-ci s’attendaient à voir les deux oiseaux s’enfuir à leur approche en abandonnant leur proie.

Le mâle venait de s’emparer d’un serpent.

Mais ces slangvreters avaient leur jeune famille à protéger ; ils laissèrent le serpent à terre, et, au lieu de se sauver bien loin, ils se précipitèrent vers un buisson de mimosa voisin en poussant des cris de terreur. Un son guttural leur répondit du fond de ces mimosas et indiqua où se trouvaient leurs petits. Bientôt les haleurs aperçurent le nid. C’était un immense berceau, peu artistement fait de brindilles mal jointes, à travers desquelles pendaient les longues pattes de deux jeunes oiseaux.

Le père et la mère restèrent à côté du nid jusqu’à ce que les haleurs fussent tout près. Ils ne s’envolèrent qu’à la dernière extrémité ; encore ne s’éloignèrent-ils que juste assez pour sauvegarder leur propre liberté. Les pauvres bêtes poussaient des cris déchirants, moitié de terreur, moitié pour, attirer à elles leur jeune couvée. Les jeunes ne savaient pas encore voler ; mais ils étaient parvenus à un degré assez avancé de croissance pour s’enfuir à grandes enjambées.

Du radeau, on entendit crier les échassiers, et Katrinka, saisie de pitié pour leur détresse, cria aux haleurs :

« Laissez-les, n’y touchez pas ! »

Mais ils n’entendirent pas cet ordre charitable… ou bien ils ne voulurent pas l’avoir entendu, emportés qu’ils étaient par l’intérêt de leur poursuite.

C’était chez eux pur enfantillage et non méchanceté raisonnée. Peut-être aussi avaient-ils la folle idée de prendre vivante toute cette famille de slangvreters pour la transporter sur le radeau, où elle aurait fait l’amusement des enfants de la colonie. Les Vee-Boërs, en effet, apprivoisent les secrétaires, qui servent de défenseurs au menu peuple de leurs basses-cours.

Cinq ou six Cafres s’étaient déjà mis à la poursuite des jeunes oiseaux et ne cessèrent pas leur chasse après l’ordre de Katrinka. Les slangvreters fuyaient aussi vite que leurs grandes échasses, encore un peu faibles, le leur permettaient ; ils seraient sans doute parvenus à s’échapper, sans une excavation de terrain qui se trouva sur leur passage. Tout préoccupés de leurs persécuteurs, ils n’aperçurent pas ce trou dans lequel ils tombèrent tous les deux. Ils restèrent là à se débattre comme au fond d’un piège, leur chute leur ayant ôté les moyens d’en sortir. L’un avait les deux pattes cassées ; l’autre, une patte et une aile fort endommagées.

Cet accident est très fréquent chez les oiseaux de cette espèce. Les échassiers ont des jambes tellement fragiles, qu’elles se brisent net à la moindre chute.

En relevant ces jeunes slangvreters, les Hottentots constatèrent avec regret que leurs fractures étaient si graves qu’il n’y avait aucun espoir de les remettre par le traitement usité en pareil cas. Pour sauver aux oiseaux les tortures de l’agonie, ils leur tordirent le cou et reprirent leur marche, apitoyés ou non par les cris des pauvres parents qui volèrent autour des ruines de leur nid désormais désert.

Les Cafres et les Hottentots ont le cœur peu sensible ; il est probable que les plaintes des pauvres échassiers ne les touchaient guère.

Bientôt après, les haleurs firent une seconde rencontre moins agréable et qui avait tout l’air d’un châtiment du ciel.

À mesure qu’ils avançaient, la chaleur devenait plus accablante. La température était celle d’une serre chaude. Les haleurs n’auraient plus eu la moindre envie de courir après n’importe quelle prise ; ils ne riaient plus entre eux, ne parlaient pas et traînaient la jambe. Le poids seul de la corde de halage devenait fatigant sous ce ciel de feu ; au lieu de la porter, ils la laissaient languissamment raser la terre derrière eux.

Du radeau, l’on trouvait que les haleurs en prenaient à leur aise, car l’allure en avant se ralentissait. Le baas héla les Hottentots et leur ordonna d’accélérer le mouvement. Quelle ne fut pas la surprise de tous les colons lorsqu’ils virent tout à coup les haleurs lâcher le cordage, comme si c’eût été un fer rouge, et se mettre à sauter, à gambader en remuant avec frénésie bras et jambes. La troupe entière des Hottentots à terre parut atteinte subitement de la danse de Saint-Guy.

Ce n’était pas un jeu de la part des haleurs ; leurs cris, leurs mouvements désordonnés, leurs contorsions, exprimaient la douleur. Les uns s’élançaient dans la prairie et se roulaient à terre ; les autres couraient affolés le long de la rive ; mais la plupart se jetèrent dans le fleuve et nagèrent vers le radeau, fuyant un ennemi, invisible pour les passagers.

« Qu’y a-t-il ?… que se passe-t-il donc ?

Ces questions sortaient de toutes les bouches.

Lorsque les nageurs furent assez près pour s’expliquer, l’énigme fut résolue. Chaque homme était assailli par un tourbillon d’abeilles.

Voici ce qui s’était passé : la corde traînant à terre avait rencontré une ruche et l’avait détruite de fond en comble. Furieuses de voir leur palais ruiné et leur provision de miel perdue, les abeilles s’étaient jetées sur les coupables et les avaient cruellement piqués. Chaque nageur avait son bataillon particulier d’insectes en colère qui bourdonnaient au-dessus de sa tête et enfonçaient leur dard sous sa peau. Protégés par leur épaisse perruque laineuse, les Cafres souffraient moins que leurs camarades Hottentots, forcés de plonger à chaque instant pour se dérober aux piqûres. Ils ne sortaient pas plus tôt de l’eau pour respirer que les insectes saisissaient l’occasion de leur revanche et les obligeaient à piquer une tête de nouveau. C’était on ne peut plus comique… pour tout autre que le patient.

Sur le radeau, on rit aux larmes, et, entre les accès de ce fou rire, Katrinka disait à Meistjé que c’était bien fait pour ces sottes gens qui avaient tué les jeunes slangvreters ; mais les rieurs n’eurent pas le dernier mot.

Dès que les nageurs eurent abordé, les abeilles les abandonnèrent pour se jeter sur toutes ces nouvelles figures. Les peaux blanches, noires et jaunes, reçurent sans distinction des marques cuisantes du ressentiment des abeilles. L’hilarité se changea en cris de douleur et en vains efforts de défense contre ces ennemis minuscules, si bien armés pourtant.

C’était une scène de confusion reproduisant dans de plus grandes proportions ce qui s’était passé sur la rive. Les femmes entraînaient en criant leurs enfants sous les tentes, tandis que les jeunes Boërs faisaient le moulinet avec leurs bras pour éloigner les insectes. On eût dit une armée de Don Quichottes s’escrimant contre un adversaire invisible. Les serviteurs semblaient piqués de la tarentule et les vieux Boërs eux-mêmes, sortant de leur flegme tout hollandais, gesticulaient aussi vivement que leurs voisins.

Ce vacarme dura près de vingt minutes, qui parurent longues à tout le monde. Enfin la dernière abeille disparut et l’on se regarda… C’était bien pis qu’après l’invasion des moustiques. Personne ne sortait de la bagarre sans piqûres, mais les premiers attaqués restaient les plus maltraités. Ils avaient les yeux en capilotade, le nez doublé de volume, la figure boursouflée, méconnaissable.

Gret, le singe de Katrinka, n’avait pas été épargné ; ne sachant d’où lui venait cette douleur si vive, il s’était vengé sournoisement en tirant les cheveux de son voisin Andriès. Ce ne fut pas là l’accident le moins drolatique. Ajoutons en l’honneur d’Andriès qu’il ne punit pas Gret de son méfait, comme le singe l’eût mérité. L’Andriès d’autrefois n’aurait pas manqué de se mettre en colère et de châtier d’importance le malicieux animal ; mais le jeune homme avait beaucoup changé depuis quelque temps… la date de cette conversion était même possible à préciser. Andriès était devenu tout autre depuis le jour où, servant d’escorte aux femmes retournant au camp, il avait eu une longue conversation avec Meistjé.

Un fait certain, c’est que depuis ce temps Andriès se montrait assidu auprès de la blonde sœur de Katrinka, et qu’il n’avait plus l’ombre d’une querelle avec Piet.

L’aventure des abeilles n’était que désagréable pour des Boërs. Lorsqu’on a eu à combattre des lions et des éléphants, on ne peut prendre au sérieux des attaques de ce genre. Vingt-quatre heures après l’accident, les haleurs eux-mêmes n’y auraient plus songé si Katrinka et Meistjé ne leur avaient fait observer que leur cruauté envers les jeunes slangvreters leur avait valu cette punition du ciel.

Ce sermon, sorti d’aussi jolies bouches, ne manqua pas de frapper vivement ces cervelles primitives. Les Cafres et les Hottentots remarquèrent entre eux que les deux jeunes filles, qui avaient essayé en vain de sauver les oiseaux, avaient été épargnées par les abeilles.


CHAPITRE XXI
CHASSE AUX HIPPOPOTAMES


Il va sans dire que les haleurs tinrent désormais la corde à une distance prudente du sol. Ils avaient naturellement plus d’efforts à faire pour la tirer ; mais leur première guerre avec les abeilles leur donnait le désir d’éviter une seconde bataille contre ces insectes irritables.

Ils n’eurent pas d’ailleurs pendant longtemps la mission assez pénible de haler le radeau. Dès le lendemain, les Vee-Boërs rencontrèrent un courant assez fort qui leur permit de rappeler à bord Cafres et Hottentots et de se laisser aller, comme auparavant, au fil de l’eau.

La corde fut enroulée à l’avant sur un pieu, toute prête à servir de nouveau en cas de besoin, et il est à présumer qu’en opérant ce rangement assez semblable au dévidage d’un fil sur le noyau d’une pelote, Cafres et Hottentots formèrent des vœux intérieurs pour qu’il ne fût plus nécessaire de dérouler cette corde.

Chacun se félicitait de l’allure rapide que prenait l’embarcation ; mais cette allure devint bientôt un sujet d’alarme.

« Le proverbe qui assure que l’on n’est jamais content de rien est en train de se justifier pour nous, dit Klass Rynwald au baas. Nous pestions de ne pas avancer assez vite ; à peine le courant a-t-il été retrouvé, que nous voici inquiets de marcher trop bon train.

— C’est que nous avons passé d’un extrême à l’autre, répondit le baas, et que les extrêmes étant toujours des exagérations, ne valent guère mieux en bien qu’en mal… Oui, nous allons un train d’enfer et je voudrais bien avoir un moyen d’enrayer.

— En manœuvrant les perches, dit Karl de Moor, peut-être ralentirait-on la vitesse. »

Le baas donna des ordres en conséquence ; malgré l’effort des rameurs, le radeau persista à courir sur l’eau avec une vitesse vertigineuse.

Il se trouvait dans un rapide auquel d’autres succédèrent sans interruption pendant une vingtaine de lieues.

« C’est un train express, voilà tout, » disait M“e Jan Yan Dorn aux jeunes filles un peu alarmées.

Par bonheur, il ne donna contre aucun obstacle dans sa course accélérée.

Karl de Moor et Laurens s’étaient constitués les pilotes de cette navigation effrénée, et, grâce au talent des Macobas et à l’emploi judicieux des perches, on n’eut à déplorer aucun malheur. Mais, à certains moments, on fut en péril. Une fois même, la fragile embarcation faillit chavirer ; elle avait touché un récif caché presque à fleur d’eau, et ce fut miracle d’en être quitte pour un choc violent. Mais les koker-booms et les cordes de baavian-touw tinrent bon.

Ces rapides étaient produits par la disposition du terrain qui s’inclinait vers la mer par une pente douce depuis le plateau intérieur, beaucoup plus élevé.

Quand les voyageurs arrivèrent dans des régions plus calmes et qu’ils eurent reconquis assez de liberté d’esprit pour examiner le paysage, tout avait changé d’aspect.

Ils traversaient une contrée plate, en terrains d’alluvion.

Les arbres avançaient leurs racines jusque dans le lit du fleuve, et leur hauteur, la variété de leurs essences, leur feuillage lustré et luxuriant, les épaisses broussailles enchevêtrées à leurs pieds, annonçaient une forêt tropicale.

À partir de ce moment, la navigation devint aisée ; il n’y avait ni trop ni trop peu de courant. Seulement, Karl de Moor était obligé de manœuvrer le gouvernail avec grande attention, parce que le fleuve décrivait à chaque instant de capricieuses sinuosités.

Souvent ses contours figuraient un S, parfois même ils prenaient la forme contournée d’un 8. On n’aurait pas pu employer les perches dans ces endroits, à cause de la profondeur de l’eau ; quant aux rames, leur action eût été nulle.

Somme toute, l’on n’avait pas à se plaindre. Sans autre soin que celui de guider la direction du gouvernail, le radeau faisait une lieue à l’heure. Chacun était content de cette allure.

Comme leurs ancêtres du Zuyderzée, les Vee-Boërs ne se torturaient pas l’esprit pour des riens. Pendant cette partie de la traversée, leur vie s’écoulait calme et placide, véritable image du fleuve sur lequel leur embarcation glissait. Ils arriveraient un peu plus tôt, un peu plus tard, peu leur importait. Ils avaient si bien marché depuis deux jours qu’il y avait cent à parier contre un qu’on atteindrait Port-Natal avant la saison des pluies. Des lors, pourquoi s’inquiéter ?

On n’avait, pour ainsi dire, rien à faire à bord ; le temps se passait donc en causeries cordiales. La plus grande distraction était de s’intéresser aux prouesses des jeunes chasseurs. Ceux-ci s’amusaient à décharger leurs roërs contre les oiseaux qu’on voyait tourbillonner dans les airs. Vautours, pélicans, aigles ou grues, tout leur était bon, tout servait de but à leur adresse.

Le baas avait d’abord regardé bénévolement ces jeux ; mais il finit par les interdire aux jeunes gens.

« Mes enfants, leur dit-il, vous perdez votre poudre et vos balles en les envoyant ainsi aux moineaux. »

À ce mot de moineaux, les jeunes Boërs ne purent s’empêcher de rire, et le baas mit beaucoup de bonne grâce à partager leur hilarité.

« Des moineaux ! continua-t-il ; ce mot, impropre pour qualifier les énormes oiseaux que vous tirez, est juste comme image. Il ne nous sert de rien qu’un aigle frappé au cœur fasse un plongeon dans le Limpopo ou qu’un pélican blessé s’en aille expirer dans les broussailles de la rive. Mais, comme nous ne sommes pas encore arrivés dans un lieu où nous pourrons renouveler nos munitions, je trouve bon de ne pas les perdre inutilement. Après tout, si vous grillez d’entretenir la justesse de votre coup d’œil et la sûreté de votre main, vous auriez à faire de vos roërs un emploi contre lequel je n’aurais rien à objecter.

— Qu’est-ce donc, baas ? » lui crièrent en chœur tous les jeunes gens avec un véritable empressement de chasseurs.

Jan Van Dorn leur désigna du doigt plusieurs hippopotames vautrés dans les joncs de la rive.

Depuis que l’on naviguait sur le Limpopo, on avait rencontré plus d’un hippopotame ; mais c’était au moment où le radeau était entraîné par les rapides et où il eût ôté impossible de ralentir sa course. C’étaient parfois de vieux mâles ; parfois des femelles portant leurs petits sur leurs dos ou semblant endormies à la surface du fleuve. Un nombre infini d’oiseaux se reposaient sans façon sur leurs masses énormes, quittes à s’envoler en poussant des cris de surprise, lorsque, pour une raison ou une autre, leur perchoir venait à leur manquer. Rien n’était plus drôle que de voir l’effarement des pauvres volatiles en pareil cas.

Des femelles portant leurs petits sur leur dos.

Quant aux quadrupèdes, leur attitude n’était pas moins curieuse. Ils avaient pu dans leur vie entrevoir des canots ou des barques ; mais jamais, au grand jamais, une embarcation de la taille et de la forme de ce radeau. Lorsque, de cette île flottante, ils voyaient s’échapper des détonations accompagnées de flamme et de fumée, ils levaient la tête de toute sa hauteur et répondaient au bruit de la fusillade par des mugissements, des reniflements et des soubresauts grognons qui annonçaient plus de surprise que d’alarme.

« Je suis sûr, dit le baas en continuant d’expliquer son idée à ses jeunes amis, que les naturels du pays ont peu chassé dans ces parages. Les hippopotames n’ont pas peur de nous ; ils n’ont pas dû être traqués. Ce serait donc une chasse aisée.

— Et un bénéfice net pour la colonie, » ajouta Klass Rynwald à l’oreille de Hans Blom qui opina d’un signe de tête affirmatif.

Le baas n’était pas homme à négliger les intérêts de la communauté. On avait subi assez de pertes pour ne pas négliger une occasion de réaliser de gros profits. Quoique moins estimées que les défenses de l’éléphant, celles de l’hippopotame se vendent encore un bon prix.

À partir de ce jour, l’on fit à ces animaux une guerre incessante. Pas un ne montrait son muffle à portée d’un roër sans qu’une ou deux halles ne vinssent siffler à ses oreilles. Les jeunes gens étaient toujours sur le qui-vive, et, lorsqu’un seul coup ne suffisait pas, le fusil du voisin se chargeait de compléter l’œuvre commencée. Mais le plus souvent, l’amphibie tombait sous la première halle.

Les Boërs connaissaient l’endroit vulnérable chez les zeechocs. Ce nom, que les colons hollandais donnent à cet animal, signifie « vache de mer, » et il est aussi peu juste que notre mot d’hippopotame qui signifie « cheval de fleuve ».

Les chasseurs visaient donc ce gros gibier entre l’œil et l’oreille, et, avec des Nemrods de leur force, il était rare qu’un coup de grâce fût nécessaire. Chaque détonation sonnait le glas d’un hippopotame.

Piet, Hendrik, Andriès, Ludwig et Laurens faisaient des prodiges d’adresse. Pour Laurens, qui, depuis cinq ans, n’avait pas eu d’autre arme qu’une zagaie, ç’avait été un véritable bonheur que de reprendre l’exercice du fusil.

Karl de Moor, qui se prodiguait pour réparer les dommages causés par lui aux Vee-Boërs pendant la première partie de leur expédition, était tout fier des succès de son fils. Tireur sans pareil lui-même, il se joignit aux jeunes gens pour que la chasse fût plus productive, au risque d’être plaisanté par Hans Blom et Klaas Rynwald sur son ardeur de jeune homme. Le baas répondait à ses associés.

« Eh ! laissez Karl s’amuser, puisque c’est profit pour nous tous. »

Mais au fond de son cœur, Jan Van Dorn savait que Karl de Moor cherchait ainsi à compenser les pertes qu’il avaient infligées à la colonie, et lui savait gré de cette réparation.

Pendant cette chasse si fructueuse, un vieil hippopotame mâle offrit aux Vee-Boërs un spectacle curieux.

Frappé derrière l’oreille, beaucoup trop loin pour que le coup fût mortel, l’animal parut subitement atteint de folie. Il se mit à tourner sur lui-même dans l’eau comme un mouton pris de vertige, et nul ne put dire quand il se serait arrêté ; mais Karl de Moor, le seul capable de viser juste une bête lancée dans un mouvement forcené, acheva le blessé d’une balle de son roër.

Il ne se passait presque pas d’heure sans qu’une nouvelle victoire vînt s’ajouter aux précédentes.

Le tas de dents d’hippopotame montait à vue d’œil ; Jan Van Dorn et ses associés déclaraient en se frottant les mains que, pour peu qu’on continuât de ce train-là, ce ne serait pas seulement une compensation aux pertes subies, mais la richesse qu’ils apporteraient à Port-Natal.

Ce que leur réservait la fortune dépassait encore ces conjectures.

À cinq ou six jours de route environ de l’embouchure du Limpopo, à une place où le fleuve présentait environ deux kilomètres de largeur, Smutz signala au baas une petite île qui se trouvait à peu près à égale distance des deux rives.

« Baas, lui dit-il respectueusement, vous hésitiez à toucher terre pour la halte de nuit, à cause de la largeur du fleuve qui rend les rives si lointaines ; voici une île où peut-être l’on pourrait atterrir.

— En effet, » répondit Van Dorn.

La nuit approchait et elle devait être sans lune. Le baas résolut de jeter l’ancre près de cette île pour n’en repartir que le lendemain. Karl de Moor pointa le gouvernail vers cette direction, sans grand changement de manœuvre, puisque l’île s’élevait au milieu du fleuve.

Des roseaux de l’espèce appelée palmit l’entouraient d’une ceinture verte, interrompue à un seul endroit où la profondeur des eaux n’avait pas permis aux palmits de prendre racine.

On fit entrer le radeau dans l’anse naturelle formée par cet intervalle dépourvu de végétation, et, la nuit étant tout à fait venue, l’on n’eut pas le temps d’explorer l’îlot et l’on resta à bord. C’est à peine si deux ou trois Hottentots firent quelques pas sur la terre ferme. L’obscurité était telle qu’ils ne purent rien distinguer.

Le matin au réveil, la surprise des émigrants fut grande lorsqu’ils découvrirent que cet îlot de huit à dix arpents était entièrement couvert d’herbe desséchée. Cependant le sol n’était pas à deux pieds au-dessus de l’eau qui l’environnait, et, comme aucun arbre, aucun arbuste ne s’élevait dans l’île, tout prouvait que ce terrain devait être soumis à des inondations périodiques. Il aurait dû par conséquent offrir l’aspect d’une prairie plantureuse. D’où pouvait provenir le dessèchement de cette herbe flétrie et comme brûlée qui contrastait avec la ligne verte des palmits ? On eût dit un magnifique cadre dont le tableau était absent et où l’on n’apercevait qu’une planche raboteuse à la place du paysage qu’il aurait dû enserrer.

Les Vee-Boërs s’adressaient encore cette question lorsqu’ils aperçurent, autour de l’île, dans les roseaux et en aval du fleuve, une telle quantité d’hippopotames que c’était à n’en pas croire ses yeux.

C’était une succession à perte de vue de dos bruns et rugueux, de mufles épatés. Ce tableau rappelait aux Vee-Boërs le troupeau d’éléphants qu’ils avaient rencontré en amont du Limpopo, avec cette différence toutefois que la tribu des pachydermes était errante, tandis que les hippopotames avaient l’air d’être chez eux dans cet îlot, et semblaient y être établis à demeure.

Le conseil se réunit à l’arrière du radeau et il fut convenu qu’on ferait une chasse réglée aux amphibies et qu’on ne quitterait l’îlot qu’après avoir tué ou vu fuir loin de portée le dernier hippopotame de la bande.

Avant la fin du jour, le camp était dressé au centre de l’île et la chasse était ouverte.


CHAPITRE XXII
L’ÎLE MEISTJÉ


Cette chasse prodigieuse dura un mois. L’île, baptisée île Meitsjé en l’honneur de la seconde fille de Klaas Rynwald, se vit dépossédée un à un de ses habitants primitifs.

Un immense hangar contenait plusieurs centaines de défenses d’hippopotame empilées les unes sur les autres, comme des cornes de bœuf dans une tannerie. À côté de ces résultats tangibles de l’adresse des jeunes chasseurs, on pouvait voir les preuves de l’activité de leurs compagnons.

D’abord de gros paquets de jamboks confectionnés par les Cafres avec la peau des hippopotames. On se rappelle que les jamboks sont des fouets très longs ; les plus appréciés proviennent de la dépouille de ces amphibies.

Des vessies pleines de graisse fondue, gisaient à côté d’énormes pièces de lard. Les Boërs apprécient beaucoup les qualités de la graisse qui se trouve immédiatement sous la peau de l’hippopotame, lorsqu’elle est salée et préparée selon les règles ; ils n’apprécient pas moins la gelée qu’on obtient en soumettant à une cuisson prolongée les pieds de cet amphibie.

Toutes ces préparations culinaires étaient dues aux soins des Cafres et des Hottentots, et cet amas de provisions représentait une fortune pour chacune des trois familles des Vee-Boërs et une aisance inespérée pour leurs serviteurs, intéressés par leurs maîtres aux bénéfices de l’entreprise. Aussi n’est-il pas besoin d’ajouter que chacun s’était employé de son mieux pour obtenir cet heureux résultat.

Cette chasse avait tellement passionné tous les émigrants qu’ils en avaient oublié l’époque imminente de la saison des pluies.

« Il va bientôt falloir partir, disait chaque matin le baas pendant la quatrième semaine de séjour dans l’île Meistjé.

— Les cuissons ne sont pas toutes faites, répondait l’un.

— Il reste un groupe d’hippopotames dans les palmits, » objectait l’autre.

Et la réplique du baas était :

« Eh bien ! encore un jour. »

Lui aussi, le sage Van Dorn, se laissait entraîner à rester dans l’îlot plus longtemps que de raison.

« Demain nous chargerons le radeau, dit-il enfin un soir, et nous partirons dès la fin de cette opération. »

Mais, le lendemain, le ciel était obscurci par des nuages gris, et la foudre grondait au loin.

Avant qu’on eût commencé l’embarquement, l’orage s’était rapproché. Les coups de tonnerre semblaient éclater sur la tête même des Vee-Boërs ; les éclairs déchiraient à tout moment les nues, le ciel était en feu. Une pluie diluvienne succéda aux décharges électriques de la foudre. Ce n’était même plus de la pluie, mais de vraies cataractes, des torrents d’eau.

Les éclairs déchiraient à tous moments les nues.

Pendant cinq jours et demi, il plut de la sorte.

Seules, les nuits amenaient une accalmie ; mais le ciel restait tellement sombre qu’on ne pouvait pas profiter de ce répit pour aménager le radeau. Et, durant le jour, impossible de se hasarder hors de l’abri des tentes ; à plus forte raison, impossible d’opérer un chargement.

Le baas secouait la tête et se reprochait intérieurement d’avoir cédé aux prières des uns, aux instances des autres.

« J’ai eu grand tort, disait-il à ses associés, de permettre qu’on s’attardât ainsi. Pourvu que personne parmi nous ne prenne les fièvres !… »

Le malin du septième jour, le temps parut s’améliorer, mais Jan Van Dorn et Smutz le guide savaient bien que cette éclaircie serait de courte durée. Aussi pressèrent-ils l’un et l’autre le départ.

La saison des pluies était bel et bien venue. Après avoir souffert de la soif, puis de la chaleur, les voyageurs allaient-ils donc être noyés ?

En arrivant à l’endroit où le radeau était amarré, il se produisit une alerte. Le pont de planches qui faisait communiquer l’embarcation avec l’île était à vau-l’eau. On le voyait aller et venir sous l’action du courant. Il fallut aller le chercher ; puis on dut le consolider.

« Le Limpopo monte, dit Jan Van Dorn. Hâtons-nous ! Il n’y a pas une minute à perdre. Dans quelques heures, peut-être même plus tôt que nous le pensons, toute l’île sera submergée. »

La crue grossissait avec une rapidité effrayante.

Les Vee-Boërs craignirent de perdre en quelques minutes tout le fruit de leurs peines. On s’empressa, on courut. Tentes, cabanes de roseaux, ustensiles déménagé, toutes les provisions du hangar, l’ancien stock et le nouveau, furent entassés pêle-mêle sur l’embarcation. On ne prit le temps de rien ranger.

La moitié de l’îlot était sous l’eau lorsqu’on transbordait la dernière charge ; mais tout le monde était à bord du radeau, et, sûrs désormais de ne rien perdre de leurs richesses, les émigrants s’occupèrent de mettre un peu d’ordre dans ce fouillis.

Dans l’après-midi, on leva l’ancre, et l’on prit congé de l’île Meistjé.

« L’île Meistjé ! la mal nommée, dit Andriès. C’est faire du tort à Mlle  Meistjé que de donner son nom à une île aussi perfide. Si le Limpopo avait grossi pendant la nuit, nous nous serions réveillés dans ses flots, et c’est tout au plus si nous aurions sauvé nos personnes.

— Bah ! répondit Piet, l’inondation n’est pas le fait de l’île, mais de la pluie et du fleuve. Sans l’île Meistjé, la bien nommée, jamais nous n’aurions rapporté tant de richesses. Qui veut crier avec moi, Huzza pour l’île Meistjé ! »

Tous les émigrants et Andriès le premier, — quelle inconséquence ! — s’écrièrent en chœur :

« Huzza pour l’île Meistjé ! »

À partir de ce moment, la navigation n’offrit aucune difficulté. La crue du Limpopo n’était dangereuse que sur les rives. Pendant la nuit l’on avait soin d’amarrer solidement le radeau et d’avoir toujours une sentinelle au guet, pour éviter toute fâcheuse surprise de la part du fleuve. C’était suffisant, et, grâce au canot, l’abordage lui-même ne présentait pas de difficulté.

Avec la cargaison qu’ils possédaient à bord, les Vee-Boërs envisageaient l’avenir sous des couleurs tout autres que les mois précédents. Le sourire était sur toutes les physionomies et l’espérance dans tous les cœurs. Du reste, on approchait du terme de ce long voyage.

Au bout de quatre jours, l’embarcation atteignit l’embouchure du Limpopo. Là, il fallut manœuvrer avec précaution ; mais, avec un pilote tel que Karl de Moor et un radeau aussi bien construit, ce fut moins difficile qu’on ne l’imaginait d’abord.

Enfin les Vee-Boërs arrivèrent dans la baie de Goa.

Les souvenirs de Laurens ne l’avaient pas trompé. Il se trouvait un petit port à cet endroit, et, surprise inespérée pour les voyageurs, un navire y était à l’ancré.

« Nous avons tous les bonheurs ! s’écria Katrinka en battant des mains, quand elle aperçut, la première, les voiles blanches de ce vaisseau. -

— Attends de savoir la destination de ce trois-mâts, lui répondit son père en souriant. Il est possible qu’il se dirige vers le nord, et, en ce cas, de quelle utilité nous serait-il ? »

Mais c’était justement un bâtiment marchand en partance pour Port-Natal. Le capitaine de ce trois-mâts ne se fit pas prier pour emmener les Vee-Boërs.

Pour lui aussi c’était une bonne affaire. Cette cargaison d’objets de haut prix et de vente facile lui répondait du paiement de la traversée.

Il entrait dans les plans des Vee-Boërs de ne faire qu’un arrêt fort court à Port-Natal. Ils comptaient en repartir dès qu’ils auraient vendu leurs marchandises, et s’en aller chercher un endroit où ils pussent s’établir avec de nouveaux troupeaux, pour reprendre leur vie pastorale.

Mais ils apprirent à Port-Natal une si importante et heureuse nouvelle que leurs résolutions en furent changées. En leur absence, les Transwaaliens s’étaient révoltés contre la domination anglaise. Ils avaient opéré ce que les Anglais ont appelé la rébellion du Transwaal et les colons hollandais : leur guerre de l’indépendance.

Ces bons patriotes avaient acheté leur liberté au prix de la vie de beaucoup des leurs ; mais ils avaient reconquis la liberté de leur territoire aux combats de Laing’s Neck et au Spitz-Kop, et un si beau résultat ne leur semblait pas trop cher payé.

Par suite de ces événements favorables, les émigrants n’avaient plus de raison de fuir leur pays.

Assurés d’être libres désormais, ils ne songèrent plus qu’à se rapatrier.

Leur exode était terminé, et leur seule préoccupation, avant de retourner au Transwaal, fut de vendre dans les conditions les plus avantageuses les diverses raretés qu’ils rapportaient de leur long voyage.

Par la joie que causa aux trois familles et à leurs serviteurs l’idée de rentrer dans la mère-patrie, tous comprirent l’étendue du sacrifice qu’ils avaient fait lorsqu’ils s’étaient résignés à l’exil.

Un regret se mêlait pourtant au bonheur des jeunes Boërs : celui d’avoir désespéré trop tôt de l’indépendance nationale, et de n’avoir pu combattre avec leurs compatriotes pour la cause sacrée.

Quelques semaines après l’arrivée des Vee-Boërs à Port-Natal, tous les émigrants étaient réunis sous la présidence de Jan Van Dorn, qui avait terminé la vente des divers produits des chasses faites en commun.

« Mes amis, dit le baas de sa voix grave, nous avons couru ensemble les mêmes dangers ; nous avons vécu longtemps de la même vie. Avant de nous séparer, je tiens à remercier mes braves serviteurs de leur dévouement à toute épreuve et de la confiance qu’ils m’ont témoignée dans les situations les plus périlleuses. Voici la part de nos profits qui revient à chacun d’eux. »

Et la distribution se fit à la satisfaction de tous.

« Vive notre baas ! s’écrièrent les Cafres et les Hottentots.

— Je veux aussi, poursuivit Jan Van Dorn, adresser à nos jeunes chasseurs les éloges qu’ils méritent. Au début de notre voyage, ils étaient presque des enfants. Maintenant ce sont des hommes, et des hommes éprouvés… La part de bénéfice de chacun d’eux représente pour lui l’indépendance. Si ce capital s’accroît de leurs travaux futurs, il peut être le premier noyau de leur fortune. Mes associés Blom et Rynwald seront, je l’espère, d’accord avec moi pour trouver qu’il ne faut cependant livrer aux jeunes gens leur capital qui si ces jeunes gens remplissent certaines conditions donnant à leurs pères l’assurance d’une conduite stable et de mœurs réglées. Cela paraîtra peut-être un peu dur à nos fils, mais notre volonté est formelle… Mes enfants, vous êtes d’âge à devenir à votre tour des chefs de famille, et c’est pourquoi je vous ordonne, à toi, Piet, d’épouser Katrinka ; à toi, Andriès, d’épouser sa sœur Meistjé, et à toi, Ludwig, d’épouser Rychie, ma fille aînée. »

Les jeunes gens qui s’étaient d’abord regardés avec inquiétude, poussèrent des exclamations joyeuses pour célébrer cette péroraison inattendue… Ils s’imaginaient tous que les secrets de leurs cœurs étaient assez cachés pour que personne ne les devinât. Mais leurs parents connaissaient depuis longtemps leurs inclinations, et ils riaient ensemble de bon cœur en voyant la surprise des jeunes gens.

Les jeunes filles se montrèrent moins démonstratives ; mais il est à présumer qu’elles auraient, eu l’énergie de protester si les ordres de leurs parents leur eussent assigné des devoirs trop désagréables ; aussi chacun prit pour une modeste acceptation la rougeur de leurs joues et le vif éclat de leurs yeux.

Seul de tous les jeunes gens, Laurens de Moor restait mélancolique.

Mais le baas reprit :

« Ce n’est pas tout. Si ma fille cadette Annie ne déplaît pas outre mesure à Laurens, si de son côté Annie ne trouve pas l’obéissance à mes désirs trop rude, je souhaite que Laurens de Moor épouse ma seconde fille. Cela fera quatre noces le même jour, » ajouta-t-il en se frottant les mains.

Cette fois, la voix de Laurens cria plus haut que les autres. Le jeune homme oublia qu’il avait appris à se taire chez les sauvages. Il se jeta dans les bras de son père dont les yeux pleins de larmes se tournèrent vers Jan Van Dorn.

« Baas, dit-il d’une voix émue, vous êtes l’homme le plus généreux du monde comme vous en êtes le plus miséricordieux.

— La joie vous fait divaguer, mon bon ami, répondit Jan Van Dorn. Vous dites des mots qui n’ont pas de sens.

— Ah ! s’écria Karl de Moor, je ne sais ce qui me retient, en ce moment où nous sommes tous rassemblés…

— Pour le coup, taisez-vous, Karl, dit Jan Van Dorn de son air de commandement. Vous savez que j’aime à être obéi, et l’injonction de vous taire à jamais sur nos anciens malentendus est le dernier ordre que vous donnera votre baas. »

Un même cri sortant de toutes les poitrines termina cet incident que, seuls, Jan Van Dorn et Karl de Moor avaient pu bien comprendre.

« Vive le baas ! »

Après cette manifestation d’ensemble due à la joie de tous, il se forma dans la réunion des groupes dont on n’essayera pas de peindre les émotions particulières. Il est des bonheurs discrets que l’on diminuerait en essayant de les décrire.