Les deux filles du squatter

J. Hetzel (p. couv-92).

ŒUVRES DE MAYNE-REID
COLLECTION HETZEL
AVENTURES DE TERRE ET DE MER
PAR
MAYNE-REID


ADAPTATION PAR S. BLANDY



ILLUSTRATIONS PAR JOHN DAVIS

BIBLIOTHÈQUE
D’ÉDUCATION ET DE RECRÉATION
J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOB
PARIS

Tous droits de traduction et de reproduction reservés.
TABLE
Chapitre I. — 
Le capitaine-pionnier. — Un avis amical. — L’hôtel Jackson à Swampville 
 1
II. — 
Marian et Lilian. — Le chagrin de Franck Wingrove. — L’ultimatum de John Stebbins 
 6
III. — 
L’hospitalité forestière. — Le hurricane. — Une apparition inattendue. — Le cougar rouge 
 12
IV. — 
Les titres de propriété d’Hickmann Holt. — Une réception brutale. — Les conventions du duel 
 16
V. — 
Le pacificateur. — Un ami dans le camp adverse. — Transaction à l'amiable. — Doux rêve d’avenir 
 20
VI. — 
La prophétie de l’Indienne. — Tous partis ! — La lettre de Lilian. — Pacte de dévouement 
 23
VII. — 
L’horloge du cheval mort. — Le brouillard blanc. — Expédition manquée 
 28
VIII. — 
Marian perdue ou morte. — Renseignement sur la caravane. — Les Big-Timbers. — Les hommes à la brouette 
 31
IX. — 
Le pied de roi. — Sure-Shot et Patrick O’Tigg. — Une histoire difficile à croire. — L’alerte. 
 36
X. — 
Le chat à neuf queues. — La halte. — Le fantôme de la Chicassaw 
 40
XI. — 
La butte Orpheline. — Le wagon capturé. — En attendant l’assaut 
 43
XII. — 
La Main-Rouge. — Un exploit de Patrick. — Le Stampede 
 45
XIII. — 
Le point faible de la défense. — Pluie de mitraille. — La ceinture de feu. — Sortie désespérée. — Prisonniers des Arapahoes 
 47
XIV. — 
La cible vivante. — Le rifle de Sure-Shot. — Libre ! 
 52
XV. — 
La fuite. — Dépassé par la poursuite. — La chasseresse sauvage. — Secours inespéré 
 54
XVI. — 
Le campement utah. — Wa-ka-ra et le trappeur mexicain. — La danse de guerre 
 58
XVII. — 
Le plan d’attaque. — Histoire de la chasseresse. — Délivrance de Franck Wingrove 
 62
XVIII. — 
Le combat et la déroute. — Scalpé vivant! — La colère d’Archilète. — Marian 
 67
XIX. — 
L’envoyé des Mormons. — Les faux Indiens. — Projets d’avenir de Sure-Shot 
 74
XX. — 
Le campement mormon. — John Stebbins dans son rôle de chef. — Holt et Lilian dans le camp. 
 78
XXI. — 
Un hasard intelligent. — Lilian avertie. — Trahis par Wolf. — La fuite 
 82
XXII. — 
Le refuge de la ravine. — Le secret de Holt. — Justice faite. — L’heureux retour. — La colonie de Mud-Creek 
 87

CHAPITRE I
Le capitaine-pionnier. — Un avis amical. — L’hôtel Jackson à Swampville.


Trois mois après le traité de Guadalupe Hidalgo, qui mit fin à la guerre entre les États-Unis et le Mexique, Édouard Warfield, capitaine d’éclaireurs, arrivait à Nashville, dans le Tennessee, et frappait à la porte d’un de ses anciens compagnons d’armes.

La maison du commandant Blount, quoique modeste, n’était point si petite qu’elle ne pût loger un ami inattendu et l’arrivée d’Édouard Warfield y fut joyeusement fêtée. Après un repas abondant, dont le dessert fut animé par des toasts portés au succès des armes américaines, le commandant Blount dit à son jeune ami :

« Eh bien ! mon cher Édouard, vous avez donc suivi l’exemple général. Quel statisticien dénombrera les milliers de sabres rentrés au fourreau ! Les uns sont transformés en bêches, et vont fouiller les placers de la Californie ; les autres vont être suspendus dans des comptoirs ou dans des cabinets de travail pour s’y rouiller dans une glorieuse paresse. Et vous aussi, vous voulez abdiquer votre titre militaire et tâter de la vie civile ! Votre nom de Warfield[1] vous prédestinait pourtant à rester sous les drapeaux.

— Et qu’y faire, puisqu’on ne se bat plus ? répondit le jeune capitaine d’éclaireurs. D’ailleurs, je vous l’avouerai, je suis las de cette existence tumultueuse ; elle pouvait me plaire quand elle avait l’attrait du danger affronté utilement, c’est-à-dire pour conduire à la paix ; mais je ne suis point fait pour la vie de garnison à quelque frontière, avec la perspective d’être le gendarme de quelques misérables tribus de Peaux-Rouges. Vous devez comprendre ce sentiment, vous qui avez quitté l’armée avant moi, et qui avez cependant du sang héroïque dans les veines, puisque vous êtes le petit-fils de ce chef intrépide…

— Oui, oui, c’est une belle odyssée que celle de mon grand-père. Partir à la tête de quarante familles, faire trois cents milles dans cette région alors presque inexplorée, venir fonder Nashville au cœur même de cette « terre sanglante », comme on appelait le Tennessee, c’est un bel état de service, et ces pionniers nous valaient bien. Mais pour en revenir à vous, si vous le permettez, mon cher Ned, à quoi comptez-vous employer votre jeunesse et votre énergie ? »

Le jeune capitaine sourit un peu tristement : « Dans les nuits au bivouac, dit-il. quand je ne dormais pas, je me suis souvent demandé ce que je deviendrais à l’heure du licenciement, et vous savez, commandant, que, dans de semblables rêveries, on établit une sorte de bilan de ressources. Or, je n’ai à compter que sur moi. Tel que vous me connaissez, je suis peu propre au commerce ou à tout ce qui me forcerait à une dépendance civile. Aussi, tous mes rêves étaient-ils de jouir de moi-même dans la solitude d’un désert.

— Bah ! par amour du contraste sans doute, et au milieu du bruit de nos camps, on pouvait se laisser aller à rêver ainsi ?

— Peut-être, et à vous dire vrai, commandant, ce n’est pas une solitude d’ermite que je souhaitais, mais une plantation dans un district reculé, une maison égayée par la présence d’une femme qui serait la mienne… Mais ce dernier point est le couronnement de mon songe, la récompense des efforts que j’aurai à faire pour défricher mon terrain. Et après tout, si lointaine que soit cette heureuse perspective, ne me découragez point de l’envisager, je vous en prie. Quelle autre est ouverte devant moi ? Quelle récompense nous a donnée le gouvernement ? Ce morceau de papier bon pour tant d’acres de terre à prendre sur son territoire. Le mien est de six cent quarante acres ; si je voulais le négocier, il vaudrait, en temps ordinaire, un dollar et demi par acre ; mais le marché étant inondé de ces valeurs, à peine en tirerais-je la moitié si je cherchais à en faire de l’argent. À part ce chiffon de papier, quels sont mes biens ? mon cheval arabe qui m’a si vaillamment porté dans nos campagnes, mon cher rifle, ami tout aussi éprouvé et non moins fidèle, une paire de pistolets de Colt, une « lame de Tolède » prise à l’assaut de Chapultepec ; ajoutez-y le reste de ma paye du mois dernier, c’est-à-dire point assez d’argent pour me procurer un habit civil, ce qui fait que mon uniforme n’est autre qu’une tunique de Nessus, impossible à arracher de mes épaules. Avec tout cela, je n’étais point capable de vendre mon bon de terrain pour la valeur d’une chanson ou d’un souper, comme beaucoup de mes camarades, car avant de venir frapper à votre porte, mon cher commandant, j’étais si résolu à réaliser mon rêve dans celles de ses parties qui sont à ma disposition, que je suis allé au Land-Office (bureau des terrains). Décidé à m’établir dans le Tennessee pour n’être pas trop loin de vous, j’ai choisi la section numéro 9 pour ma future plantation. L’employé me l’a représentée comme un endroit fertile situé dans la « Réserve de l’Ouest », près des rives de l’Obion, et non loin du confluent de cette rivière avec le Mississipi. Il m’a dit ensuite qu’il croyait avoir entendu dire que cette terre avait été améliorée par un pionnier, un squatter ; mais il ne savait si cet homme était mort ou l’occupait encore. « En tout cas, ce squatter sera trop pauvre pour payer le droit de préemption, indemnité qui permet aux pionniers de garder leur terrain en en donnant le prix au propriétaire légal, et il sera obligé de partir, » a conclu l’agent du Land-Office… Vous voyez, commandant, que j’inaugure ma nouvelle existence sous les auspices les plus favorables. L’ancienne guerre du Texas et la campagne mexicaine m’ont fait assez bon chasseur, mais ne m’ont pas appris l’état de bûcheron. Si petite que soit la clairière ouverte par le squatter, je me félicite de trouver l’œuvre commencée. Eh bien ! commandant, que dites-vous de ma résolution ?

— Elle est d’un homme courageux, mon cher Ned, d’une nature fière et énergique ne voulant devoir rien à personne. Cela ne m’étonne pas de votre part… Mais de quel côté est cette section 9 et votre lot de terre ?

— D’après l’employé, la ville la plus proche est Swampville. Il parait que tout mon terrain est couvert de bois très épais, sauf la clairière que l’on appelle « la clairière de Holt, » du nom du squatter qui l’a défrichée, du moins selon les suppositions de l’agent.

— J’ai entendu parler de ces environs de Swampville ; c’est un des coins les plus fertiles du Tennessee. Vous y trouverez du gibier en abondance. L’ours noir et même la panthère sont communs vers l’Obion et à travers toutes les forêts de cette réserve. Mais à propos, et ce squatter que vous allez déposséder ?… Voilà pour vous une ennuyeuse affaire, mon cher Ned. Ce sont de grossières créatures que ces hommes des bois, très peu au fait des prescriptions légales. Pour eux, possession vaut titre.

— Voulez-vous dire qu’il refusera de me donner mon terrain ?

— Eh ! cela pourrait être s’il appartient à la classe obstinée.

— Mais certainement la loi…

— Vous aidera à le mettre à la porte, c’est ce que vous alliez dire ?… Dans toute autre partie de l’État, vous pourriez compter sur l’assistance légale ; je crains qu’il en soit autrement aux environs de Swampville, si loin de tout centre.

— Alors, il faudra que j’aide à la loi, que j’en sois tout seul le ministre, répondit le jeune capitaine avec chaleur.

— Non, Warfield, répliqua le commandant, je ne serais pas plus disposé que vous à me laisser léser dans mes droits, mais, dans votre cas, la prudence peut seule vous servir.

— Mais alors quel conseil me donnez-vous, commandant !

— Agissez comme d’autres qui avaient comme vous une résolution bien arrêtée, mais plus de prudence qu’il n’en peut entrer dans une jeune et bouillante tête comme la vôtre, mon cher Ned. S’il y a un squatter, et s’il paraît bourru, peu sociable, abordez-le doucement et déclarez-lui vos droits. Beaucoup de ces hommes ont une sorte d’honneur sous de rudes dehors. Louez les améliorations qu’il a faites à votre propriété et offrez-lui une indemnité pour la peine qu’il a eue de la défricher.

— Oh ! ami Blount, s’écria Édouard Warfield en frappant d’un air significatif sur les poches très aplaties de son uniforme, il m’est plus aisé de goûter ce bon conseil que de le suivre.

— Allons ! allons ! nous sommes de vieux camarades, Ned, dit le commandant d’un ton amical. J’espère que vous n’avez point de délicatesse déplacée. Je ne suis pas un Crésus, mais si vous aviez besoin de cent ou deux cents dollars pour acheter une seconde fois votre plantation, je les ai à votre service. Usez de mon bien comme du vôtre.

— Peut-être accepterai-je votre offre généreuse, commandant ; mais cela dépendra des circonstances. Si maître Holt — c’est là, je crois, le nom de mon prédécesseur — se montre raisonnable, je vous emprunterai de quoi payer les quelques arbres qu’il a coupés. S’il fait mine de résister, par Notre-Dame de Guadalupe ! je le mettrai hors de sa clairière…

Le lendemain, Édouard Warfield disait adieu au commandant et se mettait en rout pour gagner la Réserve de l’Ouest. Le bagage du jeune capitaine n’était pas volumineux : deux sacs pendus à la selle de son cheval contenaient tout ce qu’il possédait au monde, y compris ses titres de propriété.

On compte cent milles de Nashville à Swampville, juste trois jours de voyage à cheval. Pour les dix premiers milles, jusqu’à la rivière Harpeth, Édouard Warfield trouva une route excellente, bien macadamisée et bordée de plantations. Sa première station fut Paris, sa seconde Dresde ; en tirant sur la droite, il serait entré en Asie et aurait pu saluer Smyrne et Troie ; en se dirigeant vers le sud-ouest, il aurait traversé le Danemark et Memphis, noms de villes ou de pays peu habitués à être visités par un voyageur à une journée de distance.

Après Dresde, les appellations des cités et des villages devinrent moins classiques et ne rappelèrent plus l’ancien continent. Beaucoup de longues étendues de terrain n’avaient point de nom, simplement parce qu’elles n’étaient pas occupées. De nombreuses rivières pourtant étaient baptisées : crique du Daim, crique de la Boue, ou bien du Chat et du Racoon, du grand et du petit Fourchu, ce qui indiquait que les pionniers de la Réserve de l’Ouest n’étaient point chargés du bagage de souvenirs auquel tant de villes des États-Unis doivent leur nom.

Au delà de Dresde, la route n’était plus qu’un sentier à peine tracé dans la forêt ; mais suffisamment indiqué par les signaux peints çà et là sur les arbres. À mesure que le jeune capitaine avançait, il devenait plus curieux d’apprendre de quelque voyageur quelques particularités sur Swampville, ce settlement[2] devant être le point d’appui de ses efforts de future colonisation. Mais, pendant dix longs milles, il ne rencontra pas une créature humaine, et il ne commença à voir passer sur la route des visages noirs ou blancs, nègres conduisant des charrettes à bœufs, cavaliers ou piétons de sa propre race, que lorsqu’il arriva à un mille du settlement.

Édouard Warfleld ne fut pas étonné de trouver si peu de mouvement autour de Swampville, qui était une très nouvelle ville dont le nom même était à peu près inconnu dans tout l’Ouest, excepté aux bureaux du Land-Office. Même dans la Réserve, elle était plutôt connue comme un settlement que comme une cité ; néanmoins Swampville n’était pas un lieu aussi dénué de mouvement commercial que le jeune capitaine se l’imagina pour l’avoir abordée par son côté est, après s’être égaré en chemin et y être arrivé par les bois.

La face de Swampville est tournée vers l’Ouest, et c’est en arrivant dans cette direction, après s’être renseigné à un passant, qu’Édouard Warfleld aperçut l’animation naturelle aux villes un peu civilisées. Des cabanes de bois bordaient la route, entremêlées çà et là de constructions qui affichaient de plus hautes prétentions architecturales. Devant la plus grande de ces dernières, était planté un grand poteau ou plutôt un arbre ayant ses basses branches coupées. Le bouquet de sa cime ombrageait une cage dans laquelle s’agitait toute une tribu de martinets, et au-dessous de la cage était pendu un écriteau sur lequel on lisait le mot hôtel. Il était orné du portrait de Jackson, peint en uniforme continental. Cet hôtel Jackson devait être évidemment le plus confortable de tout Swampville, et Édouard Warfleld s’y arrêta sans hésitation.

Il était déjà trop habitué aux mœurs de l’Ouest pour attendre soit bienvenue, soit assistance, et trop attaché à son cheval arabe pour l’abandonner à des mains inhabiles ; aussi prit-il la peine de le desseller lui-même. Un nègre à demi nu l’aida quelque peu, tout en contemplant de ses larges yeux, blancs d’étonnement, l’uniforme du capitaine, en garçon peu habitué à en voir de semblables dans ces parages.

Le capitaine arriva.

Au moment où, après avoir installé son arabe dans l’écurie, le capitaine entrait dans la véranda de l’hôtel, la cloche annonçant le souper se fit entendre.

Les convives assis autour de la table d’hôte composaient une troupe très bigarrée. Il y avait là des habits faits avec des couvertures de cheval, des blouses en peau de daim, des chemises en flanelle rouge portées par des hommes n’ayant aucune sorte de veste. Quelques autres étaient vêtus d’une façon plus régulière et presque élégante, car dans tous les nouveaux settlements, les boutiquiers et les gens d’affaires prennent souvent leurs repas à l’hôtel ou à la taverne.

Édouard Warfleld aperçut là quelques « vieux types » à lui connus. Bien qu’il fût certain de n’avoir jamais rencontré dans sa vie un seul personnage de cette réunion, il y en eut un cependant qui attira bientôt son attention d’une manière irrésistible.

C’était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, habillé en chasseur, c’est-à-dire vêtu d’une tunique de peau de daim, avec poche à balles et corne à poudre pendant de son épaule, couteau à sa ceinture et mocassins à ses pieds. Une casquette de peau de racoon, qu’il avait accrochée à un porte-manteau en entrant, était sa coiffure.

Édouard Warfleld admira le type de sa beauté mâle, qui ne perdait rien de ses avantages pour être négligée : sa belle chevelure noire tout ondoyante, les contours corrects de son visage, la largeur de ses yeux brillants sous l’arc bien dessiné de ses sourcils, et surtout la parfaite insouciance, l’absence de vanité avec lesquelles le chasseur montrait sa noble prestance et ses traits sympathiques.

Mais ce qui attira sans doute le plus l’attention d’Édouard Warfield, c’est que le chasseur paraissait être sinon inconnu, du moins sans un ami au milieu de cette réunion. La plupart des gens qui étaient là, surtout les gentlemen vêtus de drap fin, affectaient un air de supériorité avec lui comme s’il n’était pas leur égal. Cependant il ne paraissait pas homme dont on pût se moquer impunément ; mais la hauteur n’est pas la raillerie, et peut-être ces gentlemen bien posés ne voulaient-ils qu’établir la distance entre eux et la pauvreté évidente du chasseur. Elle se montrait dans son costume ; si sa tunique de daim était belle, l’usure l’avait beaucoup râpée ; les bandes de drap vert qui entouraient ses jambes étaient devenues d’un brun verdâtre ; d’autres minces détails attestaient qu’il avait une bourse légère, à peu près aussi légère que celle de son muet admirateur.

L’uniforme que portait ce dernier ne lui valait pas plus de suffrages auprès des gentlemen élégants de la compagnie ; l’habit militaire n’obtient pas aux États-Unis la considération dont il jouit dans d’autres pays. De tous les convives présents, c’était le jeune chasseur qui paraissait le plus porté à éprouver de la sympathie pour le capitaine. Peut-être conjectura-t-il à l’usure de l’uniforme et à la solitude d’Édouard Warfield que ce jeune homme était pauvre et étranger. En tout cas, — cette sympathie réciproque et muette des deux parts était spontanée et sincère.

Après le souper, Édouard Warfield voulut se mettre en rapport avec le maître d’hôtel, dont le nom était Kipp, ou plutôt « le colonel Kipp », comme il l’avait entendu dire par les convives. Bien qu’il eût l’intention de passer la nuit à Swampville, le capitaine avait hâte d’obtenir quelques renseignements sur sa propriété, et il supposait que le maître d’hôtel pourrait lui en donner.

Il trouva ce personnage sous la véranda, installé dans un fauteuil à bascule, ses pieds élevés de quelques pouces au-dessus du niveau de son nez, car ils reposaient sur la balustrade du balcon, au-delà de laquelle ses grandes bottes se projetaient d’un demi-mètre au moins sur la rue. Si le capitaine n’avait pas entendu nommer « colonel » ce M. Kipp, il aurait eu de la peine à allier ce titre avec la vulgarité de cet individu.

Ce gentleman ne daigna s’apercevoir de l’intention qu’avait son hôte de lui parler que lorsqu’Édouard Warfield se fut arrêté à trois pas de son fauteuil branlant. Alors il ramena à lui ses longues jambes, se tourna à moitié sur son siège, et, sans se lever, il dit d’un ton d’interrogation :

« Vous appartenez à l’armée, monsieur ?

— Non, répondit brièvement le capitaine. Je viens de quitter le service.

— Arrivant de Mexico, je présume ?

— Oui.

— Affaires à Swampville ?

— Précisément, monsieur Kipp.

— On a la condescendance de m’appeler colonel, dit le personnage avec un doux sourire. Mais étant étranger, vous pouvez ignorer…

— Je vous fais mes excuses, colonel Kipp. Venant pour la première fois dans cette ville…

— Oh ! très juste, ne faites point d’excuses, dit M. Kipp, flatté du titre de cité que le capitaine venait d’octroyer au bourg de Swampville. Et vous venez ici pour affaires ?

Le capitaine, peu désireux d’entretenir de ses intérêts le maître d’hôtel, tout colonel que celui-ci tint à être, répondit à cette question par une autre :

« Connaissez-vous, dit-il, une place appelée la clairière de Holt ?

— Eh ! oui ; il y a un lieu que l’on nomme ainsi.

— Est-ce loin de Swampville ?

— À six milles environ de distance, près du Mud-Creek.

— Y a-t-il un squatter ?

— Eh ! je le pense… naturellement.

— Pourrais-je me procurer ici, colonel, un guide qui m’accompagnerait à la clairière ?

— Ah ! Ah !… Tiens, au fait, voyez-vous ce jeune homme coiffé d’une casquette de racoon ? C’est un des squatters de Mud-Creek. Il pourrait vous servir de guide, s’il y consentait. »

En disant ces mots, le colonel Kipp désignait le chasseur qu’Édouard avait remarqué au souper et qui s’occupait dans la cour à seller un maigre cheval et il ajouta :

— Quelle diable de raison peut vous mener au fond des bois, à la clairière de Holt ?

— Cela, je vous en demande pardon, colonel, cela est une matière privée.

— Privée et particulière, eh !

— Précisément.

— Alors vous ferez mieux d’en garder le secret pour vous.

— C’était bien mon intention, comme votre perspicacité l’a deviné, colonel, » répondit Édouard Warfield qui tourna sur ses talons et quitta la véranda.

Le capitaine, en approchant du chasseur, vit qu’il souriait tout en achevant de boucler la selle de son cheval. Il avait évidemment entendu la conversation précédente. Aussi l’affaire fut-elle conclue en peu de mots.

« Je vous conduirai très volontiers à la clairière de Holt, dit-il ; mon chemin y mène aussi près qu’un saut d’écureuil. »

Au bout de dix minutes, sa dépense à l’hôtel payée, son arabe sellé, Édouard Warfield quitta le caravansérail de Swampville.


CHAPITRE II
Marian et Lilian. — Le chagrin de Franck Wingrove. — L’ultimatum de John Stebbins.


Six mois avant qu’Édouard Warfield ne se mît en route pour aller prendre possession de la clairière, ce coin de terre présentait les beautés particulières à tous les établissements des pionniers dans les belles forêts vierges de l’Amérique.

Par un beau matin de mai, la clairière était riante sous les rayons du soleil ; l’atmosphère était chargée du parfum des fleurs sauvages ; les abeilles bourdonnaient, en quête de miel ; et les oiseaux chantaient entre deux picorées. Deux jeunes filles sortirent de la hutte du squatter et saluèrent d’un sourire cette scène gracieuse.

Quoique belles toutes les deux et filles du même père, elles ne se ressemblaient pas. L’une d’elles, Marian, était grande et brune, son œil allongé avait la forme oblique des yeux indiens. D’autres contours, d’une élégance fière, rappelaient chez elle le type des Chicassaws, les premiers possesseurs de la forêt. Son costume indiquait par son goût que le sang européen était mêlé dans ses veines au sang indien. Marian était vêtue d’une jupe de homespun commun, rayé de jaune ; le corsage vert, d’une étoffe plus fine, était agrémenté de broderies ; son cou et ses poignets s’entouraient de ces cercles de métal plus ou moins précieux auxquels les femmes chicassaws empruntent leur principale parure. Elle portait un léger rifle. Une corne et une poche à balles, suspendues à l’épaule gauche, pendaient sous son bras droit.

La seconde jeune fille, Lilian, offrait le plus parfait contraste avec cette beauté fière et brune. Elle était à ce point de l’adolescence où six mois vont faire une femme de la jeune créature qui n’était encore qu’une charmante enfant. Toute rose, blonde comme les blés, fraîche et pure comme une églantine de buisson, et timide comme une gazelle, elle paraissait parée dans son simple costume qui se composait d’une robe de homespun ouverte sur la poitrine et d’un large chapeau de paille ; un collier de fausses perles à son cou était sa seule coquetterie, car ses jolis pieds étaient nus, si ceux de sa sœur étaient chaussés du classique mocassin.

Dès que les deux jeunes filles sortirent, tendrement enlacées, de la hutte du squatter, un grand chien décharné, à l’œil sauvage, accourut à elles et fêta spécialement la brune Marian.

« Ah ! Wolf, vieux compagnon, dit-elle, c’est ton déjeuner que tu me demandes. Que pourrions-nous lui donner, Lilian ?

— En vérité, sœur, je l’ignore ; il n’y a rien chez nous pour la pauvre bête.

— Mais il y a de la chair de daim dans la hutte….

— Je crains que père ne nous permette pas de la donner à Wolf. Il attend quelqu’un à diner. Tu sais qui, Marian ? »

Un sourire espiègle accompagna cette question ; mais il manqua son effet, car Marian répondit en fronçant le sourcil :

« Oui, mais ce quelqu’un-là ne dînera pas avec moi. C’est justement pour cela que je vais sortir avec mon rifle. J’irai chasser pour trouver mon dîner dans les bois, et si j’ai la main malheureuse, je ne mangerai point… Mais ne crains rien, Wolf, si je manque d’appétit, ce n’est point une raison pour que j’oublie que tu as faim… Je ne sais vraiment que donner à cet animal… Qu’en dites-vous, Lill ? Ces busards sont à portée de mon rifle. Je pourrais en tuer un. Mais ces vilaines bêtes ont une chair si coriace qu’un chien lui-même n’en voudrait pas manger.

— Vois, Marian, un écureuil là-bas. Wolf s’accommoderait bien de ce déjeuner ; mais ce serait pitié que de tuer cette jolie petite créature.

— Pas du tout. Cette jolie petite créature est un voleur qui mange notre blé ; en le tuant, je fais justice en deux sens : je punis un larron et je récompense notre chien fidèle. »

Wolf, qui n’avait pas les scrupules de Lilian, s’était déjà élancé sur l’écureuil ; mais c’est une rare chance pour un chien que d’attraper d’un bond un animal aussi leste. L’écureuil s’enfuit, grimpa sur un arbre, s’assit au coude d’une branche élevée, et se mit à célébrer son triomphe en remuant sa queue dressée en panache. Mais, tout occupée de narguer son ennemi qui aboyait piteusement, la pauvre bête ne songea point à masquer son corps qui présentait une cible au rifle. Marian épaula son arme ; le coup partit… et l’écureuil, tombant de son haut perchoir, fit plusieurs culbutes en l’air et vint tomber juste entre les mâchoires affamées de Wolf.

La jeune fille ne parut ni orgueilleuse ni étonnée de son exploit ; c’était sans doute pour elle une habitude de tous les jours que de tirer juste et de faire un massacre des hôtes de la forêt.

Marian et Lilian

« Il te faudra apprendre à tirer, ma chère Lilian, dit-elle à sa sœur.

— Oh ! je n’y aurais ni le goût ni l’adresse.

— Il faut t’y essayer cependant. Cela peut être très utile. Père ne dit-il pas que, du temps des Indiens, chaque jeune fille savait manier un rifle. Que ferais-tu si tu rencontrais un ours dans la forêt ?

— Oh ! comme je courrais vite !

— Eh bien ! pas moi. Cela ne m’est jamais arrivé ; mais, le cas échéant, je ne m’enfuirais pas.

— En vérité, Marian, je ne suis jamais tranquille quand tu cours les bois. J’ai toujours peur que tu rencontres quelque bête féroce qui te dévore. Je ne puis comprendre quel plaisir tu trouves à chasser.

— Oui, nos goûts diffèrent, quoique nous nous aimions tendrement.

— Vrai, tu m’aimes bien, Marian ? dit Lilly en jetant ses bras autour du cou de sa sœur. Ce n’est point parce que tu t’ennuies avec moi que tu cours si souvent la forêt.

— Oh ! Lilly, dit la jeune fille en couvrant de baisers la jolie figure de sa sœur, c’est par malice d’enfant que tu parais douter de mon affection. Tu sais bien que je donnerais ma vie pour sauver la tienne. C’est toi qui es la joie, le bonheur de notre pauvre demeure forestière ; pour ne point partager tes goûts, je n’ai pas moins d’amitié pour toi. Mais que veux-tu ? Tu aimes à lire les livres que ta mère t’a laissés et à regarder les gravures qu’ils renferment. L’héritage que je tiens de ma mère ne contenait rien de pareil. Puisqu’elle était à moitié indienne, il n’y a rien d’extraordinaire à ce que je lui ressemble et que j’aime la vie libre dans les bois. Quant au danger… bah ! bah !… je ne le crains pas. Je n’ai peur d’aucune bête féroce. Ah ! j’ai beaucoup plus à redouter d’une créature à deux pieds que je connais, et je risquerais davantage de rencontrer ce terrible bipède en restant à la maison. »

Ce fut d’un ton amer que la jeune fille prononça ces dernières paroles ; elle rechargea son rifle, et au même instant, les grognements de Wolf annoncèrent l’approche d’un visiteur.

C’était un homme à cheval, âgé d’une trentaine d’années, mince, froid d’aspect, et porteur d’une de ces physionomies qui déplaisent à première vue. Ce n’était pas un étranger que John Stebbins, le maître d’école de Swampville ; il était l’ami du père des deux jeunes filles, venait le visiter souvent, et, de plus, était attendu par lui ce jour-là, comme Lilian l’avait dit.

« Le père est à la maison ? » demanda-t-il, et, sur le signe affirmatif de Marian, il mena son cheval à l’écurie, et entra dans la hutte de l’air d’un homme sûr de son importance.

Le squatter le reçut, et pendant l’échange de leurs salutations, l’observateur le plus inhabile aurait pu remarquer un singulier contraste dans les manières des deux hommes. Le visiteur était froid, tranchant, se donnait des airs de maître ; son hôte se montrait agité, l’œil errant çà et là, et fort mal à son aise. Avant qu’une douzaine de paroles eût été échangée entre eux, John Stebbins tourna sur ses talons et alla fermer la porte de la hutte. Le squatter ne fit aucune objection à cet arrangement qui empêchait ses filles de venir prendre part à cet entretien ; mais Marian, qui était restée à quelques pas de l’habitation, remarqua ce fait et en chercha la signification.

Pourquoi John Stebbins avait-il fermé cette rude porte qui avait l’habitude de rester ouverte sur ses gonds de cuir ? excepté la nuit ou quand les tempêtes de pluie soufflaient de l’ouest. Pourquoi son père, si hardi et parfois si farouche, semblait-il laisser le maître d’école commander sur sa clairière ? La jeune fille s’adressa ces questions et, n’y trouvant aucune réponse, elle adressa un signe d’adieu à Lilian, qui s’était assise à l’ombre pour lire, et elle s’enfonça dans la forêt.

À un mille de l’établissement du squatter, était une clairière qui ne devait rien au travail humain, oasis naturel de verdure à l’endroit le plus touffu de la forêt. Un chasseur qui s’était arrêté à l’entrée de la clairière, s’était assis sur un tronc d’arbre renversé.

C’était un fort bel homme de vingt-cinq ans environ, de physionomie ouverte et franche, mais assez négligé quant à sa toilette. Sa chevelure noire tout ondoyante n’avait été lustrée par aucun cosmétique ; ses traits réguliers étaient hâlés par le soleil, et il paraissait peu se soucier de faire valoir ses avantages extérieurs, très réels toutefois. Quant à son costume, si ses formes le faisaient valoir, il était exempt d’élégance. Une tunique de peau de daim, à collet frangé, dessinait sa taille ; des chausses de drap vert, assez usé pour offrir des teintes brunes, couvraient ses jambes, et d’épais mocassins à semelles de cuir chaussaient ses pieds. Une casquette en peau de racoon (sorte de blaireau) était posée sur sa tète. Une ceinture autour de la taille, un couteau dans sa gaine, un rifle sur l’épaule, complétaient l’équipement du jeune homme.

Il restait ainsi assis, absorbé dans des pensées qui paraissaient mélancoliques, lorsque trois Indiens débouchèrent dans la clairière du côté opposé à celui de sa halte.

C’étaient trois de ces Chicassaws dont les tribus ont émigré depuis longtemps à l’ouest du Mississipi. Quelques familles ont préféré rester dans leur pays natal, et errent, çà et là, menant une existence assez analogue à celle de nos Gitanos européens. Comme leurs ancêtres, ils passent leur vie sous des tentes ou en plein air, trafiquant de petits objets qu’ils confectionnent. Les trois Indiens qui survenaient, père, mère et fille, allaient évidemment pour ce petit commerce au settlement de Swampville, car si l’homme marchait fièrement en avant, les mains vides, la femme se courbait sous le poids d’un panier contenant des peaux de renards et de racoons, et la fille portait des corbeilles d’osier, des mocassins et des ceintures. Quant à l’homme, il serait injuste de dire qu’il était en tout point semblable au quatrième officier de la chanson de Marlborough, car s’il dédaignait d’alléger la lourde charge de marchandises sous lesquelles les deux femmes fléchissaient, un long fusil rouillé, passé en bandoulière, et une hachette à sa ceinture, lui constituaient une tenue formidable pour un homme allant au marché.

L’homme et la femme traversèrent la clairière sans s’arrêter devant le chasseur, qui les salua d’un signe de tête ; mais la jeune fille indienne se posa devant lui en souriant, et le regarda longuement sans lui rien dire, pendant que son père et sa mère s’éloignaient sans plus s’inquiéter d’elle.

« Que me veux-tu, Suvanée ? lui demanda-t-il brusquement, gêné par les deux yeux que la Chicassaw tenait fixés sur lui.

— Ah ! ah ! dit-elle, le gibier peut se lever sous les pas de Franck Wingrove, le hardi chasseur le laissera partir sans le saluer d’une décharge de son rifle. Ah ! ah !… Et Franck Wingrove ne pense plus à cultiver son champ, ni surtout à briller aux fêtes du tir, parce que cela lui a porté malheur… Suvanée sait tout cela et encore autre chose qu’elle pourrait lui dire.

— Laisse-moi, fille, s’écria le chasseur impatienté. En suis-je déjà venu à être la fable des gens de ton espèce !

— Tu ne méprises pas toutes celles qui ont du sang chicassaw dans les veines, répondit Suvanée avec plus de malice que de dépit, et je suis peut-être seule à savoir que ton chagrin vient de là. Est-il vrai que tu sois brouillé avec le squatter Holt pour avoir gagné le prix à la fête du tir, quand il avait la prétention de l’emporter ?

— C’est devant tous les squatters du district qu’il m’a injurié et qu’il m’a défendu de remettre les pieds sur sa clairière, à moi qui suis son seul parent, puisque la mère de Lilian, pauvre douce femme ! était ma propre tante.

— Et ce n’est pas seulement son neveu qu’il a mis à la porte, mais encore le prétendu de sa fille Marian, n’est-ce pas ? dit la jeune Indienne.

— Est-ce que tu prends un méchant plaisir à voir ma peine, s’écria Franck ? Cet Hickmann Holt n’a pas le cœur d’un père, puisqu’il fait le chagrin de Marian.

— Elle t’évite, dit Suvanée, et sans doute tu étais là pour guetter son passage. Écoute, je n’aime pas Holt ; c’est un homme dur ; je n’aime pas beaucoup Lilian. Mais je chéris Marian ; elle est de ma race ; elle s’est montrée toujours bonne pour moi et elle m’a guérie de mes fièvres et soignée dans sa hutte quand les miens me laissaient, sans secours, dans un coin de la forêt, comme un pauvre animal condamné à mourir. Aussi mon cœur est-il à elle… Dis-moi, veux-tu la voir ?

— Si je le veux ! s’écria Franck Wingrove en se dressant debout.

— Eh bien ! elle est à cent pas d’ici, au bord du ruisseau.

La jeune Indienne parlait encore, que le chasseur s’enfonçait dans le fourré, sans même penser à la remercier de son bon office.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant ce temps-là, le squatter et le maître d’école de Swampville étaient toujours enfermés dans la hutte.

Quelques braises rougissaient dans le foyer. Le squatter s’assit à côté de ce feu expirant, et son visiteur prit place de l’autre côté de la table, sur laquelle on voyait une bouteille pleine de wiskey, deux tasses fêlées, deux pipes et une petite provision de tabac. Tous ces préparatifs avaient été faits à l’avance.

« Vous avez fourni une longue course, John, dit le squatter en soulevant la bouteille, goûtez un peu de wiskey. Désirez-vous le mêler d’eau ?

— Pas d’eau ! répondit laconiquement John Stebbins.

— Vous avez raison ; les marchands en mettent assez dans leurs liqueurs avant de les vendre.

Il y eut un silence, après lequel le squatter reprit la parole : « Pourquoi, John, dit-il, êtes-vous flambant neuf des pieds à la tête ? Vous ressemblez juste à ces hypocrites prêcheurs que j’ai vus souvent rôder dans Swampville. Damnation ! quel air chicaneur vous prenez !

— Pourquoi me comparez-vous à ces païens de méthodistes ? J’appartiens à la vraie religion ; j’espère que bien que vous viviez en sauvage au fond des bois, vous avez entendu parler de la nouvelle révélation ?

— Ma foi, je ne sais ce que vous voulez dire.

— Eh bien ! je suis Mormon.

— Ah ! les Mormons n’ont-ils pas des principes abominables qui méritent qu’on les chasse de partout ? »

John Stebbins leva les mains et les yeux d’un air hypocrite : « Les saints subissent la calomnie, dit-il ; mais c’est une épreuve qu’ils surmonteront. Un d’eux, Brigham Young, m’a converti, m’a détourné des voies de perdition, et mon zèle m’a valu d’être nommé un des douze apôtres chargés de recruter des fidèles, des adhérents à la vraie foi.

— Est-ce pour me convertir que vous êtes venu ce matin, après avoir eu soin de me faire annoncer votre visite ?

— À parler franchement, Holt, dit John Stebbins, ce n’est pas précisément pour vous que je suis venu aujourd’hui.

— Et pour qui donc ?

— Pour votre fille. »

Un frisson passa sur la face du squatter, bien qu’il fit effort pour dissimuler cette émotion ; mais l’œil du maître d’école était trop perspicace pour être dupe de la puissance de volonté de Hickmann Holt.

« De laquelle parlez-vous ? demanda le squatter d’une voix mal assurée.

— Vous le savez bien. Lilian n’est encore qu’une enfant ; mais Marian ne peut pas rester plus longtemps dans cette solitude, et c’est dommage qu’une créature si intelligente n’y reçoive aucun principe d’éducation… Je vous ai déjà fait pressentir mes projets. Marian sera une de nos prosélytes, je l’élèverai près de ma femme, dans le bien ; elle ira rejoindre avec nous la colonie des saints qui est partie de l’Illinois, et qui se trouve maintenant au delà des Montagnes-Rocheuses.

— Mille tonnerres ! s’écria le squatter en frappant sur la table, j’aimerais mieux voir Marian morte que de la livrer aux gens de votre secte.

— Elle sera cent fois plus heureuse avec nous que dans votre misérable hutte. Écoutez-moi. Je n’ai pas de temps à dépenser en paroles. Je partirai pour le Lac Salé avant trois jours. La caravane à laquelle je me joins a pour point de départ le fort Smith, dans l’Arkansas, et elle va bientôt se mettre en route. J’ai acheté un attelage et un wagon ; tout est chargé ; et j’ai laissé un coin pour votre fille et pour son bagage, qui, je le pense, ne sera pas lourd. »

Le squatter demeura quelques instants silencieux ; un terrible combat se livrait en lui. Il aimait sa fille et ne voulait pas la mettre à la merci d’un Mormon ; mais il avait ses raisons pour craindre John Stebbins et n’osait point le contredire. Tout à coup, après avoir rassemblé toutes ses facultés de résistance, il se leva, appuya ses deux poings noueux sur la table, et dit au saint d’une voix rauque :

« Non, non, et non ! Je ne livrerai pas mon propre sang !

— Que de fracas ! répondit dédaigneusement John Stebbins. Marian viendra si vous le lui ordonnez, et… vous lui commanderez de me suivre.

— Jamais !… Faites attention, John Stebbins, vous ne savez pas à quoi vous pouvez me pousser…

— Mais je sais où je puis vous mener.

— Moi ?… où donc ?

— À la potence.

— Damnation ! Toujours votre vieille menace ! Mais vous savez, John, que rien n’est plus faux que cette accusation…

— Avez-vous des témoins à votre décharge qu’il vous soit possible de produire, Hickmann Holt ? Non ; et vous savez bien qu’un mot de moi pourrait faire accourir ici tous les limiers de la loi. Et vous n’ignorez pas quel est le sort réservé aux meurtriers ?

— Oh ! ce serait infâme de votre part, John Stebbins. Vous n’en viendriez point à cette extrémité ?

— Si vous m’y forcez…

— Être conspué, méprisé, condamné par la justice d’après un faux témoignage, ce ne serait rien, murmura le squatter en se laissant tomber sur un siège ; mais perdre l’estime de mes filles, les voir s’éloigner de moi avec terreur, avec haine peut-être, si elles pouvaient croire que c’est moi… Ah ! cela dépasse tout ce que mon courage d’homme pourrait supporter ! »

Ce cri du cœur échappé au malheureux Holt, le livra complètement à John Stebbins.

« Non, vieux camarade, lui dit-il, je ne suis pas capable de vous dénoncer. Si les apparences sont contre vous dans… la chose en question, je ne voudrais pas qu’un ancien ami à moi fût tourmenté pas la justice, de mon fait. Mais si vous opposez la moindre résistance à mon projet d’emmener votre fille, vous m’obligerez à lui donner à choisir entre l’heureuse existence que je lui prépare auprès des saints, et la triste vie qu’elle mène dans ce désert auprès du meurtrier de…

— Assez ! dit Holt tout à fait vaincu. Que ma pauvre chère Marian y consente ou non, elle partira avec vous, et puisse-t-elle n’avoir pas à me reprocher un jour d’avoir cédé à la pression que vous exercez sur son malheureux père !


CHAPITRE III
L’hospitalité forestière. — Le hurricane. — Une apparition inattendue. — Le cougar rouge.


Le lecteur a compris que nous n’avons fait que semblant d’oublier Édouard Warfield. Mais il nous a paru bon, avant de revenir à lui, de faire connaître tout d’abord au lecteur son compagnon improvisé, et puis ensuite ce qu’étaient, six mois avant la halte qu’il avait dû faire à l’hôtel du colonel Kipp, les choses et les gens avec lesquels il allait se trouver en rapport.

Avant même de quitter les rues de Swampville avec son guide volontaire, Édouard Warfield avait appris que le jeune chasseur dont il avait fait son guide s’appelait Franck Wingrove. Lorsqu’ils eurent dépassé les faubourgs de la cité, ils entrèrent dans la forêt, suivant une route à peine tracée où les chevaux enfonçaient à chaque pas et ne pouvaient cheminer deux de front. Édouard Warfield se conforma aux instructions du chasseur qui lui avait recommandé de suivre sa monture de très près.

Ils avancèrent pendant une mille à travers deux allées d’arbres aimant l’humidité, cotonniers et sycomores. Leurs grands troncs gris s’élevaient le long du sentier, serrés les uns contre les autres, parfois en lignes aussi régulières que les colonnes d’un temple. Un peu plus loin, le chemin monta ; les voyageurs atteignirent le sommet qui sépare Mud-Creek (le ruisseau de la boue) de la rivière de l’Obion. Le sol, qui portait une forêt de pins, devint sec et pierreux. Les arbres s’espacèrent, ce qui permit aux deux jeunes gens de chevaucher à côté l’un de l’autre. Édouard Warfield en fut aise, car il lui tardait de causer avec sa nouvelle connaissance, dont il avait pris le silence jusque-là pour une réserve de délicatesse.

Franck Wingrove ne paraissait pas disposé à prendre l’initiative d’un entretien ; aussi, après quelques questions banales sur le climat du pays, le capitaine lui dit :

« Quelle sorte de gentleman est ce M. Holt que je vais voir ?

— Monsieur Warfield, c’est ce que nous appelons dans ces parages une rude pratique.

— Est-il pauvre ou riche ?

— Pauvre assurément, car il ne possède au monde que sa clairière d’un couple d’acres et un vieux cheval.

— Cette clairière lui appartient-elle ? Vous semblez le dire, monsieur Wingrove.

— Elle lui appartient dans ce sens qu’il l’a défrichée, et il la considère aussi bien comme sienne que je regarde comme m’appartenant le morceau de terrain que j’ai payé, moi, au Land-Office.

— En vérité ?

— Oui, monsieur, et je ne voudrais pas être celui qui achètera la section 9. »

Franck Wingrove accompagna ces paroles d’un regard qui semblait demander si c’était une affaire de ce genre qui amenait l’étranger dans ce pays perdu.

« Ce Holt a-t-il de la famille ? dit le capitaine sans se décontenancer.

— Il a une fille.

— Une seule… et… jeune ? » demanda Édouard Warfield avec intérêt, car il pensa que son rêve d’établissement pourrait peut-être se compléter bientôt, si le terrible squatter avait une fille aimable et bonne, à laquelle la pauvreté dans un désert ne ferait point peur.

« Il en avait une autre, monsieur Warfield, répondit le chasseur avec tristesse ; elle est partie, et l’on ignore ce qu’elle est devenue depuis six mois. »

À la faveur d’un rayon de lune, le capitaine vit que Franck Wingrove était très ému ; sa question avait sans doute réveillé des souvenirs douloureux chez le chasseur, et il respecta d’autant mieux le silence que garda son compagnon, que le chemin se rétrécit de nouveau et ne leur permit plus d’avancer de front. Bientôt, ils sortirent de l’obscurité des grands bois et débouchèrent dans une belle clairière éclairée par la lune.

Édouard Warfield admirait ce tableau riant, lorsque son guide fit tout à coup une halte.

« Qu’y a-t-il ? demanda Franck Wingrove en faisant briller à sa main droite la lame nue de son couteau de chasse.

« Qu’y a-t-il ? »

— Les yeux de l’Aigle blanc ne sont pas perçants la nuit, dit une voix d’une extrême douceur. Il ne sait point reconnaître ses amis ! » Et une forme féminine sauta par-dessus un tronc d’arbre gisant au bord de la clairière, puis vint se placer en pleine lumière devant les deux voyageurs.

« Suvanée ! » s’écria Franck Wingrove.

Le capitaine vit alors une jeune Indienne, et la trouva charmante avec son profil fin, sa longue chevelure, sa tunique brune sur laquelle tombaient des colliers de verroteries, et ses longs yeux brillants.

« Il est tard, fille, dit Franck Wingrove, pour se promener dans les bois.

— Pourquoi me le reprocher ? Il y a six mois que je n’y suis venue.

— Et qu’attendez-vous ici ? Ce n’est pas moi, je pense.

— C’est vous que j’y attendais justement, répondit Suvanée. Je suis allée à votre plantation, j’ai su que vous étiez à Swampville, et je suis venue ici pour vous voir passer à votre retour.

— Vous avez quelque chose à me dire, mon enfant ? Faites vite alors, car j’ai ce gentleman à conduire, et…

— Que l’Aigle blanc renvoie son ami en arrière. Ce que l’ai à lui dire n’est que pour son oreille.

— Je n’ai point de secrets pour mes amis.

— Pas même si j’ai à vous parler de Marian Holt ? »

Le chasseur tressaillit et se pencha vers l’Indienne, comme pour voir si elle était sérieuse en s’exprimant ainsi. Édouard Warfield s’éloigna par discrétion, et n’entendit point le court dialogue de son guide avec l’Indienne ; du moins les premières phrases lui échappèrent ; mais bientôt Franck Wingrove éleva involontairement la voix, et ces mots parvinrent aux oreilles du capitaine :

« Faut-il vous croire, Suvanée ? Quoi ! c’est avec un Mormon qu’elle est partie ! et cela, sans faire la moindre résistance, de son plein gré ?

— Elle pleurait, elle pleurait beaucoup quand je l’ai rencontrée près du fort Smith en compagnie d’un homme de méchante mine et d’une femme très grosse et très laide.

— Ne vous a-t-elle rien dit pour moi ?

— Cette femme, qui la surveillait, nous a séparées tout de suite. »

Ils parlèrent encore, mais plus bas, et enfin le capitaine, regardant du côté où il avait laissé son guide, le vit seul et vint le rejoindre. Suvanée avait disparu.

Ils cheminèrent quelque temps en silence ; puis le chasseur, dont le cœur était trop plein, dit à son compagnon :

« Monsieur Warfield, j’ai toute confiance en vous, bien que je vous connaisse de ce soir seulement. Je veux vous conter mon malheur. Peut-être qu’il vous intéressera. » Et il fit au capitaine toutes ses confidences, que celui-ci reçut avec beaucoup de sympathie.

« C’était si naturel, une alliance entre Marian et moi, dit le chasseur. Nous étions déjà parents ; si je ne suis pas riche, ma plantation vaut mieux que celle d’Hickmann Holt. Je suis habile tireur ; j’ai un beau lot de fourrures à vendre chaque année. En vérité, ma femme aurait été aussi heureuse que celle du plus laborieux pionnier. Il a fallu que la vanité de Holt vînt m’interdire toute espérance, et comme s’il ne m’avait pas assez puni de mon triomphe en m’interdisant sa maison, il a livré ma pauvre Marian à ces êtres hors la loi qu’on appelle les Mormons. En aurait-il fait autant de sa seconde fille ? Oh ! non ; c’est parce que Marian m’avait choisi qu’il l’a punie ainsi de son affection pour moi.

— Comment est-elle cette seconde fille ? demanda Édouard, toujours préoccupé de son rêve. Ressemble-t-elle à sa sœur aînée ?

— Pas du tout. Ma pauvre Marian était fille d’une demi-sang de la tribu des Chicassaws à laquelle appartient Suvanée ; quoique brune, elle est très belle, et sa sœur ne lui ressemble pas plus qu’un racoon ne ressemble à un écureuil.

— Est-ce à dire que cette seconde sœur soit laide ? demanda le capitaine avec une sorte d’inquiétude.

— Oh ! non ; Lilian, la petite Lilly est une jolie créature, blonde comme sa mère qui était ma propre tante. »

Après cet entretien, le chasseur retomba dans sa mélancolie, et Édouard Warfield ne tenta pas de l’en distraire. Ils avançaient donc en silence. D’ailleurs les réflexions personnelles du capitaine étaient suffisantes pour lui donner de l’occupation. La connaissance qu’il venait de faire du caractère d’Hickmann Holt lui promettait une bataille lorsqu’il faudrait faire valoir ses droits contre le squatter. Puis, la confidence de Franck Wingrove l’excitait à une sincérité analogue, et il allait lui confier sa situation, sûr désormais de ne pas trouver en lui un ennemi, lorsque le chasseur arrêta une fois encore son cheval.

« Notre route bifurque ici, dit-il à Édouard Warfield ; le sentier à gauche va droit à la clairière du squatter ; le sentier à droite mène à ma plantation. Êtes-vous certain d’avoir une réception cordiale et un lit chez Hickmann Holt ?

— À vous dire le vrai, j’en doute fort, répondit Édouard Warfield en souriant ; mais cela ne m’inquiète guère. J’ai mon vieux manteau et ma selle ; ce ne serait pas ma première nuit à la belle étoile.

— C’est que, si vous étiez homme à vous contenter d’une peau d’ours, je vous offrirais de grand cœur, dans ma hutte, un lit improvisé.

— C’est plus que je n’en aurais à attendre du squatter, d’après l’affaire qui m’amène chez lui, dit Édouard Warfield ; aussi, sans autre préambule, j’accepte votre offre cordiale. »

Ils reprirent leur route, et après avoir parcouru environ deux milles, ils arrivèrent à la plantation de Franck Wingrove.

Une cabane lézardée pour logement ; une peau d’ours pour lit ; de la venaison froide, du pain et du café pour souper, avec quelques pipes à fumer comme dessert, mais tout cela, offert de bon cœur, constituait une hospitalité que nul vieux soldat n’aurait dédaignée.

Le lendemain, les deux jeunes gens furent debout de bonne heure et quand le capitaine fut prêt à partir, Franck Wingrove lui donna ses dernières instructions sur le chemin à suivre. L’étranger devait traverser une partie de la forêt ravagée par le hurricane, et bien que ce fléau ne se fût exercé que sur deux cents yards d’étendue, le chemin à faire afin de le traverser était double en raison des difficultés.

Le hurricane est un tourbillon de vent qui s’acharne contre une forêt, et, pionnier violent, y dessine des clairières en renversant, en brisant les arbres sur une grande étendue de terrain.

Édouard Warfield qui s’attendait, sur les indications de son hôte, à traverser une scène de désolation, ne rencontra que le spectacle gracieux de l’épanouissement de la vie végétale sur les anciennes ruines de l’ouragan.

À droite et à gauche, le hurricane avait tracé une place nette, quelque chose comme une vaste avenue dessinée par des géants, et faite à leur usage. Édouard Warfield avait chevauché longtemps, tant dans cette avenue que sous la feuillée, et il était revenu sur le chemin, pensant avoir passé tous les obstacles, lorsqu’il y rencontra la plus grande des victimes de l’ouragan. C’était un chêne géant, un patriarche de la forêt, renversé comme un roseau brisé net à un mètre et demi du sol. Il s’aperçut en même temps que le sentier faisait une fourche au delà du tronc renversé. Avant de se décider pour l’une ou pour l’autre de ces traces, il fallait franchir l’arbre, et le capitaine résolut d’habituer son arabe aux obstacles de la locomotion dans cette forêt, en le faisant sauter par-dessus le tronc. Dans cette intention, le cavalier fit reculer l’animal, et il se disposait à prendre son élan, quand il perçut le bruit des pas d’un autre cheval qui venait du côté opposé. Aussi serra-t-il la bride, afin de ne pas s’exposer à une rencontre qui aurait pu devenir fâcheuse pour les deux cavaliers dans un passage aussi étroit, avec l’arabe lancé au galop, comme cela était nécessaire pour franchir l’obstacle.

Le capitaine resta muet d’étonnement et d’admiration, lorsqu’apparut sur un fonds de feuillage la monture dont il avait entendu le pas ; ce n’était pas un cavalier que portait ce vieux cheval décharné, à crinière rude et rare, qui s’avançait clopin-clopant, comme un vrai Rossinante, mais une blonde jeune fille d’environ seize ans, d’un galbe si pur, que sa figure paraissait entourée d’un nimbe par le rayon de soleil qui se glissait sous l’aile de son chapeau de paille ; elle était grossièrement vêtue d’une robe de homespun à manches ; mais sa chevelure dorée, flottant sur ses épaules, était plus belle qu’un manteau royal.

Cette apparition si peu attendue causa un tel trouble à Édouard Warfield, que, tout en se reprochant de ne pas oser adresser la parole à cette jeune fille pour lui dire une de ces phrases polies que la circonstance autorisait, il se borna à la saluer profondément, et se mit à faire le tour de l’obstacle posé en travers du chemin, en prenant par la droite. Ce fut sans réfléchir qu’il s’engagea dans ce sentier battu, car il s’avisa, en le traversant, qu’il avait pris égoïstement le sentier le plus court, celui qui tournait autour du tronc de l’arbre, tandis que l’autre, qui avait à longer son branchage, décrivait un bien plus large circuit. Mais la maladresse était faite et il n’était plus temps de s’en excuser.

Toutefois, le capitaine ne put s’empêcher de se retourner pour tâcher d’apercevoir de nouveau la jeune fille. Il revit sa chevelure d’or flottant au milieu de l’entremêlement des branches, lorsqu’un cri le fit tressaillir sur sa selle. En quelques secondes, il eut franchi l’espace qui le séparait de l’inconnue, et l’arabe se trouva côte à côte avec la haridelle qui renâclait avec force, en pointant ses deux oreilles. La jeune fille tirait sur la bride pour faire avancer son cheval ; mais celui-ci n’osait pas, et il reculait autant que lui permettait la nature du lieu. Ce mouvement rétrograde du cheval était causé par l’épouvante de quelque chose qui était sans doute en travers de son chemin. Édouard Warfield regarda dans cette direction et aperçut sur une souche déracinée la hideuse forme d’un cougar.

Le terrible animal avançait lentement le long du bois mort, non par bonds ou pas à pas, mais de l’allure traîtresse d’un chat.

En un rien de temps, Édouard Warfield avait armé son fusil et en avait appuyé le canon contre l’oreille de son cheval. C’était commander à l’intelligent arabe la plus parfaite immobilité.

Le coup partit… et quand la fumée se dissipa sous le feuillage, il vit le corps du cougar se tordant sur le sol.

L’inconnue, qui tremblait encore, remercia le capitaine avec effusion, et elle accepta avec reconnaissance l’offre que lui fit Édouard Warfield de l’accompagner à travers la forêt, afin de la préserver de nouveaux dangers, s’il s’en présentait encore.

Mais le mode de locomotion praticable dans les étroits sentiers interdisait toute causerie un peu suivie. Édouard apprit seulement qu’elle allait visiter, de l’autre côté du Mud-Creek, un ami de son père, et ils furent bientôt en vue du gué qu’elle devait traverser.

Là ils durent se séparer, la jeune fille remercia une dernière fois son sauveur avec la plus naïve effusion, et engagea sa monture dans le cours d’eau qu’elle avait à passer. Ce fut tout au plus si le capitaine avait trouvé quelques mots à lui répondre. En voyant l’adorable créature aborder l’autre rive et disparaître derrière un fourré d’arbres, Édouard Warfield se demanda si ce qui venait de se passer n’était point un rêve.


CHAPITRE IV
Les titres de propriété d’Hickmann Holt. — Une réception brutale. — Les conventions du duel.


Lentement et comme à regret, Édouard Warfield dut revenir sur ses pas.

Le terrain noir, de nature alluviale, était couvert d’une végétation intense et entrecoupé de marais dont les eaux se projetaient dans la direction du Mud-Creek.

Enfin le capitaine atteignit la clairière, sa clairière ; la fumée d’un feu s’élevant en panache léger d’un toit de douves, et une palissade faite de troncs d’arbres blanchis et sans écorce la lui désignèrent.

Édouard Warfield n’aperçut pas de porte à la barrière qui entourait son domaine ; il s’avisa d’en trouver une dans une rangée de barres encastrées dans deux poteaux grossièrement emmortaisés. La barre supérieure était absente, et le capitaine, ne se sentant pas disposé à mettre pied à terre pour enlever les autres, fit sauter son cheval par-dessus l’obstacle, comme un vainqueur franchit une brèche, et il pénétra dans sa propriété d’une allure de conquérant. Il trotta ainsi jusqu’à la cabine dont la porte était ouverte. Personne, au pas de son cheval, ne se montra sur le seuil.

Comme son regard pouvait pénétrer dans l’intérieur, il examina soigneusement de ce côté, et finit par distinguer une forme humaine assise sur un tabouret, les coudes appuyés sur une table grossière. Ce personnage ne bougeait point ; peut-être était-il endormi ; peut-être observait-il l’étranger.

Dans cette incertitude, Édouard Warfield cria aussi haut que possible : « Ho ! de la maison, ho ! y a-t-il quelqu’un ?

— Qui diable êtes-vous, et que diable venez vous faire chez moi ? s’écria une grosse voix ressemblant plutôt au rugissement d’un ours qu’à des accents humains.

— Je désire voir M. Hickmann Holt, répondit le capitaine en tâchant d’être calme, car cette réception brutale réveillait en lui le vieil instinct guerrier.

— Regardez-le, répondit le squatter d’un air menaçant ; mais si vous êtes le shérif, je vous préviens qu’Hick Holt n’est pas chez lui. »

En même temps, par une mimique très compréhensible, il exhiba un grand bowie (couteau américain).

« Je ne suis ni le shérif, ni un de ses constables, répondit le capitaine, ni rien qui ressemble à un magistrat.

— Alors, qui êtes-vous donc, monsieur Boutons-dorés ? »

Edouard Warfleld, qui commençait à perdre patience, rappela à lui tout son sang-froid :

« Mon nom, répondit-il…

— Eh ! interrompit le squatter, je me moque bien de votre nom. Dites-moi votre affaire, c’est la seule chose dont je me soucie.

— En premier lieu, monsieur Holt, répondit le capitaine avec dignité, je veux un traitement plus civil de votre part ; en second lieu… »

Un horrible juron du squatter interrompit la phrase d’Édouard Warfield.

« Damnation ! mille tonnerres ! Vous êtes un beau compagnon d’exiger un traitement civil après avoir fait passer votre cheval par-dessus mes barrières, et vous être introduit dans ma clairière sans mon aveu !

— Votre clairière ! Êtes-vous sûr qu’elle soit vôtre ? »

Le squatter devint pourpre ; les veines de son front et de son cou se gonflèrent ; il serra ses poings noueux et s’écria d’une voix rauque :

« Ma clairière n’est pas à moi !… Montrez-moi l’homme qui ose soutenir une telle fausseté. Par le sang et la mort, il n’osera pas le répéter deux fois.

— Avez-vous acheté ce terrain, monsieur Holt ? » demanda le capitaine sans s’émouvoir.

« C’est moi qui l’ai défriché, qui l’ai mis en valeur, et ce mode d’achat vaut mieux que les autres. Tout ce qui est ici est ma création et qui oserait m’en déposséder ?… Mais, au fait, en quoi cela concerne-t-il monsieur Boulons-dorés.

— D’une façon toute particulière et fort directe, monsieur Holt, répondit le capitaine en exhibant ses titres de propriété. Votre maison est située sur la section n° 9 que le gouvernement des États-Unis m’a concédée. Il faut donc, ou que vous vous autorisiez du droit de préemption pour me payer votre terrain, ou que vous me livriez mon domaine. Voici la concession légale. Il vous est loisible de l’examiner. »

Une volée de jurons fut la première réplique du squatter : « Je me suis douté de la chose, dit-il quand il eut ainsi satisfait son humeur irascible, mais vous êtes venu ici jouer le personnage d’un fou. Au diable la concession légale ! au diable vous-même ! J’ai dans ma maison un document de mon droit de préemption ; je vais vous le montrer, et nous verrons comment vous le trouverez. »

Le squatter rentra dans sa cabane et en ressortit presque aussitôt, portant un long rifle.

« Voilà mon titre, dit-il ; mon droit de préemption est au bout de mon rifle, et maintenant, tournez les talons, et plus vite que cela. »

« Voilà mon titre. »

Édouard Warfield resta immobile.

« Vous ne voulez pas ?… Par l’enfer, vous ne voulez pas ?… Si vous ne quittez pas ma clairière en six sauts d’écureuil, vous n’en sortirez jamais en vie. Vous voyez ce tronc d’arbre, son ombre s’avance vers la maison. Lorsqu’elle arrivera au mur, je tirerai sur vous, aussi vrai qu’Hick Holt est mon nom. Vous êtes un homme averti.

— Je vous avertis également, M. Holt, que je suis disposé à me défendre, et si vous me tuez, la loi considérera cette action comme un assassinat et le fait d’un lâche. »

À ce mot, le squatter recula d’un pas.

« Assassin ! dit-il sourdement. Non, je ne veux pas être appelé assassin. Je n’ai pas l’intention de vous assassiner, mais je ne veux pas non plus vous laisser partir. Vous m’avez appelé lâche, et, par l’Éternel ! pas un homme vivant ne pourra se vanter de m’avoir fait impunément cette insulte.

— Je le répète, votre résolution était d’un lâche cœur, dit avec un grand sang-froid Édouard Warfield. Jugez-en par vous-même : J’ai là un revolver chargé à six coups. Je pourrais vous envoyer six balles à travers le corps avant que vous n’eussiez le temps d’épauler votre rifle. Comment appelleriez-vous cette action de ma part ? Ne serait-ce pas un lâche assassinat ? »

La physionomie du squatter fut bouleversée par cette logique, comme s’il eût été sensible à cet appel fait à sa conscience.

« Vous ne répondez rien, Hickmann Holt, » continua le capitaine.

Les lèvres du squatter blanchirent de colère.

« Je ne suis point si soucieux de ma vie que je craigne de la risquer, dit-il. Quoique vous soyez une créature condamnée, je ne veux pas que vous m’accusiez de mauvaise foi. Nous allons nous battre en combat franc.

— Ah ! un duel. Je l’accepte…

— Descendez de cheval, alors, et prenez votre poudre et vos balles. Moi, je n’aurai besoin que de tirer un coup, je le sais. Mais si je vous manquais, par hasard, visez juste, car l’un de nous doit rester sur cette clairière, j’entends qu’il y doit laisser sa vie.

— Qui donnera le signal ?

— Voici. Je vais aller chercher à la maison un morceau de viande de daim, et je le jetterai au milieu de la clairière. Vous voyez ces busards perchés sur ces arbres ? Avant longtemps, l’un d’eux volera vers cet appât. Le moment où le premier touchera le sol sera le moment de l’action. Vous me comprenez, n’est-ce pas ! »

Sur ces paroles, il gagna sa hutte et revint en apportant la pièce de venaison.

« Maintenant, à votre place, cria-t-il au capitaine, et tâchez de montrer autant de courage qu’en aura ce lâche d’Hickmann Holt.

— Attendez ! s’écria Édouard Warfield, il reste quelque chose à faire. Vous agissez en homme d’honneur, je le reconnais volontiers. Vous méritez d’avoir une chance de vie, et si je tombais mort, vous seriez en danger. On pourrait vous accuser de m’avoir assassiné, et il serait mal de ma part de ne pas vous éviter ce malheur.

— Que voulez-vous dire ? demanda le squatter.

Édouard Warfield tira son portefeuille, et, déchirant une page blanche, il y écrivit au crayon :

« Je suis tombé dans un combat loyal. Qu’on n’inquiète personne au sujet de ma mort. »

Il data cette pièce, la signa et la montra à son adversaire. Celui-ci la lut, réfléchit un instant, et dit au capitaine :

« Vous avez raison. Je n’avais pas pensé à cela. Je crois que ce document ne sera pas pire si j’y joins mon nom. Je n’en sais pas plus qu’un écolier, mais je puis signer toujours. Votre crayon, s’il vous plaît ? »

Appuyant la feuille de papier à un tronc d’arbre, il mit son nom au-dessous de celui d’Édouard Warfield, puis, tirant son couteau, il le lança dans le morceau blanc de la feuille de papier, qui resta fichée contre l’arbre.

« Et maintenant, monsieur, dit-il, à votre place. Je vais jeter l’appât. »

Le capitaine obéit. Il alla se poster à l’endroit convenu, ne sentant d’autre émotion que la contrariété de se battre lorsque sa colère était tombée, et se blâmant de risquer sa vie et celle de ce squatter pour quelques paroles en l’air.

Il voulut essayer un dernier effort de conciliation.

« Holt, s’écria-t-il, vous êtes un brave homme. Je rétracte tout ce que je vous ai dit de blessant, et dès lors, à quoi bon nous battre ?

— Vous êtes un lâche ! s’écria le squatter, et ce qu’il y a de pire, un lâche sous des habits de soldat. Taisez-vous, car vous effrayez les busards, et par Dieu ! si vous les troublez, je tire sur vous au premier qui s’envole !

— Convenu ! ce sera le signal, » répondit Édouard Warfield décidé par cette nouvelle injure à toutes les chances du combat. Il serra mieux son rifle et veilla au mouvement des oiseaux.

Cinq longues minutes se passèrent ainsi, sans qu’aucun des busards bougeât.

Le naturel emporté de Holt ne put tenir de se manifester :

« Damnés busards ! s’écria-t-il, ils vont nous tenir là jusqu’au coucher du soleil. Nous ne pouvons pas attendre ainsi leur bon plaisir. J’espère que vous… »

La phrase du squatter fut interrompue par le hennissement d’un cheval qui approchait de la clairière. Au même instant, les oiseaux sortirent de leur léthargie. Quelques-uns parurent se disposer à prendre leur vol. Le terrible moment était venu.

Édouard Warfield épaula son rifle et regarda son adversaire. Holt levait son arme aussi, mais d’une façon presque mécanique et comme s’il hésitait à viser. Son regard montrait pour la première fois de l’irrésolution. Au lieu d’être tourné vers les busards ou vers son antagoniste, il était dirigé vers un autre point, du côté du sentier. Le capitaine, oubliant le danger, allait se retourner pour voir l’objet qui attirait l’attention de Holt dans un moment si critique, lorsqu’il entendit un cri d’effroi, d’une intonation féminine. Un cheval avait foncé sur la barrière, qui s’était ouverte sous le choc, et il vit apparaître la jeune fille qu’il avait sauvée du cougar dans la forêt.

Le capitaine n’était pas encore revenu de sa surprise, que la jeune fille se jetait à bas de son cheval, courait dans les bras de Holt et s’écriait en embrassant le squatter :

« Père, cher père, qu’a-t-il fait ? grâce pour lui.

— Arrière, Lilian, répondit le squatter en l’enlevant dans ses bras, comme il eût fait d’un enfant. Votre place n’est pas ici. Rentrez à la maison.

— Père, pourquoi êtes-vous en colère contre lui ?

— Finissez, Lill, ceci ne regarde pas les petites filles… Bon, voilà que vous pleurez ! Eh bien ! il m’a appelé lâche et veut nous chasser de notre clairière, et… c’est lui qui est un lâche !

— Père, il est brave, je le sais. IL y a une méprise entre vous.

— Vous savez qu’il est brave ? Vous extravaguez, ma fille, car sûrement vous n’avez jamais vu cet homme-là.

— Mais écoutez-moi, s’écria Lilian, en s’attachant aux vêtements de son père qui voulait l’entraîner vers la hutte, il m’a aujourd’hui même arrachée à la mort dans la forêt. Il ne faut pas qu’il meure. Vous n’avez pas le droit de tuer celui qui vient de sauver votre fille.

— Holà ! holà ! s’écria une voix aiguë, que signifie tout ce tapage ? »

Et un nouveau personnage apparut dans l’enclos du squatter.


CHAPITRE V
Le pacificateur. — Un ami dans le camp adverse. — Transaction à l’amiable. — Doux rêve d’avenir.


Édouard Warfield eut à peine le temps de regarder l’étranger, qu’il vit le squatter décontenancé et, en quelque sorte, effrayé par l’arrivée, évidemment très inattendue pour lui, d’un homme qu’il croyait sans doute bien loin. Profitant de sa stupéfaction, Lilian, qui d’abord l’avait partagée, se ravisa vivement, et s’empara du rifle que son père tenait d’une main mal assurée. Celui-ci n’opposa cette fois aucune résistance à sa fille, qui courut cacher l’arme dans la maison.

Édouard comprit d’autant mieux qu’il y avait une trêve subite au combat pour circonstance de force majeure, que, sans plus faire attention à lui qu’à un des arbres morts de la clairière, le squatter, oubliant tout, courut refermer les barres de la barrière et prit le cheval de l’inconnu par la bride pour le conduire dans l’enclos.

Édouard Warfield, qui venait d’éprouver la rudesse de Holt, fut étonné de l’accent d’humble déférence avec lequel il accueillait cet inconnu et, naturellement, il regarda l’homme auquel le squatter témoignait tant d’égards.

Cet examen ne fut point favorable à l’étranger qui, en dépit de son costume semi-clérical, — il était complètement vêtu de drap noir — avait une physionomie cauteleuse et sournoise.

S’apercevant que personne ne faisait plus attention à lui, le capitaine s’assit sur une souche d’arbre et examina curieusement les deux hommes qui s’étaient arrêtés au seuil de la cabane et qui causaient d’une façon très animée. Holt faisait de grands gestes, moitié d’étonnement, moitié de colère, arrivant difficilement à les dissimuler ; l’étranger parlait plus posément, paraissant argumenter avec suite, et pour toute mimique, posait de temps en temps son index au bout de son nez pointu, pendant que ses petits yeux, enfoncés dans leur orbite, clignotaient l’un après l’autre.

Ils ne parurent pas d’abord s’entretenir de l’affaire que l’arrivée de l’étranger avait interrompue. Il était clair qu’ils avaient quelque point plus important pour eux à débattre, car, pas une seule fois, ils ne se tournèrent du côté du capitaine, mais quand ils se furent entendus sur un premier sujet, comme en témoigna une poignée de main finalement échangée, il fut facile de comprendre qu’ils en étaient arrivés à traiter la question du différend de la matinée, car, se voyant observés par le capitaine, ils voulurent rentrer dans la hutte, et y trouvant Lilian qu’ils ne désiraient sans doute pas avoir pour témoin de leur conférence, ils firent le tour de la maison, afin de pouvoir s’entretenir hors de la portée de tout œil et de toute oreille.

Quant à ce dernier point, leur prévision fut mise en défaut. De la place où Édouard Warfield était posté, son regard pénétrait dans l’intérieur de la hutte, et depuis que les deux personnages en avaient abandonné le seuil, le capitaine prenait plaisir à contempler de loin cette aimable et mignonne Lilian qui avait tenté si opiniâtrement de le sauver, ainsi que son père, des périls d’un duel ; il la vit tout à coup marcher avec précaution, s’approcher de la paroi qui faisait le fond de la cabane et y appliquer son oreille pour écouter ce que son père et l’inconnu se disaient au dehors. Elle resta là dix minutes environ ; puis elle revint sur ses pas, tendant encore sa tête en arrière connue pour s’assurer que les deux interlocuteurs ne faisaient pas mine de quitter leur retraite, et dès qu’elle fut arrivée au seuil de la cabine, elle prit sa course, aussi légèrement qu’un oiseau qui s’envole et arriva près du capitaine qui se leva respectueusement à son approche.

« Asseyez-vous, lui dit-elle d’une voix oppressée, ne bougez point et parlez le plus bas possible… D’abord, écoutez-moi. Je vous prie de ne pas prendre une mauvaise idée de moi parce que vous m’avez vue écouter à travers les murs. Je l’ai fait surtout dans l’intérêt même de mon père. Je n’en ai pas l’habitude. Mais j’ai tellement peur de ce méchant John Stebbins, que j’espérais ne jamais revoir, et des conseils que le mauvais génie de notre demeure donne à mon père, que j’ai craint qu’il ne l’engageât à faire quelque mauvaise action dont mon père et vous-même auriez été les victimes… Je vous en supplie, monsieur, ne vous battez pas avec mon père.

— Plutôt que de vous causer la moindre alarme, répondit le capitaine d’une voix émue, je vous promets que je supporterai toutes les injures.

— Je sais maintenant pourquoi vous êtes venu ici, reprit Lilian ; ils ont parlé de votre querelle, et je sais que si vous ne voulez plus vous battre, mon père ne cherchera pas à recommencer le duel. John Stebbins l’a fait changer d’avis. Ils doivent vous faire une proposition. Laquelle, je n’en sais rien, mais je vous en prie, monsieur, acceptez-la, pour l’amour de la paix.

— Quelle qu’elle soit, dit Édouard Warfield, je l’accepterai, je vous le promets.

— Merci, monsieur ! murmura Lilian avec une confusion qui fit monter des roses à ses joues… Mais ils viennent… Pourvu qu’ils ne me voient pas… » Et elle s’enfuit vers la cabane.

« Merci, monsieur, » murmura Lilian.

Le bruit de ses pas fut heureusement couvert par les voix plus hautes des deux hommes qui tournaient l’angle de la hutte. Avant qu’ils n’eussent atteint la façade de la cabane, la jeune fille avait disparu.

John Stebbins s’arrêta au seuil de la hutte ; le squatter alla droit au capitaine.

« Étranger, dit-il à Édouard Warfield, j’ai une proposition à vous faire ; si vous y accédez, non seulement nous n’aurons plus à nous envoyer des balles, comme tout à l’heure, mais encore il ne nous restera plus le moindre sujet de querelle. Je ne reconnais pas vos droits sur ma clairière, monsieur. Je l’ai faite et la déclare mienne, et je n’admets pas que l’on puisse m’en chasser. Mais ceci dit, je ne tiens pas plus à cette plantation qu’à une autre. Je m’établirais même assez volontiers ailleurs. Donc, si vous voulez m’indemniser des travaux que j’ai faits ici, je vous abandonnerai clairière et cabane. Voilà ma proposition. Qu’en dites-vous ?

— À quelle somme, monsieur Holt, évaluez-vous les améliorations que vous avez faites dans la clairière ?

Édouard Warfield était ému en adressant cette question au squatter. Sa bourse était légère, car elle contenait un peu moins de deux cents dollars, et il craignait que cette somme ne satisfit point les prétentions de Holt.

« Eh bien ! dit celui-ci après un moment de silence, cela vaut un bon nombre de dollars ; mais je ne veux pas faire moi-même cette évaluation. Voici mon ami John Stebbins, qui est honnête et juste et quelque peu avocat, il nous dira ce que valent mes peines. N’est-il pas vrai, John ? »

Édouard Warfield, qui se figurait toujours que le visiteur de Holt était un homme d’église, trouva que le squatter en agissait bien familièrement avec lui.

John Stebbins s’avança et dit à Édouard Warfield : « Monsieur l’officier accepte-t-il mon intervention ?

— Dites votre avis, monsieur, je vous en serai très obligé, répondit le capitaine avec politesse, mais sans que l’aversion que lui inspirait ce personnage diminuât.

— Cent dollars me sembleraient une juste compensation des travaux de Hickmann Holt dans cette clairière.

— Serez-vous satisfait de cette somme ? demanda le capitaine au squatter.

— Très satisfait, si toutefois vous me la payez comptant, répondit Holt.

— Marché conclu.

— Très bien, vous pouvez me délivrer les dollars, et je vous certifierai la livraison de tout ce qui m’appartient ici, par devant ce gentleman qui sera témoin du reçu, si vous le souhaitez.

— Je n’ai pas besoin de reçu. Je puis me fier à votre parole, » dit le capitaine.

« Quand désirez-vous prendre possession de votre bien ? lui demanda Holt après avoir empoché les dollars.

— À votre convenance ; prenez votre temps, dit courtoisement Édouard Warfield.

— Oh ! il ne me faudra pas longtemps pour déménager ; mes biens mobiliers ne sont pas encombrants. Vous plaît-il de revenir après-demain pour que je vous livre la propriété ?

— Très volontiers. À après-demain matin, Hickmann Holt. »

Édouard Warfield sauta sur son cheval, contrarié de n’avoir pas pu saluer Lilian ; comme il s’approchait de la barrière, il l’y vit qui enlevait les barres afin de lui livrer passage.

« M’en voulez-vous, lui dit-il, maintenant que vous savez que je vous chasse d’un lieu qui peut-être vous était cher ? Ce serait pour moi un grand regret, et même une douleur de vous en éloigner à tout jamais. Savez-vous ce que compte faire votre père et où il veut s’établir ?

— J’ignore quels sont les projets de mon père, dit-elle ; mais je ne puis vous en vouloir, monsieur, d’avoir réclamé votre bien, et que je reste ici ou que je m’éloigne, je n’oublierai pas… mon sauveur. »

La voix de la jeune fille tremblait légèrement pendant qu’elle articulait ces deux derniers mots, et le capitaine de son côté s’attardait à ajuster la bride de son arabe pour le faire plus longtemps stationner près de la barrière, quand une voix partant de la hutte appela Lilian. La jeune fille tressaillit et disparut après avoir fait un signe d’adieu au capitaine qui reprit lentement le chemin de Swampville.

Édouard Warfield sut retrouver sa route, en dépit de quelques distractions. Le second achat de sa propriété exigeait qu’il eût recours à l’obligeance de son ami Blount pour le petit capital nécessaire à ses dépenses d’installation. L’important, pour le capitaine, était d’arriver d’assez bonne heure à Swampville pour profiter du départ de la malle.

Il arriva à temps, et quand il eut écrit à son ami, et qu’une nuit passée dans une assez bonne chambre de l’hôtel Jackson l’eut reposé des fatigues de ses courses forestières, il se crut déjà installé à la clairière, n’en chassant ni Holt ni sa fille, mais avec la permission du squatter, offrant à celle-ci son cœur et sa main.

Ce fut en caressant ces projets que le capitaine reprit, le surlendemain, à la pointe du jour, le chemin du Mud-Creek.


CHAPITRE VI
La prophétie de l’Indienne. — Tous partis ! — La lettre de Lilian. — Pacte de dévouement.


Pendant presque tout le trajet, nul incident fâcheux ne vint arracher le voyageur à ses imaginations couleur de rose.

Mais, lorsqu’Édouard Warfield eut atteint cette clairière au bord de laquelle, dans son précédent voyage avec Franck Wingrove, ils avaient rencontré une fille indienne, la pensée du capitaine s’arrêta un instant au souvenir de cette scène qui lui devint si présente, qu’il crut à une hallucination de ses sens en voyant se dresser devant lui la forme élégante et svelte de Suvanée.

Elle s’avançait lentement, portant dans un panier d’osier des objets de manufacture indienne. Elle avait sûrement vu le cavalier, car, au lieu de suivre la trace qui devait les faire se croiser, elle prit tout à coup à gauche de la clairière, comme pour entrer dans le taillis. Ce n’était point par timidité, mais plutôt, par suite de sa répugnance pour la race blanche qu’elle l’évitait, car elle ne changea point son allure.

Édouard Warfield se sentait d’humeur joyeuse. La vue d’une créature humaine lui fut donc agréable, et il ne put résister au désir de saluer Suvanée.

« Bonjour, lui dit-il en pressant le pas de son cheval de façon à lui couper la retraite. J’espère que je ne vous fais point peur. Ne me reconnaissez-vous pas. Je suis l’ami de Franck Wingrove.

— L’ami ! répéta l’Indienne en haussant les épaules. Pensez-vous lui avoir rendu service en chassant de son voisinage la famille où pouvait revenir, tôt ou tard, celle dont il pleure l’absence ?

— Je ne prétends pas la chasser, Suvanée, répondit le capitaine… Mais vous me paraissez bien au courant de ce qui se passe dans ces parages. »

L’œil noir de l’Indienne se leva avec une sauvage fierté vers Édouard Warfield :

« Que vous importe ce que je sais et ce que je puis apprendre ? Je ne vous permets pas de vous occuper de mes affaires. D’ailleurs, vous avez assez des vôtres. Allez, allez seulement à la clairière de Holt, et vous verrez.

— J’y verrai quoi donc, Suvanée ? Dites-le moi, je vous en prie. »

Elle croisa ses bras sur sa poitrine, regarda Édouard Warfield avec une singulière hauteur et lui dit :

« Le loup a dormi dans la tanière du daim de la forêt. Le jeune faon sera sa victime. Le brave Tueur de panthères rouges est actif, et cependant il arrivera trop tard, trop tard ! Suvanée ne sera point la seule à avoir du chagrin… Ah ! ah ! ah ! »

L’Indienne partit d’un éclat de rire nerveux, et s’esquiva d’une allure si rapide qu’elle avait disparu de la clairière avant que le capitaine, stupéfait et inquiet tout à la fois, pensât à l’arrêter de nouveau pour la sommer d’expliquer cette prophétie confuse.

Il poursuivit donc son chemin, mais oppressé par de mauvais pressentiments. Il était peu vraisemblable que l’Indienne eût pris plaisir à mystifier un homme qu’elle allait désormais rencontrer presque journellement, et son allusion au fait d’armes du capitaine qu’il croyait connu de la seule Lilian, prouvait que les autres termes de sa prophétie avaient des bases positives.

Le jeune faon de la forêt, c’était Lilian à coup sur. De quel loup pouvait-elle être la victime ? L’esprit d’Édouard Warfield était dans un trouble inexprimable. Il comprenait, il sentait que Lilian était en danger. Mais de quelle nature était ce danger ? Par quels moyens le détourner de la jeune fille, voilà ce qu’il ne pouvait décider, même par conjecture.

Comme si les éléments eussent voulu se mettre à l’unisson avec l’âme d’Édouard Warfield, de gros nuages noirs obscurcirent tout à coup le ciel.

Il pleuvait à torrents lorsqu’il arriva à la hutte ; aussi dut-il sacrifier les scrupules de sa délicatesse ; et avant d’entrer ou plutôt de frapper à la porte, il conduisit à l’écurie, qu’il trouva vide, son arabe tout ruisselant ; puis, le cœur ému par la pensée que Holt préméditait encore quelque querelle, il s’achemina vers la hutte, s’étonna lorsqu’il en trouva la porte toute grande ouverte… et poussa un cri de douloureuse surprise lorsqu’au premier regard jeté dans l’intérieur, il vit qu’elle était abandonnée.

« Partis ! s’écria-t-il, ils sont partis ! »

Tout à coup, son regard tomba sur quelques feuilles de papier, mises en évidence sur la table de sapin, et maintenues en place par deux petits cailloux. Il s’en empara et tressaillit en voyant au bas de la dernière page la signature : Lilian Holt.

Ainsi le lien qu’il avait cru à jamais rompu se rattachait par la volonté même de la jeune fille ! Après un moment d’émotion pendant lequel tous ces menus caractères dansèrent devant les yeux d’Édouard Warfield sans qu’il pût distinguer le moindre mot, il lut la lettre suivante :

« À Monsieur Warfield.

« Vous me trouverez peut-être bien hardie de vous écrire, mais vous seul viendrez dans la hutte après notre départ, et vous seul êtes assez bon pour me rendre un service qui importe au repos de mon esprit. À deux milles de la clairière vit mon unique parent, Franck Wingrove. Le premier passant venu dans la forêt vous indiquera sa plantation. Je vous en prie, Monsieur, veuillez lui remettre les feuillets qui suivent celui-ci. Vous aurez obligé une fois de plus une pauvre enfant qui quitte en pleurant le lieu où elle est née, et où elle a été heureuse… autrefois.

« J’allais interrompre là ma lettre, Monsieur. Mais je crains que vous ne voyiez une sorte de reproche dans ma dernière phrase. Ne l’interprétez point ainsi, je vous en supplie. Ce n’est point tant ma chère clairière que je pleure, mais cette insouciance de l’avenir qui me faisait vivre au jour le jour sans m’inquiéter jamais du lendemain. Vous n’êtes pour rien dans mes anxiétés présentes ; un mauvais esprit dirige désormais nos destinées, et c’est là ce qui m’épouvante.

« Adieu, Monsieur, soyez heureux dans votre clairière, c’est le vœu d’une pauvre fille qui vous doit la vie et qui ne vous oubliera jamais.

« Lilian Holt. »

Édouard Warfield relut plusieurs fois cette lettre, qui lui rendit plus sensible sa douleur d’avoir perdu tout espoir de retrouver cette douce et charmante créature ; puis, espérant que Franck Wingrove lui donnerait connaissance des feuillets à lui adressés, que la discrétion l’empêchait de lire, il courut à l’écurie, sella son arabe, traversa la forêt inondée, les marais gonflés, et alla frapper à la porte du chasseur.

La fortune favorisa Édouard Warfield. Par ce temps affreux, Franck Wingrove était chez lui, occupé à fondre des balles. Il fit au capitaine l’accueil le plus chaleureux, et lui demanda quelle réception le squatter lui avait faite.

Avant de lui remettre la lettre de Lilian, qui eût été incompréhensible pour Franck Wingrove sans le récit de tout ce qui s’était passé chez Holt, le capitaine lui raconta sa rencontre avec la jeune fille de la forêt, puis la scène de la provocation et du duel, enfin l’intervention de l’ami inconnu qu’il dépeignit à grands traits, afin d’obtenir des renseignements sur ce personnage.

« Dieu me pardonne ! interrompit le chasseur, c’est le portrait de John Stebbins, de cette canaille, que vous me faites-là. Ah çà ! il est donc revenu ?

— John Stebbins, c’est en effet le nom que Holt lui donnait. »

Édouard Warfield continua sa narration, mais il s’aperçut que Franck Wingrove ne l’écoutait presque plus. Le chasseur s’était levé et marchait à pas nerveux et irréguliers ; puis tout à coup il saisit son rifle, et posant la crosse à terre, il le chargea.

« Ou allez-vous et pourquoi n’attendez-vous pas la fin de mon récit ? lui demanda le capitaine en le voyant prendre sa poche à poudre et sa casquette de peau de racoon.

— Je serai bientôt de retour, excusez-moi. Il y a là un petit dîner froid pour vous. Usez de tout ce qui est ici comme si c’était vôtre.

— Écoutez, Franck Wingrove, lui dit le capitaine. Nous sommes amis depuis bien peu de jours, mais, pour ma part, je suis disposé à une pleine confiance envers vous. Je vous prie de me traiter de même. Croyez que je le mérite. Ceci entendu, voulez-vous un second, là où vous allez ? Avez-vous besoin de mon aide ? Je vous suis tout acquis.

— Merci, répondit le chasseur, en mettant sa rude main dans celle d’Édouard Warfield ; mais vous avez assez d’embarras dans vos propres affaires sans prendre la moitié de mon trouble par surcroît.

— Si ma question n’est pas indiscrète, insista le capitaine, dites-moi au moins ce que vous allez faire, afin que je ne sois pas trop tourmenté en votre absence.

— Oh ! c’est bien simple, dit avec sang-froid le chasseur. Je vais tuer John Stebbins.

— Le tuer ! s’écria Édouard Warfield.

— Ou me faire tuer par lui… Mais je ne crois pas à ce dernier résultat de notre duel. Écoutez, capitaine, ce n’est pas là une boutade de ma part. C’est lui qui a emmené Marian. Depuis six mois, je l’ai cherché en vain pour le punir de ce méfait. Vous me dites qu’il est revenu et je vais courir après lui… C’est bien simple !

— Courir, où ?

— Mais à Swampville.

— Vous ne l’y trouverez plus.

— Allons donc ! Vous l’avez vu avant-hier à la clairière de Holt.

— C’est juste ; mais je suis certain qu’il est parti, et peut-être que cette lettre de Lilian que je vous apporte va-t-elle vous dire quelle direction il a prise en emmenant avec lui le reste de la famille.

— Lill et son père se sont confiés à ce misérable ! s’écria Franck Wingrove. Qu’y a-t-il donc entre ces deux hommes pour que le squatter obéisse ainsi à ce renard de Stebbins ? Donnez-moi la lettre, capitaine, que je voie si elle m’éclaire un peu sur les desseins de ce traître… Mais la colère m’étouffe, je vois rouge. Des lueurs dansent devant mes yeux. Lisez-la-moi, capitaine, voulez-vous ? »

Le chasseur ne pouvait rien demander à Édouard Warfield qui fût plus agréable à ce dernier, il déplia donc les feuillets et lut lentement, pendant que Franck Wingrove, assis sur un tabouret et le fusil entre ses jambes, promenait ses mains nerveuses sur le canon bruni de sa bonne arme.

À Franck Wingrove.
« Mon cher cousin, mon bon Franck,

« Je ne puis pas me résoudre à quitter ce pays sans vous laisser un mot d’adieu. Si par crainte de désobéir à mon père j’ai dû cesser de causer avec vous comme avec un parent dévoué, lorsque je vous rencontrais dans la forêt, j’espère bien ne pas commettre une faute en vous écrivant, au moment de mon départ, que je n’ai jamais cessé d’avoir pour vous une amitié de sœur.

« Je regrette bien de quitter ce pays, mon cher Franck ; je regrette surtout de m’éloigner de vous. Vous étiez mon protecteur naturel après mon père ; je savais que votre affection ne m’aurait jamais manqué au besoin, et je me sens si seule, si abandonnée maintenant ! Votre pauvre petite Lily, que vous savez si timide, est vouée, je le crains, à une triste destinée.

Ce vilain homme qui a emmené ma sœur je ne sais où, nous enlève à sa suite, mon père et moi. Qu’allons-nous faire ? De quel côté va-t-il nous installer ? Je l’ignore et ce n’est pas là la plus grande de mes inquiétudes. J’ai entendu parler vaguement de ces contrées découvertes, au delà du Mississipi, près d’un océan qui n’est pas celui qui bat les rives du côté de New-York. Vous êtes plus savant que moi. Vous savez peut-être quel pays cela peut être.

« Ce qui me tourmente, mon cher Franck, je vous le dirai : C’est que mon père est sombre et semble se confier à regret à John Stebbins. Oui, par moments, on croirait qu’il est fâché de s’en aller avec lui, et qu’il n’ose ni lui désobéir ni le quitter. Puis ce pauvre père, qui, malgré sa rudesse avec tout le monde, a toujours été si tendre pour moi, est bien changé maintenant.

« Quand j’ai vu arriver si inopinément John Stebbins chez nous, quoique je ne l’aime pas et que son regard m’ait toujours fait peur, j’ai été polie avec lui, afin d’obtenir des nouvelles de ma chère Marian. Croiriez-vous qu’il n’a rien voulu me dire d’elle, et que mon père a frappé de ses deux poings sur la table en m’imposant silence ? Est-il donc mal à moi de m’informer de ma sœur, de cette sœur si douce, si bonne, que vous appréciiez si bien, mon cher Franck ? Mais si je n’ai point réussi la première fois, je ne me découragerai pas pour cela. Mon père ne sera pas toujours de si méchante humeur, et tout ce que je saurai sur Marian, je vous l’écrirai poste restante à Swampville. Il y a six mois que mon père ne m’a pas parlé de vous, mais il ne m’a point défendu de vous écrire, et j’espère ne pas faire mal en vous tenant au courant de ce qui nous arrive. Qui sait si je n’aurai pas à vous prier de venir à notre secours, car certainement mon père ne se doute pas de la méchanceté de son ami. Moi je la devine, rien qu’en regardant ce John Stebbins.

« C’est l’étranger qui a acheté notre plantation qui vous remettra cette lettre, mon cher cousin. C’est un jeune homme courageux et loyal, bien digne de devenir votre ami. Protégez-le contre les mauvais voisins ; soyez un frère pour lui, en reconnaissance de ce qu’il a fait pour Lilian.

« Adieu, mon cher Franck ; que toutes les bénédictions du ciel soient sur votre tête, c’est le vœu de

« Lilian Holt. »

« Eh bien ! voilà qui est résolu, dit le chasseur en se levant tout à coup.

— Qu’allez-vous faire ? lui demanda Édouard Warfield.

— Vous avez lu cette lettre, vous savez que je suis le fiancé de Marian, le cousin de la pauvre petite Lilly, et vous le demandez !… Je vais suivre John Stebbins, fût-ce au bout du monde. Oh ! je le traquerai, je le trouverai, fût-ce au fond des mines de la Californie.

— Vous êtes déterminé à le suivre ? demanda le capitaine en se levant à son tour.

« Vous êtes déterminé à le suivre ? »

— Tout à fait, par l’Éternel, et je jure de ne pas rentrer dans l’État de Tennessee avant de lui avoir arraché le secret de ses menées ténébreuses.

— Eh bien ! vous ne partirez pas seul, j’irai avec vous, dit Édouard Warfield ; je le veux, ne me demandez pas pourquoi. Ne cherchez point à m’en dissuader. Je m’attacherais malgré vous à vos pas. »


CHAPITRE VII
L’horloge du Cheval-mort. — Le brouillard blanc. — Expédition manquée.


Si les motifs qui poussaient les deux jeunes gens n’étaient pas identiques, leur ennemi était le même. Punir sur John Stebbins son aide à l’expatriation de Marian, tel était le but de Franck. Arracher à cet homme la pauvre Lilly et son père abusé, tel était le rôle que s’attribuait Édouard Warfield. Tous les deux convinrent de leur plan de poursuite.

Que Holt fût parti avec John Stebbins, la lettre de Lilian en faisait foi ; s’ils étaient encore dans les limites du seulement ou sur une des routes qui y aboutissaient, il y avait encore chance de les atteindre. Mais si ces conjectures étaient fausses ?… Que faire dans l’indécision ?

Les deux jeunes gens convinrent d’explorer la plantation de Holt, afin de voir si quelque indice les mettrait sur la piste de la route suivie par les voyageurs.

En entrant dans l’enclos du squatter, ils mirent pied à terre et commencèrent à examiner les moindres « signes » avec la minutieuse exactitude des Indiens.

Il n’était pas probable que les voyageurs fussent partis à cheval ; les ustensiles de la maison auraient eu peine à être transportés de cette manière. Ils n’avaient pas non plus pu les emporter sur un chariot, car nulle route aux alentours de la clairière n’était assez large pour donner passage à un véhicule monté sur des roues.

Toutes ces impossibilités amenèrent les jeunes gens à la conclusion vraisemblable : Les Holt et Stebbins étaient partis en canot ; Wingrove connaissait bien la barque du squatter. Elle était creusée dans un arbre, et il s’en servait pour passer de l’autre côté de Mud-Creek. Ce canot était assez large pour porter plusieurs personnes chargées d’un bagage volumineux. Évidemment, c’était ce mode de départ qu’avaient adopté les voyageurs, et c’était le pire des cas dans la donnée d’une poursuite.

Voilà ce que se disaient les jeunes gens en allant vers la rive. Le Creek était trouble comme leurs pensées. Son courant précipité entraînait des troncs déracinés, dont les branches se tordaient en s’enfonçant, comme des bras de noyés appelant au secours. Ce spectacle était à l’unisson de leurs pensées, et ils n’en furent arrachés que par le bruit de pas s’avançant vers eux, et qui les fit tressaillir du même espoir. Étaient-ce Lilian et le squatter qui revenaient ?

Lorsqu’ils virent que ce n’était que l’Indienne Suvanée qui s’approchait, ils lui en voulurent tellement de les avoir déçus, que, sans se dire d’abord qu’ils pourraient tirer d’elle quelque renseignement utile, ils lui firent une réception peu bienveillante.

« Que venez-vous encore faire ici, fille ? lui demanda le chasseur.

— Que viennent faire ici l’Aigle blanc et le Tueur de panthères ? dit-elle sans se déconcerter. Pensent-ils que le chemin qui marche aura gardé la trace d’Hickmann Holt ? »

Édouard Warfield se tourna vers elle et lui répondit vivement :

a Si vous savez de quel côté il est parti, dites-nous-le, Suvanée, et je vous donnerai telle récompense que vous me demanderez ?

— Suvanée n’est pas intéressée, répondit fièrement l’Indienne ; Suvanée ne veut pas recevoir de l’argent pour ses paroles ; mais elle parlera à une condition.

— Laquelle ? demanda le chasseur avec toute l’impatience de la curiosité.

— D’abord, il faut que je sache ce que vous allez faire. Suvanée se trompe-t-elle en croyant que vous voulez suivre les gens qui sont partis ?

— C’est notre intention, en effet, dit Franck Wingrove.

— Eh bien ! emmenez avec vous Suvanée, elle vous servira de guide. Une femme de ma race ne serait pas un embarras pour vous, et quant au motif qu’a Suvanée de partir avec vous, il n’est pas difficile à comprendre. Je veux retrouver Marian. C’est une Chicassaw comme moi ; l’Aigle blanc sait pourquoi je l’aime. Marian est malheureuse là où elle est. Je veux la délivrer. Si vous ne comprenez pas cela, vous n’êtes pas des hommes de cœur. »

« Emmenez avec vous Suvanée ».

Les deux hommes se consultèrent et finirent par conclure que la proposition de l’Indienne était inacceptable.

Dès qu’elle eut compris que les deux amis ne voulaient pas l’emmener, Suvanée se renferma dans un mutisme absolu. Ce fut en vain que Franck Wingrove lui offrit l’abri de sa hutte pendant son absence ; en vain qu’Édouard Warfield fit briller devant elle quelques dollars tout neufs. Elle se tint impassible devant eux, les lèvres serrées, et les yeux fixés malignement sur les eaux agitées du Mud-Creek. Elle ne sortit de cette réserve que lorsque le capitaine, impatienté de ce silence obstiné, dit au chasseur afin de piquer l’Indienne au jeu :

« Ne la tourmentez plus, Wingrove. Ne voyez-vous point qu’elle ne sait rien du tout ? »

Suvanée bondit en arrière, grimpa comme un chat sauvage sur un des troncs de la palissade voisine et cria aux deux amis :

« Ah ! je ne sais rien ! Ah ! vous ne me voulez point pour guide !… Allez, allez, vous vous perdrez en route. Le Serpent noir qui vous a volé vos deux colombes les emporte à travers les grandes plaines désertes. Il les mènera vers le grand lac, et là, il les noiera.

— Partez tout de suite, fille, ou je ne réponds pas de ma patience, dit le chasseur. Nous n’avons pas besoin ici de corbeaux croassant des cris de malheur.

— Ah ! ah ! ah ! » Suvanée éclata de rire et disparut de l’autre côté de la palissade.

Cet incident affecta les deux amis. Suvanée n’eut pas plutôt disparu qu’ils sentirent bien qu’ils avaient mal conduit leur négociation avec elle ; mais c’était chose faite. Ils cherchèrent dans les dernières phrases de l’Indienne une allusion au but du voyage de Stebbins. Il leur sembla que « ces grandes plaines désertes » voulaient dire la Californie. Mais le temps pressait ; et ils reprirent leurs recherches.

La plus importante était la découverte du jour où les voyageurs étaient partis. Les lettres de Lilian, non datées, ne donnaient aucun éclaircissement sur ce point :

« Ah ! si la pluie n’était pas survenue, dit le chasseur, j’aurais pu indiquer le moment précis par les traces laissées dans la boue, par leurs allées et venues pendant le chargement du canot.

— Mais qu’ont-ils pu faire des chevaux ? demanda Édouard Warfield. Ont-ils pu les emmener dans l’embarcation !

— J’y pensais justement. Celui que montait Stebbins devait être loué ; il l’aura rendu à son propriétaire ; il devait venir des étables de Kipp, ce soi-disant colonel aura envoyé un nègre pendant la nuit pour chercher l’animal.

— Mais le cheval de Holt ?

— « La vieille créature », comme il l’appelait, reprit Franck Wingrove, ne valait pas qu’on l’emmenât. Il l’aura laissée derrière lui.

— Elle n’est pas à l’écurie.

— Oh ! s’écria le chasseur qui venait de jeter les yeux autour de la clairière, voyez-vous ce cercle de busards qui sautille à terre derrière ce buisson. Je gage que « la vieille créature » est là. J’entends sa carcasse. Allons voir. »

Ils se dirigèrent de ce côté, et les vautours s’envolèrent avec regret à leur approche. Le vieux cheval gisait au pied d’un sycomore. Un large disque sanglant entourait la tête de l’animal dont le cou portait une large blessure.

« Il a tué cette pauvre bête ! s’écria le chasseur. N’eût-il pas mieux fait de la léguer à un de ses voisins ? Mais il n’était en bons termes avec personne ; son humeur était intraitable ; s’il avait épargné cet ancien serviteur, il n’aurait pas été le Hick Holt que je connais. »

« Depuis combien de temps pensez-vous qu’il soit tué ? demanda Warfield.

— Ah ! j’étais fou de n’avoir point pensé à cela, répondit Wingrove, qui se pencha vers le cadavre du cheval, mit le bout de ses doigts dans la large blessure du cou, les y maintint pendant quelques secondes et se releva en disant :

« La pauvre bête n’est pas morte depuis deux heures. Voyez, son sang n’est pas encore figé. Peut-être même y a-t-il un reste de chaleur dans cette vieille carcasse.

— Vous êtes sûr qu’il n’a été tué que ce matin ?

— Oh ! très sûr ; voyez, continua le chasseur en levant une des jambes de la bête et en la laissant retomber, souple comme une anguille ! Si elle avait été tuée la nuit dernière, ses membres seraient raides depuis longtemps.

— Eh bien ! en mettant la chose au pire, ils n’ont guère que quatre heures d’avance sur nous. Vous dites que le Mud-Creek a beaucoup de sinuosités ?

— Il est aussi crochu que la jambe de derrière d’un racoon.

— Et l’Obion, dans lequel il se jette ?

— De même ; il ressemble à la queue d’un chien hargneux ; et près du Mississipi, il ne va pas plus vite qu’une limace. Le courant ne les aidera pas beaucoup. Ils auront à ramer un bout de temps avant d’atteindre le Mississipi. J’espère que ce damné Mormon gagnera des ampoules à ses vilaines pattes.

— Je le souhaite de tout mon cœur, » répondit le capitaine, et sur ce vœu peu charitable, ils sautèrent en selle et partirent par le sentier qui conduisait à l’embouchure du Mud-Creek dans l’Obion.

L’important était d’arriver à l’embouchure de cette rivière avant la caravane des émigrants ; car si le canot y pouvait parvenir avant les cavaliers, ceux-ci ne pourraient savoir si l’embarcation avait remonté ou descendu le Mississipi, et ne sauraient plus de quel côté diriger leurs recherches.

Mais, s’ils avaient l’heureuse chance de voir la direction du canot, ils devaient le suivre jusqu’à son point de débarquement, et là, tandis que Franck Wingrove ne voyait que vengeance, le capitaine envisageait seulement la possibilité de revoir Lilian, de se lier avec Holt, de gagner l’affection du squatter à l’aide de bons procédés et de le suivre partout où il voudrait s’établir, fût-ce sur les bords de l’océan Pacifique.

Animés de motifs si divers, mais également intéressants pour eux, les deux jeunes gens firent une telle diligence, qu’ils arrivèrent à minuit près des rives du Mississipi, au confluent de l’Obion. Le terrain sur lequel ils chevauchaient alors était à peine élevé au-dessus de niveau du fleuve, et il était couvert d’une forêt de cotonniers et d’autres arbres aimant l’humidité. Comme ces arbres envahissaient tous les bords marécageux du fleuve, ils interceptaient la vue. Afin d’embrasser du regard tout le cours d’eau, il fallait monter sur un des plus élevés. Franck Wingrove n’ayant pas, selon son expression, des facultés d’écureuil, le capitaine, mieux fait à cette gymnastique, grimpa aussi haut que possible sur un cotonnier énorme et commença son office de vedette.

Son poste était bien choisi. De son observatoire aérien, il voyait le confluent de l’Obion dans le Mississipi, si large à cet endroit que, n’eût été son courant, on eût pu le prendre pour un grand lac. Mais il y veilla en vain jusqu’à l’aurore, aucun canot ne déboucha des eaux brunes de l’Obion dans les eaux bleues du Mississipi.

Il n’y avait plus à se le dissimuler, la partie était perdue. Les fugitifs devaient avoir dépassé depuis longtemps les limites de l’État du Tennessee, mais s’étaient-ils dirigés sur les routes du Missouri ou sur celles de l’Arkansas ? Étaient-ils allés vers le nord ou vers le sud ? Les deux amis savaient que les Mormons se servaient de routes particulières, et que d’autres toutes nouvelles, avaient été créées par des explorateurs militaires, ce qui compliquait encore la question.

Tristement, les deux voyageurs durent se résoudre à reprendre le chemin de Swampville. Leur seul espoir était maintenant dans la lettre que Lilian avait promis d’écrire à son cousin, et loin d’être découragés de leur poursuite par ce premier insuccès, le capitaine et le chasseur se jurèrent de reprendre leur entreprise dès que cette lettre si désirée leur donnerait le moindre indice de la direction à suivre.


CHAPITRE VIII
Marian perdue ou morte. — Renseignements sur la caravane. — Les Big-Timbers. — Les hommes à la brouette.


Quand ils furent revenus à Swampville, ils se consultèrent sur le moyen d’avoir de l’argent comptant afin de pouvoir s’équiper pour leur excursion dans les prairies.

Le colonel Blount, auquel Édouard Warfield avait écrit, était un ami dévoué, et les tira d’affaire ; le troisième jour de leur retour à Swampville, le capitaine reçut une excellente lettre de lui, accompagnée d’une somme assez forte pour permettre de traverser le continent tout entier.

La question de finance étant résolue, les deux jeunes gens n’eurent plus qu’à attendre la lettre promise par Lilian.

Ils endurèrent six jours d’attente, six jours de doutes et de craintes.

Le septième jour fut un jour de joie. Quand les deux amis se présentèrent au bureau de poste, l’employé donna au chasseur une lettre dont l’adresse seule le fit s’écrier :

« Enfin, la voilà !

Les deux amis sortirent et, avant même d’avoir décacheté la lettre, ils savaient dans quelle direction ils devaient poursuivre les fugitifs, car le timbre postal imprimé sur l’enveloppe portait le nom de la ville et de la province où Lilian avait écrit à son cousin : « Van Buren, Arkansas. » Ils rentrèrent vite à l’hôtel, s’enfermèrent dans la chambre du capitaine, et cette fois ce fut Franck Wingrove qui lut à haute voix la lettre suivante :

« Mon cher Franck,

« J’espère que vous avez eu la lettre que je vous ai écrite, bien à la hâte, au moment de quitter la clairière, et je profite de notre arrêt dans une grande ville pour vous donner de mes nouvelles et vous apprendre ce que j’ai pu savoir, hélas ! sur notre pauvre Marian ; mais je veux d’abord vous raconter notre voyage, parce qu’il s’y est présenté un incident qui m’a inquiétée.

« Nous sommes partis en canot, et mes deux compagnons ramaient jour et nuit comme s’ils étaient pressés de s’éloigner de notre chère clairière.

« Je sais maintenant que nous allons en Californie, dans ce pays où l’on trouve de l’or ; mais je n’oublierai jamais notre chère province de Tennessee, et mon grand chagrin est de ne pouvoir encore vous dire où vous pouvez m’adresser votre réponse, car j’ignore s’il y a des villes ou des settlements dans le pays où nous allons et si la poste y vient. Quand je serai mieux informée, je vous le ferai savoir, et je vous prie bien, mon cher Franck, de ne pas me faire attendre alors de vos nouvelles. Vous n’oublierez pas de me dire si vous êtes lié avec M. Édouard Warfield, s’il soigne bien la clairière et s’il est heureux. J’espère que vous ne trouverez pas mauvais que je m’intéresse à ce monsieur, qui a été si bon pour votre petite Lilly.

« Nous sommes arrivés ici d’hier seulement. C’est une grande ville sur la rivière Arkansas. C’est en bateau à vapeur que nous sommes venus. De là nous devons voyager en chariots avec beaucoup d’autres gens. On appelle cela une « caravane ». On dit que nous serons plusieurs mois en route.

« Maintenant, mon cousin, j’ai retardé autant que je l’ai pu la nécessité de vous causer de la peine en vous parlant de Marian, mais vous m’en voudriez si je ne vous disais rien d’elle, et il faut bien que quelqu’un au monde soit le confident des inquiétudes que j’éprouve à son sujet.

« Pendant longtemps, mon père et John Stebbins ne m’ont rien répondu lorsque je leur ai demandé si nous allions rejoindre Marian. Seulement mon père devenait sombre à chacune de mes questions, et demeurait le reste de la journée sans prononcer une parole. Enfin, hier, sans égard pour l’ennui que je lui causais en le tourmentant ainsi, je lui ai parlé de ma sœur. Il est sorti brusquement de l’hôtel où nous logeons, et John Stebbins m’a grondée, m’a dit que j’étais une sotte de tracasser ainsi mon père et m’a défendu de lui reparler de Marian.

« — Une fois pour toutes, a-t-il conclu, ne vous occupez point de votre sœur. Elle est « perdue pour vous. »

« Alors je me suis mise à pleurer :

« — Vous ne voulez pas dire qu’elle est « morte ? » lui ai-je dit en le suppliant de me répondre.

« Il m’a répliqué d’un air si méchant : « Morte ou non, je vous jure que vous ne la reverrez jamais. Ainsi ne vous occupez pas « d’elle » — que je me suis mise à trembler. Puis je me suis sentie assez forte pour braver ce vilain homme et je lui ai dit bien en face : « C’est donc que vous l’avez tuée ! »

« Il est devenu furieux et m’a dit de mauvaises paroles. Quand mon père est revenu, je me suis plainte à lui des procédés de John Stebbins. Mais, au lieu de se fâcher contre cet homme-là, mon père m’a recommandé de ne pas l’irriter et a prétendu que John était un véritable ami pour nous, un peu vif de caractère peut-être, et n’aimant pas le caquet sans raison des petites filles, mais tout dévoué à notre famille. Quant à Marian, mon père m’a prié de ne jamais lui parler d’elle si j’aimais son repos.

« Voilà, mon cher cousin, le peu que j’ai pu apprendre. C’est bien assez pour vous faire de la peine et me désoler. Où est notre pauvre Marian ? Vit-elle encore ?… Oh ! j’espère que oui ; je serais trop malheureuse d’avoir à pleurer ma sœur, qui a toujours été si tendre et si dévouée envers moi. C’est une trop vaillante créature pour ne pas avoir su déjouer les pièges qui peut-être lui ont été tendus. Espérez donc la revoir, comme je l’espère moi-même.

« Adieu, mon cher cousin, je suis votre bien triste et toujours affectueuse

« Lilian Holt. »

Une heure après avoir lu cette lettre, les deux amis couraient vers Memphis de toute la vitesse de leurs chevaux. De là, un bateaii à vapeur devait les transporter à Little-RoG et un autre les amènerait à Van Buren.

Lorsqu’ils arrivèrent dans cette dernière ville, ils apprirent que la caravane était partie depuis quinze jours, mais on put les renseigner sur sa direction probable : elle devait aller en Californie, le long de l’Arkansas jusqu’aux montagnes Rocheuses, à travers la vallée de l’Huerfano et les passes Robideau et Coochotopa ; puis traverser le Colorado et gagner l’ancienne route espagnole allant au cœur de la Californie.

C’était une caravane composée de chercheurs d’or pour la plupart.

Les deux amis apprirent avec certitude que les Holt en faisaient partie. Bien que celle-ci comptât dans sa bande plus d’un rude squatter, la taille herculéenne de Holt l’avait fait remarquer, et l’on se souvenait encore à Van Buren de la beauté de sa fille et de la laide face de renard qui les accompagnait. Ce fut par cette image peu flatteuse que les personnes qui donnèrent ces renseignements désignèrent à l’unisson John Stebbins.

Moins de vingt heures après leur arrivée à Van Buren, les deux amis en repartirent pour se lancer dans le désert. La seule addition faite au train des deux compagnons fut une paire de mules solides, chargées des bagages.

Lorsqu’ils eurent atteint le territoire des buffles, le capitaine et le chasseur voyagèrent plutôt de nuit que de jour. Ils adoptèrent cette combinaison pour sauver leurs scalps, et partant leur vie, car le territoire des buffles sur l’Arkansas était celui des tribus indiennes hostiles.

Ce système de locomotion était donc commandé par la plus simple prudence.

Guidés par les traces des chariots de la caravane, les deux compagnons avançaient rapidement. Lorsque la lune brillait, ils marchaient presque aussi vite qu’ils eussent pu le faire de jour. Les nuits sombres les retardaient un peu ; mais cependant, ils gagnaient du temps sur la caravane, et s’en apercevaient en voyant les traces plus fraîches et surtout en faisant le compte de ses campements. Par leur nombre, ils pouvaient s’assurer qu’ils brûlaient ses étapes. Ils avaient donc l’espoir de finir par la rencontrer, lorsque la monotonie de leur voyage fut variée par un incident inattendu.

Ils étaient arrivés près du bosquet appelé les « Big-Timbers » (les grands bois de charpente) et, partis deux heures avant le coucher du soleil, ils s’avançaient dans la direction ouest sur une prairie ondulée dont les petits coteaux couraient, par mauvaise fortune, transversalement à leur route. Ils avaient donc constamment à monter et à descendre.

Les deux amis furent sur le point de s’arrêter dans quelque creux pour attendre le coucher du soleil ; mais, n’apercevant aucune trace fraîche d’indiens, ils poursuivirent leur route lorsqu’en montant une côte et les yeux fixés sur sa crête, ils aperçurent, à peu près à un demi-mille, au sommet d’une seconde petite côte, deux formes humaines.

« Voilà des Indiens ! s’écria le chasseur.

— Eh ! non, ils seraient à cheval, et ce sont là deux piétons. Aucune draperie ne flotte autour de leur buste, et puis, ils n’ont pas la tournure indienne.

— Comme ils sont disproportionnés ! dit Franck Wingrove en riant. Les deux ne font pas la paire. L’un sec et haut comme un échalas ; l’autre court et rond comme un petit tonneau. Au nom du vieux Nick, qui peuvent-ils être ? Si vous tiriez de son étui votre grande lunette de voyage, capitaine ? Voilà le moment de nous servir de cet outil dont je n’avais pas jusqu’ici soupçonné l’utilité.

Édouard Warfield avait à peine eu le temps de faire jouer les tubes de la lorgnette pour la mettre au point, que l’impatient chasseur lui criait :

« Eh bien ? eh bien ?

— Voici, répondit le capitaine tout en continuant de regarder. Tous les deux sont vêtus d’une jaquette et d’un pantalon ; le petit a une casquette de couleur sombre, et le grand, un chapeau à haute forme ; mon Dieu ! oui, c’est une singulière coiffure dans ces prairies. La veste du petit est bleu de ciel, celle de l’autre, vert bouteille. Mais le soleil couchant donne en plein sur les verres de la lunette ; cela m’éblouit et m’empêche de bien voir ; néanmoins, Franck, nous pouvons être rassurés ; ce ne sont pas là des Indiens. Je puis toujours vous achever leur signalement. Ne me demandez rien sur leur figure, puisque je les vois de dos… Le grand porte deux fusils, un sur chaque épaule. Le petit… ah ! quelle singulière allure ! il pousse quelque chose, je ne sais quoi, devant lui ; son corps est penché contre la colline à un angle d’au moins quarante-cinq degrés avec l’horizon. Qu’est-ce que cela peut être, que traîne-t-il devant lui ? Je vais le savoir dès qu’il aura atteint le sommet du plateau. Dieu ! que ce soleil me gêne ! »

Et Édouard Warfield mit un instant ses mains devant ses yeux.

Tout à coup le chasseur partit d’un éclat de rire formidable, le premier qui lui eût échappé depuis le commencement du voyage.

« Oh ! capitaine, cria-t-il, c’est une brouette ! une brouette, Dieu me pardonne ! »

« Oh ! capitaine ! cria-t-il, c’est une brouette. »

En effet, les deux hommes étaient arrivés sur la crête de la colline, et cet objet, singulier dans la prairie, se dessinait nettement sur le fond enflammé de l’horizon.

Le chasseur continuait à rire à gorge déployée. Édouard Warfield s’associa à cette gaieté moins bruyamment, et il pria son compagnon d’en modérer les éclats, de peur que l’écho de ce rire ne parvint aux oreilles des hommes à la brouette.

Cet avertissement vint trop tard, car le grand piéton regarda tout à coup en arrière, fit un signe à son camarade, et tous deux disparurent derrière la déclivité de la colline, comme des daims effarouchés.

« Où diable peuvent-ils être passés ? » s’écria Wingrove.

— Je soupçonne ce qu’ils peuvent être, répondit le capitaine, d’après la coupe de leurs habits et certaines autres particularités. Si je ne me trompe point, les oiseaux qui se sont envolés sont une paire des « aigles de l’oncle Sam. »

— Quoi ! des soldats ?

— El de vieux soldats, je le gagerais.

— Mais que peuvent faire des militaires dans ces parages ?

— Ce sont probablement des déserteurs qui vont en Californie en quête d’un filon d’or. Ils se sont sans doute échappés de quelque poste des frontières, et n’ayant pas sous la main de meilleur moyen de transport, ils se sont munis de cette brouette.

— Si nous essayions de les rattraper ?

— Cela est plus facile à dire qu’à faire. Si ma supposition est vraie, ils éviteront avec soin toute rencontre. L’escorte qui accompagne le train explique pourquoi ils ne se sont pas joints à la caravane. S’ils ont aperçu les boutons de mon vieil uniforme, ils se blottiront dans quelque coin d’où il nous sera difficile de les dénicher.

— Bah ! bah ! quand ils seraient aussi rusés qu’un couple d’opossums, je les trouverai bien. Ils ne peuvent pas dissimuler les traces de leur brouette. »

La trace de la roue les conduisit en ligne directe à la plus proche lisière de la forêt ; à la façon dont elle avait laissé son empreinte tout le long du talus, il était facile de juger qu’elle avait été lancée à toute vitesse ; mais tout à coup, à l’entrée du bois, toute trace cessait, bien que le terrain fût relativement mou.

Les deux amis battirent les buissons et étudièrent le terrain dans un cercle d’une soixantaine de mètres. Nulle part ils ne retrouvèrent de trace. Or, il était évident que la brouette n’était pas allée plus loin, et, en tout cas, pas sur sa roue. Instinctivement, le capitaine leva les yeux en l’air en pensant que les fugitifs pouvaient être montés sur un arbre et y avoir juché la brouette. Mais l’essence du bois était le cotonnier, et le maigre feuillage n’aurait pas même été suffisant pour cacher un écureuil.

« J’ai trouvé ! s’écria tout à coup Franck Wingrove, qui avait continué de fureter à terre. Voici les traces de leurs pieds sans celles de la brouette. Je vois comment ils nous ont déroutés. Pardieu ! quels qu’ils puissent être, c’est une paire de rusés racoons.

— Qu’ont-ils donc fait ?

— Ils ont pris la machine sur leurs épaules. Voyez ! ils sont partis entre ces deux arbres.

— Eh bien ! si nos chevaux et nos mules ne nous gênaient pas pour circuler dans la forêt, je pense que nous les trouverions aisément, dit le capitaine. Nous rencontrerions bientôt la trace de la roue, car ils ne peuvent voyager longtemps avec un tel poids sur leurs épaules.

— Oh ! nous pourrions sans danger attacher nos bêtes dans ce taillis. »

Aussitôt dit que fait ; les quatre quadrupèdes furent solidement liés à des arbres, et les deux compagnons s’enfoncèrent dans les profondeurs de la forêt. À un endroit où, faute de gazon sec sur leur chemin, les fugitifs avaient dû marcher sur la terre humide, le capitaine reconnut au dessin imprimé par leurs pieds sur le sol, que sa conjecture était vraie. Il reconnut la forme des souliers d’ordonnance. Il n’était d’ailleurs pas besoin d’être quartier-maître pour trouver là le talon bas, mal arrondi, les semelles plates des souliers à bon marché confectionnés pour l’armée. Les deux fugitifs étaient chaussés de même ; leurs traces ne différaient que par la grandeur, mais tellement que les chaussures du petit avaient à peine les deux tiers de la longueur des souliers de son camarade. Ces derniers souliers étaient remarquables par leur taille énorme, qui était de treize pouces anglais.

En notant cette particularité, le chasseur Laissa échapper un rire d’étonnement.

« C’est là un pied qui en vaut deux, dit-il ; on n’a pas besoin de demander si c’est Longues-Jambes qui a laissé là son signalement. Ah ! ah ! si je ne l’avais pas aperçu, je pourrais m’imaginer qu’il y a des géants dans la forêt. »

Édouard Warfield ne répondit pas à cette saillie, car il était préoccupé de vieux souvenirs. Il croyait reconnaître ce pied démesuré.


CHAPITRE IX
Le pied de roi. — Sure-Shot et Patrick O’Tigg. — Une histoire difficile à croire. — L’alerte.


Apres avoir avancé quelque peu, les deux amis perdirent les traces des fugitifs, à peine imprimées sur le gazon sec ; ils les retrouvèrent plus loin, aussi profondes que la première fois et le capitaine retomba dans sa préoccupation.

Il s’arrêta devant la longue empreinte, et tout à coup son souvenir devint plus précis… Il avait vu ce pied placé dans un étrier avec un éperon mexicain à son talon. Sans doute, le fugitif orné de bases si solides était un de ses vieux compagnons de campagne, un vétéran des éclaireurs.

La figure, vue à travers la lunette de campagne, confirmait cette croyance… Les longues jambes, les grands bras, la démarche dégingandée… Eh ! oui, c’étaient là les formes caractéristiques de l’architecture corporelle de… Jephthali Bigelow.

« Me voici à peu près fixé, dit gaiement Édouard Warfield au chasseur. L’homme au « pied de roi » est mon vieux soldat Jephthali Bigelow que tous les hommes du corps appelaient Sure-Shot (coup de fusil sur) car jamais plus adroit que Jeph n’a touché un rifle. Ce que peut être le petit bonhomme tout rond, je ne devine pas… à moins que ce ne soit un certain Patrick, qui était son ami et servait dans mon corps et dont l’embonpoint et la tournure se rapporteraient assez au profil de l’homme à la brouette. Il faut les trouver absolument.

Ils marchèrent l’espace d’un mille depuis l’endroit où ils avaient laissé leurs montures, quand tout à coup la trace de la brouette cessa. Le sentier continuait cependant ; mais si elle y avait passé, c’était sur les épaules des fugitifs. Pendant que les deux amis se consultaient pour savoir que faire en cette occurrence embarrassante, un son frappa leurs oreilles. Ils crurent d’abord que c’était le bruit d’une chute d’eau un peu éloignée, et résolurent, sauf à revenir sur leurs pas, d’aller reconnaître le fait. Ils marchèrent environ cent yards dans cette nouvelle direction à travers le taillis, et ils finirent, en s’approchant, par distinguer que c’étaient des voix humaines que le silence de la forêt leur avait permis de percevoir. En même temps, une réflexion lumineuse sur les arbres leur révéla le feu d’un campement. Ils approchèrent avec mille précautions, en se tenant toujours sous le fourré, et ils aperçurent deux hommes assis à terre devant un foyer alimenté par des branches mortes et, auprès d’eux, tout illuminée par les flammes rouges et bleues, la brouette !

Le petit homme était assis à la façon des tailleurs. Son camarade aurait eu peine à loger sous lui ses longues jambes ; aussi ses genoux étaient-ils dressés à la hauteur de ses yeux et, vu de profil comme les deux survenants l’observaient, il présentait la forme d’un grand N, de la sorte que les imprimeurs nomment la lettre « rustique ». Le chapeau à haute forme terminait un des côtés ; les pieds, semblables à des pédales et posés horizontalement sur le sol, composaient l’autre côté en complétant la ressemblance alphabétique.

Une face de singe moqueur, mais sans expression de férocité, des yeux vifs, un menton terminé par une petite touffe de barbe couleur d’ocre rouge, des cheveux tout embrouillés et du plus beau jaune, pendant derrière le chapeau, tels étaient les traits du personnage. Sauf sa coiffure, tout son costume était militaire et bien connu d’Édouard Warfield.

C’était la petite tenue des éclaireurs à cheval : une grossière veste d’un vert foncé, avec un rang de boutons allant du cou à la taille, et une sorte de pardessus. Mais le nom de ce dernier vêtement était mal approprié cette fois, car le surtout arrivait à peine aux mollets de l’homme. Mais il y en avait si peu à couvrir ! La jaquette était trop courte aussi pour lui, car, entre sa ceinture et celle du pantalon, il existait un intervalle d’au moins six pouces, par lequel on apercevait une chemise couleur isabelle. De grosses chaussettes de laine et des souliers d’ordonnance complétaient le costume de Sure-Shot — car c’était bien lui.

L’homme à la brouette portait aussi un costume militaire, mais la couleur en était différente. Il était d’un bleu de ciel devenu blanchâtre par l’usage ; les boutons de la jaquette étaient en plomb, et les passementeries en ruban de fil blanc. Le petit bonhomme servait évidemment dans l’infanterie.

Le capitaine ne s’était pas trompé non plus quant à celui-là. C’était pour lui une vieille connaissance que Patrick O’Tigg.

Se croyant à l’abri de toute poursuite, les fugitifs cuisinaient leur souper. Chacun d’eux tenait en main une longue branche au bout de laquelle était empalée une grosse pièce de viande crue qui cuisait en se noircissant. Une assez grande quantité de cette même viande — cela paraissait être du buffle — remplissait le fond de la brouette qui contenait aussi deux sacs de provisions, deux havresacs, des boîtes à cartouches, et par-dessus ce bagage, un rifle d’ordonnance et un mousquet.

Se croyant a l'abri.

Après avoir reconnu les deux déserteurs, la première idée d’Édouard Warfield fut d’aller à eux. Ils étaient si attentifs à leurs broches qu’ils n’avaient pas entendu approcher le capitaine et le chasseur, pensant sans doute les avoir déroutés, les fugitifs n’étaient pas sur leurs gardes. Mais Édouard Warfield eut ensuite la fantaisie d’écouter leur conversation et de savoir quelles étaient leurs idées. Un signe à Franck Wingrove suffit pour lui faire comprendre ce nouveau plan, et tous deux se cachèrent derrière les broussailles pour écouter plus commodément et sans risquer de faire du bruit.

Leur patience ne fut pas mise à une trop longue épreuve. Patrick n’était pas un homme à tenir sa langue au repos. Sure-Shot n’était guère moins loquace ; mais ce fut l’infanterie qui ouvrit la conversation.

« Parbleu, vieux camarade, dit Patrick, nous avons été fous de partir à pied, au lieu de nous emparer de deux bons poneys. Nous serions bien parvenus à en prendre deux dans les écuries du fort.

— Nous avons un peu trop précipité notre départ et pas assez réfléchi sur ce qui était nécessaire dans ces prairies ; vous avez raison, Patrick, répondit Sure-Shot.

— Et nous serons fouettés comme des chiens en faute, pour avoir pris les fusils, les sacs et la brouette, si par hasard on nous découvre… Au diable cette maudite brouette !

— N’en dites pas de mal, elle nous a rendu bien des services. Comment aurions-nous pu avancer si vite sans cette machine-là ? Elle a transporté notre lard et le sac de farine sans lesquels nous serions morts de faim. Patrick, ne maudissez pas la brouette !

— Oh ! elle m’a laissé les épaules aussi fatiguées de l’avoir portée que si on les avait battues à coups de bâton.

— Bah ! demain il n’y paraîtra plus ; vous ne sentirez plus rien quand vous aurez dormi quelques heures. Du diable si nous n’avons pas fait un tour rusé en nous avisant de ce moyen pour dérouter les Indiens. Ils ont sûrement perdu nos traces ; sans cela nous aurions déjà vu courir vers nous toute cette vermine.

— Ma foi, nous leur avons jeté de la poudre aux yeux. Ce que c’est que d’être malin ! » s’écria Patrick.

La viande étant cuite à point, les déserteurs interrompirent leur dialogue pour la manger avec un appétit qui ne leur laissait pas le temps de s’entretenir. Mais ils en avaient dit assez pour que le capitaine fût, confirmé dans le désir de les associer à son entreprise.

Tous les deux s’étaient évidemment fatigués de l’état militaire. Le service routinier d’un poste de frontière est suffisant à lui seul pour causer de l’ennui ; et l’attraction de la Californie avait achevé l’œuvre commencée par les désagréments des corvées et des longues factions.

C’était ainsi que, pendant leur silence, le capitaine refaisait dans sa pensée l’histoire des deux déserteurs. Comme ils savaient évidemment que la caravane les précédait, il était facile de présumer qu’ils s’étaient enfuis du fort Smith, poste militaire situé sur l’Arkansas, en face de Van Buren. Ils étaient restés probablement depuis le départ de la caravane assez près d’elle pour pouvoir suivre ses traces dans le bon chemin, assez loin pour ne pas attirer sur eux l’attention de l’escorte militaire qui la protégeait.

Ils avaient eu la chance de n’être pas aperçus par des tribus indiennes, comme les deux amis d’ailleurs. Cette bonne fortune était due à l’habitude des voleurs peaux-rouges, trop occupés des traînards immédiats de chaque train pour étendre plus loin leur cercle d’investigations. Cette manœuvre de Sure-Shot prouvait sa perspicacité. Malgré son extérieur bizarre, ce n’était pas un sot, tant s’en faut. Le tour d’emporter la brouette pour ne pas s’embarrasser des provisions, et celui d’en charger les épaules de l’Irlandais et non les siennes étaient sans doute une conception de sa cervelle. Patrick avait probablement roulé la brouette du fort Smith aux Big-Timbers, et Sure-Shot comptait qu’il la pousserait ainsi jusqu’aux rivages de l’océan Pacifique. Mais la tâche commençait à sembler lourde à l’Irlandais, car leur souper homérique n’était pas terminé quand il remit ce sujet sur le tapis :

« Vous m’avez annoncé, Sure-Shot, que nous étions entrés dans la région des buffles, dit-il à son camarade ; ces bêtes sont presque aussi faciles à tuer que des vaches apprivoisées. Sûrement nous ne serions jamais sans viande tant que nous aurions de la poudre, et nos provisions de cet article sont suffisantes pour nous mener en Californie. Dès lors, nous n’avons plus besoin de traîner avec nous cette malheureuse brouette. Si nous la plantions là, dans ce fourré, en nous en allant demain matin ?

— Vous n’y pensez point, Patrick. Nous allons quitter la région des buffles et entrer dans une autre où il n’y a pas d’animaux plus gros qu’un rat. C’est de l’autre côté des montagnes que nous aurons surtout besoin de nos sacs de provisions. Si nous n’emmenons pas la brouette, il est certain que nous mourrons de faim.

— Je la traînerais plus volontiers, reprit Patrick en se grattant l’oreille, si vous chargiez sur vos épaules quelques-uns des objets qu’elle contient. Mais il y en a d’inutiles que nous pourrions laisser derrière nous, par exemple, les deux havresacs et la boîte à cartouches. De quoi nous serviraient-ils en Californie ? Ils ne sont bons qu’à nous faire reconnaître par les troupes.

— Bah ! s’il y a des militaires en Californie, ils seront assez occupés de leurs propres affaires pour ne pas songer à fourrer leur nez dans les nôtres. Nous ne sommes pas les seuls individus qui ne se soient pas munis d’un passeport pour aller aux placers. Nous y trouverons des déserteurs en quantité… Et puis rien ne nous force à porter jusque-là nos havresacs, nos costumes, ni même cette pauvre brouette que vous avez prise en gui-gnon.

— Ni nos costumes ? répéta l’Irlandais stupéfait ; mais alors ?…

— Nous laisserons et troquerons tout cela dans la cité des Mormons.

— Mais la caravane n’y va pas.

— Vous vous trompez, Patrick. Une grande partie des gens qui la composent sont des Mormons et vont au grand lac Salé. Nous les suivrons et laisserons filer le reste de la caravane. Darfs les settlements mormons, il nous sera facile de troquer nos uniformes et notre brouette contre d’autres vêtements. Quant aux havresacs et à la boite à cartouches, je compte faire une spéculation sur ces articles.

— Ah ! ah ! une paire de havresacs de soldats et une vieille boîte à cartouches !… Cela ne vaut pas un verre de quelque chose bon à boire.

— Vous n’entendez rien au commerce, monsieur O’Tigg. J’espère bien obtenir d’eux en échange une mule ou un cheval pour chacun de nous. Le fils de ma mère ne veut pas arriver en Californie comme un humble piéton.

— Ah ! bien, si vous concluez un tel marché… s’écria l’Irlandais qui n’acheva pas sa phrase, mais qui frappa sur ses cuisses rebondies, en regardant son camarade avec admiration.

— J’en suis sûr, j’en suis sûr ; mon plan d’opération n’est pas encore complet, mais je l’aurai trouvé avant d’arriver à la cité des Mormons.

— Quel est-il donc ? » demanda Patrick avec curiosité.

Sure-Shot ne répondit pas tout de suite. Il continua de ronger l’os qu’il tenait à la main, tout en paraissant occupé de quelque calcul mental. Il arrangeait sans doute son fameux plan.

Curieux d’entendre les révélations promises, le capitaine et le chasseur restèrent cois dans leur cachette. Bien que le verbiage des déserteurs les eût amusés, un point, touché par-Sure-Shot, les inquiétait. Si le train contenait des Mormons s’apprêtant à rejoindre leurs coreligionnaires, la supposition de Lilian au sujet de la Californie était fausse. C’était sans doute vers le grand lac Salé que John Stebbins voulait emmener la famille du squatter. Cette alternative était pire que la première, car elle plaçait Lilian dans un milieu pervers, et elle rendait plus difficile le projet d’arracher la jeune fille et son père aux trames dont les avait entourés la fourberie de John Stebbins.

Sans se communiquer ces pensées autrement que par une pression de main silencieuse, les deux jeunes gens en étaient préoccupés encore, lorsque Sure-Shot reprit la parole :

« Vieux camarade, dit-il, vous savez que ces païens de Mormons ont la fureur de faire des soldats. Et, du reste, c’est prudent à eux. Quand on s’insurge contre les lois naturelles de toute société, et qu’on détruit l’esprit de famille, il faut bien pouvoir se défendre contre les attaques des honnêtes gens indignés… Mais ça m’importe peu ; je n’ai ni femme ni fille qu’ils puissent détourner de leur devoir par leurs doctrines empoisonnées. Donc, ils recrutent une petite armée. Vous avez dû entendre parler de leur grand bataillon. Ils seront enchantés lorsque je leur offrirai ces articles de fourniment militaire. Je les leur montrerai comme des modèles d’un nouveau système, et alors — je l’ai entendu dire au fort — le général Mormon, qui est le prophète lui-même et qui possède beaucoup de dollars, me les achètera à tout prix. Comprenez-vous la chose, maître O’Tigg ? »

L’Irlandais secoua la tête d’un air incrédule : « Je sais bien, répondit-il, que les Mormons sont des gens sans règle ni mœurs ; mais je n’ai jamais entendu dire qu’ils fussent des imbéciles. Vous ne les tricherez point à ce jeu aussi facilement que vous le pensez, Sure-Shot.

— Ce sera aussi aisé que d’avaler ce morceau de buffle. Je n’ai pas été cinq ans dans le commerce sans savoir comment se traite une affaire. »

De grands éclats de rire, partant de l’autre côté du buisson, interrompirent la narration. Wingrove et le capitaine ne purent retenir plus longtemps leur hilarité ; ils se dressèrent sur leurs pieds et s’avancèrent.

Au bruit de leur premier éclat de rire, infanterie et cavalerie furent debout en criant : « Les Indiens ! » et laissant là tout leur fourniment, les deux camarades s’enfoncèrent dans le taillis comme une paire de lapins effrayés. En une seconde, ils eurent disparu, et l’on n’entendit plus que le froissement des feuilles qu’ils frôlaient en s’enfuyant.

Édouard Warfield craignit qu’ils n’allassent trop loin pour pouvoir revenir, et posant deux doigts sur ses lèvres, il fit entendre un sifflement qui était un signal dont d’anciens rangers devaient se souvenir. Bientôt, en effet, deux nez en trompette parurent dans l’embrouillamini des buissons, et les déserteurs s’écrièrent en même temps :

« Le cap’tain ! le cap’tain ! »


CHAPITRE X
Le chat à neuf queues. — La hutte. — Le fantôme de la Chicassaw.


Quelques mots suffirent pour tout expliquer. Les déserteurs ne cherchèrent pas à dissimuler leur rupture de ban militaire, et ils acceptèrent avec bonheur de continuer leur chemin sous les ordres de leur ancien capitaine. Après quelques heures de repos auprès du feu, la caravane doublée de nombre reprit sa route, laissant, à la grande joie de Patrick, la brouette, dont le contenu fut divisé sur le dos des deux mules, en arrière.

Quoique la petite troupe fût de force à se défendre contre une troupe quadruple d Indiens, elle continua de s’avancer prudemment, car elle passait à travers une contrée où ceux-ci ne circulent que par bandes très nombreuses.

À cette époque, on savait les Utahs dans les meilleurs termes avec les blancs. Les Mormons avaient tout fait pour se concilier leurs faveurs, et l’on disait même qu’un homme blanc, tout seul, pouvait traverser leurs campements. Mais c’était surtout dans les passes conduisant au pays des Utahs, qu’il y avait à craindre l’attaque d’autres tribus indiennes, ainsi que dans les vallées de la Cordillère.

Les voyageurs ignoraient laquelle de ces passes choisirait la caravane qu’ils poursuivaient, et ils tinrent conseil afin d’élucider cette question.

Cependant, l’avis motivé du capitaine donna à entendre qu’elle devait se diriger, par la vallée du Rio del Norte, vers le Colorado.

« Alors, en avant ! s’écria Frank Wingrove, et rejoignons la caravane par la route centrale.

— Courons après, j’y consens, dit Sure-Shot, mais la rejoindre, c’est autre chose. Je ne suis pas un capon, mais la caravane a une escorte, voyez-vous, et j’ai peur d’être caressé par le chat à neuf queues. »

Le capitaine se mit à rire.

« Sure-Shot, dit-il vous craignez la peine du fouet qui punit les désertions, mais il vaut mieux, mon pauvre camarade, risquer la peau de son dos que celle de sa tête. Des écorchures aux épaules guérissent vite, tandis qu’un scalp enlevé… Quant au chat à neuf queues, je vous ferai éviter ses caresses qui cinglent, en vous déguisant avant que nous n’abordions les troupiers de l’escorte..

— Alors, cap’tain, tout ira bien, » dit l’Irlandais qui avait gardé un silence modeste pendant ce petit débat.

Le voyage se continua donc, les cavaliers alternant avec les piétons fatigués sur les deux seules montures disponibles.

Ils passèrent ainsi devant le fort de Bent, tombé en ruines, et arrivèrent près de la rivière d’Huerfano. Comme ils l’avaient prévu, ils trouvèrent là les traces de la caravane, et elles paraissaient assez fraîches pour que cette vue ranimât leur espoir.

À une dizaine de milles après leur approche de la rivière, au sortir d’une forêt de cotonniers, ils arrivèrent, en effet, à un endroit de campement, récemment foulé. De toute évidence, la caravane avait campé là la nuit précédente, et l’atteindre n’était désormais qu’une question de vitesse et d’heureuse chance.

On fit du feu dans un coin de la forêt de cotonniers, et l’on s’établit autour pour déjeuner.

Pendant que tous quatre étaient assis autour de ce feu de bivouac, des détonations lointaines se succédèrent.

« Est-ce que la caravane serait attaquée par les Indiens ? » se dit tout haut Sure-Shot en tendant l’oreille.

« Mais non, » répondit Franck Wingrove en sautant sur son fusil qui était accroché derrière lui à une branche ; « seulement ses chasseurs se laissent emporter par la facilité qu’on trouve ici de tirer sur un bon gibier. Voyez comme il est peu effrayé ! Ces deux antilopes qui trottent là-bas sont venues vous regarder à travers les buissons presque jusque sous le nez. Il ne sera pas dit que j’aurai vu de si belles bêtes sans les avoir saluées d’un coup de fusil. »

Sans écouter les représentations d’Édouard Warfield, le chasseur s’élança à la poursuite des antilopes.

Dix minutes après le départ de Franck Wingrove, un coup de fusil partit dans l’épaisseur de la forêt, et le chasseur revint bientôt, portant une antilope sur ses épaules.

Portant une antilope.

Sure-Shot et l’Irlandais poussèrent un hurrah de triomphe et s’emparèrent de la bête pour la dépouiller et la dépecer ; mais le capitaine, qui connaissait la physionomie de son ami, y vit une telle expression de trouble si peu en rapport avec l’heureux succès de sa chasse, qu’il le prit à part pour l’interroger sur la cause de l’altération de ses traits.

« Sont-ce les Indiens ? lui demanda-t-il.

— Non, et c’est presque aussi extraordinaire qu’un rêve, ce que je vais vous raconter. Vous n’allez pas me croire, capitaine. Pendant que j’étais absent, quelqu’un est-il venu près de notre camp ?

— Personne, j’en suis sûr. J’avais l’oreille aux aguets.

— Elle venait pourtant de ce côté, murmura Franck Wingrove.

Elle… C’était donc une femme ?

— Tenez, dussiez-vous me rire au nez et m’accuser d’avoir des hallucinations, je vais tout vous raconter : au moment où je chargeais l’antilope sur mes épaules après l’avoir tuée, j’ai vu glisser une Indienne à travers les buissons. Elle paraissait venir d’ici, et en me voyant elle s’est sauvée. Me croiriez-vous, capitaine ? Que je sois damné si ce n’était pas cette folle de Chicassaw. Elle se sera jointe à quelque tribu errante, et sa présence dans ces forêts prouve qu’elles sont hantées par des Indiens.

— Eh bien ! cette rencontre nous commande un redoublement de prudence, répondit le capitaine. N’effrayons pas nos compagnons, mais levons notre camp sous le prétexte que votre coup de fusil a pu renseigner quelque Indien, s’il s’en trouve dans ces parages, sur notre établissement.

Le feu fut éteint ; l’on chargea sur l’une des mules l’antilope à demi dépouillée, et après avoir marché pendant un mille dans l’épaisse forêt des cotonniers, les quatre hommes se trouvèrent sur un terrain ouvert, parsemé de loin en loin de hauts bouquets d’arbres. Puis ils arrivèrent à un de ces cañons (gorges) à travers lesquels coule la rivière de l’Huerfano.

Ils n’hésitèrent pas et s’engagèrent dans les mâchoires du défilé. C’était une terrible brèche ; les murs de pierre s’élevaient perpendiculairement à plus de deux cents pieds, et telle était au-dessus la hauteur des pics de la montagne que le ciel paraissait comme une petite bande azurée. Dans le fond, l’Huerfano grondait comme un torrent et écumait sur le bord de son lit trop étroit.

Dès qu’ils se furent enfoncés dans le cañon, il leur fut facile de voir que des chevaux l’avaient récemment traversé.

« Qu’en dites-vous, capitaine ? demanda le chasseur. Pensez-vous que ce soit un parti de cavaliers appartenant à la caravane qui a voulu prendre par le plus court ?

— Je pense, répondit le capitaine, qu’un grand parti d’indiens a passé récemment dans le cañon… Maintenant, que faut-il faire ? Le défilé ne s’élargit nulle part assez pour qu’il nous soit possible de nous grouper et de nous arrêter, et puis, ce parti aurait bien ses dangers. Si les Indiens nous croisaient, ils nous prendraient comme des souris dans une trappe. Revenir sur nos pas, c’est laisser gagner de l’avance à la caravane, et puis, ne faudra-t-il pas toujours traverser le cañon, aujourd’hui ou demain ? Nous voilà d’ailleurs à la moitié du défilé, et les Indiens peuvent s’être déjà dispersés dans la plaine de façon à ne pas nous apercevoir quand nous sortirons. Voyons, camarades, faut-il avancer ?

— Certainement, » dit Franck Wingrove.

Et la petite troupe poursuivit sa route.


CHAPITRE XI
La butte Orpheline. — Le wagon capturé. — En attendant l’assaut.


La petite troupe continua donc d’avancer dans le défilé, et atteignit l’autre bout du cañon juste au moment où passa dans l’air le bruit d’une fusillade éloignée. Les sons venaient de la vallée, et ils étaient couverts par le mugissement de l’Huerfano ; mais aucun de ces hommes habitués à l’écho des coups de feu ne pouvait s’y tromper : c’était là un tir simultané de plusieurs douzaines de rifles, peut-être un combat entre un parti d’indiens et la caravane.

Cela exigeait de la prudence. Laissant en arrière Sure-Shot et l’Irlandais qui tenaient les deux mules par la bride, le capitaine et le chasseur firent une reconnaissance. Au sortir du défilé, ils gravirent un rocher devant lequel un bouquet d’arbre les protégeait contre les observateurs indiens. Leur premier coup d’œil sur la plaine leur arracha un cri de joie : la caravane était en vue.

Le paysage qu’ils avaient sous les yeux était admirable. Bien qu’il fût nouveau pour les yeux d’Édouard Warfield, celui-ci le reconnut par les descriptions qu’il en avait lues. C’était là la vallée de l’Huerfano, et la butte isolée qui s’élevait au milieu était bien la « hutte Orpheline ». Il ne pouvait s’y méprendre.

Édouard Warfield et Franck Wingrove oublièrent un instant leurs préoccupations et même leurs périls pour admirer le beau paysage étalé sous leurs yeux.

Ils se seraient même longtemps absorbés dans cette contemplation, si la vue d’un objet lointain, à l’autre bout de la vallée, ne fût venue changer le cours de leurs idées. C’était comme un point blanc, pas plus large que le disque d’une cible. Il était d’une rondeur irrégulière, et l’on pouvait distinguer à ses côtés de petites formes brunes allant et venant. Il n’y avait pas à s’y tromper, cet objet était le toit d’un wagon et les formes sombres autour étaient des hommes, à pied et à cheval.

Les premières, à n’en pas douter, étaient des Indiens, Édouard Warfield distinguait bientôt la peau bronzée de leurs corps à demi nus, les plumes qui ornaient leurs chevelures flottantes, les draperies roulées autour de leurs bustes. Quant aux autres, c’étaient tous des hommes blancs, les possesseurs des wagons, apparemment. D’autres étaient étendus sur le gazon, et lorsque le capitaine put se rendre compte, à l’aide de sa lorgnette, il vit qu’un de ces corps gisait la tête tournée du côté de la butte Orpheline, avec une couronne sanglante au milieu d’un crâne dépouillé. Édouard Warfield était trop au fait des mœurs indiennes pour s’y tromper : tous ces pauvres gens avaient été scalpés !

Le tableau navrant qui se présentait ainsi à l’observation du capitaine lui expliquait les faits qui avaient amené cette catastrophe. La fusillade que l’écho leur avait apportée jusque dans les profondeurs du canon avait arrêté le dernier wagon, peut-être en retard, de la caravane. L’escorte ou les émigrants avaient dû y répondre, car Édouard Warfield aperçut quelques Indiens prosternés ou accroupis auprès de quelques morts ou blessés de leur race ; mais, somme toute, ils étaient restés maîtres du champ de bataille et se partageaient en ce moment le butin.

Poussé par la curiosité.

Franck Wingrove, poussé par la curiosité, rejoignit le capitaine à ce moment même, et quand il eut vu l’horrible spectacle, lui-même ne put s’empêcher de s’écrier :

— À qui appartenait ce wagon ? Holt et ma pauvre cousine Lilian ne l’occupaient-ils pas ? Oh ! les misérables ! » et il montra le poing aux Indiens.

« Soyons hommes ! » dit le capitaine en serrant la main de son ami et en s’efforçant de lui donner le bon exemple, mais la main d’Édouard Warfield tremblait, et deux larmes brillaient au coin de ses yeux.

Les deux amis furent d’ailleurs rappelés aux difficultés de leur propre situation par un brusque mouvement des Indiens. Ceux qui étaient à cheval se séparaient des autres et s’avancaient en troupe dans la direction de la butte. Le chasseur et le capitaine comprirent la terrible signification de cette chevauchée.

Quand ils avaient parlé de Lilian, ils avaient oublié le péril et s’étaient dressés debout, de toute leur hauteur. Les Indiens les avaient aperçus !

Ils regrettèrent leur distraction funeste, mais le capitaine retint Frank Wingrove qui voulait descendre pour informer de la situation leurs deux camarades. « Les Indiens sont encore à cinq milles de distance, lui dit-il ; nous avons le temps de tenir conseil sur nos moyens de résistance, s’il y en a. Croyez-moi, Wingrove, notre position est désespérée, mais il ne faut pas que nous quittions le poste où nous sommes. Les Indiens seront forcés de nous y donner une sorte d’assaut, et les quatre canons de nos fusils les tiendront peut-être en respect.

— Vous avez raison, dit Franck Wingrove, et maintenant, je suppose qu’il est temps d’avertir nos camarades, car ces enragés-là s’avancent de toute la vitesse de leurs chevaux. »

Ces deux déserteurs furent désagréablement surpris par l’annonce d’un danger inattendu. Mais ils étaient trop braves pour perdre leur sang-froid devant la nécessité d’une bataille.

D’après l’ordre du capitaine, l’on monta sur le plateau tous les bagages qui furent destinés à faire un parapet à la petite plateforme. On entassa tout : havresacs, morceaux d’antilope, sacs de provisions, pour établir ce bastion improvisé.

Mais la dure nécessité d’abandonner les animaux s’imposait aux futurs assiégés. Ils ne pouvaient les faire monter sur la plateforme, car ç’aurait été en faire le but des flèches indiennes. Il fallait donc les laisser à la base du monticule, là où ils étaient cachés dans un bouquet d’arbres. Si la petite troupe parvenait à se défendre jusqu’à la nuit, sans que la retraite des bêtes fût découverte par les Indiens, peut-être aurait-on un moyen de s’enfuir dans l’obscurité, grâce à la vaillance de ces braves animaux.

Le bruit de la chevauchée indienne s’approchait de plus en plus. Les quatre compagnons remontèrent par le sentier encaissé entre les blocs de granit, se serrèrent tous la main, et se couchèrent derrière les bastions, attendant l’assaut.


CHAPITRE XII
La Main-Rouge. — Un exploit de Patrick. — Le Stampede.


Tout à coup, le cri de guerre : « How-ov-owgh, aloo-oo ! répété par cent Indiens, retentit dans toute la vallée.

Examinant les lieux en stratégiste exercé, le capitaine dit à ses compagnons qu’il faudrait tirer dès que le premier Indien s’aventurerait à cinquante yards du monticule, mais alors seulement, parce que les armes ne devaient pas porter plus loin.

Les Indiens se massèrent dans la plaine et semblèrent se consulter. Leur terrible cri de guerre avait manqué son effet ; ils avaient à décider le plan du combat.

Quelques-uns avaient des fusils, une douzaine environ ; mais, d’après la façon maladroite dont ils chargeaient ces armes, les assiégés n’en étaient pas plus effrayés que des flèches qui s’éparpillaient tout le long de la butte,

On pouvait reconnaître les chefs aux plumes d’aigle assujetties dans leur chevelure et à divers insignes étalés sur leurs poitrines. Ils étaient tous groupés, leurs chevaux tête contre tête, discourant avec feu, comme il était possible d’en juger d’après leurs gestes.

Mais le bouclier d’un de ces chefs était remarquable entre tous les autres. Sur son disque noir était peinte une main sanglante.

Cette main rouge sur le bouclier rappela tout à coup à Warfield un chef renommé pour sa férocité envers les trappeurs, un sauvage prenant plaisir à torturer ses captifs, spécialement les faces-pâles assez infortunées pour tomber entre ses mains.

C’était un homme de haute taille, anguleux, courbé par l’âge, à face toute couturée de cicatrices. C’était bien là le redoutable Main-Rouge, chef des Arapahoes.

« Que Dieu ait pitié de nous, murmura Édouard Warfield.

Le conseil des sauvages était fini. La Main-Rouge s’avança de deux longueurs de cheval de la limite observée par les autres Indiens, en tenant son bouclier élevé, beaucoup moins pour se garantir d’une balle que pour montrer sa devise aux assiégés et leur en imposer par la terreur attachée à son nom. Son autre main portait un objet beaucoup mieux fait pour émouvoir les hommes blancs ; c’était une pique qui soutenait à son extrémité six scalps frais et sanglants, les scalps des émigrants tués. Leur surface humide brillait au soleil, le sang n’étant pas encore sec. Malgré leur courage, les assiégés eurent peine à regarder ce hideux trophée.

« Parlez-vous espagnol ? cria tout à coup au capitaine le chef indien dans cette même langue.

— Oui, caballero, répondit Édouard Warfield. Que désire le chef à la main rouge ?

— La face pâle est un étranger dans ces parages. Autrement il ne m’adresserait pas cette question. Ce que désire la Main-Rouge ?… Ah ! ah ! ce sont les scalps des hommes blancs, leurs scalps et leur vie… c’est là la volonté du chef Arapaho. »

Ce petit discours était prononcé d’un ton joyeux, accompagné d’un rire méprisant.

« Nous ne sommes pas vos ennemis, reprit le capitaine. Pourquoi désirez-vous prendre nos vies ? Nous sommes de paisibles voyageurs traversant votre pays ; et nous souhaitons ne pas nous quereller avec nos frères rouges.

— Frères rouges ! Ha ! ha ! ha !… Langue de serpent et cœur de lièvre ! Le fier Arapaho n’est pas votre frère, il dénie toute parenté avec les faces-pâles. Tous les blancs sont les ennemis de la Main-Rouge. Voyez leurs scalps sur son bouclier. Ugh ! Comptez ces trophées nouveaux sur sa pique. Il y en a six. Avant que le soleil ne se couche, il y en aura dix, car j’aurai pris les quatre scalps des squaws (femmes) qui sont sur la hutte Orpheline. »

Il n’y avait rien à répondre, sinon le « Viens les prendre » classique dont le silence digne du capitaine fut l’équivalent.

« Chiens ! cria l’Indien, descendez et livrez-nous vos armes. La Main-Rouge, à cette condition, respectera votre vie. Si vous résistez, les couteaux de ses guerriers arracheront la chair de vos os. Vous mourrez cent morts, et le Grand-Esprit des Arapahoes sourira au sacrifice.

— Et que nous arrivera-t-il si nous ne résistons pas ?

— Vos vies seront épargnées. La Main-Rouge le jure sur la foi d’un guerrier.

— Foi d’un coupe-gorge ! murmura Sure-Shot. Il veut seulement nous approcher pour nous prendre nos scalps sans avoir besoin de livrer bataille.

— Pourquoi la Main-Rouge épargnerait-il nos vies ? demanda le capitaine. N’a-t-il pas dit que tous les hommes blancs sont ses ennemis ?

— C’est vrai ; pourtant vous pourriez être ses alliés. La Main-Rouge a un projet.

— Le grand chef peut-il nous l’apprendre, ce projet qui nous intéresse ? demanda Édouard Warfield en faisant des signes de la main pour calmer l’impatience de Sure-Shot.

— Voilà, reprit l’Indien. Ses guerriers ont pris des armes à feu ; mais ils ne savent pas s’en servir. Nos ennemis, les Utahs, en ont appris le maniement ; ce sont des trappeurs blancs qui les ont instruits, et les rangs des Arapahoes ont été éclaircis par leurs terribles balles. Si le chef à face pâle et ses trois hommes consentent à demeurer avec la Main-Rouge et à apprendre à ses guerriers le grand secret des armes à feu, leurs vies seront respectées. La Main-Rouge honorera le jeune chef de soldats et l’Aigle blanc de la forêt.

— D’où cet animal connaît-il le nom que me donnent les Indiens du Tennessee ? murmura Franck Wingrove.

— Mais si vous résistez, continua l’Indien, je vous le répète : les couteaux de mes braves enlèveront la chair vivante de vos os.

— Patati, patata ! dit l’Irlandais qui, ne sachant pas une syllabe d’espagnol, n’avait rien compris aux discours de la Main-Rouge. Que barbote donc ce vieux singe d’Indien ?… Il se démène comme un convulsionnaire. Un peu de plomb froid au travers de son corps le calmerait. En vérité, je crois que la charge de mon mousquet pourrait l’atteindre. Il appartenait au sergent Johnson et on le considérait comme le fusil à plus longue portée de tout le fort. Si je l’essayais sur ce vieux diable ? Me le permettez-vous, cap’tain ? »

Édouard Warfield délibérait avec Franck Wingrove et Sure-Shot, et il n’entendit point l’Irlandais qui, prenant le silence de son chef pour un consentement, visa la Main-Rouge. La détonation fit tressaillir les trois amis, et un cri de triomphe poussé par Patrick s’éleva :

« Hurrah !… sur mon âme, il est par terre.

Le coup de Patrick.

La Main-Rouge était debout à côté de son cheval qui se tordait dans les dernières étreintes de la mort.

« Parbleu, cap’tain, si j’avais mieux visé, n’était-ce pas là un superbe coup de fusil ? dit l’Irlandais un peu vexé de n’avoir réussi qu’à demi.

— Un coup de fusil qui peut nous coûter nos scalps, répondit Édouard Warfield. Mais ce qui est fait est fait, point de reproches, Patrick.

— Ha ! ha ! ha ! cria la Main-Rouge avec un rire satanique, vengeance sur vous. »

Et brandissant son poing fermé au-dessus de sa tête, le chef sauvage se retira dans le cercle de ses guerriers.

Tout à coup, deux partis d’indiens se séparèrent, et prenant des directions opposées, se mirent à tourner au grand galop autour de la hutte. Ils avaient découvert la retraite des montures des assiégés et voulaient essayer un stampede pour ôter aux blancs toute possibilité de retraite.

Il était très important pour ceux-ci de ne pas laisser prendre les animaux ; aussi Sure-Shot, le chasseur et l’Irlandais allèrent-ils du côté où ceux-ci étaient cachés, laissant le capitaine en observation sur la plate-forme.

Pendant ce temps, les Indiens faisaient le stampede, c’est-à-dire poussaient leur cri de guerre, et galopaient autour de la hutte en frappant leurs boucliers, en brandissant leurs armes, pour effrayer les animaux, leur faire briser leurs liens et les pousser à s’enfuir.

Les mules, à cet horrible bruit, se cabrèrent. Les chevaux hennirent ; mais pas une rêne ne se cassa. Ils restèrent tous groupés autour de l’arbre à la grande joie des assiégés.

Un second, un troisième essai des cavaliers rouges n’eurent pas un meilleur résultat. Ils recommencèrent encore en s’approchant plus près et encore plus près de la butte Orpheline, galopant dans toutes les directions, se croisant, se rencontrant, se heurtant, mais tenant leurs corps cachés derrière leur cheval, un bras sur le garrot et une jambe sur la croupe. Inutile de tirer, on n’aurait pu abattre que des chevaux. Quand une face bronzée apparaissait, on n’avait pas le temps de la viser qu’elle n’était plus là.

Ce jeu continua longtemps, avec des cris effroyables. S’enhardissant par l’impunité apparente, ou surexcités par tout ce mouvement, deux jeunes guerriers indiens s’approchèrent des chevaux des assiégés, et, couteau en main, se glissèrent près d’eux pour couper le lien qui les maintenait à l’arbre. Une ruade de l’arabe jeta par terre la monture de l’Indien, qui, dans son mouvement pour se relever, découvrit son corps au rifle de Sure-Shot.

« À celui de droite ! murmura-t-il au chasseur.

— Bon, je tiens l’autre, » dit Franck Wingrove.

Les deux coups partirent à la fois ; les deux Indiens tombèrent foudroyés.

Cette leçon fut suffisante. Avertis par le sort de leurs compagnons, les Indiens se tinrent hors de portée tout en continuant leurs bruyantes démonstrations. Il ne s’en trouva pas d’autre dans la bande qui fût désireux d’établir sa renommée à un tel risque de sa vie.


CHAPITRE XIII
Le point faible de la défense. — Pluie de mitraille. — La ceinture de feu. — Sortie désespérée. Prisonniers des Arapahoes.


Tout à coup un signal se fit entendre, et avant que le capitaine ne fût revenu de sa surprise, tous les cavaliers qui fournissaient le stampede galopaient dans la plaine en tournant le dos à la butte Orpheline.

Les chefs indiens s’étaient encore une fois rassemblés au milieu de la plaine. La Main-Rouge haranguait ses guerriers, et le dernier geste de son discours désigna le wagon capturé, qui était encore à l’autre bout de la plaine. Une douzaine de cavaliers partit dans cette direction. Les autres descendirent de cheval, et laissèrent leurs montures paître le gazon et se reposer.

« Quelle nouvelle machination ourdissent-ils ? demanda Franck Wingrove à son ami.

— S’ils n’ont pas l’intelligence du mal, ils en ont tout au moins l’instinct, répondit le capitaine. Ils vont chercher une machine de guerre presque aussi impénétrable à nos balles que le granit des blocs. Vous savez comment l’on rembourre les wagons destinés au voyage à travers les prairies ; ils vont amener ici le véhicule resté en leur pouvoir, et…

— Oui, voilà qu’ils y attellent leurs chevaux, et qu’ils reviennent sur nous à toute vitesse. »

Bientôt, en effet, les assiégés virent approcher le wagon. À soixante yards de la hutte, les sauvages dételèrent les chevaux, et, poussant le wagon par derrière, ils le lancèrent dans la direction de la butte Orpheline. D’autres étaient courbés sous les essieux et manœuvraient les rayons des roues, tous sans péril, protégés qu’ils étaient par l’épaisseur des planches. Leurs mains et leurs bras n’étaient même point visibles, car ils avaient étendu autour de la partie inférieure du wagon des robes de buffle et des couvertures.

La masse se mit en mouvement, le timon projeté vers le monticule, semblable à quelque horrible mammouth, approchant des assiégés pour les dévorer.

Sure-Shot se tordait les mains : « Rien à faire, murmurait-il, rien à faire, par le vieux Nick ! Oh! les lâches qui, voulant prendre notre peau, n’osent pas risquer la leur! » Pendant que le wagon avançait, les Indiens, armés de fusils, s’approchèrent sous le couvert de leurs chevaux, et lancèrent leur incertaine mais dangereuse volée de balles. Enfin ce bélier d’un nouveau genre atteignit la base de la butte, et son timon s’abattit sur des branches de cèdre. Les Indiens n’avaient plus besoin de ce rempart roulant; ils pouvaient, sans danger, passer d'un bloc de granit à l’autre, et cerner la butte. Ils sautaient, en effet, de rocher en rocher, comme des spectres rouges et avec la rapidité de l’éclair. En vain les assiégés tentaient-ils de les viser, au vol, pour ainsi dire, avant que le point de mire ne fût pris, les hommes avaient disparu. D'ailleurs, assaillis par une grêle de plomb, les quatre blancs furent obligés de se retrancher derrière leur bastion.

Il y eut près d’une demi-heure de suspens dont les assiégés ne surent que penser.

« Que diable veulent-ils faire? Ils ne bougent pas plus que des souris ! dit le premier, Sure-Shot, de très mauvaise humeur de n’avoir pas pu tirer son coup de fusil.

— Ma foi, camarades, je n’en sais rien, répondit le capitaine. Il n’y a guère qu’une douzaine de ces diables qui aient approché de nous à l’abri du wagon. Ils seraient venus en plus grand nombre s’ils avaient voulu nous attaquer ouvertement.

— Ah ! s’écria le chasseur, voyez cette colonne bleue qui s’élève vers le ciel. C’est un feu.

— Et un autre, et un autre ; encore de la fumée de ce côté, répondit le capitaine en tournant les yeux, autour de la plate-forme. Oui, j’entends le crépitement de l’herbe sèche, le craquement du bois qui s’allume… Oh ! les misérables ! ils vont nous enfumer, et nous ne mourrons pas même de la vaillante mort du soldat ! »

Au bout d’un quart d’heure, la plate-forme fut enveloppée d’un nuage, et les assiégés n’aperçurent plus la vallée qu’à travers ce voile, de minute en minute épaissi. Bientôt le ciel même fut obscurci par des vapeurs noirâtres et suffocantes. Enfin, les quatre assiégés finirent par avoir de la peine à s’apercevoir les uns les autres à travers la fumée qui roulait ses flots autour de la plateforme.

« Eh quoi ! s’écria Sure-Shot d’une voix enrouée par les âcres vapeurs qui le suffoquaient, nous laisserons-nous enfumer comme des bêtes puantes dans leur terrier ? Non. non, j’aimerais mieux encore subir les cent morts que ce misérable nous a promises.

— Oui, s’écria le capitaine, il faut mourir les armes à la main. Descendons le sentier. »

Ils se cherchèrent à travers la fumée pour échanger leurs derniers adieux ; puis, armés de fusils, de leurs pistolets et de leurs couteaux, ils descendirent la butte le long des blocs de granit. En sa qualité de chef, le capitaine marchait le premier au danger.

À mesure que les assiégés approchaient de la ceinture de feu qui entourait le monticule, l’asphyxie, dont leur séjour sur la plateforme les avait menacés se changea en sensations de brûlure ardente, car les foyers les plus proches flambaient en crépitant sur les deux bords mêmes du sentier, ils passèrent à travers les flammes comme des salamandres et se précipitèrent tous, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au niveau de la plaine.

Un hurrah sauvage salua leur apparition. En un instant, ils furent entourés d’Indiens armés de piques et de massues. Pendant un court espace de temps, les assiégés tinrent ces sauvages en respect en formant un carré. Se tenant dos à dos, ils déchargèrent sur eux toutes leurs armes, et virent tomber à leurs pieds plusieurs de leurs ennemis. Mais, retrouvant leur sang-froid, ou plutôt excités par le désir de venger leurs morts, les Indiens se jetèrent en désespérés sur les quatre blancs, les séparèrent, et chacun de ceux-ci eut à lutter contre une trentaine d’hommes.

Le capitaine avait déjà fait des prodiges de valeur, quand un coup de massue, s’abattant sur sa tête, l’assomma.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque Édouard Warfield revint à la vie, il ne put se rendre compte d’abord ni du lieu où il était, ni de la situation dans laquelle il se trouvait.

« Je ne suis donc pas mort ! se dit-il. Voilà le ciel ; mais je n’aperçois ni arbres ni champs. Je ne puis tourner la tête ni regarder autour de moi. Ai-je le délire de la fièvre ? Non ; je vois distinctement le ciel, je sens la chaleur du soleil ; c’est un vol de vautours qui tournoie au-dessus de ma tête et je suis debout sur mes jambes, appuyé tout de mon long sur un corps dur, comme si j’étais contre une muraille. Mes bras… mes bras me font mal, parce qu’ils sont étendus… ; mais je ne puis pas les ramener près de mon corps. Ma tête aussi est fixée. Je respire difficilement… Ah ! c’est un bâillon en bois qui est passé entre mes dents, et la corde qui le maintient entre dans la chair de mes joues… Ah ! je me souviens ! le combat, la butte Orpheline… Grand Dieu ! que sont devenus mes pauvres camarades !…

Après s’être attendri sur le sort de ses pauvres amis, le capitaine chercha vainement à se rendre compte du lieu dans lequel il était, et conjecturant qu’il se trouvait sur quelque éminence, puisque la seule vue perceptible à ses yeux était le ciel, il pensa que ces sauvages l’avaient transporté sur la plateforme de la butte Orpheline, pour faire de l’emplacement de la résistance celui de l’expiation.

En effet, le chant de mort, entonné par près de deux cents voix se fit entendre, et dès que ces notes gutturales eurent cessé de vibrer, le patient n’entendit plus qu’une conversation près de lui entre deux sauvages. Mais, ne comprenant pas leur idiome, il n’en saisit pas un seul mot, et ne put même apercevoir les deux interlocuteurs, parce que les têtes de ceux-ci étaient au-dessous du cercle que pouvait embrasser son rayon visuel. Il sentit une main se poser sur sa poitrine ; la froide lame d’un couteau effleura son cou et ses joues.

Le capitaine se méprit à ce geste, et ne le comprit qu’en se voyant délivré de la corde qui maintenait sa tête en arrière. Celle-ci était libre maintenant ; mais le morceau de bois restait toujours entre ces dents, maintenu par un nœud solide derrière sa nuque.

Édouard Warfield put alors regarder autour de lui, et s’aperçut que sa conjecture était juste ; il était au sommet de la butte Orpheline à un des angles de la plate-forme, dominant toute la vallée. Deux sauvages étaient à ses côtés : l’un était la Main-Rouge et l’autre un guerrier vulgaire.

Deux sauvages étaient à ses côtés.

Alors seulement aussi, le capitaine vit qu’il était dépouillé de tous ses vêtements au-dessus de la taille, et il se rendit compte de la gênante attitude qui engourdissait son sang aux extrémités de son corps. Ses jambes étaient attachées à un poteau droit, ses bras, étendus dans toute leur longueur, étaient maintenus par le même, procédé contre une barre transversale. Il était lié sur une croix !

Dès que ces signes de connaissance se montrèrent sur la figure du patient, la Main-Rouge dit, d’un air de triomphe :

« Ah ! ah ! très bien. La face pâle vit encore. Le cœur de la Main-Rouge en est joyeux. Donnez-lui à boire de l’eau de feu de Taos. Qu’il soit fortifié. Remplissez-le de vie, afin que la mort soit plus amère pour lui.

Son compagnon enleva le bâillon, et porta aux lèvres du patient une fiole remplie de wiskey de Taos. Le breuvage produisit l’effet désiré : à peine avait-il avalé le brûlant esprit, que le capitaine sentit son énergie ranimée.

« Chien de face-pâle, s’écria la Main-Rouge en brandissant un grand couteau espagnol devant les yeux de son prisonnier, vous verrez comment le grand chef des Arapahoes sait se venger des ennemis de sa race. Le Tueur-de-Panthères et l’Aigle-Blanc se sont moqués de la fille de la forêt, qui les a suivis de loin. Ils ont voulu braver la Main-Rouge, ils subiront cent morts. »

Wingrove était donc vivant, grâce à Dieu ! mais Suvanée aurait-elle le triste courage de représailles sans proportion avec le désappointement que le chasseur lui avait fait subir ?

« Chien ! continua l’Indien, vous avez refusé d’instruire les Arapahoes dans l’adresse des armes à feu ; mais vous leur fournirez une leçon avant de mourir… Vite, dit-il à sou compagnon, prépare-le pour le sacrifice. Ceci en blanc avec un centre rouge, le reste du corps en noir. »

Ces indications mystérieuses furent accompagnées de gestes explicatifs. Le sauvage traça, de la pointe de son couteau, un assez grand cercle sur la poitrine du prisonnier, comme il l’aurait fait sur l’écorce d’un arbre. L’égratignure, bien que superficielle, tira du sang ça et là. Au mot « le centre rouge », il piqua le milieu de ce cercle assez fort pour que le sang en sortît librement.

Le patient ne pouvait ni questionner le sauvage sur ses intentions ni lui reprocher sa cruauté, car le baillon avait été replacé entre ses dents. Du reste, toute protestation eût été inutile. Le visage de loup penché vers lui trahissait une cruauté réfléchie, et le capitaine aurait dédaigné de s’abaisser à implorer sa pitié.

Après avoir donné ces ordres, la Main-Rouge descendit de la butte par le petit sentier, et regagna la plaine. Pour la première fois, le capitaine eut la pensée de regarder dans cette direction.

Il aperçut un spectacle qui l’aurait rempli d’horreur en d’autres temps ; mais l’agonie de ses pensées était trop douloureuse pour laisser à ses émotions autant de vivacité. Le crâne sanglant d’un de ses compagnons, qui gisait scalpé sur le sol, ne lui arracha pas un cri. Il avait pleuré d’avance la mort de ses amis, et se croyait trop près lui-même de son heure suprême pour ne point s’efforcer de rester stoïque et digne.

Le crâne ensanglanté fut le premier objet qui frappa ses yeux. L’homme mort était facile à reconnaître ; sa rotondité, ses proportions courtes étaient celles de Patrick O’Tigg. Le capitaine aurait pu le croire endormi ; mais la couronne sanglante sur son crâne et le sang qui marbrait sa chemise empêchaient cette supposition. Si l’Irlandais dormait, ce ne pouvait être que du sommeil de la mort.

Non loin de là, un autre groupe attira l’attention du capitaine, il se composait de trois figures. L’une était couchée, les pieds liés et les mains attachées derrière le dos, étendue ainsi sur ses bras dans une posture gênante ; à sa tunique de peau de daim et à ses guêtres, il était facile de reconnaître Wingrove.

À cinq ou six pas de lui, Sure-Shot gisait à terre dans une attitude singulière. Il était étendu à plat ventre sur le sol, ses longs bras et ses longues jambes rayonnant autour de son tronc comme les rais d’une roue ; des poteaux fichés à terre et auxquels s’enroulaient les cordes liées autour des extrémités de son corps, montraient assez que cette curieuse posture d’aigle étendu n’était pas volontaire ; mais c’était bien là Sure-Shot, et il était vivant, car les mèches jaunes de sa chevelure volaient intactes au vent.

La troisième figure était celle de Suvanée. Debout auprès de Franck Wingrove, elle lui parlait ; mais l’impassibilité dont se piquent les Indiens empêcha le capitaine déjuger si elle adressait des menaces à son ami ou tentait de le servir.

Un autre regard sur la plaine permit à Édouard Warfield d’apercevoir son fidèle arabe, le cheval de Wingrove et les mules, gardés par un Indien. Le wagon était encore tout près de la base du monticule ; mais il ne put faire toutes ces observations sans être distrait de temps en temps par l’opération que faisait le sauvage laissé à ses côtés.

Elle fut d’abord inexplicable pour le capitaine. L’Indien lui noircit d’abord la figure, les bras et le buste jusqu’à la ceinture de son pantalon. La substance dont il se servait paraissait être une pâte grasse de charbon de bois dont il oignait rudement le patient. Le cercle tracé par la Main-Rouge fut seul respecté dans ce badigeonnage nègre, mais dès que cette peinture au cirage eut été bien appliquée, l’Indien barbouilla ce cercle d’une sorte d’enduit crayeux, jusqu’à ce qu’un disque très blanc, large comme une assiette, s’étalât sur le corps noir du patient.

Un centre rouge était nécessaire pour compléter l’écusson. Le peintre parut en défaut pour la couleur et se mit à réfléchir. C’était un artiste ingénieux ; son génie lui fournit assez vite une idée. Il tira son couteau, l’enfonça d’un demi-pouce dans la cuisse du capitaine, et après avoir trempé son doigt dans le sang, il obtint le carmin désiré, dessina le centre rouge et se mit à admirer son œuvre. Un sourire témoigna de sa satisfaction, et l’Apelle basané descendit du monticule.

À sa vue, les guerriers se rassemblèrent en groupes ; tous les autres Indiens accoururent, comme à un spectacle ; les chefs leur firent signe de laisser leurs lances et d’armer leurs fusils. On marqua une ligne sur le sol, en étendant un lazo entre deux poteaux, et les sauvages, armés de leurs rifles, vinrent se poster sur cette ligne.

Alors seulement le soupçon qui avait traversé l’esprit du patient devint pour lui une réalité. Il comprit la toilette bizarre qu’on lui avait faite. Sa poitrine allait servir de cible aux sauvages !


CHAPITRE XIV
La cible vivante. — Le rifle de Sure-Shot. — Libre !


C’était une terrible position. Le capitaine était brave ; cependant il ne put retenir un frisson d’horreur en voyant se lever vers lui le canon brillant d’un rifle que la Main-Rouge épaulait en ricanant.

Le sauvage mit peut-être une minute à viser, mais ce temps fut un siècle d’agonie pour Édouard Warfield. Une sueur glacée perla sur son front… L’Indien le visa de nouveau… Le coup partit.

L’éclair de l’explosion, le filet rouge sortant du canon, le sifflement de la balle, tout cela fut simultané ; la détonation vint ensuite, mais avant que ce dernier son frappât ses oreilles, le capitaine savait qu’il n’était pas touché.

Un nouveau tireur se plaça en ligne. Le résultat fut le même.

Un troisième candidat se présenta sans plus de succès.

Un quatrième Indien prit sa place. C’était un homme basané, d’attitude froide et décidée. Il leva son arme et l’épaula avec une sorte de sécurité. « C’est pour cette fois ! se dit le capitaine sans pouvoir détourner ses yeux du canon levé sur lui, et qui le fascinait en quelque sorte. En effet, il se crut atteint ; mais la balle n’avait frappé que le bois de la croix !

Tout à coup, la troupe des tireurs se débanda et se dispersa dans la plaine. Les chefs se réunirent de nouveau, et se dirigèrent vers Sure-Shot après une délibération animée.

Le patient suivit ses persécuteurs des yeux et se rendit très bien compte de leurs mouvements. Tout d’abord, il vit que Franck Wingrove et Suvanée avaient disparu.

« Peut-être, se dit-il, l’Indienne l’aura-t-elle fait évader pendant que ces misérables s’acharnaient tous contre moi. Cher Franck ! je suis heureux qu’il ait pu échapper à ces monstres… Mais que font-ils donc à Sure-Shot ? Veulent-ils me donner le spectacle de son supplice ?

Les Indiens entouraient le déserteur et le déliaient à ce moment. Ils le mirent debout ; l’homme n’opposa aucune résistance. Deux Indiens le saisirent par les poignets, deux autres le poussèrent par derrière, l’entraînant vers le groupe des chefs. Là, il fut entouré, et pendant quelque temps, Édouard Warfield le perdit de vue. Que lui faisaient-ils donc ? En tout cas, ils ne paraissaient pas le violenter, car ce groupe resta calme, animé seulement par une conversation à laquelle chacun des chefs prenait part.

Enfin, la foule s’écarta et l’ex-rifleman apparut de nouveau en face du patient. Sa contenance avait changé, il n’y avait plus sur sa physionomie ni terreur ni désespoir ; elle respirait une sorte d’étrange confiance. Il tenait son rifle dans ses mains, et il était en train de le charger.

La surprise du capitaine se changea en indignation lorsqu’il vit son ancien soldat, son camarade de la veille s’avancer vers la ligne du tir et épauler son fusil.

« Lâche ! traître ! se dit-il, il a accepté la vie à cette condition ? lui, Sure-Shot, que je croyais vrai et franc comme l’acier !

— Capitaine, dit tout à coup Sure-Shot en anglais, langue que n’entendait aucun des Indiens, attention à ce que je vais dire. Regardez-moi d’un air colère. Laissez croire à ces vermines que nous nous querellons. D’abord, dites-moi s’ils vous ont estropié. Je sais que vous ne pouvez point parler ; mais fermez les yeux. Cela voudra dire : non. »

Le capitaine n’eut pas besoin d’un effort, en effet, pour lancer à son soldat un mauvais regard ; il l’avait cru déloyal, et ne savait encore que penser de sa conduite. Néanmoins, il ferma un instant les yeux pour faire connaître que ses blessures ne l’avaient pas estropié.

« Tant mieux ! reprit Sure-Shot en parlant toujours rapidement et du même ton menaçant ; maintenant, retirez un peu votre poignet et donnez-moi une meilleure chance de couper cette corde. Je crois pouvoir y parvenir. Elle paraît être tout d’une pièce. Si je la coupe, il y a une chance pour vous. Un seul Indien garde les chevaux de l’autre côté de la hutte. Votre arabe est là ; montez-le et partez comme l’éclair. » Le capitaine, plein de confiance dans l’ex-rifleman, abaissa son poignet par un violent effort qui fut interprété par les sauvages comme une démonstration de colère.

« Maintenant, capitaine, dit l’ex-rifleman en levant son fusil, attention. N’ayez pas peur que je vous touche. La balle est grosse ; la corde est bien contre le bois. All right ! »

Un homme à la chevelure jaune ayant un rifle à l’épaule, sa joue pâle contre la crosse, une ligne de feu et un nuage de fumée, un choc suivi par le tremblement du poteau, ce furent là pour le patient des perceptions presque simultanées. Puis, il tendit sa tête du côté droit et put juger de l’effet produit par la balle. La corde avait été touchée au point juste où elle se doublait sur le bois. Elle était plus d’à moitié coupée !

En se servant de son poignet comme d’un levier, le capitaine pouvait finir de la briser.

Voyant que l’attention de tous les sauvages était portée sur le tireur maladroit, il imprima un mouvement rapide à son poignet, rompit le reste de la corde, et de son bras droit délivré, il en débarrassa tout son corps. La lanière de cuir se déroula comme un serpent et le patient descendit du poteau.

Alors seulement quelques Indiens, de ceux qui stationnaient à la ligne du tir, l’aperçurent et poussèrent un cri ; mais, cloués à leurs places par la surprise, ils ne bougèrent pas. Les moments étaient précieux. Le capitaine traversa la plate-forme en courant et se précipita vers la descente.

Au bas de la butte, déserte de ce côté, il vit son arabe, le cheval de Wingrove et les mules, gardés par un Indien qui s’avança à la rencontre du fugitif, un rifle à la main. Il essayait de viser avant de tirer ; mais Édouard Warfield courut droit à lui. Il n’y avait d’ailleurs pas moyen d’éviter cette rencontre, puisque cet homme était en avant des chevaux.

Quand ils furent à la distance de cinq pas, l’Indien lâcha la détente… Le coup rata. Avant qu’il n’eût pu lâcher la pièce, le capitaine saisit l’arme par le canon, la lui arracha des mains par un effort désespéré et lui asséna un formidable coup de crosse. L’homme tomba comme s’il eût reçu une balle en pleine poitrine.

Tenant encore le fusil qui, par bonheur inattendu, se trouvait être son propre rifle, le capitaine courut à son arabe. Le détacher, sauter en selle, ce fut l’œuvre d’un moment. Une fois là, Édouard Warfield se sentit libre.

Édouard Warfield se sentit libre.

Les Indiens arrivèrent en criant autour de la butte, la plupart à pied, et sans autres armes que leurs mousquets vides. Quelques-uns, plus prudents, couraient vers leurs chevaux qui paissaient au loin dans la prairie ; mais il leur fallait du temps pour les atteindre. L’avantage était tout pour le fugitif. Il ne craignait point d’être repris. Il n’eut pas même besoin d’exciter son arabe à la course. Celui-ci courait à travers la vallée comme un oiseau porté par le vent, et son cavalier pouvait se moquer du troupeau sauvage qui le poursuivait en criant.


CHAPITRE XV
La fuite. — Dépassé par la poursuite. — La chasseresse sauvage. — Secours inespéré.


Cherchant instinctivement à se rapprocher de la caravane, Édouard Warfield dirigea sa monture vers le cañon situé à l’autre bout de la vallée et dont l’entrée obscure lui promettait une sûre cachette.

Les Indiens étaient à une distance de plus d’un mille ; avant de s’engager dans la gorge étroite, le capitaine put mesurer son avance sur leur petite troupe qui courait à sa poursuite.

Le soleil tomba, et le crépuscule était déjà sombre lorsque le fugitif pénétra dans le cañon. Aussi, se tenant près de la rive de l’Huerfano dont les eaux claires brillaient dans la pénombre, il rendit les rênes à son arabe, se fiant à l’instinct intelligent de ce noble animal. L’arabe suivait le sentier en tenant sa tête baissée, comme un chien de chasse qui flaire une piste.

Lorsqu’il eut parcouru trois milles environ, le fugitif s’aperçut qu’il perdait de sa force. Un frisson traversa tout son corps et glaça son sang dans ses veines. Il éprouvait en même temps une sensation de torpeur semblable à celle que ressentent les hommes à moitié ensevelis sous une couche de neige.

Il pensa que c’était le besoin de sommeil qui causait cet engourdissement. Cela aurait pu être, car il n’avait pas dormi depuis vingt-six heures ; et, afin de se réveiller et de se réchauffer, il voulut marcher un peu.

Il descendit de cheval ; mais à peine eut-il posé ses pieds sur le sol qu’il sentit l’impossibilité où il était de marcher ; ses jambes ne pouvaient pas le soutenir et tremblaient sous lui. Il ne parvenait à rester debout qu’en se tenant à son cheval.

L’arabe tourna la tête vers son maître, comme pour lui demander ce que cela signifiait ; Édouard Warfield essaya de se remettre en selle, mais sans succès, et, après un dernier rayon de connaissance pendant lequel il embrassa le museau humide de son cheval, il tomba en arrière tout à fait évanoui.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque le fugitif ouvrit les yeux, il ne vit d’abord qu’un coin bleu du ciel encadré par les masses noires des rochers du cañon. Des étoiles y brillaient. C’était donc encore la nuit. Il sentit courir sur son visage, un air chaud ; c’était son arabe qui était là, à ses côtés, tentant de réchauffer les membres glacés de son maître.

Quoique bien faible encore, le fugitif se sentit capable de se lever. Ce repos lui avait fait du bien ; ses sens étaient nets ; il se souvenait des dangers auxquels il avait échappé et de celui qui le menaçait encore, et il fut assez fort pour monter à cheval, et juste assez pour se tenir en selle.

Il y avait urgence, en effet, à mettre une plus grande distance entre lui et la MainRouge avant que le jour ne revînt, car ses traces avaient pu être facilement suivies, maintenant que la lune brillait. L étroite ouverture du cañon était inondée de ses rayons.

Il essaya de se remettre en route, à petits pas, mais il était tellement rompu de fatigue qu’il fut bientôt obligé de descendre de nouveau de son cheval. Il s’étendit donc de son mieux sur le gazon, et s’endormit d’un profond sommeil.

Il ne s’éveilla qu’à l’aube. Une bande de lumière d’une teinte orangée bordait le haut des rochers, annonçant le lever du soleil. Édouard Warfield n’avait pas autre chose à faire que d’avancer encore, car il sentait les aiguillons de la faim.

Soudain, la forme d’un animal se dressa devant lui sur une pointe de rocher. C’était le bighorn (ovis ammon) des Andes septentrionales, svelte et élégant avec ses cornes en spirale et son profil busqué. Il était à cinquante yards du point où le fugitif l’observait, mais il aurait été en aussi grande sûreté à vingt pas du capitaine, puisque celui-ci n’avait pas le moyen de tirer sur cette superbe bête qui l’aurait certes nourri plusieurs jours.

L’instinct du chasseur fit raisonner Édouard Warfield sur les moyens qu’il aurait employés pour tirer sur ce bighorn si son fusil avait été chargé.

Jusqu’à ce moment, le fugitif n’avait pas songé à se rendre compte de ce fait. Il tira la baguette et l’enfonça dans le canon. La tête frappa contre une substance molle ; le tire-bourre dépassait de quatre doigts le bout du canon : le rifle était chargé ! Il manquait seulement une capsule sur le chien… Mais l’Indien n’avait pas su peut-être qu’il en fallût mettre une, et c’était pour cela que son coup avait raté quand il avait tiré sur le fugitif. Selon toute probabilité, celui-ci devait sa vie à l’ignorance du sauvage.

Édouard Warfield dut à une circonstance analogue la chance d’avoir des capsules à son service. La boîte creusée dans la crosse du rifle avait échappé à l’attention de l’Indien. Le premier oubli de l’Arapaho poussa le capitaine à ouvrir le couvercle de cuivre guilloché, et les capsules brillèrent à ses yeux. Il en ajusta une, attacha son cheval à un arbre et se glissa sous les cotonniers.

Bientôt il eut à traverser une flaque d’eau assez claire ; il se souvint qu’il avait soif autant que faim, et, au risque de perdre son coup de fusil, il se baissa-pour boire. Quand il eut avalé quelques gorgées de ce breuvage frais, il se releva et aperçut tout à coup au long de la flaque d’eau, sur la terre humide, des traces de pas ; les pieds qui les avaient faites étaient chaussés de mocassins de si petites dimensions, qu’il était impossible de se méprendre au sexe de la personne qui les portait. Une femme venait de passer en cet endroit, une Indienne probablement.

Ce fut la la première réflexion que fit le capitaine, et il songea que Suvanée pouvait avoir été employée à le poursuivre ; mais Suvanée n’avait pas un aussi petit pied, et elle marchait l’orteil en dedans, comme toutes les filles de la race rouge ; or, dans les traces qu’Édouard Warfield avait sous les yeux, les orteils étaient tournés en dehors. Était-ce donc une femme blanche qui habitait près de cette gorge déserte, au fond des grandes prairies ?

Derrière ces traces, et tout aussi fraîches étaient celles d’un chien de grande espèce, comme en témoignait leur écartement. Était-ce par hasard une femme de la caravane qui s’était égarée là, et qui errait à l’aventure, accompagnée d’un animal, fidèle, mais incapable de la protéger contre les attaques des fauves ? Cette conjecture émut le jeune homme, car elle le fit songer à Lilian, pour laquelle il avait entrepris ce voyage si fécond en terribles péripéties.

Mais comme il n’entendait aucun bruit de pas humains, Édouard Warfield songea qu’il aurait plus de forces pour se mettre à la recherche de la femme aux mocassins, après avoir pris quelque nourriture, et cette pensée, corroborée par la faim dont souffrait son estomac, lui rappela l’objet de sa poursuite. Il s’avança vers le rocher sur lequel il avait aperçu le bighorn.

L’animal était toujours là, au sommet du roc ; il n’avait pas même changé d’attitude. Selon toute probabilité, il servait de sentinelle à quelque troupeau paissant derrière lui. Le capitaine, parvenu assez près de cette belle pièce de gibier pour l’abattre, épaula son arme ; mais au moment où il allait presser la détente, le bighorn sauta du haut du rocher et tomba lourdement au fond de la ravine.

Édouard Warfield crut d’abord qu’il faisait un de ces bonds si familiers à l’oins montana ; mais il comprit qu’il se trompait, en observant qu’au lieu de tomber sur ses cornes élastiques, il s’était laissé choir comme un corps subitement privé de vie.

En effet, le bruit d’une détonation d’arme à feu retentit aussitôt et fut répercuté par tous les échos de la gorge.

Mû par des considérations de prudence, le fugitif resta caché sous les cotonniers, afin de voir le chasseur pour juger de ce qu’il était avant de se montrer à lui. Il n’attendit pas longtemps.

Les buissons furent frôlés par la course rapide d’une personne qui s’approchait. Un grand chien, assez semblable à un loup, tourna l’angle d’un rocher et alla se jeter sur le cadavre du bighorn. Au même instant une voix s’écria :

« À bas, Wolf ! à bas ! »

Édouard Warfield resta saisi d’étonnement. C’était là une voix de femme !

Bientôt après elle parut, et la surprise du capitaine devint de l’admiration. Cette femme était belle, mais d’une beauté étrange et majestueuse à la fois.

Un tilma en peau de faon, orné de broderies en graines rouges et bordé d’un tour de plumes, une tunique garnie de franges ; une couverture en navajo rayé jetée en sautoir sur son épaule, toute cette toilette était digne de celle qui la portait et qu’Édouard Warfield nomma du premier abord la chasseresse sauvage, car elle tenait dans sa petite main le rifle qui avait tué le bighorn.

Ce n’était plus la crainte qui retenait le capitaine dans sa cachette, mais la honte de se montrer à cette belle Diane des forêts américaines dans le piteux état où les Arapahoes l’avaient mis : la figure et le corps barbouillés de noir, brillant comme un soulier ciré, et tatoué d’une assiette blanche sur la poitrine. Il aurait bien couru à la mare pour tâcher de se débarrasser de son apparence de ramoneur ; mais il eut peur que la jeune femme ne partît pendant ce temps, et il se tint coi, attendant l’instant favorable pour se montre à à elle.

Pendant ce temps, la chasseresse s’était approchée du bighorn pour s’assurer qu’il était mort, et elle se mit à gronder doucement son chien qui sautait sur la bête comme s’il voulait la dévorer.

« À bas, Wolf ! lui dit-elle. Ce n’est point vous qui avez levé ce gibier-là, et si vous me le gâtez, faites attention, camarade, vous n’en tâterez point.

— En refuseriez-vous un morceau à un homme qui meurt de faim ? demanda le fugitif en élevant sa tête au-dessus du buisson qui le cachait.

— Ah ! qui parle ainsi ? » dit la chasseresse en serrant son rifle, plutôt par surprise que par frayeur.

« Qui parle ainsi ? » dit la chasseresse.

Le chien bondit vers le buisson en aboyant de toutes ses forces.

« Wolf, ici, » dit la chasseresse.

Et voyant de larges taches rouges sur les épaules du capitaine :

— Seriez-vous blessé, monsieur ? dit-elle. Où est votre blessure ?

— Oui, je suis blessé, et j’ai perdu beaucoup de sang ; mais je n’ai rien de grave.

— Qui donc vous a si maltraité ?

— Des Indiens auxquels j’ai eu la chance d’échapper, des Arapahoes.

— Des Arapahoes dans ces parages, s’écria-t-elle avec un singulier intérêt. Où donc les avez-vous rencontrés ?

— Sur l’Huerfano, à la butte Orpheline ; ils étaient commandés par un chef que l’on nomme la Main-Rouge.

— La Main-Rouge si près d’ici ! monsieur ; en êtes-vous bien sûr ? »

Édouard Warfield fit à la jeune femme un bref récit de l’événement, sans lui révéler ni le but de son expédition ni le nom de ses compagnons de voyage. À peine eut-il terminé sa narration, que la jeune femme s’écria d’un ton animé :

« La Main-Rouge sur l’Huerfano ! Bonnes nouvelles pour Wa-ka-ra. » Puis, après une pose, elle demanda en hâte : « Combien de guerriers la Main-Rouge avait-il avec lui ?

— Près de deux cents.

— Pas davantage ?

— Plutôt moins que plus.

— Ah ! tant mieux… Vous dites que vous avez un cheval près d’ici ; allez le détacher, et venez avec moi.

— Mais mes camarades ? Il faut que je suive la caravane afin de pouvoir ramener du renfort et les secourir.

— Inutile. Il y a près d’ici quelqu’un qui viendra plus vite à leur secours que ne saurait le faire l’escorte. Si l’on arrive trop tard pour les sauver, on vengera toujours leur mort. Vous dites que la caravane a passé ici hier ; vous ne pourriez pas l’atteindre et revenir à temps. Les Arapahoes seraient partis. D’ailleurs, il vous faudrait toujours passer par le cañon ; il n’y a point d’autre issue par ici, et vous pourriez rencontrer de leurs sentinelles.

— Je suis plein de confiance en vous, mais avez-vous le pouvoir de m’aider à secourûmes amis ?

— Oui, oui, vous le verrez bien ; mais allons vite à votre cheval. Nous n’avons pas de temps à perdre, si nous voulons retrouver les Arapahoes dans la vallée de l’Huerfano. Votre cheval pourrait-il nous porter tous les deux ?

— Facilement.

— Alors, à cheval, et donnez-moi la main. »

Le capitaine étendit sa robe de buffle sur la croupe de l’arabe, se plaça sur le bord de cette selle improvisée, et tendit la main à la chasseresse, qui s’enleva d’un bond léger, et s’assit derrière lui.

L’arabe n’avait pas besoin d’éperon. Il semblait comprendre qu’on avait besoin de la vitesse de son allure, car il partit au galop le long de la ravine.


CHAPITRE XVI
Le campement utah. — Wa-ka-ra et le trappeur mexicain. — La danse de guerre.


Tout en chevauchant en silence, Édouard Warfield faisait des conjectures sur les résultats possibles de cette étrange rencontre. Où allaient-ils ? Quel était le pouvoir de cette femme qui promettait d’aller arracher ses amis à une troupe de deux cents sauvages ?

Il ne pouvait exister aux environs un parti de trappeurs blancs assez nombreux pour attaquer avec chances de succès cette petite armée indienne. Quel était ce Wa-ka-ra que la chasseresse avait nommé ! Ce n’était point là un nom d’homme blanc.

Le capitaine était dans une situation si désespérée que, malgré les objections de sa raison, il se prenait à avoir foi à l’espoir que la jeune femme lui avait donné, et malgré son désir de l’interroger, il ne l’osait point, de peur que ses paroles ne continssent malgré lui quelque doute capable de blesser la chasseresse.

Ce fut elle qui rompit le silence à un endroit où l’arabe dut ralentir son allure à cause des roches qui obstruaient le sentier :

« Vous êtes un officier de l’armée américaine ? lui demanda-t-elle.

— Comment avez-vous pu le deviner ? Je n’ai plus une pièce de mon uniforme.

— Oh ! je vois ici une marque où des cordons ont été, là, sur votre pantalon.

— C’est vrai. Les Arapahoes ont arraché ces passementeries.

— Et quel motif vous a conduit dans ces parages ? Vous alliez en Californie chercher de l’or, je suppose ?

— Non, en vérité ! c’était une expédition moins intéressée, mais follement commencée, mal méditée. Je comptais revenir bientôt aux États-Unis.

— Ah ! vous avez l’intention de retourner sur vos pas ! Mais vous me dites que vous suiviez la caravane, vous et vos trois compagnons de voyage. Pourquoi n’étiez-vous pas avec elle ? Cela aurait été plus sur pour vous. »

Le capitaine hésitant à répondre, elle continua :

« Il n’est pas dans les habitudes courantes de voyager en si petit nombre dans les prairies. Il y a toujours danger du côté des Indiens… quelquefois des blancs aussi ! Oui, certes, il y a des sauvages blancs pires que les sauvages rouges, bien pires… bien pires !… »

Ces étranges paroles firent tourner la tête au cavalier, qui vit sa compagne devenue toute mélancolique. En la regardant ainsi de côté, il crut surprendre en elle une vague ressemblance avec Lilian Holt. Ce n’étaient pas les traits, différents chez la jeune fille blonde, mais plutôt des rapports subtils entre la coupe des yeux, entre les intonations de la voix, entre le style des gestes. Il repoussa cette idée comme absurde et causée par ce sentiment qui lui rappelait sans cesse Lilian, et il répondit :

« Vous n’avez pas trop bonne idée des hommes de votre race. J’espère pourtant que ce n’est pas votre expérience personnelle qui vous les fait juger ainsi ?

— Si, vraiment ; j’ai peu de raison d’aimer ceux de ma couleur, c’est-à-dire si je me considère comme blanche.

— Mais vous l’êtes sans aucun doute.

— Pardonnez-moi, j’ai du sang indien dans les veines, peu sans doute, mais assez pour aimer, la vie libre au fond des bois et pour détester les blancs qui m’ont fait du mal.

— Votre histoire doit être étrange, dit le capitaine ; mais je n’ai pas le droit de vous demander votre confiance.

— Oh ! vous pouvez la gagner, et si vous retournez aux États-Unis, je vous donnerai une commission qui me tient fort au cœur.

— Je vous promets d’avance de faire tout ce que vous désirerez. Mais ne pourrais-je savoir par quel concours de circonstances vous vous trouvez dans ce pays désert ?

— C’est toute mon histoire que vous me demandez là, et je n’ai pas le temps de vous la raconter. Si vos camarades ne sont pas déjà morts, ils courent en ce moment de grands dangers. C’est là la seule affaire qui doit vous intéresser aujourd’hui. Mon affaire, à moi, c’est de parvenir à bloquer la Main-Rouge dans la vallée de l’Huerfano. S’il en échappe, ce sera un grand chagrin pour un homme qui est mon bienfaiteur.

— De qui parlez-vous ?

— De l’ennemi juré des Arapahoes, de Wa-ka-ra, le grand chef des Utahs. Vous le verrez bientôt. Pressez votre cheval. Nous approchons du camp. Voici ses fumées qui s’élèvent au-dessus des rochers.

Bientôt le canon s’élargit et s’ouvrit sur un riant vallon tout gazonné. Les cônes blancs d’un campement d’indiens apparurent, serrés comme les alvéoles d’une ruche.

« Regardez, dit la chasseresse, voici les tentes des Utahs. »

Les loges étaient alignées en deux rangs avec une large avenue entre elles. À leur tête, on en voyait une plus grande, c’était le wigwam du chef.

C’était le wigwam du chef.

L’arrivée d’un étranger, amenant la chasseresse en croupe, causa une grande sensation d’étonnement. Les joueurs abandonnèrent leur partie, les squaws laissèrent leur travail ; les enfants coururent se cacher en criant derrière leurs mères, pendant que les chiens aboyaient, et que le hennissement des chevaux, le braiment des ânes et le bêlement des moutons et des chèvres composaient un chorus bizarre.

« À la tente du chef, dit la chasseresse à son compagnon ; mais voici venir Wa-ka-ra. »

Et avant que le capitaine eût le temps d’arrêter son cheval, elle glissa à terre et alla au-devant de ce personnage.

Wa-ka-ra était un homme de quarante ans ; sa taille moyenne avait des proportions parfaites ; il portait une tunique de peau de daim brodée en couleurs, des guêtres écarlates, et sur sa tête une sorte de chaperon empenné. Un sérapé rayé jeté sur son épaule gauche et une ceinture de crêpe de Chine rouge entourant sa taille complétaient ce costume, pittoresque plutôt que sauvage, bien harmonisé avec l’expression d’une physionomie très douce qu’animaient seulement deux yeux aussi vifs que ceux d’un aigle.

Si Édouard Warlield avait mieux connu le chef des Utahs, il aurait su que cette expression de douceur correspondait à un trait analogue de son caractère. Wa-ka-ra était renommé pour ses prouesses guerrières, mais jamais la moindre cruauté n’avait souillé ses exploits. Ce chef était cependant redouté des rives du Rio Bravo aux sierras de la Haute-Californie, et de l’Orégon à l’Arispe. C’était l’ami du célèbre trappeur blanc Walker, dont il avait pris le nom, que l’idiome de sa tribu prononçait Wa-ka-ra.

Un singulier individu se tenait près du chef. À en juger par son costume et son type, ce devait être un Mexicain. Il était vêtu d’une jaquette, d’un large pantalon de velours marron et coiffé d’un sombrero (chapeau) à larges bords. Il était petit, de teint plus clair que Wa-ka-ra, et, malgré son air intelligent, toute sa personne était un peu grotesque. Il portait, pendue à sa ceinture de cuir, une pièce de bois longue d’environ dix-huit pouces. Au plus gros bout de ce bâton était une concavité, ayant pour anses les courroies de cuir qui maintenaient ce singulier appareil à la ceinture.

Comme Édouard Warfield l’apprit assez vite, ce bizarre petit homme était le fameux Pedro Archilèté que ses camarades nommaient Peg-Leg (jambe de bois) un des plus célèbres trappeurs de ces régions. Le bâton qu’il portait à sa ceinture n’était autre chose qu’une jambe artificielle, dont il se servait lorsque sa jambe droite, dont la cheville avait été abîmée par accident, se trouvait fatiguée par une longue marche. Le reste du temps, il portait sa jambe de renfort à sa ceinture.

La présence du trappeur dans le camp indien était facilement explicable. Les Utahs vivaient en paix avec les settlements de la vallée de Taos, et les blancs commerçaient librement avec eux. Peg-Leg était l’hôte de Wa-ka-ra.

« La chasseresse est revenue bien vite, dit le chef des Utahs lorsque la jeune fille l’eut abordé, et elle rapporte un étrange gibier. C’est un face-pâle, si je ne me trompe ; mais ce n’est pas la coutume de mes frères blancs de se teindre la peau et de se dessiner des cercles blancs sur la poitrine.

— La peinture n’est pas de lui, répondit la chasseresse ; elle a été faite par ses ennemis, par des hommes rouges. Le cercle blanc était une cible sur laquelle on a tiré, et le face-pâle a perdu beaucoup de son sang. Lorsque Wa-ka-ra saura qui a fait couler ce sang, il voudra venger mon frère blanc.

— De quel côté vient l’étranger et qui a répandu son sang ?

— Il vient de l’Est, et il a été outrageusement traité par les Arapahoes.

— Ugh ! s’écria le chef en fronçant le sourcil, où le face-pâle a-t-il rencontré ces chiens-là ?

— Sur l’Huerfano.

— Bon. La chasseresse apporte des nouvelles qui réjouiront le chœur des guerriers Utahs. Est-il sûr que les Arapahoes aient osé venir si près de nous ?

— Mon frère blanc les a vus là, et a été le captif de la Main-Rouge. »

À la mention de ce nom, la figure douce du chef prit une expression terrible, et il alla interroger Édouard Warfield. Wa-ka-ra parlait assez bien l’anglais, grâce à son alliance avec les trappeurs, et c’était dans cette langue qu’il s’était entretenu avec la chasseresse. Ses questions au capitaine se rapportaient aux particularités qui pouvaient l’éclairer sur le plan d’attaque à adopter. Aussitôt qu’Édouard Warfield lui eut donné tous les renseignements nécessaires, le chef des Utahs déclara qu’il allait préparer ses guerriers pour partir immédiatement pour une expédition à la vallée de l’Huerfano.

Aussitôt, un clairon se fit entendre, sonnant une fanfare ; sons étranges dans un camp indien !

Avant que les sons de l’instrument eussent cessé de résonner, cinq cents guerriers avaient couru prendre leurs chevaux, s’étaient armés et se tenaient prêts à monter en selle.

Archilète s’empara du capitaine et lui dit gaiement, en espagnol, après avoir examiné ses blessures :

« Señor pintado (Monsieur le barbouillé, Monsieur le fardé), le meilleur remède pour vous sera un bon déjeuner ; voilà une prescription médicale qui ne vous sera pas désagréable, je pense. Pendant que Maranée consulte les ressources de son garde-manger, vous pouvez venir avec moi vous jeter un peu d’eau sur le corps. Cette peinture ne vous embellit pas du tout ; d’ailleurs, si elle pénétrait dans vos blessures, elle les rendrait plus difficiles à guérir. »

Édouard Warfield suivit Archilète qui le conduisit au ruisseau ; un bain froid, après lequel le Mexicain lui fit boire quelques gorgées de wiskey, lui fit beaucoup de bien ; et grâce aux racines broyées de palmilla — la plante à savon du Nouveau-Mexique, — les pigments noirs et blancs disparurent du corps du fugitif. Ensuite Peg-Leg appliqua sur ses blessures un peu de cactus oregano qui les ferma rapidement, et, de plus, il eut la générosité de donner au capitaine une belle couverture navajo, que celui-ci drapa sur ses épaules.

« Carambo ! dit-il, en lui offrant ce vêtement, ne me remerciez pas tant. Vous me rendrez cela si vous voulez, quand vous aurez reconquis votre bagage sur les Arapahoes. Eh bien ! vous êtes beaucoup mieux, maintenant que vous avez retrouvé votre face de chrétien. Vous me plaisez, Américano. Voulez-vous donner une poignée de main à Pedro Archilète ?

— De tout mon cœur, répondit Édouard, qui profita de cette occasion pour remercier ce charitable petit homme de ses bontés.

— Assez, assez là-dessus, dit Archilète, car voilà Maranée qui paraît au seuil de sa tente. Ne laissons pas refroidir votre déjeuner.

— Ah ! monsieur, vous n’êtes plus du tout le même, dit en souriant la chasseresse, dès qu’Édouard Warfield entra dans sa tente. Asseyez-vous, j’ai peu de chose à vous offrir : du pinole et un cuissot de daim. Je suis fâchée de n’avoir pas rapporté le bighorn dont la viande eût été excellente. Quant à du pain, nous n’en avons jamais ici, mais l’appétit est l’assaisonnement du plus pauvre repas. »

Le capitaine se mit à manger avec un entrain qui était le meilleur commentaire de cette dernière phrase. Pendant ce temps, Maranée le servait avec sollicitude, et sortait parfois sur le seuil de sa tente pour se rendre compte du mouvement des guerriers Utahs.

Le capitaine se mit à manger.

« Je crains qu’ils ne se hâtent pas assez, dit-elle à son hôte. On ne fait que d’élever le poteau rouge, et la danse de guerre peut durer une heure. C’est une cérémonie inutile, une pure superstition. Le chef n’y ajoute aucune importance ; mais ses guerriers n’iraient pas volontiers au combat sans avoir observé cet usage. Les entendez-vous, monsieur ? Les voilà qui entonnent le chant. »

Le capitaine entendit, en effet, une psalmodie basse et monotone, s’élevant par degrés et s’enflant en un chorus prolongé. Par intervalles, elle était coupée par des solos, que suivait une clameur générale.

« C’est le chant de guerre qui accompagne leur danse, dit-elle, vous devriez essayer de vous reposer jusqu’à ce qu’il soit fini ; car vous voudrez sans doute partir avec eux, les suivre dans leur expédition ?

— Je suis tout réconforté par la nourriture que j’ai prise, répondit Édouard Warfield, et le sort de mes pauvres amis me tourmente trop pour qu’il me soit possible de sommeiller. Mais puisque nous sommes seuls, et que je ne vous reverrai peut-être pas après notre expédition contre les Arapahoes, dites-moi de quelle commission vous voulez me charger pour les États-Unis. Je suis prêt à traverser le continent s’il le faut, afin de vous prouver ma gratitude pour le service que vous m’avez rendu aujourd’hui. »

La chasseresse demeura un instant toute pensive :

« Je crains d’être indiscrète, lui dit-elle, en vous faisant savoir mon désir. Vous avez l’intention de retourner aux États-Unis. Voulez-me permettre de vous y accompagner ? »

Le capitaine fut si surpris de cette proposition inattendue qu’il ne répondit pas tout de suite.

« Il n’est rien que je ne sois prêt à faire pour vous qui allez me rendre mes amis ou m’aider à les venger, dit-il à la chasseresse, mais mon voyage n’est point terminé et il promet d’être périlleux.

— Oh ! puisque vous êtes décidé au retour une fois le but de votre expédition atteint, veuillez vous charger de moi. Je ne vous serai point un embarras. Je chasserai pour vous ; si d’autres Indiens vous attaquent, mon rifle en vaut un autre. Je n’ai rien des puériles frayeurs et des exigences des femmes civilisées. Mais, par grâce, emmenez-moi avec vous. Je ne puis plus rester ici, je m’y consume d’ennui. Les Utahs ont été bons pour moi cependant, mais il me tarde de retourner aux États-Unis pour y revoir l’être que je chéris le plus au monde.

— Une mère ? un fiancé ? demanda le capitaine, trop curieux pour être discret.

— Une sœur, dit la chasseresse, une aimable et belle petite sœur. Avant que je ne fusse séparée d’elle, je ne connaissais point toute la force de cette affection.

— Y a-t-il donc longtemps que vous l’avez quittée ?

— Il y a maintenant près de huit mois, et ce n’est point même le désir de contenter mon cœur qui me ramène vers elle, mais encore le devoir de la protéger mieux que je n’ai été protégée moi-même contre les embûches des méchants. Puisqu’on m’a tendu un piège, on pourrait essayer de l’abuser aussi, et comment saurait-elle se défendre, elle qui n’a point de sang rouge dans les veines, et qui est faible et douce comme une petite colombe ?

— Wa-ka-ra vous laissera-t-il partir ?

— Oui, certes ; il m’a promis de me chercher une occasion de retourner dans ma province. Brave chef ! il a tenu noblement sa parole à celui qui n’est plus.

— À qui donc ?

— À celui qui m’a sauvé la vie, à… Mais voyez, le chef approche ; le chant de guerre est terminé. Je vous ai parlé d’abondance de cœur, et bien confusément, je crois. Vous me reverrez après la rencontre, à la vallée de l’Huerfano, et je vous raconterai mon histoire avec plus d’ordre.

— Mais vous n’allez pas vous mêler à la bataille, je suppose ?

— Pardonnez-moi, monsieur. Les femmes suivent les guerriers à distance afin de soigner les blessés et de donner le dernier adieu aux mourants sur le champ de bataille, et je vais avec elles. »

La voix de Wa-ka-ra appelant l’étranger mit fin à ce dialogue. Jusque-là très intrigué par l’histoire obscure de la chasseresse, le capitaine chassa cette préoccupation de son esprit pour ne plus songer qu’au péril de ses camarades ; il sauta sur son arabe et rejoignit au grand galop la troupe des guerriers utahs dont la chevauchée se déroulait sur la plaine.


CHAPITRE XVII
Le plan d’attaque. — Histoire de la chasseresse. — Délivrance d’un ami.


La course fut rude et rapide. On atteignit bientôt l’endroit où le fugitif avait rencontré la chasseresse.

L’ardeur avec laquelle les Utahs avançaient prouvait combien ils prenaient l’expédition au sérieux. Ce n’était pas la vendetta de leur frère blanc qui les animait à ce point-là. Une ancienne hostilité existait depuis des siècles entre les Utahs et les Arapahoes, et des motifs de haine personnelle entre Wa-ka-ra et la Main-Rouge l’avaient encore accrue.

Le chef utah divisa sa troupe en quatre bandes d’égale valeur numérique ou à peu près.

La première, commandée par le chef lui-même, devait entrer dans la vallée de l’Huerfano par le cañon. Si les Arapahoes tentaient d’opérer leur retraite vers l’Arkansas, ce parti de guerriers pouvait les arrêter. La seconde division devait s’avancer en tournant jusqu’à un point presque opposé à la butte Orpheline, par un ravin connu seulement des Indiens. La troisième devait faire un mouvement en sens contraire par une autre ravine, pendant que le reste des guerriers attendrait, à une autre ouverture du cañon, que les trois autres corps eussent atteint leurs postes respectifs.

À un signal convenu, les quatre divisions devaient s’élancer au grand galop sur les Arapahoes. Le premier parti de guerriers, ayant à marcher plus loin que les autres pour prendre sa position, était chargé de donner le signal, qui consistait en un feu allumé dont la fumée devait être visible pour les trois autres divisions.

Ce plan était bien conçu, et si les Arapahoes étaient encore dans la vallée de l’Huerfano, il devait aboutir à un combat acharné.

L’exécution de ces mouvements commença près de la place où le fugitif avait dormi la nuit précédente. Il y avait là un défilé latéral qu’Édouard Warfield n’avait point remarqué dans l’obscurité. Du reste, toute cette région était coupée de passes connues des seuls Utahs, et que les Arapahoes ignoraient, eux qui n’appartenaient point à ces parages.

Wa-ka-ra et sa division s’enfoncèrent au galop dans cette ravine, suivi du second parti qui allait plus lentement, devant s’engager en route dans un autre embranchement de ce défilé.

Quand le reste de la troupe atteignit le cañon principal, la troisième division prit une autre ravine.

La quatrième division, dont le capitaine et Pedro Archilète faisaient partie, suivit le sentier que le fugitif avait parcouru la veille au soir. Peg-Leg était un simple volontaire ; mais il avait eu maille à partir avec les Arapahoes autrefois, et il se promettait de n’être pas inactif dans le combat.

Le chef de cette petite troupe était un vieux guerrier dont les balafres et les cheveux gris annonçaient l’expérience de bien des batailles et de beaucoup de stratagèmes de guerre. Il envoya des éclaireurs en avant de peur qu’il ne restât dans le cañon des traînards de la poursuite de la nuit précédente ; ils revenaient de temps en temps pour annoncer que la voie était libre. Aussi la division atteignit-elle tranquillement l’ouverture du cañon dans la vallée de l’Huerfano ; mais elle resta dissimulée derrière les premières assises des rochers.

Le capitaine était trop impatient de savoir si l’ennemi était bien là, pour pouvoir attendre le signal. Il laissa la bride de son cheval au complaisant Archilète, grimpa à l’aide des buissons sur l’escarpement latéral du canon, et, caché par une roche, il put embrasser du regard toute la vallée de l’Huerfano.

Grâce à Dieu, les Arapahoes étaint encore là !

Les Indiens étaient assis autour des feux allumés ; les chevaux, harassés par leurs courses de stampède et la poursuite de la nuit précédente, étaient couchés sur le gazon. Le wagon était perceptible au milieu du feuillage vert des cèdres sur lequel son toit blanc tranchait ; mais les yeux du capitaine ne firent qu’embrasser ce tableau d’un seul regard, et ils se portèrent vers la butte Orpheline.

Le poteau était encore dressé sur la plateforme ; le contour de ses barres horizontales flottait indistinct, ou plutôt il était bordé en dessous d’une ligne blanche. Édouard Warfield ne s’y trompa point. C’était le corps d’un homme attaché de l’autre côté du poteau et dont les bras dépassaient un peu l’étroite barre transversale.

Lequel des amis du capitaine avait pris sa place sur le crucifix ? Une brise qui fit flotter au-dessus du poteau une touffe de cheveux jaune comme de l’or trancha la question. C’était Sure-Shot qui souffrait à la place de celui qu’il avait délivré.

Pendant qu’Édouard Warfield s’accusait presque d’avoir accepté un tel sacrifice de l’ex-rifleman, il entendit la détonation d’un mousquet dont le nuage de fumée bleue s’éleva de derrière la butte Orpheline. Les sauvages avaient recommencé leur amusement cruel de la veille. Sure-Shot leur servait de cible.

Le capitaine descendit tout indigné de son poste d’observation ; il voulait se précipiter en avant, courir au secours de l’ami qui s’était dévoué à un tel supplice pour le délivrer ; il ne raisonnait rien, et prétendait s’élancer tout seul dans la plaine. Le vieux chef de la division l’arrêta au nom de la consigne. Nul ne devait sortir de ce canon avant le signal que guettaient des vedettes placées derrière les roches les plus élevées.

« Que voulez-vous donc ? dit Archilète au capitaine. Votre ami n’est point mort, puisqu’on tire encore sur lui. Quelle manie avez-vous de vous accuser d’égoïsme pour avoir accepté hier son dévouement ? La belle avance quand vous seriez resté cloué à votre poteau comme une chouette sur un portail ! Vous seriez peut-être tous morts à l’heure qu’il est, tandis qu’en vous échappant vous avez trouvé le moyen de délivrer vos amis. Patience, carambo ! patience !

— Vous avez raison, répondit le capitaine ; mais cet affreux spectacle m’a mis hors de moi.

— Voyons-le, dit le Mexicain qui grimpa sur les roches avec une dextérité qu’Édouard Warfield n’aurait pas attendue de sa jambe déformée ; heureux de pouvoir tromper son impatience en causant avec le seul être qui put le comprendre, le capitaine suivit Archilète qui s’écria dès qu’ils furent arrivés à leur poste d’observation :

« Ah ! Sainte Vierge ! voilà bien leur affreux poteau ! Quelle conception pour des sauvages ! C’est là un très ancien jeu des Arapahoes. Ils le pratiquaient en se servant de flèches autrefois. Maintenant qu’ils ont des fusils, je suppose qu’ils combinent l’instruction avec l’amusement, comme les bons livres le recommandent. Quelles bêtes brutes ! Ils n’ont pas plus d’humanité qu’une troupe d’ours gris. Dieu aide le pauvre diable qui tombe entre leurs griffes ! Ils traitent même leurs captives avec une barbarie inconnue aux autres Indiens. Songez qu’ils voulaient attacher à ce poteau de mort la pauvre Maranée.

— Quoi ! la belle chasseresse demi-sang ?

— Elle-même, celle qui vous a conduit au camp Utah.

— Quand donc ? où l’avaient-ils donc prise ? Comment a-t-elle pu leur échapper ?

— Carambo ! Voilà bien des questions à la fois, camarade. Je vais y répondre à ma manière. Elle tomba au pouvoir de ces brutes aux environs des Big-Timbers.

— Mais, par quel hasard se trouvait-elle dans un lieu aussi désert ? Depuis que le fort de Bent a été abandonné, il n’y a plus de settlement de blancs dans ces parages.

— Ah ! c’est là le plus étrange de l’histoire ; j’en ai su le détail par don José lui-même.

— Qui est ce personnage ?

— Ah ! ah ! vous le connaissez, à coup sûr, et vous vous inclinerez quand je vous aurai dit son nom américain. Je vous parle du célèbre trappeur Walker.

— Oh ! certes, je connais ses exploits.

— Eh bien ! donc, Walker était l’ami, le frère juré du chef des Utahs, ou plutôt, il était son instituteur et comme son père adoptif, se trouvant de vingt ans plus âgé que ce brave jeune Utah, qui porte son nom maintenant. C’est Walker qui a délivré la jeune fille et l’a confiée à Wa-ka-ra. Aussi Maranée a-t-elle été respectée par les Utahs à l’égal d’un fétiche ; tous les honneurs, tous les égards, toutes les douceurs que peut comporter la vie indienne lui ont été prodigués par la tribu, tant la recommandation de Walker était puissante. Oh ! c’est lui qui a fait les Utahs ce qu’ils sont ; il les a décrassés de leur ignorance, et leur a donné des notions de justice et d’humanité. Aussi, c’est leur grand homme, leur bienfaiteur. Et ne croyez point, capitaine, que vous deviez des remerciements à Wa-ka-ra pour l’aide qu’il vous donne. Il vous l’aurait certainement accordée contre n’importe quels autres tourmenteurs d’hommes blancs ; mais, dans ce cas spécial, c’est lui qui est votre obligé. Vous lui avez donné l’occasion de venger sur les Arapahoes la mort de Walker, que ces misérables ont tué deux mois après qu’il eût arraché Maranée de leurs mains.

— Mais cette Maranée, d’où venait-elle ? demanda Edouard Warfield, en proie à une curiosité qu’il ne s’expliquait pas à lui-même. Vous n’avez pas répondu encore à cette question.

— Elle venait de vos États occidentaux et faisait partie, malgré elle, d’une caravane de Mormons. Se sentant forte de son courage, elle voulut leur échapper ; elle s’imagina pouvoir traverser les prairies sans danger et sans risque de mourir de faim, sachant se servir de son rifle avec autant d’habileté qu’un jeune trappeur. Ah ! c’est une vaillante créature, qui a su tenir tête à la Main-Rouge et lui a blessé ou tué trois de ses hommes en se défendant contre le parti d’Arapahoes qui l’avait capturée.

— Mais ne savez-vous rien de sa famille ? Comment pouvons-nous croire que, dans un pays civilisé, un père et une mère consentent à laisser partir leur fille avec ces infâmes Mormons ? Maranée était-elle orpheline ou ces Saints des derniers jours, comme ils s’appellent, l’avaient-ils emmenée de vive force ?

— Je n’ai point la mémoire des noms, répondit Archilète ; si elle ne me manquait pas, je pourrais vous dire celui du père de Maranée, car je l’ai su. Ce brave homme avait été abusé par un sien ami qu’il ne savait peut-être pas Mormon, et auquel il avait confié sa fille, espérant lui procurer un meilleur avenir que celui qu’il pouvait lui offrir sur sa petite plantation du Tennessee.

— Ah ! c’est Marian ! c’est Marian ! s’écria Edouard Warfield transporté de joie.

— En effet, c’est son nom chrétien, dont les Indiens ont fait Maranée. Mais pourquoi êtes-vous si ému ?… Attention, vous me conterez ça plus tard. Voilà le signal de Wa-ka-ra. Descendons. À cheval ! À cheval ! »

Le temps des explications n’était pas encore venu. Il fallait courir à l’action. Le capitaine reprit son rang dans la troupe d’indiens, qui se précipita dans la vallée en criant son terrible : Ugh-aloo.

De l’autre côté de la butte, débouchait en même temps la division de Wa-ka-ra. Elle était trop loin pour qu’Édouard Warfield entendit son cri de guerre ; mais celui que la quatrième division avait poussé fut répété à gauche et à droite, d’où s’abattirent dans la plaine deux avalanches de guerriers utahs.

Les Arapahoes surpris jetèrent des exclamations qui trahissaient encore plus de terreur que d’étonnement ; mais des hommes rouges ne sont abattus que peu d’instants par une panique, et retrouvent vite un courage désespéré.

La plaine offrait en ce moment un curieux spectacle. Les Arapahoes se serraient autour de leurs chefs, pendant que du nord, du sud, de l’est et de l’ouest, les quatre bandes d’Utahs s’avançaient au grand galop. On ne pouvait encore prévoir si les Arapahoes attendraient attaque simultanée des quatre divisions, ou s’ils se décideraient à charger la plus proche.

— Carambo ! dit le Mexicain tout en trottant auprès du capitaine, je m’étonne qu’ils n’aient pas encore attaqué Wa-ka-ra. Mais, voici un petit parti d’Arapahoes dans ce bosquet. Ils attendent ceux-ci, c’est ce qui les a retenus.

En effet, une vingtaine d’hommes à pied sortirent d’un bosquet de cotonniers ; quelques-uns portaient des blessés. Un groupe d’indiens à cheval partit de la base du monticule pour aller à leur rencontre, et, comme les hommes à pied marchaient plus ou moins vite, selon qu’ils avaient les mains libres ou qu’ils portaient leurs compagnons endommagés, le capitaine en aperçut deux ou trois qui poussaient en avant, contre son gré, un homme dont les mains étaient liées.

« Un captif ! s’écria le Mexicain. Son scalp est en danger.

— Oh ! c’est Wingrove, sans doute, dit Édouard Warfield. Courons vite. »

À ce moment, la petite troupe d’Arapahoes arriva près de ses chevaux ; les Indiens se mirent vite en selle et se dirigèrent vers la troupe principale. Tout à coup, un cheval, qui portait deux hommes, sortit de sa ligne, et se dirigea au galop vers la quatrième division des Utahs. Ce cheval paraissait effrayé, hors de lui, et les deux hommes qui le montaient s’agitaient et paraissaient se quereller. Six Arapahoes se détachèrent vite de la troupe principale pour courir après le fugitif ; mais le cheval emporté les distançait, et, quand il arriva à deux cents mètres environ du front de bataille des Utahs, le capitaine se rendit compte de l’incident.

Le cavalier en croupe était Franck Wingrove. L’homme en selle était un Arapaho ; ils paraissaient liés l’un à l’autre par la ceinture ; mais les bras du chasseur serraient fortement les côtes de l’Indien et tenaient la bride de l’animal, guidant ainsi son allure.

S’apercevant que leur poursuite était vaine, les Arapahoes se replièrent sur le corps principal, se souciant peu de risquer leurs scalps dans une rencontre de leur petite avant-garde avec les Utahs. Edouard Warfield jeta un cri de joie en reconnaissant son camarade, et il se lança au galop pour aller à sa rencontre, suivi d’Archilète, qui ne quittait pas son nouvel ami.

« Hurrah ! capitaine, dit Franck Wingrove ; avez-vous votre couteau pour me séparer de l’Indien ? Au diable l’animal ; il doit avoir mal aux côtes, tant je les lui ai serrées. Je quitterais volontiers sa compagnie, et ce doit être réciproque de sa part. »

L’Indien avait fait de son côté des efforts inouïs pour se jeter à bas du cheval, et même parfois pour changer la direction de la monture ; mais les cordes liées autour de son buste, par une troisième personne sans doute, et qui avaient été serrées pour s’assurer du captif, rendaient l’Arapaho prisonnier à son tour. Édouard Warfield n’avait pas de couteau ; mais Archilète était muni de cette arme favorite des Mexicains, et il se précipita en avant pour délivrer le chasseur, pendant que celui-ci échangeait une chaude poignée de main avec son ami.

Peg-Leg coupa les lanières de cuir qui liaient les deux hommes, mais pas avant d’avoir enfoncé la lame de son couteau dans le cœur de l’Indien, qui poussa son sauvage cri de mort, pencha la tête en avant et roula comme une masse sur le gazon, dès que la lame ensanglantée eut tranché le lazo.

Mais pas avant d’avoir enfoncé la lame de son couteau.

Cet incident n’avait pas beaucoup retardé les volontaires de la quatrième division. Cependant, lorsqu’ils retournèrent vers leur troupe, son premier rang avait déjà ouvert le feu contre les Arapahoes.


CHAPITRE XVIII
Le combat et la déroute. — Scalpé vivant ! — La colère d’Archilète. — Marian.


Édouard Warfield et Archilète avaient perdu l’avantage d’être au premier rang, et lorsqu’ils rejoignirent les Utahs, la fumée de la première décharge leur cacha le champ de bataille. Les Utahs s’étaient arrêtés et rechargeaient leurs rifles. Le capitaine pensa donc que les Arapahoes allaient s’acculer à la hutte Orpheline pour se défendre. Mais quand le nuage de poudre enflammée monta vers le bleu du ciel, il s’aperçut que l’ennemi lâchait pied de toutes parts et s’enfuyait dans la direction de la basse vallée. Il allait y rencontrer Wa-ka-ra. D’aucun côté, d’ailleurs, les Arapahoes n’avaient chance de s’échapper. Un cercle de ferles enserrait, et à moins d’une charge désespérée qui leur ouvrît un passage, ils devaient tous rester sur le champ de bataille.

Les Utahs de la quatrième division se mirent à les poursuivre, les chassant du côté de Wa-ka-ra. Quelque bien montés que fussent les trois cavaliers blancs, ils ne purent maintenir leurs chevaux à ce train effréné.

Tout l’espace qui les séparait étant nettoyé d’ennemis, ils prièrent Archilète de tenir leurs chevaux un instant, pendant qu’ils monteraient sur la plate-forme afin de secourir le pauvre Sure-Shot, si toutefois l’ex-rifleman vivait encore ; mais ils n’eurent pas longtemps cette anxiété, car pendant qu’ils approchaient de la base du monticule, une voix, celle du patient lui-même, partit de la plate-forme pour leur crier :

« Hurrah ! hurrab ! Courez sus à cette vermine ; burrah ! hurrah pour vous, qui que vous soyez !

— Votre ami vit ; il ne court plus aucun risque, leur dit Archilète ; donc, je crois que vous feriez bien d’aller rejoindre les Utahs au lieu de vous arrêter ici. »

La mêlée était finie lorsque les cavaliers blancs arrivèrent sur le champ de bataille ; ils n’y trouvèrent qu’une centaine de cadavres, tant Arapahoes qu’Utahs, mais tous reconnaissables, car les premiers étaient déjà scalpés, tandis que les autres gardaient encore intacte la noire tresse de leur chevelure.

Un groupe d’une douzaine d’hommes attira leur attention. Ils y coururent, craignant qu’il ne fût arrivé malheur au vaillant Wa-ka-ra ; mais ils furent rassurés au premier coup d’œil jeté sur le cadavre que les cavaliers utahs gardaient précieusement. C’était la Main-Rouge.

Édouard Warfield et Franck Wingrove étaient de ces hommes auxquels la vue du cadavre d’un ennemi n’est jamais agréable. Dès qu’ils eurent appris que Wa-ka-ra, sain et sauf, dirigeait lui-même la poursuite, ils tournèrent bride et se dirigèrent vers la butte, en laissant cheminer d’une allure plus lente leurs chevaux fatigués. Le Mexicain les suivit, car il avait pris en gré ses nouveaux compagnons.

Ils purent donc causer dans le trajet, et Édouard Warfield eut le vif désir d’apprendre a son ami qu’il pensait avoir retrouvé Marian ; mais il eut peur d’avoir été trompé par une analogie de situation et de donner une fausse joie à Franck Wingrove. Il se borna donc à lui demander comment il avait pu échapper aux tortures que lui et Sure-Shot avaient subies.

« C’est Suvanée qui m’en a préservé, répondit le chasseur, et je ne serais pas tenu à lui en être reconnaissant, du moins d’après elle, car elle prétend ne m’avoir protégé que par amour pour Marian. Du reste, elle a pris plaisir à me tourmenter en paroles ; mais ce n’était rien là auprès de ce que vous avez souffert, vous et Sure-Shot. Elle a réussi à me faire épargner en laissant croire à la Main-Rouge que je me prêterais à instruire ses hommes dans le maniement des armes à feu, et quand les Utahs ont paru, les Arapahoes allaient me faire renouveler l’épreuve dans laquelle Sure-Shot vous a délivré hier. J’allais être obligé de tirer sur notre pauvre camarade, et comme j’aurais refusé, ne me sentant pas aussi habile que lui, mon scalp aurait couru grand danger… Mais nous voici près de la butte.

— Montons tous, dit Archilète en attachant son cheval à un cèdre. Je veux serrer la main de ce vaillant tireur. »

Le poteau de la plate-forme se dressait devant eux, et Sure-Shot, bariolé de noir, de blanc et de rouge, était visible maintenant. Mais pour être réduit à l’immobilité par les liens qui le serraient contre la pièce de bois, l’ex-rifleman n’avait rien perdu de ses facultés visuelles et mentales, car il s’écria :

« Par toutes les étoiles de l’Union, est-ce vous, capitaine ? Wingrove, est-ce vous ?

— Oui, brave camarade, lui cria Édouard Warfield. Votre coup de fusil d’hier nous a tous sauvés. Patience ! nous montons vous délier. Êtes-vous blessé, par malheur ?

« Patience, nous montons vous délier ».

— Non, non. À quoi servent à ces bêtes brutes la paire d’yeux que la nature leur a donnés ? Ils ne savent jouer que des jambes.

Le capitaine, le chasseur et Archilète montèrent délier l’ex-rifleman, et malgré le barbouillage qui le défigurait, ils ne purent se tenir de l’embrasser.

« Pauvre camarade ! dit Édouard Warfield, vous avez bien souffert, et pour moi encore !

— Bah ! je me suis amusé à les mettre en rage. À chaque coup manqué, je les plaisantais. La Main-Rouge en grinçait des dents. C’était très drôle… Mais c’est fini, poursuivit Sure-Shot en prenant tout à coup une figure triste, je n’ai plus envie de rire maintenant. Les misérables ! ils ont tué mon pauvre Patrick… Ah ! c’était une bonne pâte d’homme, qui croyait toujours à mes histoires, même quand elles étaient… fantastiques, et je l’aimais… Aussi, je ne veux pas qu’il soit dévoré par les chacals ou déchiqueté par les busards. Je veux chercher son corps pour lui donner une sépulture chrétienne.

— C’est une bonne pensée, Sure-Shot, dit le capitaine ; mais savez-vous ce que les Indiens ont fait du cadavre de notre pauvre camarade ?

— Il était là hier, au pied de la butte, juste à la place où ils l’avaient scalpé, et ce matin, je ne l’y ai plus vu. Qu’ont-ils pu en faire ? »

Cette disparition était singulière. Il n’était pas probable que les loups eussent mangé le corps de Patrick durant la nuit, puisque le camp des Indiens avait été établi là, et que des feux y avaient été entretenus. Les quatre compagnons explorèrent tous les abords de la butte sans trouver le triste objet de leurs recherches.

« La rivière ! » dit tout à coup L’ex-rifle-man.

Elle coulait à cinquante pas du monticule. Ils se dirigèrent de ce côté, espérant peu y rencontrer les restes de l’infortuné Irlandais, car le courant de l’Huerfano était rapide et devait avoir entraîné le corps. Ils suivirent les rives ombragées de saules dont les longues branches pendaient dans l’eau. Wingrove était en tête de la petite troupe.

Tout à coup il s’arrêta et se baissa pour examiner le sol. Une exclamation lui échappa et il dit à ses compagnons :

« Quelqu’un a rampé par ici ou y a été traîné… Non, il s’est traîné lui-même sur ses mains et sur ses genoux. Tenez ! Voyez ici la trace d’un genou couvert de drap. Un Indien n’aurait pas fait cette marque. »

Ils se penchèrent tous et reconnurent que l’observation du chasseur était juste.

« Pardieu ! s’écria Sure-Shot, ces lignes ont été faites par la pression d’un drap commun, usé jusqu’à la corde. C’est le drap de l’infanterie, le bon drap du gouvernement. Patrick a passé par ici. Mais il est impossible qu’il vive encore !

— Sure-Shot, Sure-Shot, est-ce vous que j’entends ? » murmura une voix faible qui semblait sortir de terre.

Les quatre hommes reculèrent d’étonnement, et restèrent pétrifiés.

« Sure-Shot, continua la voix, ne voulez-vous pas m’aider ? Je n’ai pas la force de grimper sur la rive.

— Patrick ! s’écria l’ex-rifleman en frottant ses yeux humides, Patrick, où êtes-vous donc, bon Dieu ! Est-il possible que vous soyez encore vivant ?

— Oh ! vivant, je suis aux trois quarts mort et à moitié noyé. Hurrah ! tout de même, puisque vous êtes là. Venez, enfants, et tirez-moi d’ici avec précaution, car j’ai une jambe cassée. »

Ils coururent sur le bord de la rivière, d’où la voix paraissait venir, et ils aperçurent sous les saules le pauvre Patrick, dont le corps était à demi enfoncé dans l’eau, et dont le crâne laissait voir sa tonsure horrible, brune de sang figé. Ils sautèrent tous à l’eau et le transportèrent sur la rive. Il n’était pas étonnant que les Indiens eussent cru l’Irlandais mort au moment où ils Lavaient scalpé, car, outre sa jambe cassée au-dessous du genou, il avait plusieurs autres blessures.

« Bah ! bah ! il y a de l’espoir, dit Archilète après avoir examiné Patrick avec toute la gravité d’un chirurgien émérite. Transportons-le près de la butte. Les Arapahoes y ont abandonné tous leurs bagages ; nous y trouverons des couvertures à discrétion. »

Le blessé fut transporté à bras près du wagon ; on alluma du feu pour le sécher et on l’étendit dans un bon lit fait de peaux et de couvertures de laine accumulées. Peu à peu, à mesure qu’il fut ranimé par les bons soins de ses compagnons, l’Irlandais leur fit le récit de son aventure.

Pendant le combat, il était tombé sans connaissance, assommé, avait-il cru, par un coup de massue. C’était à ce moment qu’un Indien l’avait scalpé. Plus tard, il était revenu à lui, et n’avait point bougé en se trouvant accroupi et les mains sur sa figure dans la position où il s’était sans doute évanoui. Cette posture l’avait aidé à suivre des yeux les mouvements des Indiens qui ne s’étaient pas inquiétés d’un mort bien et dûment scalpé. De temps en temps un sauvage ivre avait passé auprès de lui, et il attendait toujours de ces rôdeurs un coup de lance qui l’aurait achevé. Enfin, la nuit venue, il s’était traîné vers la rivière, autant pour se cacher que pour étancher sa soif et il avait mis plus d’une heure à faire ce trajet de cinquante pas. Telle avait été l’aventure de Patrick O’Tigg. L’infanterie avait été aussi éprouvée que la cavalerie et même davantage.

Tout à coup retentit un chœur entonné au loin par les femmes utahs. Elles étaient arrivées au lieu du combat pour soigner les blessés, reconnaître les morts et leur chanter cet hymne funèbre qui doit bercer leur dernier soupir.

Ce chant lugubre ramena le souvenir d’Édouard Warfield vers la chasseresse. Maranée devait venir avec les squaws de la tribu ; elle était sans doute avec elles, occupée à donner des soins d’infirmière aux blessés utahs, et il importait au capitaine de la voir, afin d’apprendre si elle n’était pas cette Marian Holt, dont Franck Wingrove pleurait la perte. Il allait quitter ses compagnons pour aller à la recherche de la chasseresse, lorsque Wingrove, laissant Archilète occupé de Patrick, retint son ami pour lui dire :

« Voici le premier moment de liberté que nous ayons pour causer de nos intérêts et de nos sentiments, capitaine. J’ai de mauvaises nouvelles à vous apprendre.

— De qui les tenez-vous ?

— De Suvanée. Elle a voyagé quelques jours avec la caravane, et elle a appris que la moitié des gens qui la composent s’est séparée de l’autre pour suivre la route de Santa-Fé avec l’escorte ; toute le reste est une colonie mormone, et Holt continue sa route avec ces saints des derniers jours.

— Je m’étais attendu à cela, répondit Édouard Warfield. N’avons-nous pas toujours pensé que ce John Stehbins était un agent recruteur ? S’ils font route vers le lac Salé, nous les suivrons, dussions-nous aller jusque là. Vous dites que Holt est un bon père, et je le crois un très brave homme ; mais il est ignorant ; il ne sait rien des mœurs et des mauvaises doctrines des Mormons ; nous lui ouvrirons les yeux, nous lui prouverons qu’il travaille au malheur de sa fille et à son propre déshonneur, et il reviendra avec nous. En vérité, je ne vois pas dans cette nouvelle de quoi vous désoler à ce point.

— C’est que je ne vous ai pas tout dit, s’écria Franck Wingrove en soupirant. Si je puis douter de la véracité de Suvanée à propos de cette nouvelle, je ne puis l’accuser de m’avoir trompé en m’en disant une autre, bien plus cruelle à mon cœur. J’ai vu tomber de véritables larmes des yeux de cette Chicassaw lorsqu’elle m’a appris… Ah ! comprenez ma douleur. Marian est morte ! et Franck Wingrove fut obligé de s’appuyer sur le bras de son ami.

— Suvanée a pu se tromper, dit le capitaine qui n’osait pas s’avancer davantage. D’où a-t-elle appris ce que vous dites ?

— De la bouche du vieux Holt lui-même. Vous savez quelle était l’idée fixe de la Chicassaw : retrouver Marian pour vivre auprès d’elle. Suvanée a donc rejoint la caravane, et est allée déclarer son intention au squatter qui s’est mis à sangloter en lui disant : « Ma pauvre fille est morte dans son voyage à travers les prairies. » Alors Suvanée est retournée sur ses pas, et, pour n’être pas molestée par quelque parti d’indiens, elle s’est jointe aux Arapahoes, attendant qu’ils allassent jusqu’aux Big-Timbers pour reprendre le chemin du Tennessee.

— Elle n’est point morte, s’écria Édouard Warfield. Tenez ! Cette belle jeune fille qui passe là-bas, le bras sur l’épaule de Suvanée, qui pourrait-ce être, sinon votre Marian, mon cher Franck ?

— Je crois rêver, dit le chasseur. C’est bien son port, sa taille ; et il voulut s’élancer, mais ses jambes fléchirent sous lui.

— Attendez ici, il vaut mieux que je la prépare à vous revoir. »

Le capitaine sauta en selle, et partit vers le groupe que formaient au loin les deux femmes. Suvanée était radieuse de joie, mais en voyant Édouard Warfield, elle mit un doigt sur les lèvres comme pour lui recommander la discrétion ; un peu interdit par ce geste dont il ne comprit point la portée, il laissa la chasseresse lui parler la première :

« Je suis heureuse, monsieur, de vous retrouver sain et sauf, lui dit-elle. J’apprends que vos compagnons de voyage sont tous vivants. J’espère qu’ils ne sont pas blessés ?

— Pardonnez-moi ; l’un deux l’est cruellement, et en outre, il a été scalpé vivant.

— Conduisez-moi vers lui, je le soignerai, je me connais en blessures, dit Suvanée.

— Vous pouvez avoir confiance, en cette fille, dit la chasseresse à Édouard Warfield, elle connaît toutes les simples de la flore américaine, et elle est fort habile dans leur préparation. J’irai d’ailleurs avec elle, car notre devoir, à nous autres femmes, est de nous dévouer aux blessés après la bataille.

— N’est-il pas également de consoler les âmes affligées ? » demanda le capitaine à la jeune fille qui le regarda d’un air étonné.

Suvanée se pencha vers le capitaine et murmura à son oreille :

« Ne lui dites rien de son père et de sa sœur. À quoi bon l’affliger !

— Ah ! s’écria Édouard Warfield en prenant spontanément les deux mains de la jeune fille, vous êtes donc Marian Holt ! J’en suis certain maintenant.

— D’où savez-vous mon nom ? lui demanda-t-elle avec émotion. Vous n’êtes pas, non, vous ne pouvez pas être des amis de John Stebbins…

— Ce nom a été prononcé souvent devant moi par un être qui vous est dévoué, et qui hait ce traître, par Franck Wingrove. »

La chasseresse rougit :

« Oh ! maintenant que vous me connaissez, monsieur, lui dit-elle, j’espère que vous ne refuserez plus de m’emmener avec vous dans le Tennessee, quand cela devrait vous détourner de votre chemin. Un ami de Franck Wingrove ne saurait être un égoïste. S’il vous a parlé de moi et des miens, vous devez comprendre mon désir de revoir ma chère Lilian.

— Je l’ai vue il y a un mois, dit le capitaine.

— Elle ?… où donc ?

— À la clairière de votre père.

— Lilian ! Vous l’avez vue, ma douce Lilian. Vous a-t-elle parlé de moi, a-t-elle oublié sa pauvre sœur ? et mon père, paraissait-il heureux ? »

Édouard Warfield pensa qu’il appartenait à Franck Wingrove plutôt qu’à lui d’apprendre à Marian les événements survenus dans sa famille ; il se borna à lui apprendre que son père et sa sœur se portaient bien quand il les avait vus et il ajouta :

« Puisque vous avez gardé un bon souvenir à Franck Wingrove, vous consentirez peut-être à accepter ses remerciements pour le service que vous lui avez rendu en le délivrant des mains des Arapahoes. »

Marian pâlit visiblement :

« Franck est ici ! dit-elle d’une voix émue ; il est ici, et le blessé, c’est lui sans doute ! Allons à lui.

— Non, chère Marian, je ne suis pas blessé, s’écria Franck Wingrove qui, ne pouvant maîtriser son impatience, était accouru. Je suis sain et sauf, et heureux, heureux comme je ne l’avais pas été depuis près de de huit mois que je n’ai pu vous parler. J’ignore par quel hasard je vous retrouve ici parmi ces Indiens ; mais il faut bien que vous sachiez ce que, mon ami et moi, nous sommes venus faire dans ces parages ; il faut aussi que vous nous aidiez à sauver votre sœur.

— Lilian ? s’écria la jeune fille, Lilian est en danger, et c’est pour elle que vous êtes ici ? »

Le bonheur de revoir Wingrove se mêla à des angoisses dans le cœur de Marian, lorsqu’il lui eut conté la trame ourdie par John Stebbins.

Il lui raconta en détail tous les événements survenus depuis son départ de la clairière, et quand ce récit fut terminé, elle tendit ses deux mains aux jeunes gens en les remerciant de leur dévouement.

« Je comprends, ajouta-t-elle, que vous ayez tout abandonné pour venir au secours de Lilian, mon cher Franck, et je ne sais que vous dire : c’est bien, je n’attendais pas moins de votre cœur ; mais je dois des actions de grâces à M. Warfield, qui s’est engagé dans cette aventure, poussé seulement par un sentiment d’humanité, et peut-être d’amitié pour vous.

— Ah ! Marian, répondit le capitaine, qui donc peut se flatter d’un complet désintéressement ? Wingrove vous l’a dit ; je voulais me confiner au Mud-Creek, y mener la vie retirée d’un squatter ; mais, à mon âge, la solitude est bien triste. Je rêvais de peupler la mienne d’une jeune famille… J’ai peu connu votre sœur Lilian, mais assez pour voir en elle la réalisation de ce beau rêve, et si votre père consentait à vivre avec moi et à me confier le bonheur de sa fille, je me trouverais trop payé des hasards, des dangers que j’ai courus pour obtenir sa main.

— Elle ne saurait choisir un mari plus brave et plus loyal, dit Marian, et je voudrais pouvoir vous appeler mon frère.

— Mais pensez-vous que nous parvenions à démontrer à votre père la bassesse du caractère de son ami ? lui demanda Édouard Warfield. La réussite de notre expédition est à ce prix.

— Oui, Marian, ajouta Franck Wingrove. Dites-nous comment Hickmann Holt vous a décidée à suivre Jolin Stebbins, pour que nous nous rendions compte de l’influence que ce misérable a prise sur lui.

— Je n’ai pas le secret de cette influence, mais je sais qu’elle est absolue, répondit Marian. Je ne voulais point quitter la clairière ; je ne voulais pas surtout aller loin de ma petite Lilly. Pour la première fois de ma vie, je résistai à mon père après l’avoir longtemps supplié de ne pas me chasser. Alors, il se leva et me dit d’un ton terrible : « Si vous refusez de partir, Marian, vous condamnez votre père à une triste fin. Déclarez à John Stebbins que vous ne voulez pas le suivre, et je vais dans un coin de mon enclos me faire sauter la cervelle d’un coup de revolver. » Que pouvais-je répliquer ? J’obéis… Nous partîmes, et nous n’étions pas depuis longtemps en route quand je m’aperçus dans quelle mauvaise compagnie j’étais. Les maximes de dépravation dont John Stebbins, sa femme et mes compagnons de route firent parade devant moi me décidèrent à me sauver, au péril de ma vie… Vous savez tout le reste.

— Il résulte de cette scène avec votre père, que Stebbins a un pouvoir absolu sur lui, dit le capitaine. Holt lui doit-il de l’argent ?… Cela peut être ; mais non, ce ne serait pas assez. D’un autre côté, si les Mormons sont aussi cyniques, il est impossible qu’ils ne dévoilent pas la bassesse de leurs mœurs pendant un aussi long voyage. Pour que votre père, qui a toujours ôté un bon père, demeure avec lui, il faut qu’il se sente lié à Stebbins de façon à ne pouvoir lui échapper. Il y aurait donc du danger à nous révéler à Hickmann Holt. Je pense qu’il faut délivrer Lilian sans son assistance, la ramener à la clairière où nous ferons bonne garde et ne faire connaître à son père qu’après l’avoir arrachée à Stebbins le lieu où il pourra retrouver ses deux filles.

— Oui, dit Marian, ce plan est le seul bon. Mais je dois aller avec vous pour décider ma sœur. D’ailleurs, je ne saurais rester ici sans partager les hasards de votre expédition.

— Suvanée vous suivra, dit la Chicassaw en caressant la main de la chasseresse.

— Ah ! dit le capitaine en souriant, elle en viendra à ses fins cette fois. »

Cette réflexion de bon augure engagea l’Indienne à donner quelques indications précieuses sur le train mormon. Il comptait environ cent hommes et l’on ne pouvait espérer leur livrer combat avec les faibles ressources dont on disposait. Qu’étaient quatre fusils, en comptant le rifle de la chasseresse, contre un bataillon bien armé et déterminé à garder ses captures ?

La ruse était donc le seul moyen à employer, et encore il fallait se hâter de la mettre en œuvre, avant que le train n’eût gagné la cité du Lac salé.

Édouard Warfield émit une proposition, après avoir calculé toutes ces chances qu’il trouvait désavantageuses.

« Wa-ka-ra est d’un naturel généreux, dit-il à Marian. Pourquoi ne lui confieriez-vous pas le secret de notre expédition ? peut-être consentirait-il à nous aider. Le voilà qui revient avec le gros de ses troupes, et il a l’air heureux d’un triomphateur. La journée a été bonne pour lui. Il a vengé Walker ; il a tué son ennemi personnel et procuré de la gloire à sa tribu. Il doit être dans une disposition d’esprit généreuse.

— Je doute qu’il puisse nous aider, répondit Marian. Les Mormons se sont mis en bons termes avec les Utahs afin de s’assurer un libre passage dans les prairies, et Wa-ka-ra leur a promis de ne molester aucun de leurs trains. Or, Wa-ka-ra est esclave d’une parole donnée, et il faudrait une agression des Mormons contre sa tribu pour qu’il se décidât à les attaquer. Mais il ne sera pas dit que je reculerai devant une simple démarche à faire dans l’intérêt de Lilian, lorsque vous avez déjà couru tant de dangers pour la délivrer. »


CHAPITRE XIX
L’envoyé des Mormons. — Les faux Indiens. — Projets d’avenir de Sure-Shot.


Wa-ka-ra n’attendit point que la chasseresse allât jusque-là, car il venait justement de ce côté pour visiter les hommes blancs qu’il avait délivrés et leur offrir ses services. Il la rejoignit à cent pas environ de la butte Orpheline, au pied de laquelle étaient demeurés Édouard Warfield et Franck Wingrove, et il écouta d’un air un peu soucieux la requête que lui présentait sa protégée ; elle lui parlait encore lorsqu’un grand mouvement se fit parmi les guerriers utahs restés en arrière, et leur ligne se brisa pour laisser passer un cavalier indien, lancé à toute vitesse et auquel toutes les mains désignèrent le chef quand il traversa le petit bataillon.

L’Indien s’avança vers Wa-ka-ra et mit pied à terre pour lui parler. Marian Holt se retira par discrétion et revint annoncer à ses amis qu’elle avait trouvé le chef très indécis, plein de bonne volonté à leur égard, mais soucieux de garder la foi jurée.

An bout de quelques minutes de conversation avec le cavalier, Wa-ka-ra le congédia du geste et rejoignit les hommes blancs en leur montrant une figure enjouée.

« La journée a été bonne pour nous, leur dit-il, et je suis heureux d’être arrivé à temps pour sauver vos scalps… Ne me remerciez point. C’est moi qui suis votre obligé, car je n’aurais jamais supposé que la Main-Rouge viendrait rôder avec si peu de guerriers auprès du campement des Utahs. Je voudrais vous prouver ma reconnaissance. Maranée vient bien de m’en indiquer le moyen ; mais il y a des difficultés. La parole d’un homme rouge vaut celle d’un homme blanc, et j’ai donné la mienne. Cependant, vous devez trouver, Maranée, que j’ai une meilleure figure que tout à l’heure, car un homme fait une triste mine quand il est obligé de refuser quelque chose contre son cœur à un ami et surtout à un hôte. Or, vous avez habité six mois parmi nous, Maranée, vous m’avez été confiée par mon bienfaiteur, vous avez tout droit à me demander aide et appui. Voici comment je puis vous être utile sans manquer à mes engagements. Je n’ai trouvé ce moyen que tout à l’heure, et voilà pourquoi vous me voyez si content. L’homme qui vient de me parler est un messager des Mormons. Le train n’a pas su trouver la passe Coochetapa, et il est arrêté dans la vallée de San Luis, sur les rives du Rio del Norte. Le seul d’entre eux qui ait déjà traversé les plaines est leur chef, un nommé John Stebbins, et il a pris la première fois la route Cherokee et la passe de Bridger. Les Mormons me prient donc de leur envoyer un guide avec deux ou trois de mes meilleurs chasseurs. Puisqu’il s’agit pour vous d’arracher à ces gens-là la sœur de Maranée, vous pourriez vous déguiser en Indiens et jouer le rôle des hommes que je devrais envoyer. Le train en sera quitte pour séjourner quelques jours de plus dans la vallée de San Luis.

— Ah ! ce plan est excellent, dit, le premier de tous, Archilète. Rien n’est si facile que de se déguiser ainsi. Un pigment d’ocre, de charbon de bois et de vermillon change vite la couleur de la peau ; une queue de cheval noir, à demi couverte par le bonnet à plumes dont la crête retombe en arrière figure très bien un scalp et cache la chevelure. Et pas un Indien ne tirerait ses plumes d’aigle au prophète Mormon lui-même. C’est là une amusante farce de carnaval, et j’ai bien envie d’y jouer mon rôle. Je serais content de jouer un bon tour à ces diables de Mormons. D’ailleurs, vous aurez besoin d’un guide, capitaine, et je connais tous les tours et détours de ce pays. Ensuite, je me flatte de pouvoir remplacer avec avantage l’artiste qui vous a si bien barbouillé au cirage. Vous voyez que mon offre n’est pas à dédaigner.

— Je l’accepte avec reconnaissance, dit Édouard Warfield.

— Eh bien ! donc, je me déclare de ma propre autorité le costumier de la troupe, et je m’en vais de ce pas glaner çà et là (je n’y aurai pas de peine, seulement l’embarras du choix) les vêtements dont nous aurons besoin.

— Nous avons un blessé qu’il nous faudra bien laisser en arrière, dit le capitaine au chef des Utahs.

— Ne soyez point inquiet de lui, répondit Wa-ka-ra ; il sera transporté dans notre camp et soigné avec amitié. Si vous ne pouvez pas le reprendre à votre retour, je le rapatrierai avec l’aide des trappeurs, mes amis, dès qu’il aura la force et le désir de nous quitter. »

Deux heures après cette conversation, le capitaine et Sure-Shot firent leurs adieux à Wa-ka-ra ainsi qu’à l’Irlandais, et bien munis de tout ce que nécessitait leur expédition, ils traversèrent la vallée et pénétrèrent dans le cañon de l’Huerfano qu’Édouard Warfield ne revit pas sans émotion. La première fois qu’il l’avait traversé, il avait couru risque de sa vie ; au retour, la seconde fois, il avait eu à trembler pour celle de ses amis, et il le parcourait de nouveau pour aller courir d’autres hasards ; mais son danger personnel l’occupait peu ; il n’était tourmenté que par la présence de Marian. La jeune fille courait de grands risques, en effet, en se joignant à cette expédition ; si le résultat en était funeste à ses amis, elle tombait au pouvoir des Mormons, et cette fois, sans aucune chance de leur échapper.

Mais la jeune fille ne s’affectait point de ce danger ; elle chevauchait fièrement à côté de Franck Wingrove et causait avec Archilète dont les saillies l’amusaient ; elle ne paraissait pas gênée d’être seule ainsi avec ces quatre hommes, et elle leur promettait gaiement d’être leur ménagère aux haltes du soir, et de préparer leur gibier sans le faire noircir par la fumée.

Après être sortie du canon, la petite troupe arriva dans une plaine où les traces du train se divisaient en une fourche à angle droit. La plus méridionale conduisait à Tuchada, par la passe Sangre de Christo. Les chercheurs d’or étaient allés par celle-là, accompagnés par l’escorte qui rejoignait le nouveau poste militaire du fort Massachusset.

La trace vers le Nord conduisait à la passe Robideau et c’était celle qu’avait prise le train mormon. Les roues des wagons et les pieds des chevaux avaient laissé des marques bien visibles de leur passage, et il était facile de voir que la caravane devait être beaucoup plus nombreuse que ne l’avait cru Suvanée.

La petite troupe atteignit la passe Robideau juste au moment où le soleil s’abaissait sur la grande plaine de San Luis. La passe avait été le lieu du campement des Mormons la nuit précédente, les loups rôdaient autour des feux presque éteints, dont les fagots noircis élevaient encore vers le ciel un mince filet de fumée.

Grâce aux explications données par l’Indien messager des Mormons à Wa-ka-ra, l’histoire du wagon capturé avait cessé d’être un mystère pour les hommes blancs. Ce véhicule appartenait aux Mormons qui étaient à une petite distance lorsque le wagon avait été attaqué par les Arapahoes. Au lieu de courir au secours de leurs infortunés camarades, ces gens sans cœur s’étaient sauvés, par frayeur des Indiens. Cette version expliqua au capitaine l’étrange conduite des dragons de l’escorte. Le caractère des victimes des Arapahoes avait causé leur indifférence ; méprisant les Mormons, ils ne s’étaient pas inquiétés de leur sûreté et les avaient abandonnés à leur sort.

La petite troupe résolut de passer la nuit sur le terrain du camp déserté. D’après les informations qu’elle tenait du messager, les Mormons stationnaient à trente milles de là, attendant sur les rives du Rio del Norte la réponse du chef utah.

Après avoir chassé les loups, — il suffit pour cela de deux ou trois coups de fusil qui firent fuir toute la bande — les quatre compagnons s’occupèrent à planter les tentes en peau de buffle. Ils en avaient deux, empruntées à leurs amis les Utahs, et qui faisaient partie du bagage porté par les mules. Une de ces tentes devait être la retraite de Marian, l’autre était destinée à abriter les quatre hommes.

Par le beau temps qu’il faisait, la petite troupe aurait bien pu se passer de tentes ; si elle s’en était munie, c’est qu’elle pouvait être forcée de voyager plusieurs jours en compagnie des Mormons, et c’était pour elle une cachette sûre. L’épaisse couverture de peaux les déroberait aux inquisitions du regard, et les hommes auraient besoin d’y venir rajuster de temps en temps leur déguisement.

Quoique cette route-là fût assez fréquentée, ils n’avaient encore rencontré personne, et Sure-Shot, pendant l’installation du campement, plaisanta Archilète sur la circonspection avec laquelle celui-ci avait guidé la marche pendant tout le jour.

« Voyons, lui dit-il, aviez-vous peur que les Arapahoes, non satisfaits de l’héroïque frottée qu’ils ont reçue aujourd’hui, vinssent encore se faire canarder par nos rifles ?

— Eh ! eh ! tout est possible avec ces enragés-là, répondit le Mexicain. Il peut y avoir parmi ceux qui se sont sauvés assez d’hommes valides pour cerner notre petit parti, et vous pensez bien, Sure-Shot, qu’ils ne se seraient pas tenus complaisamment à distance pour vous payer leur revanche d’hier en vous servant de cible. Mais vous connaissez leurs façons.

— Leurs façons, vous êtes bien honnête, monsieur le trappeur ; leurs façons ! Dieu me pardonne, en voilà des façons ! et l’ex-rifle-man éclata de rire.

— Je vous accorde qu’ils ne sont pas bien élevés, reprit Peg-Leg ; raison de plus pour éviter de croiser en chemin des animaux aussi farouches, surtout quand nous avons besoin de garder nos membres intacts et toute notre poudre pour une meilleure occasion. Mais je ne vous ferai plus enrager, Sure-Shot, en furetant des deux côtés de notre chemin. Il m’est prouvé désormais que les Arapahoes n’ont suivi ni le cañon ni la rivière Huerfano, ils ont pris par des ravines latérales, et si nous devons les rencontrer, ce ne devra être qu’au retour, dans le cas où ils auraient pu reformer un assez grand parti pour espérer de se venger des Utahs.

— Ouf ! cette déclaration me soulage d’une inquiétude, s’écria Sure-Shot… Oh ! ce n’est pas celle de retomber au pouvoir de ces estropiés du coup d’œil. Ces choses-là n’arrivent pas deux fois de suite à un vieux rifle comme moi. Mais j’avais peur que vous ne nous permissiez pas d’allumer du feu, et les malheurs d’hier m’ont rendu sybarite. Je me soucierais peu d’être obligé de mâcher de la viande de daim crue et séchée pour mon souper.

— Allumez un bûcher, si vous voulez, mon garçon, dit le Mexicain en clopinant autour des feux pour les rallumer. Sure-Shot alla couper des branches, et le capitaine qui avait respecté le tête-à-tête de Marian et de Franck Wingrove, assis l’un à côté de l’autre devant une tente, alla rappeler en riant à la chasseresse qu’elle avait promis de présider à la confection du repas.

« Allumez un bûcher si vous voulez. »

Elle s’en occupa de bonne grâce, suivie dans tous ses mouvements par le chien Wolf qui avait accompagné sa maîtresse. Après un souper abondant, sinon délicat, toute la petite troupe resta groupée auprès du feu, échangeant ses observations sur le plan à observer le lendemain dans la rencontre des Mormons. La conversation se prolongea tellement que Sure-Shot y fit entrer des confidences et des vues d’avenir plus éloigné :

« Peste de cette soif de l’or qui trouble la tête de tout Yankee ! s’écria-t-il. Voyez ce qu’elle a valu à mon pauvre Patrick. En serai-je plus heureux quand j’aurai des lingots dans ma poche ? Elle en sera un peu plus lourde et voilà tout. Est-ce que je pourrai dîner six fois par jour parce que je serai plus riche ? Ces jambes, ces bonnes jambes qui sont en acier — l’ex-rifleman les frappait de la paume de sa main — me réclament-elles un carrosse pour les traîner ?… Quand nous aurons réussi, vais-je donc vous quitter pour m’en aller bêcher les placers avec de nouveaux compagnons qui ne s’intéresseront à rien de tout ce qui nous est arrivé dans les prairies ? Je m’ennuierais davantage que sur le poteau de la butte… Ah ! capitaine, si vous pouviez faire ma paix avec le gouvernement…

— Ce n’est pas impossible, répondit Édouard Warfield… Et que feriez-vous en ce cas, vieux camarade ?

— Bêcher pour bêcher, je vous demanderais si vous ne m’acceptez point comme pionnier dans votre plantation du Mud-Creek. Vous dites que vous avez là, outre votre clairière, de grands espaces de forêt que vous ne pourriez pas défricher tout seul. Je serais content de rester votre soldat, cap’tain, et le voisin de Franck Wingrove qui est un rude chasseur et un vaillant jeune homme.

— Et moi, je serai satisfait de ne pas vous perdre de vue, Sure-Shot, dit Wingrove en venant serrer la main de l’ex-rifleman ; votre aimable caractère me plaît et je me suis dit souvent que la gaieté de notre voyage vous était toute due.

— Merci, merci, reprit Sure-Shot en jetant un regard sur Marian, je crois bien que vous auriez de quoi vous consoler de ma perte maintenant, mais voyez-vous, je vous serai utile tout de même au Mud-Creek, même à vous, d’ici un an ou deux. Je sais plus de chansons qu’une squaw indienne, et je n’ai pas mon pareil, parole d’honneur ! pour endormir les babys dans leur berceau. »

Sure-Shot prononça à voix hasse la fin de ce singulier éloge de ses talents et il reprit en s’adressant à Édouard Warfield :

« Je vois bien que mon projet ne vous mécontente point, cap’tain, mais Patrick !…

— Eh bien ! quoi, Patrick ?

— Dame ! si vous arrangez mon affaire, vous aurez moins de difficultés à rafistoler la sienne. Bien que les cadres militaires de l’Union contiennent des camarades drôlement bâtis, pas très bien en alignement, je crois que mon pauvre Patrick y serait le seul soldat sans scalp. Et puis, toutes ses blessures, dont Dieu le guérisse ! sa jambe cassée, cela fait des motifs d’exemption de service. Est-ce que cela vous gênera beaucoup d’avoir une bouche de plus à nourrir ?

— Pas du tout ; la forêt est abondante en gibier, et j’ai toujours rêvé de fonder une colonie sur les rives du Mud-Creek. Je ne puis mieux la peupler qu’en y donnant asile à mes amis. Mais Patrick renoncera-t-il aussi volontiers que vous à l’attrait des placers ?

— Lui, vous ne le connaissez point, cap’tain. Un mouton, un vrai mouton. Il ne pensait pas plus à déserter pour courir en Californie qu’à s’aller pendre. Je lui ai dit : « Je pars. » Il m’a répondu : « Allons-y. » Je lui dirai : « Allons nous faire planteurs sous les ordres du cap’tain. » Il me suivra plus volontiers que la première fois.

— Cet exemple va-t-il être contagieux ? dit Édouard Warfield en riant. Voyons, Archilète, allez-vous échanger le rifle du trappeur contre la bêche de colon ?

— Je n’aime point à faire mentir les proverbes, répondit le Mexicain, et un auteur français a mis dans un vers une sentence qui est vraie de tous les temps et sous toutes les latitudes :

Volontiers gens boiteux haïssent le logis.

Je courrai encore les aventures dans les prairies ; si je finis par me dégoûter de la vie errante, je vous promets, cap’tain, que j irai prendre ma retraite au Mud-Creek. Mais cette langue dorée de Sure-Shot nous fait oublier de prendre du repos. Il est temps de dormir. Je me charge de la première faction de veille. Allez vous reposer, mes amis, vous l’avez bien gagné. »

Marian se retira dans sa tente, à l’entrée de laquelle le fidèle Wolf se posta en sentinelle, et les trois hommes blancs se livrèrent au sommeil sous la garde du prudent trappeur.


CHAPITRE XX
Le campement mormon. — John Stebbins dans son rôle de chef. — Holt et Lilian dans le camp.


Bien longtemps avant que le soleil ne se levât sur les cimes neigeuses des pics espagnols, toute la petite troupe était sur pied. Un déjeuner de viande de daim fut lestement préparé par Marian et expédié plus lestement encore. Puis ils commencèrent tous à s’équiper pour la mascarade. Peg-Leg eut la haute main dans cette occupation ; il connaissait parfaitement le costume utah — celui de chasse et celui de guerre — et il n’y avait pas à craindre qu’il se trouvât en défaut.

Quant à lui, il n’avait pas besoin de déguisement. Comme trappeur du Taos, il pouvait être, comme il l’était en réalité, l’associé des chasseurs utahs, et il se savait inconnu aux Mormons, il pouvait donc se présenter sous son costume mexicain devant ceux-ci sans qu’ils eussent le moindre soupçon de ses intentions.

Le premier qu’Archilète costuma, ce fut le capitaine. Il étendit une couche uniforme d’ocre et de vermillon sur sa figure, son cou, ses mains et ses bras, et le transforma en guerrier utah d’aspect assez terrible. Une tunique de chasse en peau de daim et des mocassins cachèrent le reste du corps d’Édouard Warfield, et le quart de la crinière d’un cheval Arapaho tué dans la vallée de l’Huerfano, et maintenue par le bonnet à plumes et la crête retombant en arrière, lui compléta un costume capable de lui valoir un grand succès dans un bal costumé de Paris ou de Londres.

La transformation de Franck Wingrove fut tout aussi aisée à opérer ; mais il y avait d’autres difficultés à vaincre pour déguiser l’ex-rifleman. Son nez retroussé, sa chevelure jaune, ses yeux d’un gris verdâtre se refusaient à figurer, si peu que ce fût, un Indien vraisemblable. Peg-Leg ne se découragea point, et prouva qu’il était un véritable artiste. La chevelure de Sure-Shot fut saturée d’une pâte de charbon de bois qui la noircit ; un cercle noir autour de chaque paupière neutralisa la teinte de l’iris de la pupille. Sa face fut couverte d’un fond d’ocre rouge, et une demi-douzaine de lignes noires, courant perpendiculairement au nez corrigèrent le dessin de celui-ci et finirent par transformer l’ex-rifleman en un aussi bon Indien que n’importe lequel de ses compagnons.

Marian procéda toute seule, dans sa tente, à son travestissement. Son costume était déjà indien ; elle n’avait qu’à en modifier la trop grande élégance qui eût attiré les regards sur elle. Sa figure seule devait être masquée, et le capitaine se demandait avec inquiétude comment elle parviendrait à modifier ses traits ; mais il n’eut plus d’appréhension sur le résultat quand il la vit sortir de sa tente, la figure rougie d’ocre, chaque joue ornée d’une quantité de points vermeils obtenus de la baie de l’allegria, et le front bariolé de lignes obtenues par un procédé semblable. Bien que ce tatouage n’enlevât pas à Marian la suavité correcte de son galbe, il la changeait tellement que Franck Wingrove lui-même jurait qu’elle était méconnaissable et la regardait malgré lui avec curiosité, comme pour bien s’assurer que c’était là sa Marian.

Quand ils furent tous déguisés, ils cachèrent soigneusement leurs habits, plièrent les tentes et s’apprêtaient à partir, quand le capitaine dit à Archilète :

« Nous avons oublié le plus important. Le chien de Marian va nous faire reconnaître.

— Lui ! Je l’en défie, répondit le Mexicain. Pendant que vous vous ajustiez, je l’ai accommodé, lui aussi. Viens çà, Wolf, et dis au capitaine qu’il peut être jaloux de ton déguisement. »

En effet, quand Wolf accourut à l’appel d’Archilète, Édouard Warfield s’aperçut qu’il était méconnaissable. Le Mexicain avait coupé les poils velus du chien et rasé sa queue comme celle d’un lévrier ; puis, il avait peint sur sa peau de grandes taches pareilles à celles que portent les chiens indiens.

Quelques heures menèrent la petite troupe au bout occidental de la passe. Au tournant d’un éperon de la montagne, leur vue plongea sur une vaste plaine.

« Voyez ! s’écria le Mexicain. Voyez le campement de ces Saints des derniers jours. Ils savent choisir les emplacements de leurs haltes, ces coquins-là. »

Le guide s’arrêta en parlant ainsi, chacun suivit son exemple et regarda la plaine.

C’était la vallée de San Luis ; elle ne présentait aucun des traits caractéristiques qu’on associe d’habitude au mot de vallée. Sa surface était parfaitement plane, et, au premier coup d’œil, elle ne paraissait limitée que par l’horizon ; mais un regard subtil pouvait la voir se relever à l’ouest aux premières assises de la Sierra San Juan. Plus près au nord, on apercevait les pentes boisées des Sierras Mojada et Sawatch, pendant qu’elle était gardée à droite et à gauche par les pics neigeux de Watoyah et de Pike, sentinelles géantes de cette immense vallée.

Le Rio del Norte étendait ses sinuosités claires et brillantes vers le centre de cette riche plaine, ressemblant à un serpent aux écailles étincelantes. C’était dans la presqu’île tracée par une de ces sinuosités du fleuve qu’était établi le campement des Mormons.

Sans l’assertion du trappeur, les voyageurs n’auraient point pris pour la caravane les quelques douzaines de points blancs qui paraissaient arrêtés dans cette presqu’île, car la vallée était couverte d’un voile de vapeurs flottantes, et l’éloignement était encore considérable. Le Mexicain disait que les points blancs étaient les toits des wagons. Le capitaine prit sa longue-vue et s’assura du fait affirmé par le trappeur. Les véhicules étaient rassemblés dans un certain ordre et probablement corralés.

Des formes vivantes étaient visibles à l’aide de la longue-vue. Mais les hommes et les femmes qui circulaient à travers le campement avaient des proportions lilliputiennes, et le troupeau de chevaux et de bétail ressemblait à une grande bande de chèvres.

Il était environ midi, et les voyageurs s’arrêtèrent pour bivouaquer. Quoique la distance qui les séparait du camp fût encore grande, ils n’étaient point pressés d’avancer. Ils ne voulaient y arriver qu’à la tombée de la nuit, afin d’être moins exposés à la curiosité des premiers regards, sous la pénombre du crépuscule. Les Mormons avaient rencontré bien des Indiens à travers les prairies ; ils en avaient même quelques-uns parmi eux, comme en témoignait l’envoi du messager. Il valait donc mieux ne pas aborder leur camp à la lumière du jour, afin de pouvoir l’approcher en cachette et d’étudier la topographie de la plaine environnante.

Les derniers rayons du soleil rougissaient les sommités des Montagnes d’Argent lorsque la petite troupe approcha du camp et put en reconnaître l’assiette. Il y avait une vingtaine de wagons couverts (Trov et Conestogas), puis d’autres véhicules plus petits (Dearborns et Jersey) à ressorts. Ces derniers appartenaient sans doute aux Saints de fortune aisée, tandis que les Conestogas, tirés par des bœufs, étaient destinés à transporter la menue plèbe des Mormons. Un corral, c’est-à-dire un camp retranché, avait été formé avec les plus grands wagons, selon l’usage des caravanes dans les prairies.

Le corral était formé suivant les usages classiques. Deux wagons de front, mis côte à côte, deux autres placés de façon à ce que leurs roues de devant touchassent les roues de derrière de la première paire ; les deux suivants doublant leurs timons sur ceux des seconds, et ainsi de suite pour la première moitié du train. Ce premier alignement produisait une sorte de demi-ellipse. Pour compléter le corral, on tourne tous les wagons restant en arrière en dedans de l’ellipse, ce qui rend la figure complète ; mais on laisse un espace ouvert, une sorte d’avenue pour pénétrer dans le corral. Si le train est attaqué, les wagons offrent, un rempart solide aux assiégés. Et, d’ailleurs, des sentinelles placées hors du corral et d’autres à cheval, postées un peu plus loin en éclaireurs, assurent d’ordinaire la sécurité du campement.

En approchant du camp mormon, les voyageurs aperçurent des femmes et des enfants qui allaient et venaient dans la partie retranchée du camp, un peu agités comme s’ils s’y étaient retirés à l’approche de ce petit parti d’Indiens. Quant aux hommes, ils étaient restés hors de la fortification. Le nombre des survenants n’étaient pas assez grand pour les alarmer, et sans doute d’ailleurs, ils avaient pensé que ces hommes rouges à cheval étaient les émissaires de leur allié Wa-ka-ra.

Cependant une douzaine d’hommes à cheval s’avancèrent à la rencontre des voyageurs. Archilète arbora au bout de la baguette de son fusil un morceau blanc de peau de faon, universel symbole de paix, connu même des Peaux-Rouges de l’Amérique.

Une serviette ou un mouchoir, enfin un linge blanc fut exhibé par un des Mormons, et après cette démonstration, Archilète laissant sa troupe en arrière, s’avança seul au devant du chef mormon qui commanda par un geste aux siens d’observer la même réserve.

Néanmoins les deux troupes étaient assez près l’une de l’autre pour pouvoir entendre la conversation des deux hommes qui débuta par une poignée de main. Archilète dit en mauvais anglais qu’il était envoyé par Wa-ka-ra pour servir de guide à la caravane, et que ses compagnons étaient des Utahs chargés de l’approvisionner de gibier.

Pendant cet entretien, le capitaine observait les Mormons de l’escorte et se disait que c’était là un triste spécimen du parti émigrant. Tous étaient des hommes de mine basse et farouche, des types de gens déclassés, mais comment eût-il pu en être autrement quand leur chef, celui-là même qui parlait au Mexicain, n’était autre que John Stebbins lui-même.

Franck Wingrove tremblait de fureur contenue en voyant l’homme qui avait voulu perdre [toute la famille de Huit, et qui avait exposé Marian à tant de périls ; mais il dut réprimer son ressentiment, et quand Stebbins montra au Mexicain l’endroit où les Indiens pourraient dresser leurs tentes en dehors de l’enclos, près de la rivière, le chasseur se hâta de se diriger de ce côté pour fuir la vue irritante du chef des Mormons.

Dès que la qualité des prétendus Utahs fut connue, les saints sortirent en foule du corral pour venir les voir. Les femmes et les enfants eux-mêmes s’approchèrent des faux Indiens qui soutinrent avec aplomb leur examen, non toutefois sans avoir fort envie de rire des exclamations et des remarques grotesques de ces curieux.

Au moyen de son jargon mi-yankee, mi-espagnol, Archilète causait avec tous ces gens-là. Quant à ses compagnons, ils restaient muets, impassibles, pour soutenir leur personnage. La chasseresse fut la grande attraction de la troupe sauvage ; malgré son déguisement, elle était fort belle, ce que remarquèrent tous les curieux, et parmi eux un ange destructeur de la bande militaire des Mormons.

« Damnée jolie squaw ! qui est-elle donc, vieux pied de bois ? demanda-t-il à Archilète.

« Qui est-elle donc, vieux pied de bois ? »

— Squaw, fille utah ; elle sœur au chef chasseur, répondit le Mexicain. Elle chasse aussi et tue bighorns, daims et buffles. Oui, carambo ! elle grande cazadora (chasseresse, en espagnol).

— Au diable votre Kezedora, reprit l’ange destructeur. Je ne sais ce que cela peut être, mais je suis sûr que cette squaw serait très jolie si elle se passait un peu d’eau et de savon sur la figure. »

Stebbins lui-même regardait Marian avec, toutes les marques d’une grossière admiration ; mais il ne paraissait point la reconnaître, et la jeune fille s’empressa d’échapper à ce dangereux examen en rentrant dans sa tente dès qu’elle eut été dressée parles soins de Wingrove et d’Édouard Warfield.

Le capitaine pouvait observer maintenant les Mormons chez eux, car pas un de ceux-ci ne soupçonnait que ces faux Indiens comprissent leur langage. Ils appartenaient pour la plupart à la plus humble classe des émigrants. C’étaient des hommes de métiers, cordonniers, menuisiers, forgerons, tisserands. C’était évidemment là le commun du troupeau. Ils devaient être poussés à s’expatrier par l’appât d’une vie plus facile, ou par le désir d’échapper aux suites de quelque infraction légale.

Cependant il y avait quelques élégants dans cette foule assez vulgaire. La longueur de la halte avait permis aux plus riches Mormons de quitter leurs costumes de voyage pour exhiber des habits de drap fin, des chapeaux de soie, des bottes vernies et le luxe d’un linge bien empesé.

Les femmes étaient de tous les âges et de toutes les nationalités. C’était pour la plupart le rebut de la civilisation de l’ancien continent, et ne s’étonnant pas que Lilian eût dédaigné de se mêler à leurs groupes, le capitaine tint ses yeux fixés sur l’avenue du corral, espérant que la jeune fille en sortirait toute seule, pour venir voir, fût-ce de loin, les guerriers utahs.

Après avoir attendu vainement plus d’une demi-heure, Édouard Warfield fut saisi d’un doute poignant. Était-il certain que Holt et sa fille fussent avec la caravane ? N’avaient-ils pas pu s’en séparer et se joindre aux chercheurs d’or ? Peut-être était-ce vainement que les quatre amis avaient pris la peine de se déguiser et de courir de si terribles risques.

Toutes ces idées se croisaient dans l’esprit d’Édouard Warfield et le remplissaient de trouble, quand tout à coup, au milieu de la foule qui se pressait encore autour des tentes, il aperçut un homme dont la stature dépassait celle des Mormons les plus grands… C’était le squatter, c’était Holt lui-même. L’expression seule de sa figure avait changé et portait l’empreinte de cruels soucis ; ses rudes cheveux gris étaient devenus tout à fait blancs, et des rides creusaient un sillon amer de chaque côté de sa bouche. Il ne fit que jeter un regard indifférent sur les Indiens, puis, étouffant un profond soupir, il disparut derrière la barricade de wagons.

On pouvait agir désormais, Lilian était là.


CHAPITRE XXI
Un hasard intelligent. — Lilian avertie. — Trahis par Wolf. — La fuite.


Édouard Warfield s’empressa d’entrer dans la tente de Marian pour lui apprendre qu’il avait vu son père ; il la trouva avec Franck Wingrove, Archilète et Sure-Shot ; les deux premiers occupés à chercher par quels moyens ils pourraient pénétrer dans le camp pour chercher à voir Lilian ; le troisième approuvant de la tête chacune des combinaisons, comme si la dernière exprimée eût été toujours la meilleure.

Marian fut moins émue que le capitaine ne l’imaginait ; elle n’avait pas douté un seul instant que son père et sa sœur fissent partie de la caravane ; elle insista sur ce point qu’il fallait de toute nécessité se cacher de Holt, afin que leur projet n’eût pas un obstacle de plus à surmonter. Dans la pensée de Marian, son père n’obéissait à Stebbins que contraint et forcé moralement ; elle était persuadée que le squatter saurait gré à ses filles de s’être affranchies d’un joug qui lui pesait à lui-même, comme en témoignait sa tristesse, et elle disait qu’il serait heureux de revenir vers elles à la clairière du Mud-Creek.

L’entretien se prolongeant sans qu’il en sortît une résolution immédiatement praticable, Édouard Warfield sortit de la tente et alla panser son cheval, qu’il avait déguisé aussi en le couvrant d’une grande selle mexicaine. L’arabe avait soif ; après avoir fait sa toilette avec le soin qu’y eût pu mettre le plus soigneux palefrenier, le capitaine le conduisit à la rivière pour profiter de la solitude où les avaient laissés les Mormons, déjà retirés dans leur campement pour la plupart.

Comme il ramenait le cheval sur la rive, après l’avoir laissé boire au courant et lui avoir permis un bain salutaire, Édouard Warfield entendit deux voix de femmes qui s’approchaient, et bien lui en prit de se jeter de côté et de conduire l’arabe derrière un fourré de cotonniers et de buissons épineux, car, s’il fût resté en vue, il n’aurait peut-être pas pu dissimuler l’émotion qu’il ressentit en apercevant Lilian.

C’était bien elle qui venait puiser de l’eau à la rivière. Toujours belle dans sa petite robe de homespun rayé, avec ses cheveux dorés flottant librement, et ses pieds nus qui laissaient à peine leur empreinte sur le gazon, elle avait changé pourtant depuis qu’Édouard Warfield ne l’avait vue. Un cercle bleuâtre entourait ses yeux ; le sourire de sa bouche était chargé de mélancolie ; elle marchait vite, pour échapper au verbiage d’une grosse mulâtresse qui la suivait avec peine et qu’elle distança bientôt. Pourtant Lilian n’était point pressée de remplir sa fonction de ménagère en quête d’eau pure, car, lorsqu’elle eut atteint la rive, elle jeta sa cruche d’étain sur le gazon, et s’assit avec un mouvement de lassitude ; puis, mettant la tête dans ses mains, elle se mit à pleurer.

Édouard Warfield fut si ému à cette vue, qu’il serait allé se faire reconnaître de Lilian sans cette maudite mulâtresse qui s’approchait. Force lui fut de rester dans sa cachette et d’assister à la remontrance que cette duègne basanée fit à la jeune fille.

C’était une grosse femme, vêtue avec plus de prétentions que de propreté, d’une robe de mousseline peinte, toute fanfreluchée de rubans ; elle était coiffée d’un madras sur ses cheveux en tire-bouchons, et portait des souliers de satin en pantoufles sur des bas mal étirés, sans jarretières. Les deux mains sur ses énormes hanches, elle se dandinait en marchant, tout en faisant la moue.

« Bon Dieu ! qu’avez-vous à rester là comme un terme ? dit-elle à Lilian. M. Holt et M. Stebbins attendent leur café, et voilà comment vous vous remuez pour apporter l’eau nécessaire à sa confection ! C’était bien la peine de me planter là sous prétexte que je ne marchais pas assez vite. »

Lilian tressaillit, essuya ses yeux, se leva et remplit sa cruche sans répondre.

« Eh bien ! avez-vous perdu votre langue, mademoiselle la précieuse ? Vos façons sont ridicules et il faudra bien en changer. Pourquoi êtes-vous sortie seule du corral ? Vous savez que M. Stebbins vous l’a défendu.

— A-L-il peur que je veuille me noyer, parce que je n’ai pas d’autre moyen de lui échapper ?

— Fi ! miss Lilly, fi ! voilà de vilaines paroles. Vous avez été mal élevée, ma petite ; nous redresserons votre caractère. Ne nous forcez pas à employer la rigueur à votre égard. On ne demande pas mieux que de vous être agréable. M. Stebbins vous prépare le plus bel avenir, mais il ne faut pas gâter tout par des caprices. Allons, venez-vous ? »

Et la grosse mulâtresse tourna sur ses talons.

Pendant ce dialogue, et sans en perdre un mot, Édouard Warfield avait écrit au crayon sur un feuillet les mots suivants ;

« Au nom de Marian et de la part de Franck Wingrove, attachez ce soir un linge blanc à la fenêtre de votre wagon donnant sur la plaine.

« Édouard Warfield. »

Le capitaine n’était point sûr de pouvoir remettre à Lilian ce billet qu’il roula dans sa main droite ; mais il voulut du moins le tenter. Craignant de voir disparaître la jeune fille, il sortit du fourré comme la mulâtresse était à peine à quatre ou cinq pas d’elle, et jouant son rôle de guerrier utah, il fit signe à Lilian qu’il désirait boire.

Il fit signe à Lilian qu’il désirait boire.

La bonté de la jeune fille la fit sourire à l’étrange figure de l’Indien, et heureuse d’avoir un service à rendre, elle pencha sa cruche à même laquelle le capitaine but quelques gorgées.

« Venez-vous ?… dit la mulâtresse en se retournant. Tiens ! ces sauvages sont bien apprivoisés. Ce chien ne pouvait-il pas boire à la rivière ?

— Il ne faut mépriser personne, tante Lucy, répondit Lilian. Il y a des sauvages qui valent bien des hommes blancs. »

Tout à coup, en lui rendant sa cruche, le capitaine lui glissa le petit billet. La voix de Lilian trembla en prononçant les derniers mots de sa phrase ; mais elle ne se troubla pas autrement, cacha le papier dans la fente de son corsage et s’éloigna en faisant un gracieux signe de tête au faux Indien.

Évidemment, elle ne se doutait pas du contenu de ce billet ; mais son instinct de captive lui avait fait comprendre qu’une communication du dehors ne pouvait lui venir que d’un ami.

Édouard Warfield se hâta d’aller annoncer à Marian l’heureux hasard qui l’avait mis en présence de sa sœur.

« Pourquoi pas cette nuit, alors ? » Tel fut le premier mot de la chasseresse, et tout aussitôt elle adressa cent questions au capitaine sur sa chère Lilly. Il y répondit de manière à prouver que son cœur, à lui, était sous le charme mieux que jamais, et ni l’un ni l’autre ne se serait lassé de cette causerie, si Franck Wingrove ne les eût rappelés à la question pressante.

« Elle ne se décidera pas sans m’avoir vue, dit Marian. Comment pourrai-je pénétrer dans le corral ?

— C’est inutile, dit le capitaine, si elle se rend à ma prière et met un signal blanc à la fenêtre extérieure de son wagon. Il suffira de lui écrire. Il ne vous faut pas affronter de nouveau les regards de Stebbins.

— Vous avez raison, monsieur Warfield.

— Eh bien ! dit alors le chasseur, c’est entendu, j’écrirai en votre nom, comme au mien. Lilly s’est déjà confiée à moi, elle sait que je suis son parent dévoué ; vous allez me dicter d’abord ce que vous voulez lui faire dire, ma chère Marian. J’y joindrai quelques mots. Sûrement elle se tiendra à la fenêtre de son wagon, l’un de nous lui passera cette lettre, et, si elle est seule, peut-être pourrons-nous l’emmener cette nuit même.

— Eh bien, faites, » dit Marian.

Le chasseur déchira quelques feuilles du calepin d’Édouard Warfield et écrivit sous la dictée de la chasseresse :

« Sœur bien-aimée, c’est Marian, votre Marian qui vous écrit. Je suis encore vivante, et ceux qui vous ont fait pleurer ma mort ont été aussi cruels qu’ils sont menteurs et lâches. Je suis venue pour vous ici, sous un déguisement indien, accompagnée d’amis dévoués. Je suis venue pour vous sauver d’un danger que vous ne soupçonnez peut-être pas, mais qu’il faut fuir à tout prix. Mon cœur saigne à la pensée de ce que je vais ajouter, chère Lill ; mais il ne faut pas que vous révéliez ma présence à notre cher père, qui est abusé par Stebbins. Dès que vous aurez ce billet, sortez de votre wagon. Des amis seront là pour vous recevoir ; laissez seulement très lisible le billet ci-joint, que mon père lira après votre départ. Joignez-y votre nom au mien… et par grâce, si vous ne voulez pas exposer ma vie et celle des braves gens qui se sont dévoués à votre salut, venez nous retrouver.

« À bientôt, chère Lilly. Oh ! qu’il me tarde de vous embrasser.

« Marian. »

« Et maintenant, dit la chasseresse à Wingrove, mettez sur une feuille à part les mots suivants pour mon père ;

« Mon père, pardonnez à vos filles si elles ont fui la tyrannie odieuse et déshonorante du Mormon Stebbins. Si vous les aimez encore, revenez à votre ancienne clairière où vous les trouverez saines et sauves sous la garde d’amis dévoués.

« Marian. »

« Elle viendra ! elle viendra ! dit Franck Wingrove, après avoir ajouté quelques mots en son nom personnel.

— La personne la plus capable de remettre ce billet sans exciter de soupçons, ce serait Archilète, dit Marian, et justement il est dans le corral ; il a usé tout de suite du bénéfice de son rôle de guide. Que faire en l’attendant ?

— Le soleil est tout à fait tombé, dit Édouard Warfield, les feux du corral illuminent seuls l’obscurité ; venez avec moi, nous nous promènerons au dehors du camp en inspectant les fenêtres des wagons. Archilète a dit aux Mormons que nous étions frère et sœur, paroles prophétiques, je l’espère. Croyant à cette parenté, les gens que nous rencontrerons ne s’étonneront pas de nous voir promener ensemble. »

Tous les deux arrivèrent bientôt près de l’avenue par laquelle on entrait dans le corral. On avait fait des feux au dehors, pour éloigner les fauves ; mais ils étaient solitaires, tandis que les autres feux, allumés dans l’ellipse du corral, éclairaient une scène qu’on n’eût pas attendue dans un tel lieu.

Les émigrants dansaient ; un cornet à piston composait à lui seul tout l’orchestre ; mais on n’a pas le droit d’être difficile, à une telle distance de tout centre civilisé. Édouard Warfield et Marian n’aperçurent pas Lilian dans ces groupes qui tourbillonnaient. Ils firent le tour du corral, inspectant chaque wagon, jusqu’à ce qu’étant arrivés à un point où ils pouvaient apercevoir toute l’ellipse dans le sens de sa longueur, par l’interstice de deux véhicules, timon contre timon, ils aperçurent Holt assis à dix pas d’eux près d’un feu du corral,

Marian fut si émue qu’elle dut s’appuyer au bras de son compagnon ; mais presque au même instant Édouard Warfield tressaillit à son tour et dit à la chasseresse :

« Le signal ! le linge blanc ! » en lui désignant le wagon le plus proche. Il était faiblement éclairé par une seule lampe ; mais la tête blonde de Lilian se montrait dans le carré de la petite fenêtre.

« Ne vous avancez pas, ne lui parlez pas, votre père est trop près, » souffla Édouard Warfield à l’oreille de Marian ; puis il grimpa sur la roue du wagon, tendit le billet à la jeune fille, en lui disant : « Dans un quart d’heure, » sauta à terre, et, prenant la main de Marian, il la reconduisit vers les tentes indiennes.

Les chevaux furent vite sellés. Archilète était revenu et fut des plus prompts à préparer tout pour la fuite. Il déclara le premier qu’il valait mieux profiter du bruit et de la confusion que le bal faisait régner dans le camp mormon que d’attendre l’heure de minuit, et, suivi d’Édouard Warfield et de Sure-Shot, il conduisit les chevaux à un endroit convenu, à distance à peu près égale des tentes indiennes et du corral.

Le capitaine accepta contre son gré cette mission subalterne ; il aurait vivement souhaité être des premiers à voir Lilian, à l’entendre parler ; mais ce droit revenait à Franck Wingrove, que son autorité comme parent de la jeune fille rendait propre à vaincre les scrupules possibles de Lilian. Sa présence était aussi nécessaire que celle de Marian ; Édouard Warfield le sentait si bien, qu’il n’osa pas protester contre cette distribution des rôles.

Franck Wingrove et la chasseresse se glissèrent comme des ombres le long des wagons, avec d’autant plus de prudence que le bal avait cessé pour un moment, soit que le musicien fût à bout de souffle, soit que les danseurs eussent le désir de se reposer un peu. Quand ils arrivèrent à l’espace libre où les deux timons relevés l’un contre l’autre permettaient au regard de plonger dans le corral, ils aperçurent Holt assis à la même place auprès du feu ; il causait à voix basse avec John Stebbins, et il était si près de Franck Wingrove et de sa fille que ceux-ci auraient pu entendre sa conversation, s’il eût parlé aussi haut que d’habitude.

« Faut-il attendre qu’ils soient partis de là ? murmura le chasseur à l’oreille de Marian ?

— Ils y pourraient rester trop longtemps, et nos amis seraient inquiets. D’ailleurs Lilly nous attend. Voyez ! la chère fille est encore à la fenêtre. Je ne puis résister au désir de l’embrasser. Faites le guet, mon cher Franck. Je serai prudente. Nous parlerons tout bas. »

Marian s’avança jusque sous la fenêtre du wagon et appela par deux fois :

« Lilly ! ma chère petite sœur !

— Est-ce vous, Marian, vous vivante ! Quoi ? ce n’est pas un rêve ?

— C’est, moi, Lilly : êtes-vous prête à me suivre ? Oh ! chère petite sœur, il le faut, croyez-moi. Je vous dirai plus tard combien je vous aime et combien je vous ai pleurée ; mais la nécessité nous presse ce soir… Pouvez-vous venir à nous ? de quel côté est l’ouverture du wagon ?

— Sœur, dit Lilian, j’ai reçu votre billet. Vous voulez donc que j’abandonne mon pauvre père ?

— Lilly, je ne puis tout vous expliquer ce soir ; mais croyez que vous courez un grand danger en restant ici. Sûrement notre père viendra nous retrouver, et il se réjouira, il nous félicitera de notre courage à fuir ce méchant Stebbins qui l’abuse. Voyons, Lilly, voulez-vous exposer la vie des braves gens qui se sont voués à votre salut ? Voulez-vous me désespérer et me perdre moi-même ?

— Je viens, je viens, sœur, » dit Lilian, qui descendit du wagon par l’ouverture intérieure et se glissa sous les roues pour venir se jeter ensuite dans les bras de Marian.

« Oh ! si je pouvais revoir encore une fois mon père ! dit Lilian, après la première expansion de joie.

— Venez, dit Franck Wingrove, qui s’était rapproché ; cachez-vous derrière nous. Holt est encore là ; vous pourrez le regarder un instant. »

Ce ne fut pas un moment d’attendrissement, mais d’épouvante, que cette contemplation muette accordée aux désirs de la jeune tille. Quand ils le regardèrent, Holt s’était levé en donnant des signes du plus grand étonnement. Le chien Wolf sautait contre ses jambes en poussant des grognements de joie, car s’il était bien déguisé au physique, l’animal n’avait pas compris qu’on lui demandait la duplicité morale, et il fêtait son vieux maître qu’il avait senti et reconnu, en vaguant dans le corral.

Franck Wingrove et Marian restèrent stupéfaits, et, après un premier mouvement pour s’enfuir et emporter Lilian qui défaillait, ils résolurent d’attendre la fin de la scène pour ne point partir avant de savoir si on les poursuivrait immédiatement.

« Damnation si ce n’est pas mon vieux Wolf ! s’écria le squatter. Et pourtant, Stebbins, vous m’aviez dit qu’il était mort. »

Stebbins était devenu blanc comme un linge, car la présence de cet animal lui avait donné des craintes d’une nature toute différente des sentiments que manifestait le squatter.

« C’est très singulier, dit-il. Les hommes de notre caravane du printemps m’avaient assuré qu’il avait été tué par les loups dans les prairies. Oui, c’est bien Wolf, quoi qu’il ait été défiguré.

— D’où est-il venu ? qui l’a amené ici ?

— Je ne sais ; les Indiens, sans doute, qui l’ont si étrangement peint ; peut-être ceux que Wa-ka-ra nous a donnés pour guides. Je vais m’en assurer tout de suite.

— Eh ! qu’importe ? Il sera temps de les questionner demain, dit Holt. L’important, c’est que Wolf soit là. Cela me réjouit le cœur de revoir ce brave animal. Je vais le conduire à Lilian.

— Moi, je vais voir ces Indiens. Il y a quelque chose de louche là-dessous, » répondit Stebbins, qui appela d’une voix retentissante ses gardes du corps, ses âmes damnées, les anges destructeurs.

Il n’y avait pas un moment à perdre. Franck Wingrove prit Lilian dans ses bras, et l’emporta en courant jusqu’à l’endroit où les attendaient leurs compagnons. Laissant en arrière les tentes, les mules et leurs bagages, ils confièrent Lilian à Édouard Warfield, dont le cheval était le meilleur de tous, et ils partirent au grand galop, non sans avoir le temps d’entendre qu’il se faisait beaucoup de bruit et de mouvement au camp mormon.


CHAPITRE XXII
Le refuge de la ravine. — Le secret de Holt. — Justice faite. — L’heureux retour. — La colonie de Mud-Creek.


La nuit était obscure, mais les fugitifs n’eurent pas de peine à trouver leur chemin, car Archilète tenait la tête de leur troupe. Ils ne doutaient pas d’être poursuivis ; mais leurs chevaux étaient aussi bons que ceux des Mormons, et ils se flattaient de garder l’avance et de leur échapper.

Stebbins devait d’autant plus être ardent à courir sur les traces de Lilian, que la présence de Wolf dans le campement avait dû lui faire soupçonner celle de Marian. Reprendre les deux jeunes filles à la fois était un espoir trop tentant pour qu’il n’usât pas de toutes les ressources en son pouvoir, afin d’atteindre ce résultat.

Holt, pour d’autres motifs, devait seconder les vues de Stebbins avec une égale ardeur. S’il n’avait pas lu, chose possible dans le désarroi d’une surprise, la lettre signée par ses deux filles, il pouvait croire Lilian enlevée par les Indiens, et sacrifier même sa vie au devoir d’arracher son unique enfant à ces êtres sauvages.

Les fugitifs ne se faisaient donc nulle illusion sur l’impunité de leur entreprise ; cependant ils parcoururent vingt milles au galop sans avoir le moindre sujet de crainte, c’est-à-dire sans entendre derrière eux le moindre bruit. Mais dès qu’ils entrèrent dans la passe Robideau, les chevaux commencèrent à montrer des signes de fatigue. Celui de Sure-Shot, qui était le plug faible, s’abattit deux fois en un quart d’heure. On dut s’arrêter pour délibérer.

« Continuer d’avancer, c’est nous exposer à être atteints, dit Archilète, puisque le cheval de Sure-Shot retardera les autres si on veut suivre son allure. D’ailleurs, il n’est pas le seul qui soit rendu de lassitude. Celui de Franck Wingrove ne vaut guère mieux. Attendre ici et nous battre contre les Mormons n’est guère meilleur. Ce ne sont pas des Indiens armés de flèches que nous aurions en face de nous, mais des hommes blancs habiles à manier un rifle, et qui viendront en assez grand nombre pour nous écraser. Or, nous avons deux femmes à défendre, ce qui nous affaiblit encore. Nous cacher dans la gorge serait faisable ; mais ce serait une très petite chance de sécurité ; le moindre hasard nous ferait découvrir.

— Alors, que faire ? que faire ? que faire ? »

Cette même exclamation partit en même

temps des lèvres des trois autres hommes.

« J’ai trouvé ! s’écria tout à coup le Mexicain. Dans mes expéditions de trappeur, j’ai découvert une petite ravine qui conduit en dehors de la passe Robideau. C’est une simple coupure dans le rocher, juste de quoi laisser passer un cheval ; elle conduit à un vallon intérieur, un cul-de-sac de verdure tout encaissé dans la montagne. C’est une excellente cachette où l’on ne s’avisera pas de venir nous chercher, et nous nous y arrêterons le temps nécessaire à faire reposer nos chevaux.

— Mais si ce vallon est un cul-de-sac, comme vous l’appelez, nous pouvons y être traqués, lui dit Édouard Warfield.

— Carambo ! repartit le Mexicain, c’est une piste trop subtile pour des Mormons qui ne seraient pas capables de suivre un buffle à la trace par un temps de neige.

— Un d’eux le pourrait à coup sûr ; c’est Holt, qui est excellent chasseur, répondit Franck Wingrove.

— Bah ! dit Archilète, le terrain est favorable. Le fond du petit canon est tout roc ; le sabot ne peut marquer dessus. Le plus habile chasseur des prairies perdrait son expérience et ses yeux à chercher où nous aurons passé.

— Le fer des chevaux nous trahira, fil observer à son tour Sure-Shot.

— Très juste, monsieur le baron du rifle ; vous seul avez mis dans le blanc. Coupons une couverture et mettons des chaussettes à nos chevaux. »

Cette opération, bien connue des trappeurs, fut lestement faite, et après avoir cheminé dans le canon pendant un quart de mille, Archilète tourna brusquement à gauche et disparut, comme si le roc s’était ouvert et refermé sur lui. Tous ses compagnons le suivirent dans cette ravine étroite qui était le lit d’un ruisseau, circonstance favorable ; les chevaux marchant dans l’eau, leurs traces ne devaient pas être perceptibles.

Dès qu’ils eurent atteint le petit vallon, les fugitifs crurent tout danger passé. Ils laissèrent à leurs montures harassées la liberté de prendre un repos bien gagné, et firent sous un bosquet de cotonniers un lit de couvertures et de robes de buffles, dans lequel les deux sœurs allèrent chercher un peu de sommeil ; puis les hommes veillèrent, n’entendant d’autre bruit que celui d un ruisseau qui tombait de rocher en rocher à l’autre bout du vallon.

Lorsque l’aube répandit ses lueurs d’un bleu tendre sur le vallon, les fugitifs admirèrent la grâce de ce paysage ignoré des hommes. Ce refuge n’avait guère que trois cents yards de longueur, et il était entouré d’une masse rocheuse assez facile à escalader, grâce aux genévriers qui croissaient le long de ses pentes. Le roc était un composé de gypse et de sélénite brillant à l’œil, et ses cavités servaient de lit incliné à des torrents en miniature qui, de loin en loin, se donnaient des airs de cascade. Ces torrents formaient de petits ruisseaux cristallins qui traversaient le vallon et y produisaient une végétation intense émaillée de fleurs qui, pour être sauvages, n’en étaient ni moins belles ni moins parfumées.

Lorsque l’aube répandit ses lueurs d’un bleu tendre sur la terre, les fugitifs admirèrent la grâce de ce paysage si nouveau pour eux.

« C’est un paradis ! s’écria Édouard Warfield.

— Et voilà deux charmantes Èves qui se sont levées pour saluer le soleil, » repartit le Mexicain en montrant les deux sœurs qui s’approchaient.

L’endroit choisi pour la halte était l’extrémité du vallon, qui était d’un niveau plus élevé que le reste de sa superficie. Il était protégé, de plus, par des blocs de rocher, qui lui faisaient une sorte de fortification naturelle.

La pensée n’était point venue aux fugitifs que leur retraite pût être découverte pendant la nuit ; ils étaient même si confiants dans leur prétendue sécurité, qu’ils n’avaient point délibéré sur leur système de défense en cas d’attaque. Archilète, cependant, n’était point sans appréhensions ; il avait bouclé sa jambe artificielle, sa cheville ayant été fatiguée par une trop longue station sur l’étrier, et il regardait de temps en temps à l’entrée de la vallée.

Le capitaine allait lui demander la raison de son inquiétude, lorsque tout à coup le Mexicain se jeta à terre et mit son oreille sur le gazon pour écouter. Puis, il se releva vivement, frappa le sol avec violence avec sa jambe de bois, et s’écria :

« Alerte, camarades ; ils sont sur nos traces. Le chien, le maudit chien nous a livrés ! »

En même temps, le vent qui s’élevait apporta jusqu’au fond du vallon l’aboi d’un chien.

« C’est Wolf ! Wolf qui nous a vendus ! » s’écria Marian.

Juste à ce moment, le traître involontaire déboucha de la ravine, et, ne cherchant plus de piste, puisqu’il sentait et voyait sa maîtresse, il courut en bondissant vers elle et lui prodigua cent caresses.

Les fugitifs coururent prendre leurs armes, et se cachèrent derrière les rochers. Si les Mormons suivaient le chien, ils devaient être déjà assez près pour intercepter toute retraite par le cañon. La seule espérance, c’est que le chien fût venu de lui-même et sans être accompagné ; mais cette espérance fut bientôt détruite, car au lieu de rester auprès de Marian, Wolf se mit à faire des allées et venues d’un bout à l’autre du vallon, en quête, paraissait-il, de ses compagnons de route.

Bientôt, d’ailleurs, des voix humaines résonnèrent dans la ravine ; un cavalier parut, puis un autre et encore un autre, jusqu’à ce que huit hommes armés fussent visibles sur le terrain découvert du vallon.

Le premier en tête était Holt ; le second, Stebbins ; les autres n’étaient que les anges destructeurs, les séides du chef mormon. Holt seul continua de s’avancer rapidement, tandis que Stebbins resta un peu en arrière, tenu en respect sans doute par les rifles des fugitifs, qui brillaient au-dessus des remparts de rochers.

Sans souci pour sa vie, à laquelle d’ailleurs nul des assiégés n’aurait attenté, Holt s’approchait au petit trot, tenant son long fusil qu’il serrait de ses deux mains. Sa figure exprimait une résolution énergique, celle de reprendre son enfant volée par des sauvages. Cette croyance était bien la sienne, car en voyant des figures d’hommes blancs apparaître au-dessus des rochers, il laissa tomber son arme sur le pommeau de sa selle et parut stupéfait.

Avant qu’il n’eût eu le temps d’exprimer ce qu’il ressentait, Lilian se dressa derrière le roc et s’écria :

« Ô père ! ce ne sont pas des Indiens ! c’est Marian, c’est… »

Au même instant, Marian parut à ses côtés.

« Marian vivante ! cria Holt ; Marian vivante ! Dieu soit loué ! Il y a un poids de moins sur ma conscience… Et maintenant, réglons nos comptes. »

En disant ces derniers mots, il sauta à terre, prit vivement son rifle, alla en placer le canon contre la poitrine de Stebbins, qui était resté à cheval, et lui dit d’une voix terrible :

« John Stebbins, expliquons-nous un peu, s’il vous plaît.

— Que voulez-vous dire, vieil ami ? demanda Stebbins en essayant de lui échapper, mais en vain, car le squatter avait saisi la bride de son cheval.

— Je veux dire que vous m’avez rendu le plus misérable des hommes ; je veux dire que vous m’avez amené à faire tout ce qui me répugnait le plus, à vous abandonner Marian, à vous suivre avec ma dernière fille, parce que vous m’avez tenu sous le coup d’une dénonciation. Ma pauvre femme a été dévorée vivante par un cougar dans la forêt du Mud-Creek, et vous m’avez menacé de m’accuser de sa mort. Vous aviez su arranger un système de preuves, et vous me faisiez peur de la justice. Vous avez cru, en me voyant si obéissant, que c’était de la corde et de cette mort honteuse que j’avais peur ? Point du tout, John Stebbins ; c’était du mépris, de la haine que mes pauvres filles auraient eus pour un père criminel. Eh bien ! nous voilà devant elles ; vous avez des témoins de votre côté ; je vous adjure de dire la vérité et de déclarer, devant Dieu qui nous entend, que mes mains sont pures de tout crime. »

Le chef mormon fit un signe d’appel à ses hommes :

« Partez, dit-il au plus proche, et vite amenez du renfort. Et vous autres, venez me dégager. Ah ! ah ! vous ne me tenez pas encore, Hick Ilolt, et vous autres, les faux Indiens, je suis encore votre maître. »

Mais les anges destructeurs étaient déconcertés de la défection de Holt, et, tenus en respect par les rifles qui pointaient au-dessus des rochers, ils ne bougèrent point.

« Ne faites pas de telles manœuvres de côté, cria le squatter ; ne détournez pas votre face de moi, ou sinon je vous envoie une balle dans le dos. Maintenant, avouez la vérité. »

Stebbins vit bien qu’il y aurait imprudence à tarder plus longtemps, et il répondit d’une voix contrainte :

« Vous n’avez point commis de meurtre, Holt ; je n’ai jamais dit cela.

— Non ; mais vous m’avez menacé de m’en accuser, et vous avez inventé des preuves pour vous rendre maître de moi. Confessez-le… vite, ou vous êtes un homme mort.

— Oui, je l’avoue, murmura le misérable.

— Assez ; vous pouvez partir ; agissez mieux envers d’autres, si votre conscience vous le permet.

— Non ! s’écria Franck Wingrove qui s’était approché peu à peu du squatter. J’ai un compte à régler avec ce coquin-là. Un homme capable de tels complots ne doit pas rester impuni ; ce serait nuire à la sécurité générale. Et vous ne le laisseriez pas aller, Hickmann Holt, si vous saviez ce qu’il voulait faire de vos filles.

— Quoi donc ? demanda le squatter avec un étonnement qui montrait son ignorance du but poursuivi par Stebbins.

— Les femmes, c’est-à-dire les servantes et les esclaves à jamais misérables de cet odieux fou qui se dit le prophète Mormon. L’être abject qui pour de l’or était capable de tout faire, ne mérite pas notre pitié. »

Un cri de fauve, qui s’échappa des lèvres du squatter, suivit ces derniers mots de Wingrove, et se mêla au bruit d’une détonation. Un nuage de fumée enveloppa Holt un instant. Puis un cheval sans cavalier se mit à tourner follement dans la vallée ; Stebbins apparut couché sur le gazon. Il était mort. Un trou pourpre à son front marquait la trace où avait pénétré la balle vengeresse.

Un cri de fauve s’échappa.

Les anges destructeurs tirèrent une volée de coups de fusil qui n’atteignit personne, tant les Mormons étaient troublés. On y répondit du haut de la barricade des rochers, et deux de ces hommes tombèrent. Les quatre autres, jugeant la journée perdue, tournèrent bride et s’enfuirent par la ravine.

« Ô mes enfants ! s’écria le squatter en ouvrant ses bras à ses deux filles, voulez-vous, pouvez-vous me pardonner ?… et maintenant…

— Et maintenant, père, lui dit Marian, ne parlez plus jamais de pardon. Il n’y a plus rien à pardonner, et peut-être pas beaucoup à regretter, puisque les périls que nous avons traversés nous ont prouvé notre affection mutuelle. Après avoir échappé à tant de dangers, nous retournerons chez nous, heureux d’être ensemble et de revoir le Tennessee et notre chère clairière.

— Ah ! ma fille, elle ne m’appartient plus, Nous n’avons plus un toit où abriter notre pauvre famille.

— Pardonnez-moi, Hickmann Holt, dit Édouard Warfield avec émotion. Il ne dépend que de vous que la clairière soit à vous comme par le passé. Si j’ai pu être utile à votre fille Marian, je vous demande, pour toute récompense, de vouloir bien vous établir de nouveau dans votre habitation, comme si elle n’avait jamais cessé d’être vôtre. Quand vous me connaîtrez mieux, vous me direz si vous me trouvez digne de l’habiter avec vous et de n’y pas être à titre d’ami seulement et encore moins d’étranger…

— Lilian a rougi, dit le squatter en tendant la main au capitaine. Je vois bien que vous avez gagné son cœur. Est-ce que je me tromperais ? ajouta-t-il tout à coup en s’apercevant que Lilian le tirait par le bras pour lui reprocher d’avoir révélé un sentiment qu’elle croyait si bien caché. Est-ce que je me tromperais, capitaine ? Serait-ce de Marian que vous me parlez ?

— J’aime Marian comme une sœur, dit Édouard Warfield en tendant la main à la chasseresse, c’est vous dire que, même pour l’amour d’elle, je ne voudrais pas me faire le rival, l’ennemi de mon cher Franck Wingrove.

— Allons ! Wingrove, dit le squatter, j’ai eu des torts envers toi. Pardonne à ton vieil ami, et partons vite d’ici pour nous en aller au Mud-Creek former une seule famille. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le voyage se poursuivit sans obstacles jusqu’au campement des Utahs. Wa-ka-ra, touché de ce dénouement, fêta de son mieux le père et la sœur de la chasseresse Maranée, et après huit jours de repos, la petite caravane, escortée par un parti de guerre de ses Indiens, reprit la route des prairies, augmentée de Patrick, dont les blessures allaient mieux, et de Suvanée, qui s’était montrée pour lui une intelligente et affectueuse garde-malade.

On attacha de bons chevaux au wagon abandonné près de la butte Orpheline, et l’on se sépara du chef des Utahs et d’Archilète avec des démonstrations d’amitié, sincères de part et d’autre. Dans ces conditions de sécurité, le voyage ne pouvait être que facile, et d’ailleurs quand le bonheur fait partie des bagages, la route ne paraît jamais longue.

Édouard Warfield trouva au bureau de poste de Swampville une lettre bordée de noir qui l’attendait depuis plus d’un mois. Sa vieille tante était morte, et lui laissait un petit héritage.

Au bout de quelques années, la clairière Holt n’était plus reconnaissable. La butte en planches était remplacée par une belle maison de pierre avec véranda et portique ; le petit champ de maïs était devenu une superbe plantation, et on n’aurait pas reconnu le rude squatter dans le respectable gentleman qui, monté sur un cheval et son rifle sur l’épaule, surveillait les abatis de bois et la coupe des moissons de blé.

Une autre maison s’élevait plus loin, au bout d’une verte allée d’arbres ; c’était la demeure de Marian et de Wingrove. L’ex-rifleman avait fort à faire pour remplir son fameux programme de « chanteur de rondes aux babys », car il avait à bercer de ses ballades non seulement les enfants roses et blonds du capitaine, et les beaux enfants bruns de Wingrove, mais encore les siens.

Suvanée s’était laissé charmer non pas par les cheveux jaunes de Sure-Shot, mais par son caractère sûr et aimable. Quant à Patrick, sa nature moutonnière, bien caractérisée par son ami, l’avait porté à offrir son cœur et sa main à toutes les Chicassaws de la forêt ; mais aucune d’elles n’avait voulu d’un mari scalpé, et le pauvre Irlandais avait fini par se résigner à n’épouser personne.

« Mais qu’importe, disait-il philosophiquement à son ami, en regardant la joyeuse troupe des enfants de la colonie s’ébattre dans les grandes herbes : Est-ce qu’il ne fallait pas un oncle ou quelque chose qui en tînt lieu à tous ces petits-là. — L’oncle Patrick n’a pas à se plaindre. Ce n’est pas la besogne qui lui manque. « En ai-je assez à débarbouiller de ces petits nez en tous les genres, » dit-il dix fois par jour.

Sure-Shot et Patrick étaient, on le voit bien revenus de la fièvre de l’or ; et la petite colonie prospérait si bien, qu’elle est peut-être devenue maintenant, sous l’œil de Dieu, le centre d’un seulement plus important que Swampville.

FIN DES DEUX FILLES DU SQUATTER.
  1. Warfield signifie champ de guerre.
  2. Un settlement est un village (littéralement un établissement), formé dans un État encore désert, par la réunion de plusieurs maisons de colons, de squatters qui se sont rapprochés afin de pouvoir se secourir à l’occasion. Peu à peu, le settlement s’agrandit et finit par devenir un centre d’affaires important, et même une grande cité. C’est là l’histoire de plus d’une ville des États-Unis.