J. Hetzel (p. couv-92).

ŒUVRES DE MAYNE-REID
COLLECTION HETZEL
AVENTURES DE TERRE ET DE MER
PAR
MAYNE-REID

DESSINS PAR LÉON BENETT

BIBLIOTHÈQUE
D’ÉDUCATION ET DE RECRÉATION
J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOB
PARIS

Tous droits de traduction et de reproduction reservés.
TABLE

Chapitre I. — 
Les Trevaniow. — Les frères à l'étranger 
 1
II. — 
Le galatea. — Sur le Solimoës. — Le galatea est échoué. — Les pots de singe. — Le gapo 
 4
III. — 
L’ « échente ». — Un ouragan tropical. — Le galatea dans l’arbre. — Un dangereux plongeon. — Une consultation en haut d'un arbre. — Bruits entendus au loin 
 9
IV. — 
Le jararaca (vipère du Brésil). — Le perroquet. — L'iliana est détaché 
 13
V. — 
L’eau-arcade. — Le syringe ou seringa. — Une bataille avec les oiseaux 
 15
VI. — 
Chassés par un jacara. — Un saurien. — Un étrange voyage. — Un avertissement opportun. — Des ceintures de natation improvisées 
 20
VII. — 
Bloqués. — Les alligators ( caïmans, lézards). — Une promenade sur un reptile. — L’embarquement 
 24
VIII. — 
Un souper de pigeons grillés. — Encore une fois sur l’eau. — L’igarapé. — Le bertholettia 
 28
IX. — 
Une société de guaribas en voyage. — La mère guenon. — Le Mundrucu parle des singes 
 34
X. — 
Les dormeurs trempés. — L’eau à découvert. — Les jacanos. — Un compagnon laissé en arrière. — Le pilote en désarroi. — Tourner et retourner. — Au hasard 
 37
XI. — 
Le soleil se montre. — Guidés par une ombre. — Autour du bord. — Le massaranduba. — Une vache végétale. — Un souper de lait 
 43
XII. — 
Est-ce un îlot ? — Rien qu’un arbre mort. — Les sterculiads. — Chassés par les tocandeiras. — Un tronc qui ne veut pas rouler. — On noie les tocandeiras 
 47
XIII. — 
Cinq hommes pris de fièvre. — Le festival des tocandeiras. — Encore les fourmis. — Le talmandua — Le talmandua surpris. — Les grives à fourmis 
 53
XIV. — 
La chasse au talmandua. — Le juarouâ. — Une vache-poisson. — La lance de pashiuba 
 58
XV. — 
Provisions de voyage. — Une voile de peau. — Au calme. — L’ennemi caché sous l’eau 
 62
XVI. — 
Les piranhas. — Une surprise. — L’anacandaia. — Une fuite inespérée. — Histoire de l’anacandaia 
 67
XVII. — 
Le diable des bois. — De la lumière à l’avant. — Un village aérien 
 71
XVIII. — 
Une retraite lente. — L’arcade. — Est-ce un homme ? 
 76
XIX. — 
Un cannibale capturé. — Le nouveau passager. — Une journée passée à l’ombre 
 79
XX. — 
Le cri du jaguar. — Le départ. — Une heure en suspens 
 83
XXI. — 
Coulage de canots. — Le bois flottant abandonné. — L’ennemi apparaît. — La chasse 
 85
XXII. — 
Conclusion 
 90

CHAPITRE I
Les Trevaniow. — Les frères à l’étranger.


Le squire Trevaniow, gentilhomme de la Cornouailles, mourut, il y a quelque vingt-cinq ans, laissant le domaine de ses pères, et son manoir même, aux mains des étrangers ; ses deux fils, Richard et Ralph, restaient sans héritage et sans abri. Le solicitor, qui avait arrangé les affaires du défunt, profita de l’occasion pour lui succéder dans une propriété dont le revenu était considérable, tandis que les deux héritiers recevaient chacun pour leur part mille livres sterling environ, échappées au naufrage de la fortune patrimoniale.

Malgré la prétendue belle conduite du solicitor, quelques personnes le soupçonnèrent d’indélicatesse, et, parmi ces personnes, les jeunes Trevaniow eux-mêmes.

L’homme de loi leur avait imposé comme condition de vivre n’importe où, excepté en Cornouailles.

Ne connaissant rien aux affaires, enserrés dans les filets de la chicane, ils durent céder et abandonner une demeure où avaient dormi leurs ancêtres depuis peut-être l’établissement des Phéniciens dans le pays.

Résolus à tirer le meilleur parti possible de leur situation, les deux frères songèrent à chercher la fortune, n’importe où elle se montrerait disposée à leur sourire.

Ralph touchait à ses vingt ans. Richard était son cadet d’une couple d’années. Une bonne éducation les rendait tous les deux également propres aux travaux de l’intelligence et aux fatigues physiques. Ils pouvaient donc batailler rudement et avec succès soit dans le monde intelligent, soit dans le monde matériel, et c’est à quoi tous deux étaient bien décidés.

Pendant quelque temps ils restèrent indécis sur ce qu’ils devaient faire. L’armée et la marine les tentèrent tour à tour. Avec les protections qu’ils pouvaient obtenir par le secours des anciens amis de leur père, il leur était permis d’espérer une commission dans l’une ou l’autre de ces carrières. Mais ce parti ne souriait à aucun des deux frères, et ils s’avouèrent bientôt qu’ils préféraient des emplois moins nobles, mais plus sûrs, pour arriver à recouvrer la fortune perdue. Ils travailleraient (de leurs mains s’il le fallait) jusqu’à ce qu’ils eussent acquis les moyens de reprendre les terres de leurs ancêtres aux usurpateurs qui venaient de s’y établir. Jeunes, forts et courageux, ils ne doutaient pas d’arriver au but.

« Où irons-nous ? demanda Richard, le plus jeune des deux.

— En Amérique, répondit l’aîné.

— Dans quelle partie ?

— Dans le Sud, le Pérou, reprit Richard ; nous poumons parcourir la Sierra des Andes, du Chili à l’isthme de Panama. Comme natifs de la Cornouailles, nous adopterions la spécialité de notre pays et nous deviendrions mineurs. Les montagnes des Andes nous en fourniront l’occasion ; au lieu d’étain gris, là nous pouvons chercher l’or. Que dites-vous du sud de l’Amérique ?

— Ce pays me plaît parfaitement, mais je dois avouer, frère, que je n’ai aucune sympathie pour votre autre projet. Je préférerais être marchand plutôt que mineur.

— Que cette préférence ne vous empêche pas de choisir le Pérou. Beaucoup d’Anglais ont fait fortune dans le commerce péruvien : adoptons des occupations différentes, sans cependant nous éloigner l’un de l’autre. Nos mille livres nous donneront à chacun le moyen de commencer, vous comme marchand, moi comme mineur. Le Pérou convient également aux deux genres d’affaires. Décidez, Dick. Partons-nous pour le pays rendu célèbre par Sizacre ?

— Si vous le voulez.

— C’est convenu. »

Un mois après cette conversation, on aurait pu voir les deux Trevaniow à bord d’un vaisseau s’éloignant de Sand’s End vers le sud-ouest ; six mois après, tous deux débarquaient sur le rivage de Callao ; en route d’abord pour Lima, ensuite pour les montagnes aux blancs et stériles sommets, couronnés de neige, qui s’élèvent au-dessus des trésors du Cerro Pasco, fièrement gardés dans leur enceinte de rocs inattaquables.

Ce livre n’a point pour but l’histoire des frères Ralph et Richard Trevaniow. S’il en était ainsi, un espace de quinze années, à partir de leur arrivée à Cerro Pasco, serait à remplir ici.

Il suffira de dire que Richard, le plus jeune, bientôt fatigué de la vie de mineur, traversa avec son frère les Cordillères, et pénétra dans la grande forêt Amazone, la Montana, comme elle est appelée par les habitants espagnols des Andes. Alors, en compagnie de plusieurs marchands portugais, il descendit la rivière Amazone, en trafiquant le long de ses rives, aussi bien qu’en suivant plusieurs rivières secondaires. Finalement, il s’établit marchand à son embouchure, dans la florissante ville de Gran Para.

Richard devint bientôt le mari d’une femme aux cheveux blonds, fille d’un compatriote, qui, comme lui, avait établi des relations commerciales à Para. Au bout de peu d’années, il était père de plusieurs charmants enfants ; deux seulement restèrent pour lui donner ce doux nom.

Quinze ans après avoir quitté le Sand’s End, Richard Trevaniow, bien que n’ayant pas encore trente-cinq ans, était veuf avec deux enfants, respecté, aimé, estimé, dans une position prospère, assez riche pour retourner dans sa patrie et passer le reste de ses jours dans l’état si envié par le poète romain : otium cum dignitate.

Se rappelait-il le vœu prononcé autrefois par lui et son frère, de rentrer en Cornouailles aussitôt leurs fortunes faites, et de reprendre possession des terres de leurs ancêtres ? Oui, il avait écrit à Ralph à ce sujet et n’attendait que sa réponse. Il ne doutait point que les désirs de son frère ne fussent d’accord avec les siens et qu’il ne se joignît bientôt à lui pour retourner au pays natal.

La vie du frère aîné pendant cette période de quinze années avait été moins aventureuse et moins couronnée de succès. Il était cependant, sinon riche, du moins indépendant. Comme Richard, il s’était marié de bonne heure, mais à une femme du pays, Péruvienne de la plus grande beauté. Elle était partie aussi pour un monde meilleur, en laissant deux enfants, un garçon et une fille. Le plus jeune des deux était la fille. Elle avait douze ans, le fils touchait à sa quatorzième année.

L’épître de Richard trouva Ralph prêt à accomplir le projet des anciens jours. Ce n’était pas la première fois qu’il en était question dans les lettres que s’écrivaient les deux frères aussi souvent que les communications, peu faciles, le leur permettaient.

Richard proposait à Ralph de le rejoindre à Para ; de cette façon, au lieu de tourner le cap Horn ou de traverser l’isthme par Savanca, il descendrait la rivière Amazone, dont la traversée l’emmènerait longitudinalement à travers le continent presque sur la ligne de l’équateur.

Richard avait deux raisons pour proposer cette route ; d’abord il désirait que son frère vît la grande rivière Orellana, ensuite il voulait la faire connaître à son propre fils.

Le fils de Richard Trevaniow était alors avec son oncle aux mines de Cerro Pasca. Le jeune homme s’était rendu au Pérou l’année précédente sur l’un des navires de son père, d’abord pour voir le grand Océan, ensuite les grandes Andes, puis le pays des Incas, et enfin pour faire connaissance avec son oncle et ses deux cousins dont l’aîné avait le même âge que lui. Il était allé au Pacifique par mer. Son père désirait qu’il revint dans l’Atlantique par terre, ou pour parler correctement, par les rivières.

Les désirs du marchand devaient être satisfaits. Ils s’accordaient parfaitement avec ceux du mineur. Ralph Trevaniow avait un esprit aussi aventureux que celui de son frère, et que quatorze années passées au travail des mines dans les froides montagnes de Cerro Pasco n’avaient ni endurci, ni refroidi. La pensée de retourner dans sa patrie l’avait rajeuni. Et le jour même de la réception de la lettre de son frère, il commença à tout préparer pour l’exécution de son projet.

Un mois après, il descendait la pointe orientale des Cordillères, à dos de mule, avec sa famille et ses serviteurs, montés comme lui. En quittant ce moyen de locomotion, ils prirent le balsa, curieux radeau dont on se sert dans la descente de l’Huallaga, qu’ils échangèrent encore contre le galatea en arrivant à la grande rivière Solimoès.

Tout intéressants que seraient les détails de ces voyages dans les montagnes, nous n’avons rien à en faire, non plus qu’avec la descente de l’Huallaga et le voyage à la rivière Amazone dans cette partie de la rivière qui est appelée « Marañon. » Nous ne joindrons Ralph Trevaniow qu’à l’endroit où elle devient l’étonnant « Solimoès, » et nous resterons avec lui, tant qu’il sera errant dans la forêt.


CHAPITRE II
Le galatea. — Sur le Solimoès. — Le galatea est échoué. — Les pots de singe. — Le gapo.


Par une soirée du commencement de décembre 18.., un canot de singulière construction descendait le Solimoès, et semblait se diriger vers le petit port portugais de Coary, qui se trouve sur le côté sud de la rivière.

C’était un galatea, ou large barque, ayant voiles et mâts, avec une cabine ou toit en feuilles de palmier, appelé toldo. Un pont bas, sorte de caisson, courait de l’avant jusqu’au milieu du vaisseau sur lequel se tenaient debout ou assis des hommes à peau noire. Au lieu de rames, ils se servaient d’une pagaie attachée à une grande perche.

Le galatea.

Ce que l’on eût trouvé de plu6 étrange dans cette embarcation, c’eût été peut-être le groupe d’êtres animés qui constituaient l’équipage et les passagers. L’équipage se composait d’hommes noirs, à peine habillés, puisqu’un pantalon de coton blanc suffisait au costume de chacun d’eux.

On comptait parmi les passagers deux hommes blancs. Le troisième, à son visage de suie, ne pouvait être qu’un nègre africain.

Il y avait encore trois autres passagers plus jeunes, dont deux garçons à peu près du même âge, et une jolie fillette à la peau brune et aux cheveux noirs comme l’aile d’un corbeau.

L’un des hommes blancs était le propriétaire du galatea et le commandant de l’équipage, Ralph Trevaniow.

La jeune personne était sa fille et portait le nom de sa mère péruvienne : « Rosa, » dont, par diminutif affectueux, on faisait « Rosita. »

Le plus jeune des garçons, brun aussi, était son fils Ralph ; l’aîné, à la figure saxonne, aux cheveux blonds et aux yeux bleus, était son neveu, et portait le nom de son père, Richard.

Le second homme blanc se distinguait, par un nez de chien, une quantité de cheveux bouclés de la plus claire couleur de carotte, et un éternel clignement d’yeux, il répondait au nom de « Tipperary Tom. »

Le nègre n’avait rien de particulier, et représentait le type pur de son pays : la Mozambique, et pour ce motif, on ne le connaissait que sous le nom de Mozey.

Lui et l’Irlandais servaient le mineur depuis son établissement parmi les rocs de Cerro Pasco.

Les autres créatures du royaume animal qui se pressaient sur le radeau étaient de formes, de grandeurs et d’espèces variées. Elles se composaient de quadrupèdes, d’oiseaux, bêtes des champs, singes des forêts, volatiles de l’air, groupés sur le toit de la cabine, accroupis dans la cale, ou perchés sur le passavant.

Sur la vergue, autour du mât, on aurait pu remarquer une petite ménagerie, telle qu’on en voit sur presque tous les radeaux qui naviguent sur la puissante Amazone.

Il n’entre pas dans notre but de décrire l’équipage du galatea. Il nous suffira de dire qu’il se composait de neuf personnes, distribuées par quatre de chaque côté de l’embarcation, et agissant comme pagayeurs. Le neuvième individu servait de pilote et se tenait à l’arrière. Cet équipage n’était que provisoire ; il avait été pris par le galatea au port d’Ega pour le quitter à Coary, où un autre, composé d’indiens civilisés ou Tapuyos, devait être nécessaire.

Malheureusement, en arrivant à Coary, on ne put trouver un seul Tapuyo. Tous les hommes étaient partis pour une excursion de pêche. Le propriétaire du navire essaya alors d’engager l’équipage du port d’Ega à continuer jusqu’il une autre station : mais cela étant contraire à l’habitude, il refusa. Prières et menaces furent employées en vain. Tous les hommes, à l’exception d’un seul, persistèrent dans leur refus : c’était un vieil Indien Mundrucu, qui n’appartenait pas à la tribu d’Ega et qui ne put résister à la belle récompense offerte pas le maître. Une seule alternative se présentait donc aux voyageurs : ou rester à Coary, ou s’embarquer sans pagayeurs, en ramant eux-mêmes, avec le vieil Indien pour guide.

Ce fut la résolution à laquelle s’arrêta Ralph Trevaniow.

Le radeau qui emportait l’ex-mineur, sa famille et ses serviteurs, flotta de nouveau sur le Solimoès, mais moins vite cependant, car les pagayeurs, réduits de moitié, n’avaient pas autant d’expérience que l’équipage qui les avait précédés.

Le propriétaire lui-même remplissait la charge de timonier.

Les pagaies étaient tenues par Tipperary Tom, Mozey, le vieil Indien que l’on appelait « Munday, » parce qu’il appartenait à la peuplade des Mundrucu, et Richard Trevaniow.

Ce dernier, bien que le plus jeune, était peut-être le meilleur matelot, l’Indien excepté. Élevé à Gran Para, il avait été accoutumé à passer la moitié de sa vie sur l’eau.

Le jeune Ralph, au contraire, vrai montagnard, ne comptait pas dans l’équipage du galatea. Le soin des animaux, avec quelques autres légères occupations, lui avait été confié, ainsi qu’à la petite Rosita.

Le voyage ne fut interrompu le premier jour par aucun accident.

Comme ils avaient encore un millier de milles à franchir avant d’atteindre Gran Para, la perspective d’un long voyage se dessinait pleinement devant eux.

Cependant, s’ils avaient été certains d’avancer toujours à raison de trois milles à l’heure, la situation n’aurait rien eu d’inquiétant ; à ce train ils pouvaient arriver à leur destination au bout de douze jours, simple bagatelle !

Mais ils connaissaient assez la navigation de la rivière pour se méfier. Ils savaient le courant du Solimoès extrêmement lent ; ils avaient entendu parler de l’étrange phénomène du gapo, dont nous parlerons plus loin.

En quittant Coary, le projet de Trevaniow n’avait pas été d’aller jusqu’à Para de cette façon. Il devait trouver, sur son chemin des établissements civilisés, comme Bara, à l’embouchure de Rio-Negro, Obidor, Santarem au-dessus et plusieurs autres, où il croyait pouvoir se procurer des Tapuyos, et remplacer ainsi l’équipage qui l’avait abandonné.

Pour arriver à la plus proche de ces stations, il fallait cependant plusieurs jours de navigation, en faisant faire au galatea tout le chemin dont il était susceptible.

L’ex-mineur, qui n’avait pas vu son frère depuis des années, était impatient de l’embrasser. Depuis plusieurs mois déjà, il voyageait par mer et par eau pour le rejoindre, et, juste lorsqu’il croyait avoir passé le plus difficile, il se trouvait retardé par un empêchement aussi désagréable qu’imprévu.

La première nuit après son départ de Coary, il consentit à ce que le galatea fût amarré à quelques-uns des buissons qui croissent sur les bords de la rivière.

La seconde nuit, cependant, il agit avec moins de prudence. Il voulut qu’on continuât le voyage.

La nuit était claire, une pleine lune brillait visiblement au-dessus d’eux, ce qui n’est pas toujours le cas dans les cieux du Solimoès. On ne devait point mettre de voile, ni se servir davantage des pagaies. L’équipage fatigué avait besoin de sommeil et de repos. Le courant seul devait favoriser le progrès ; et, comme il paraissait faire faire au radeau environ deux milles à l’heure, cela pouvait les avoir avancés, au matin, de vingt à trente milles.

Le Mundrucu essaya de dissuader son « patron » de la résolution qu’il avait prise. Mais l’avis de l’Indien fut dédaigné, peut-être parce qu’il ne fut pas compris, et le galatea continua de glisser.

Qui pouvait prendre cette large étendue d’eau, sur laquelle la lune brillait si claire, pour autre chose que le vrai canal du Solimoès ? Ce n’était pas Tipperary Tom, qui remplissait la fonction de pilote. Les autres se livraient au sommeil : Trevaniow et les trois jeunes enfants sous le toldo, Mozey et le Mundrucu dans ce qu’ils appelaient la cale. Les oiseaux et les singes dormaient sur leurs perchoirs et dans leurs cages.

Si peu d’expérience qu’il eût dans l’art de la navigation, le pilote n’était pas inattentif à son devoir. Avant de lui confier le gouvernail, on lui avait expliqué l’importance de tenir le radeau dans le canal de la rivière, et c’est à cela qu’il donnait toute son attention.

Il arriva cependant à un endroit où il y avait deux bras.

Lequel des deux était le bon ? Lequel fallait-il prendre ? Telles étaient les questions que se posait Tipperary Tom.

D’abord, il eut la pensée d’éveiller son maître et de le consulter ; mais, après avoir encore regardé les deux bras de la rivière, il se convainquit que le plus large était celui qu’il devait choisir.

Le petit radeau inclina, bien entendu, vers le bras qui paraissait le plus large, et, en dix minutes, il avait fait tant de chemin, que, de son pont, l’on ne pouvait plus apercevoir l’autre passage.

Le pilote, persuadé qu’il suivait la bonne route, ne s’inquiéta pas davantage ; et, reprenant la direction du gouvernail, conduisit le galatea dans le milieu du détroit.

Malgré toute absence d’appréhension au sujet de la route prise, il ne put s’empêcher de remarquer que les rives de chaque côté devenaient étrangement irrégulières, comme si elles étaient par-ci par-là échancrées par de profondes haies ou étendues d’eau. Quelques-unes d’entre elles offraient des échappées de vue de surface brillante, qu’on eût dit illimitées, tandis que les sombres espaces, qui les séparaient, ressemblaient plutôt à des bouquets d’arbres demi-submergés sous l’eau qu’à des étendues de terrain solide.

À mesure que le galatea continuait sa course, cet étonnant phénomène cessait d’être une conjecture ; et Tipperary Tom reconnut qu’il ne naviguait plus sur une rivière bordée de deux rives, mais sur une grande étendue d’eau, n’ayant d’autre limite que celle qui lui était donnée par une forêt submergée.

Il n’y avait rien dans tout ceci qui dût alarmer, du moins à ce que pensait Tipperary Tom.

Il se supposait simplement dans quelque partie du Solimoès, débordée par delà ses rives, comme il l’avait déjà vu quelquefois.

Ce fut seulement lorsque l’étendue d’eau, sur laquelle glissait le radeau, parut devenir moins large, ou plutôt, après qu’elle se fût rétrécie à un surprenant degré, que « Tipperary » commença à craindre d’avoir pris la mauvaise route. Ses soupçons dégénérèrent en conviction, quand le galatea arriva au point où il ne s’en fallait que de la longueur d’un câble que les bouts des rames ne touchassent les arbrisseaux qui bordaient les deux rives. Il s’était véritablement éloigné du principal canal. Le radeau qui les emportait nageait loin du puissant Solimoès.

Le timonier s’alarma, et, par cette raison, négligea de prendre le seul parti que lui indiquaient les circonstances. Il aurait dû réveiller ses compagnons de voyage, et les informer de l’erreur dans laquelle il était tombé.

Il ne le fit pas. Un sentiment de honte pour avoir négligé son devoir — ou plutôt pour l’avoir accompli maladroitement — l’empêcha d’avouer la vérité.

Il ne connaissait rien de la grande rivière sur laquelle ils voyageaient.

Il pouvait exister un détroit, comme celui dans lequel passait le radeau. Peut-être le détroit s’élargissait-il plus loin ; peut-être, après tout, avait-il navigué dans la bonne direction. Telles étaient ses pensées.

Ces conjectures, fortifiées d’espérance, firent qu’il n’interrompit pas la course du radeau.

Le détroit s’élargit, et le radeau glissa encore sur une grande étendue d’eau. Le pilote était rassuré.

Ce nouvel état de choses ne dura que peu de temps. Les eaux libres s’encombrèrent de nouveau. Tandis que de chaque côté s’étendaient des bras de mer, bordés par des arbrisseaux à demi submergés, quelques arbres apparaissaient à l’horizon plus gros et plus menaçants, sur le chemin de l’embarcation.

Tipperary Tom ne pensa plus à continuer une route qu’il jugeait décidément mauvaise. Portant toute sa force sur la barre du gouvernail, il essaya de faire virer le galatea, en le forçant à revenir sur le chemin déjà parcouru ; mais, soit à cause du courant ou de la lumière décevante de la lune, il ne put reconnaître son chemin ; et, abandonnant la barre avec désespoir, il laissa le radeau aller où la vague l’emporterait.

Avant qu’il eût rassemblé son courage pour avertir ses compagnons de ce qui se passait, le galatea avait dérivé sur les sommets des arbres de la forêt submergée, où il se trouva instantanément amarré.

Un craquement d’arbrisseaux brisés réveilla l’équipage, et l’ex-mineur, suivi de ses enfants, sortit en hâte du toldo.

Trevaniow ne fut pas seulement alarmé, mais terrifié de cet événement. Mozey était également troublé.

Le seul qui parût comprendre la situation était le vieil Indien, qui montrait son inquiétude par la façon dont il répétait sans cesse : « Le gapo ! le gapo ! »

« Le gapo ! s’écria le maître du radeau. Qu’est-ce que c’est, Munday ?

— Le gapo ? répéta Tipperary Tom, jugeant au trouble de l’Indien qu’il était cause d’un terrible désastre, qu’est-ce que c’est, Munday ? »

Le Mundrucu ne répondit que par un geste de la main.

Le Mundrucu ne répondit que par un geste.

Un seul homme sur le bateau, outre l’Indien lui-même, connaissait la signification du mot qui avait fait une telle sensation.

C’était le jeune Richard Trevaniow.

« Ce n’est rien, oncle, dit-il, se hâtant d’atténuer l’alarme répandue autour de lui. — Le vieux Munday veut dire que nous avons dérivé du vrai canal du Solimoës, et que nous sommes sur une forêt submergée : voilà tout.

— Une foret submergée !

— Oui ! Ce que vous voyez autour de nous, qui ressemble à des buissons bas, ne sont que les sommets de grands arbres. Nous sommes à terre sur les branches d’un sapuçaya — sorte de noyer du Brésil (Ibirapitanga) — et l’un des plus grands des arbres de l’Amazone. J’ai raison ! voyez : voici les noix elles-mêmes ! »

Il en saisit une et l’arracha de la branche ; mais, dans cette action, la coque s’ouvrit, les noix s’échappèrent et tombèrent comme une pluie de grosse grêle sur le toit du toldo.

« On appelle cela, dit-il en montrant le péricarpe vide : « Pot de singe, » tel est le nom par lequel les Indiens les désignent, parce que les singes sont très gourmands de ces noix.

— Mais le gapo ! interrompit l’ex-mineur, observant le nuage qui obscurcissait toujours le front du Mundrucu.

— C’est le nom donné par les Indiens à la grande inondation, répliqua Richard du même ton tranquille, ou je devrais plutôt dire le nom de Pingoa Géral.

— Et qu’y a-t-il là pour nous alarmer ? Munday nous a tous effrayés et paraît très inquiet lui-même. Quelles sont ces craintes ?

— C’est ce que je ne puis vous dire, oncle ; je sais qu’il y a d’étranges histoires sur le gapo. On parle de monstres qui l’habitent, d’énormes serpents, de singes gigantesques ; je n’y ai jamais cru, bien que les Tapuyos y ajoutent foi, et, à l’air du vieux Munday, je suppose qu’il a pleine croyance en ces récits.

— Le jeune patron se trompe, interrompit le vieil Indien. Le Mundrucu ne croit pas aux monstres, mais il croit aux serpents et aux singes, parce qu’il les a vus.

— Mais vous n’en avez pas peur, Munday ? » demanda l’Irlandais.

L’Indien ne répliqua qu’en levant sur Tipperary Tom un de ses regards les plus méprisants.

« Quelle est la cause de l’alarme ? demanda Trevaniow. Le galatea ne paraît avoir souffert aucun dommage. Nous pouvons facilement le délivrer en coupant les branches qui le retiennent.

— Patron, dit l’Indien, parlant toujours d’une voix sérieuse, c’est peut-être moins facile que vous ne le pensez. Nous pouvons nous débarrasser des sommets des arbres en dix minutes ; mais il nous faudra autant de jours, si ce n’est autant de semaines, avant que nous puissions échapper au gapo. Voilà pourquoi le Mundrucu est inquiet.

— Oh ! vous pensez que nous pouvons avoir quelque difficulté à retrouver notre chemin, vers le bon bras de la rivière.

— Je n’en suis que trop certain, patron, sans cela nous n’aurions rien à déplorer.

— Il est inutile d’essayer cette nuit en tout cas, continua Trevaniow, car la lune va disparaître et nous risquerions de nous jeter dans un plus grand embarras. N’est-ce pas votre opinion, Munday ?

— Parfaitement, patron. Il est plus sage d’attendre la lumière du soleil.

— Allons tous nous reposer alors, dit Trevaniow, et soyez prêts à l’ouvrage pour demain matin.

Le singulier phénomène connu sous le nom de gapo demande une description plus détaillée, indispensable à la compréhension de notre histoire.

Il y a peu de personnes qui n’aient été témoins de l’inondation d’une partie de terrain par un fleuve débordé, c’est chose commune, même dans notre pays ; mais alors cet accident n’est que temporaire. Les eaux reprennent bientôt leurs limites ordinaires : les arbres reparaissent sur la terre ferme, ainsi que les prairies qui les entourent.

Mais une forêt submergée est une affaire toute différente. Bien que du même caractère, le phénomène est cependant beaucoup plus rare. Il ne s’agit pas ici de quelques arbustes envahis par l’eau, mais d’une vaste étendue de terrain, dont l’horizon échappe à l’œil, couverte de bois primordiaux, submergés jusqu’à leurs sommets, et non seulement pendant des jours et des semaines, mais pendant des mois, des années et quelquefois pour toujours.

Une inondation de cette espèce vous donnera une idée du gapo. Cette forêt submergée a une étendue de dix-sept cents milles, le long des rives du Solimoës : elle se prolonge au nord et beaucoup plus loin encore au sud. L’intérieur en est aussi inconnu que les cavernes de la lune et que les océans glacés qui sommeillent autour des pôles.

Cet océan parsemé d’arbres n’est pas rassurant. Il a ses tourbillons, ses brumes, ses orages et toutes sortes d’accidents qui ne sont pas rares. Le canot va alors heurter les troncs d’arbres gigantesques, et le galatea sombre, entraînant son équipage, qui périt au milieu d’un sinistre désert de bois et d’eau.


CHAPITRE III
L’ « échente ». — Un ouragan tropical. — Le galatea dans l’arbre. — Un dangereux plongeon. — Une consultation en haut d’un arbre. — Bruits entendus au loin.


IL ne serait pas juste de dire que nos aventuriers s’éveillèrent avec le soleil, car pas un rayon de l’astre du jour ne brilla sur la lugubre scène qui se révéla au matin. À sa place tombait un brouillard « à couper au couteau, » ainsi que le déclara Ralph. Ils se levèrent cependant avec l’aube, car le capitaine du galatea était trop anxieux pour s’oublier au lit.

Dans quelle direction était la rivière ? Ce fut le premier problème que l’on se posa.

On ne trouva aucun moyen de le résoudre. Il n’y avait ni soleil pour se guider, ni ciel visible. Et même l’un et l’autre se fussent-ils montrés, les choses n’en eussent pas été mieux.

Le timonier ne put dire si, en déviant du canal, il avait dévié au sud ou au nord, à l’est ou à l’ouest. Et vraiment quelqu’un de moins obtus que Tipperary Tom eût pu être incertain sur ce point.

Un hallier fut signalé en vue, mais il ne fut visible qu’un instant, car le brouillard augmentait. Selon toute probabilité, ce n’était qu’une réunion de sommets d’arbres ; mais quoi que ce fût, il devint bientôt évident que l’embarcation s’éloignait doucement.

En découvrant cette particularité, le Mundrucu reprit toute son animation. Il était resté quelques minutes la figure baissée, par-dessus le passavant, pendant que son bras nerveux plongeait dans l’eau. Après être resté dans cette position, il se releva et retira son bras d’un air peu satisfait.

Ce fut alors qu’il aperçut le sommet des arbres, sur lesquels il tint ses regards fixés jusqu’à ce qu’il se fût assuré que le galatea s’en éloignait.

« Hoola ! s’écria-t-il en essayant d’imiter le cri qui s’était plus d’une fois échappé des lèvres de Tipperary Tom. Hoola ! La rivière est là ! »

Et en parlant il indiqua la pointe des arbres.

« Vous pensez que la rivière est dans cette direction ? reprit Trevaniow en s’adressant au Mundrucu.

— Le Mundrucu en est sûr, patron, sûr, comme il voit le ciel là-haut.

— Rappelez-vous, vieillard, qu’il ne s’agit pas de se tromper. Sans aucun doute, nous avons déjà dévié considérablement du canal du Solimoës. — En sortir serait risquer nos vies.

— Le Mundrucu le sait, fut la réponse laconique.

— Alors, avant de nous aventurer, il faut nous assurer du fait. Quelles preuves pouvez-vous donner que la rivière soit là ?

— Patron, vous savez le mois dans lequel nous sommes. Mars ?

— Oui, mars, certainement.

— L’échente.

— Que voulez-vous dire ?

— Le fleuve devient plus large, les eaux montent, le gapo va encore s’agrandir ; — c’est l’échente.

— Mais comment cela vous permet-il de déterminer la direction de la rivière ?

— C’est ainsi, dit l’Indien. Pas avant trois mois, en juin, viendra le vasante !

— Qu’est-ce que cela ?

— Le vasante, patron ? c’est la baisse. Alors le gapo diminuera, et le courant ira vers la rivière, tandis que maintenant il en vient.

— Votre théorie me paraît assez rationnelle. Je crois que nous pouvons nous y fier.

— S’il en est ainsi, ajouta Trevaniow, nous ferons bien de diriger notre course vers le sommet des arbres là-bas, et de ne pas perdre de temps.

« Tous à vos pagaies ! Réparons le temps perdu par la négligence de Tipperary Tom. Poussez, nos garçons ! en avant ! »

À cet énergique commandement, les quatre rameurs se précipitèrent à leurs places, et la grande barque, enlevée par leurs efforts réunis, glissa vivement sur les eaux enflées.

En quelques secondes, la tête du galatea se trouva à la distance d’un demi-câble des branches des arbres submergés.

L’équipage vit que s’avancer plus loin en ligne directe serait absolument impossible. Ils jugèrent qu’ils n’auraient pas plus de succès, s’ils essayaient de laisser le radeau en l’air et de sauter ainsi par-dessus un obstacle, qui se trouvait sur leur chemin.

Non seulement les branches étaient enchevêtrées les unes dans les autres, mais sur elles s’entrelaçait une luxuriante végétation de plantes grimpantes, formant un réseau si fort et si compact, qu’un steamer d’une force de cent chevaux aurait pu reposer en sûreté sur ses mailles.

Une heure s’écoula à pagayer, puis une autre, et on ne trouvait toujours pas de passage.

La rivière pouvait être dans la direction indiquée par l’Indien, mais comment y arriver ?

Pas une ouverture ne se montrait dans cet immense espace, qui pût offrir un passage au canot.

Le jour déjà si sombre s’assombrit encore. La nuit descendait sur le gapo.

L’équipage, fatigué par tant d’heures d’efforts inutiles, cessa de pagayer. Le patron ne s’opposa point à ce repos. Il commençait aussi à se décourager.

Malgré les précautions prises pour la sûreté du canot, le Mundrucu ne semblait pas tranquille. Il avait serré le mât à sa vergue, et s’y étant perché, il resta à contempler, tantôt le sommet des arbres, tantôt les nuages couleur de soufre.

Bien que le soleil n’eut point été visible de toute la journée, c’était l’heure de son coucher ; et comme si l’ouragan n’eût attendu que ce moment pour éclater, il se déclara immédiatement.

Au bruit de l’ouragan se mêlaient des cris étranges et inconnus. Les voix des oiseaux, des animaux et des reptiles se mariaient aux gémissements du vent, au roulement du tonnerre, au fracas des branches qui se brisaient.

La frayeur se lisait sur tous les visages, à bord du galatea. On craignait que l’embarcation ne fût détachée de ses amarres, et emportée en pleine eau. Au premier déchaînement des vents, des vagues énormes s’étaient soulevées.

Les appréhensions de l’équipage ne tardè-renl pas à se réaliser.

Malheureusement l’arbre auquel le radeau avait été amarré était d’une nature peu résistante, une espèce de melastoma. Les branches trop fragiles pour soutenir le fardeau qui leur avait été inopinément imposé, commencèrent à céder l’une après l’autre ; ce fut si rapidement qu’avant que de nouvelles amarres eussent pu être mises, la dernière corde était partie. La barque, comme un lévrier qu’on délivre de sa chaîne, quitta son abri et se lança sur les vagues du gapo.

L’équipage vit que la seule chance de salut était dans le maintien de l’équilibre du canot. Il fallait aussi qu’il courût devant le vent.

Mais ceci, même n’était pas sans difficulté. Le vent ne soufflait pas dans une direction régulière, mais par accès, et comme il arrivait de tous les points du compas, tandis que les vagues s’élevaient, hautes comme des maisons, le bateau roulait, enfonçait, tantôt de l’avant, tantôt de l’arrière, au milieu d’une mer écumeuse.

Le bateau roulait, enfonçait…

Le jour arriva enfin : une aurore rouge, suivie d’un brillant soleil, qui aurait pu égayer nos voyageurs ; mais la tempête soufflait avec la même furie que pendant la nuit.

Ils se retrouvèrent encore sur une grande nappe d’eau. Était-ce un lac considérable ou une île ? Celle sur laquelle ils avaient déjà échoué ? Non ; c’était une autre étendue du gapo.

Tout à coup l’Indien sembla vouloir parler : le singe le contrefaisait par gestes. « Qu’est-ce qu’il y a ? Que voulez-vous, Munday ? » lui demanda-t-on d’en bas.

Ils reçurent une réponse laconique :

« Terre !

— Terre ! répétèrent comme un écho une dizaine de voix joyeuses.

— Ce n’est peut-être pas un rivage, ce n’est peut-être que les sommets d’une épaisse foret comme celle où nous avons essayé de pénétrer hier. Quoi que ce soit, patron, cela rase la ligne du ciel, et nous y allons droit : le vent nous y pousse.

— Que Dieu soit béni ! s’écria Trevaniow. Tout vaut mieux que notre position présente. Si nous pouvons nous retrouver encore au milieu des arbres, nous ne serons pas noyés, du moins. Remercions Dieu, enfants ! »

Le gouvernail avait été démonté dans la nuit, et on ne pouvait se fier qu’à la tempête — qui soufflait toujours — pour les emporter vers la place de refuge signalée par le Mundrucu. Ils virent avec joie que le vent les poussait de ce côté.

L’équipage se félicitait de voir l’embarcation filer vers le point de refuge espéré, lorsqu’un arbre gigantesque se présenta aux regards de l’équipage. Il se trouvait solitaire, à un quart de mille à peu près du bord de la rivière submergée, et ainsi beaucoup plus près du bateau, qui continuait à se débattre dans la tempête.

Malgré l’inondation, son tronc dépassait au moins de dix pieds le niveau de l’eau ; mais, à moitié chemin, entre l’eau et les branches, le colossal tronc se séparait en deux rameaux ; chacun d’eux paraissait une souche entière, tant ils étaient énormes. Bien que la fourche fût hors de l’eau, elle était mouillée à chaque soulèvement du gapo.

Le galatea allait vers cet arbre aussi droit que s’il lui eût été indiqué par le doigt même du destin. La première vague qui arriva souleva le bateau sur sa crête bouillonnante, et le logea, dans l’arbre géant, d’une telle façon, que sa quille resta prise dans la fourche formée par les deux troncs séparés.

« Que Dieu soit béni ! s’écria son propriétaire, nous sommes sauvés maintenant. Grâce à Dieu, nous avons enfin trouvé un mouillage. »

Trevaniow paraissait avoir raison de penser ainsi. Les gigantesques troncs du sapucaya, s’élevant des deux côtés entre les bouts des bancs du galatea, ressemblaient aux supports d’un dock à basse marée.

On se hâta d’obéir aux ordres du patron. Les cordes furent saisies par des mains encore tremblantes, et nouées autour du sapuçaya.

Tout à coup un cri s’échappa simultanément des lèvres de tous ceux qui composaient l’équipage, et, avant que son écho se fut éteint, le bateau était séparé en deux parties.

La cause de cet événement était dans la quille du galatea, qui s’était brisée au milieu dans l’affaissement de la vague qui l’avait enlevée.

Pendant quelques secondes, les deux parties de l’embarcation restèrent entre l’air et l’eau, l’avant, avec son équipement, balançant l’arrière et son toldo.

Grâce au dévouement de ceux qui savaient nager, tout l’équipage put se mettre à l’abri des vagues, et chercher un refuge sur l’arbre ; là, de leur position élevée, ils contemplèrent l’embarcation qui les avait si longtemps abrités. Les deux débris disparurent bientôt à leurs yeux.

Chacun put chercher un refuge sur l’arbre.

Il serait difficile d’imaginer une situation plus critique que celle de l’équipage. Un coup de vent pouvait leur ravir leur abri. Les branches craquaient et gémissaient sous eux, se penchant comme si elles allaient se briser sous leurs pieds, tandis que leurs mains s’y accrochaient convulsivement. Les larges péricarpes, remplis de leurs fruits lourds, se détachaient de temps en temps, et s’en allaient siffler dans l’air, menaçant les têtes de ceux qui se trouvaient au-dessous.

C’est ce qui arriva à Mozey le Mozambique, et ce fut heureux, car aucun autre crâne que le sien n’eût pu résister au choc. Mais la balle rebondit sur la couronne laineuse du nègre, ne lui faisant d’autre mal qu’une grande frayeur suivie d’une forte exclamation.

Jusqu’alors, nous l’avons dit, chacun n’avait songé qu’à se maintenir dans la position hasardeuse que le sort lui avait assignée, mais cette disposition des esprits vint tout à coup à changer.

Nous avons déjà fait observer que ces orages ou ouragans des tropiques s’élèvent ou s’abaissent avec une soudaineté également remarquable.

Peu de temps après le choc reçu par la crinière laineuse de Mozey, l’orage se calma. On était arrivé au milieu du jour, et le soleil brillait dans un ciel d’un bleu sans mélange, au-dessus d’une étendue que la tourmente avait cessé de troubler. Ce changement ne laissa pas d’exercer une heureuse influence sur l’esprit de nos aventuriers. Ne craignant plus le danger immédiat, leurs pensées se tournèrent naturellement vers l’avenir, et ils commencèrent à chercher une place pour se délivrer des positions gênantes que le hasard leur avait données.

On ne voyait que de l’eau partout, excepté d’un seul côté, où quelques arbres s’élevaient, formant un hallier serré. Sans aucun doute, c’était une forêt submergée, ressemblant beaucoup à celle où ils s’étaient installés la veille de l’orage.

Leurs yeux se tournèrent naturellement vers ce point-là, dès que les eaux se furent calmées. Y arriver n’était pas chose facile. Bien que les bords de cette verdoyante péninsule — car elle en avait l’apparence — fussent à peine à un quart de mille de distance du sapuçaya, deux des hommes seulement pouvaient l’atteindre à la nage : le Mundrucu et Richard Trevaniow.

En face de tant de difficultés, on ne savait comment résoudre la question, et plus d’une heure se passa dans ces débats.

Si les matériaux pour construire un radeau eussent été à leur portée, l’embarras eût été bientôt tranché. Les branches du sapuçaya, quand bien même on aurait pu les casser, eussent été trop lourdes, dans leur état de sève, pour flotter. Il fallait donc y renoncer.

Mais on pensa que, parmi les sommets des arbres qu’on aurait voulu atteindre, on pouvait trouver de meilleurs matériaux. Pour cela, il fallait d’abord une reconnaissance de la forêt, et deux hommes seulement en étaient capables : le Mundrucu et Richard Trevaniow.

Tous les deux se jetèrent à l’eau sans hésiter.

Les naufragés suivirent leurs compagnons des yeux jusqu’à ce qu’ils eussent disparu dans l’ombre de la forêt submergée.

Leurs réflexions étaient pénibles. L’abri où ils se trouvaient ne pouvait être que temporaire, et en supposant qu’ils atteignissent les autres arbres, ce ne serait encore que pour se trouver avec quarante pieds d’eau au-dessous d’eux !

Ils restèrent pendant près d’une heure sans échanger une parole. Le seul son que l’on entendît dans les branches du sapuçaya, était de temps à autre un cri échappé aux oiseaux ou aux singes. Le galatea avait possédé cinq ou six de ces animaux, et deux seulement avaient pu prendre refuge sur l’arbre : un beau petit ouistiti, et un plus grand animal du genre atèle — le noir coaïta. Les autres s’étaient enfoncés avec l’embarcation.

On avait eu aussi une collection de volatiles favoris d’espèces rares et curieuses, réunis pendant le long voyage de l’Amazone supérieur, et dont quelques-uns avaient été payés très cher à leurs propriétaires indiens. Les uns en cage périrent dans le naufrage, d’autres furent enlevés dans l’ouragan ; comme pour les quadrupèdes, deux des oiseaux seulement trouvèrent asile sur le sapuçaya. L’un, splendide papegeai de couleur hyacinthe, le « araruna des Indiens » (macrocerbus hyacinthius) ; l’autre, un perroquet de la plus petite espèce, et le plus mignon de sa tribu, qui, avec le ouistiti, partageait depuis longtemps les affections de Rosita.

Une heure environ s’était écoulée depuis le départ des nageurs sans qu’aucun signe annonçât leur retour. Leurs compagnons, restés sur le sapuçaya, commençaient à jeter des regards anxieux du côté où ils avaient disparu. Doux ou trois fois ils crurent entendre leurs voix, mais mêlées à d’autres sons dune nature mystérieuse, dans un chœur bruyant et confus.

Près de deux heures s’écoulèrent encore, et les visages commencèrent à exprimer le renoncement à l’espérance. Certainement Richard et le Mundrucu avaient eu le temps d’explorer la forêt. Comment ne revenaient-ils pas ? Leurs exclamations, lorsqu’elles étaient parvenues jusqu’à eux, semblaient arrachées à la frayeur, et produites par une situation critique. Et maintenant plus rien, le silence. Étaient-ils morts ?


CHAPITRE IV
Le jararaca (vipère du Brésil). — Le perroquet.


Il est des sensations physiques plus fortes que les préoccupations de l’esprit, et de ce nombre, sont la faim et la soif. Les naufragés ressentirent bientôt ces deux souffrances à un degré extrême ; le moyen de satisfaire l’une et l’autre était à leur portée dans les noix du sapuçaya. Ralph, d’après le conseil de son père, se mit à grimper plus haut dans l’arbre afin d’atteindre d’autres fruits ; ceux-ci étaient suspendus, comme c’est le cas dans beaucoup d’arbres de l’Amérique du Sud, aux extrémités des branches.

Le jeune garçon était agile et hardi, aussi en un clin d’œil eut-il atteint au sommet du sapuçaya. Le papegeai, perché sur sa tête, l’avait suivi dans son excursion.

Tout à coup, l’oiseau se mit à crier, comme effrayé par une terrible apparition, et sans perdre un instant, il commença à tourner autour de l’arbre en continuant ses cris. Le jeune homme regarda autour de lui et ne put rien découvrir pour expliquer cet accident.

Les cris de l’araruna furent instantanément répétés par le petit perroquet, d’un accent non moins pénible, tandis que le coaïta et le ouistiti vinrent se presser contre eux avec un air de profonde terreur.

Guidé par les oiseaux qui se tenaient sur un point particulier de l’arbre, le jeune garçon découvrit enfin la cause de l’alarme, et la vue en était bien faite pour le terrifier lui-même. C’était un serpent reposant sur un iliana qui s’étendait diagonalement entre les deux branches de l’arbre. Il était d’un jaune brun approchant de la couleur de l’iliana, et sans sa peau unie et brillante et les élégants contours de son corps, on aurait pu le prendre pour un parasite qui en étreignait un autre.

Sa tête cependant remuait, son long cou s’allongeait hors de l’iliana, apparemment tout prêt à saisir l’oiseau qui s’approchait de lui. Ralph ne fut pas aussi effrayé. Un serpent n’était point une apparition extraordinaire pour lui, et celui dont il s’agissait n’était pas d’une dimension à le faire redouter. Sa première pensée fut d’éloigner les oiseaux et de les mettre hors de la portée du reptile ; car les imprudents, loin de fuir leur dangereux ennemi, semblaient prêts à s’élancer sur ses flancs. Le monstre dressait son cou et ouvrait ses mâchoires.

Le petit perroquet poussa la folie jusqu’à s’approcher presque à la portée de la langue du serpent, et à se percher sur l’iliana autour duquel le reptile était enroulé. Ralph montait plus haut dans l’arbre avec l’intention de prendre l’oiseau dans sa main et de l’éloigner du danger, quand il fut soudain arrêté par un cri parti d’en bas. C’était Mozey le Mozambique qui l’avait poussé.

« Sur votre vie, Ralph, ne faites pas cela ! Maître Ralph ! criait le nègre, n’allez pas près d’eux. Vous ne savez pas ce que c’est que ce serpent-là ! Le Jararaca !

— Le jararaca ? répéta le jeune homme machinalement.

— Oui ! oui ! le plus venimeux de toute la vallée de l’Amazone. Redescendez, maître ? descendez ! »

Les autres personnes avaient été attirées par le dialogue du nègre avec Ralph. Trevaniow, suivi de Tipperary Tom, commença l’ascension-de l’arbre ; Rosita resta seule dans la fourche où son père l’avait placée.

Ce dernier, en apercevant le serpent, vit que Mozay n’avait rien exagéré en le dépeignant comme le plus dangereux de toute la vallée, et plus à redouter que le jaguar même.

L’aspect du reptile était bien fait d’ailleurs pour inspirer toutes les craintes ; sa tête plate et triangulaire reliée à son corps par un long cou mince, ses yeux brillants et sa langue rouge, qui sortait de ses mâchoires, lui donnaient quelque chose de hideux et de répulsif ; il semblait créé exprès pour donner la mort. Sa taille, d’ailleurs, n’était point formidable, ayant à peine six pieds de longueur.

Personne ne savait que faire, on n’avait d’armes d’aucune sorte, elles étaient depuis longtemps au fond du gapo. Ralph, averti du danger, était descendu.

Pendant tout ce temps, le serpent n’avait remué que la tête et le cou, tenant le reste de son corps immobile. On commença à s’apercevoir qu’il remuait ; les plis brillants se détendaient et lâchaient prise sur l’iliana.

« Dieu bon ! le monstre descend de l’arbre ! » s’écria Trevaniow.

À peine ces mots lui étaient-ils échappés, que l’on vit le serpent ramper sur l’iliana, et, bientôt après, se diriger vers une branche qui appartenait à la souche même. Il l’eut bientôt atteinte, et ensuite passant sur un rameau parallèle, il continua sa descente.

Tous ceux qui avaient pris refuge sur le tronc abandonnèrent leur périlleuse position, et firent retraite vers les branches horizontales.

« Ô ciel ! mon enfant est perdue ! » s’écria Trevaniow.

La jeune fille s’était levée, déjà avertie du danger par les cris de ses amis, effrayés pour elle. Sa situation paraissait on ne peut plus périlleuse. Le reptile continuait sa marche sur le rameau faisant partie du tronc même auquel elle s’appuyait ; il ne pouvait descendre plus bas sans passer sur elle. Bientôt il ne fut plus qu’à dix pieds au-dessus de sa tête.

Trevaniow descendait avec l’intention de tout faire pour protéger son enfant, lorsque la voix de Mozey l’arrêta :

« Inutile, maître, lui cria-t-il, il est trop tard, vous n’arriveriez pas à temps. Vite ! sautez à la mer, petite Rosita ! Le vieux Mozey est là pour vous repêcher. » Et, afin d’encourager l’enfant à obéir sans délai, Mozey, s’élançant de sa branche plongea avec bruit.

« Vite, sautez à la mer, petite Rosita ! »

Rosita avait du courage. Elle agit sans perdre un moment selon l’avis qui venait de lui être donné et fut reçue dans les bras du nègre.

La noble conduite de Mozey lui valut l’admiration de tous ses camarades, car il exposait sa vie doublement, étant très mauvais nageur.

Par cette même raison, les craintes pour l’enfant devenaient plus sérieuses. Sauvée du serpent, échapperait-elle aux flots ? Et puis était-elle bien à l’abri du reptile ? Le jararaca étant une espèce essentiellement amphibie, se trouvait tout aussi bien chez lui dans l’eau qu’à terre : il pouvait les poursuivre.

Et là, il aurait eu double avantage ; car, tandis qu’il nageait comme un poisson, Mozey était tout juste capable de se tenir à flot, embarrassé qu’il était par sa protégée.

Le cœur de Trevaniow souffrait donc les anxiétés les plus grandes.

« Oh ! Dieu ! s’écria-t-il. Que faire pour détruire ce monstre ?

— Il y a encore une chance, maître, dit Mozey — à qui une idée était venue — prenons la tige de l’iliana, et employons toutes nos forces à la détacher de l’arbre ; nous la secouerons ensuite, et ainsi nous enverrons encore une fois le reptile dans la mer. »

Tout en parlant, le nègre saisit le parasite, par lequel le serpent se rapprochait d’eux, et il mit tous ses efforts à le détacher du sapuçaya. Ses compagnons joignirent leurs forces aux siennes, et tâchèrent de désenlacer l’iliana. Une dernière secousse le détacha, et le jararaca, accroché à son appui, se balança dans l’air pour s’engloutir bientôt après dans les eaux qui s’étendaient au-dessous.

Une acclamation joyeuse accueillit encore le succès ; mais, pour la seconde fois, elle s’éteignit aussitôt, car le jararaca, remonté à la surface du gapo, revenait vers le sapuçaya avec une détermination terrible ! lorsque, tout d’un coup, il abandonna son dessein et se mit à nager sur le gapo dans la direction du bosquet — juste dans le sillage de Richard et du Mundrucu.

Lorsque l’émotion se fut calmée parmi les habitants du sapuçaya, la faim commença de nouveau à se faire sentir. Mais la nourriture ne manquait pas, et Ralph monta de nouveau à l’arbre, pour l’obtenir. Il eut bientôt recueilli une douzaine des grosses noix, qu’il jeta à ceux qui étaient au-dessous de lui ; on puisa de l’eau dans une des cosses vides, et le repas fut complet.

Il n’y avait plus rien à faire que d’attendre le retour des deux nageurs, partis à la découverte pour le salut de tous. Tous les regards étaient fixés sur les flots sombres, tous les cœurs battaient de crainte et d’espoir.


CHAPITRE V
L’eau-arcade. — Le syringe ou seringa. — Une bataille avec les oiseaux.


Nous allons suivre maintenant la fortune des deux individus, députés pour explorer les eaux du gapo.

En atteignant le bord de la foret submergée, leur première pensée fut d’attraper la branche la plus proche et de s’y attacher pour s’y reposer.

Ils ne furent pas longtemps dans le doute quant au caractère de la scène qui les entourait.

« Le gapo ! murmura Munday, comme ils glissaient sous son ombre. Ce n’est point ici de la terre ferme, jeune maître, ajouta-t-il en saisissant un iliana, nous ferons aussi bien de chercher un perchoir, et de nous reposer. Cela a au moins dix brassées de profondeur ; le Mundrucu peut l’assurer, par l’espèce d’arbres qui s’élèvent au-dessus de nous.

— Je ne m’attendais pas à autre chose, répondit le jeune Trevaniow, imitant son compagnon en grimpant sur une branche : ma seule espérance était que nous pourrions trouver quelque bois flottant pour faire traverser les autres, — non pas que cela doive nous avancer beaucoup ; — si nous réussissons, comment ferons-nous pour sortir de ce gâchis, c’est plus que vous et moi ne pourrions dire, Munday !

— Un Mundrucu ne désespère jamais ! — même au milieu du gapo, — telle fut l’orgueilleuse réplique de l’Indien.

— Vous avez de l’espoir, alors ? Vous pensez que nous pourrons trouver des couples pour un radeau, qui nous conduira hors de l’inondation ?

— Non, répondit l’Indien, je n’ai guère d’espoir en cela, nous nous trouvons trop loin du bras de la grande rivière. Nous ne verrons aucun arbre flottant ici, qui puisse nous permettre de faire un radeau.

— Pourquoi sommes-nous venus alors ?

— Si nous espérions trouver du bois, nous pourrions nous en aller comme nous sommes venus. Nous transporterons tout notre monde sans cela. Suivez-moi, jeune maître. Il nous faut entrer davantage dans le gapo ; le vieux Munday va vous montrer comment on construit un radeau sans arbres.

— Allons ! cria le jeune homme. Je suis prêt à vous aider, mais je n’ai pas la plus légère idée de ce que vous voulez faire.

— Vous allez voir, jeune maître, reprit le Mundrucu en s’élançant de nouveau pour nager ; venez, juste dans mon sillage ! Si je ne me trompe pas, nous aurons bientôt les matériaux pour faire un radeau, ou quelque chose qui en tiendra lieu pour le présent. Venez. » Le Mundrucu ajouta quelques autres paroles, mais le bruit de l’eau causé par le plongeon de son corps robuste empêcha son jeune compagnon de les entendre.

Ce dernier obéit aux conseils de l’Indien.

Les deux nageurs continuèrent leur course le long d’arcades couvertes d’un feuillage si luxuriant, que les rayons du soleil tropical y pénétraient à peine. — L’Indien s’avançait le premier, le jeune garçon le suivait.

Tout à coup l’Indien poussa une exclamation, et, indiquant un certain arbre, ajouta :

« Voilà, voilà l’espèce même que je cherchais, — holà ! couverte de sipos aussi, — autre chose dont nous avions grand besoin, — des cordes et de la poix tout ensemble. Le Grand-Esprit nous protège, jeune homme.

— Qu’est-ce ? demanda Richard. Je vois un grand arbre chargé de sipos comme vous dites. Mais quoi ! c’est vert et en végétation. Le bois est plein de sève et pourrait à peine flotter seul. Nous ne pouvons construire un radeau avec cela. Les sipos peuvent assez bien servir de cordes, mais le bois ne peut faire notre affaire, même si nous avions une hache pour le couper.

— Le Mundrucu n’a besoin ni de hache ni de bois, tout ce qu’il désire, c’est la sève de cet arbre, et quelques-uns des sipos que vous voyez tenant aux branches. Nous trouverons les couples sur le sapuçaya, après que nous serons de retour.

— La sève ! Pour quoi faire ?

— Regardez bien cet arbre, jeune maître, ne le connaissez-vous pas ? »

Le jeune homme, ainsi questionné, tourna ses yeux vers l’arbre, et se mit à l’examiner plus attentivement. Festonné comme il l’était par les enlacements de plusieurs espèces de plantes grimpantes, il devenait difficile de distinguer son feuillage de celui des parasites. Cependant quelques feuilles lui permirent de reconnaître son espèce : l’une des plus estimées, non seulement des habitants de Para, sa ville natale, mais de toute la région amazonienne.

« Certainement, répliqua-t-il à la question du Mundrucu, je le reconnais maintenant, c’est le seringa, — l’arbre dont on tire le caoutchouc. Mais que voulez-vous faire de cela : pensez-vous construire un radeau en gomme élastique ?

— Vous verrez, jeune maître, vous verrez. »

Pendant cette conversation, le Mundrucu était monté dans le seringa, et maintenant il appelait son compagnon, pour qu’il le rejoignit.

Le jeune homme répondit à l’invitation ; ayant saisi l’iliana, il s’élança de l’eau, et bientôt trouva un logement sur une des branches les plus basses.

L’arbre sur lequel nos deux nageurs étaient montés était le siphonia elastica, de l’ordre des euphorbiacées. — l’arbre à caoutchouc que fournit la vallée de l’Amazone.

Richard venait à peine de s’établir sur l’arbre, quand une exclamation de son compagnon, monté plus haut que lui dans les branches, lui fit dresser la tête.

« Qu’est-ce que c’est, Munday ?

— Quelque chose de bon à manger, maître.

— Je suis content de l’apprendre ; je me sentais affamé. Pour être franc, ces noix de sapuçaya ne m’avaient satisfait qu’à moitié. J’aurais aimé un peu de poisson et de viande pour les accompagner.

— Ce n’est ni l’un ni l’autre, répliqua le Mundrucu, mais c’est tout aussi bon, cependant, c’est de la volaille !

— De la volaille ! De quelle sorte, je vous prie ?

Arara.

— Oh ! un papegeai ! Mais où est l’oiseau ? L’avez-vous déjà ?

— À l’instant ! répondit le Mundrucu, et plongeant son bras jusqu’à l’épaule dans la cavité formée dans le tronc de l’arbre, il amenait un oiseau à demi emplumé, presque aussi gros qu’un poulet.

— Ah ! un nid, des petits ! aussi gras que du beurre ! Parfait, Munday ! Il nous faut les emporter avec nous. Nos amis dans le sapuçaya doivent avoir autant d’appétit que nous, et seront sans aucun doute enchantés de cet appoint de nourriture. »

Dès que le Mundrucu eut fait sortir le papegeai de son nid, celui-ci poussa de tels cris en frappant les ailes, qu’ils retentirent non seulement dans le sommet de l’arbre, mais encore dans la forêt tout entière.

Cette plainte discordante fut répétée par un de ses compagnons niché dans la cavité du tronc, et bientôt une vingtaine de voix semblables se mirent à crier aussi, ce qui fit supposer que l’arbre comportait plusieurs cavités renfermant d’autres nids.

« Une véritable ménagerie de papegeais ! s’écria Richard en riant. Nous allons avoir de ces petits oiseaux dodus assez pour vivre pendant une semaine. »

Il venait à peine d’achever ces mots quand une grande clameur retentit dans l’air. C’était un mélange de bruits confus, un caquetage, des cris de frayeur qui semblaient sortir de gosiers humains. On aurait dit des polichinelles qui se querellaient.

Ces sons paraissaient venir d’une grande distance ; mais quelques minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’ils s’entendirent tout près des oreilles du Mundrucu plus haut perché dans l’arbre, tandis que le soleil était presque caché par les ailes étendues d’une vingtaine de grands oiseaux planant avec une extrême agitation au-dessus du seringa.

Les nouveaux venus étaient les parents des jeunes papegeais, qui revenaient d’aller chercher la becquée pour leurs nichées. Mais ni l’Indien ni son compagnon n’avaient imaginé jusque-là qu’il y eût la moindre cause d’alarme dans leur situation.

Ils ne restèrent pas longtemps dans cette quiétude, car presque dès le moment de leur arrivée, les papegeais se répandirent par toutes les branches et commencèrent des ailes, des becs et des ongles une attaque simultanée contre les intrus.

L’Indien fut le premier à soutenir la lutte. Elle fut engagée avec tant d’ensemble, que le jeune nourrisson lui échappa des mains et tomba lourdement dans l’eau. Sa descente fut accompagnée de celle d’une douzaine d’oiseaux, ses parents, sans doute, et leurs amis, qui, apercevant un autre ennemi plus bas, se précipitèrent pour l’attaquer.

La force des assaillants se trouvant ainsi divisée, le plus grand nombre continua ses attaques contre l’Indien, et Richard eut fort à faire avec ceux qui s’étaient tournés contre lui, si on considère qu’il n’avait point d’arme et que ses vêtements légers le laissaient à la merci de leurs coups.

Le Mundrucu possédait un couteau court, mais c’était une bien petite défense contre tant d’ennemis. En peu de secondes les deux compagnons furent couverts de blessures.

Le jeune Trevaniow, sans attendre les conseils de son compagnon, abandonna la branche sur laquelle il s’était tenu jusqu’alors et plongea dans le gapo.

Une bataille avec les oiseaux.

Les assaillants, perdant leur victime, remontèrent dans le haut de l’arbre et dirigèrent toute leur vengeance contre le Mundrucu.

Celui-ci imita la conduite de son jeune compagnon, il s’élança dans l’eau et se trouva bientôt près de Richard.

Tous les deux nagèrent pendant quelque temps côte à côte, laissant derrière eux une traînée rouge, car le sang s’échappait abondamment de leurs blessures.

Nos aventuriers ne nagèrent pas très loin du seringa, les oiseaux ne s’étant pas mis à leur poursuite.

Satisfaits de voir les intrus délogés de leur demeure, les habitants de l’arbre revinrent à leurs nids pour juger des dégâts qui y avaient été faits.

La paix se rétablit bientôt parmi eux. Les voyageurs n’avaient donc plus à redouter aucune agression de la part des oiseaux.

Ce ne fut pas cependant cette pensée qui fit que le Mundrucu s’arrêta en regardant d’un œil inquisiteur autour de lui. Une autre réflexion lui était venue sans doute, car il manifesta l’intention de retourner immédiatement vers l’arbre.

« Dans quel but ? demanda le jeune Paranèse.

— D’abord dans celui qui nous a fait y monter déjà, répondit l’Indien, et ensuite pour avoir notre revanche, fit-il en roulant de gros yeux. Un Mundrucu, jeune maître, n’est pas saigné de cette façon, même par des oiseaux, sans se venger. Je ne m’en irai pas de ce bois sans avoir tué jusqu’au dernier papegeai, ou sans les avoir chassés de l’arbre jusqu’au plus petit.

— Et comment comptez-vous arriver à cela ?

— Suivez-moi, et vous verrez. »

Tout en parlant, l’Indien se tourna vers le bosquet d’arbres formant un côté de l’arcade de l’eau. Une brassée ou deux l’amenèrent à portée de quelques parasites, et il conseilla au jeune Richard de faire de même.

Ils se trouvèrent abrités par le sommet de ce qui paraissait être un gigantesque mimosa.

« Ceci fera mon affaire, » dit le Mundrucu en tirant son couteau ; et commençant à couper une grosse branche de l’arbre, il la convertit bientôt après en deux triques d’environ deux pieds de longueur.

« Maintenant, jeune maître, dit-il après avoir affilé les bâtons à sa satisfaction, nous sommes tous les deux armés, et prêts à livrer bataille aux papageais avec la chance d’être victorieux. »

Il redescendit, s’élança dans l’eau, et nagea vers le seringa ; le jeune Richard le suivit.

Ils remontèrent à l’arbre, tenant les triques bien serrées dans leurs mains, et renouvelèrent la bataille. Cette fois, elle parut devoir être à leur avantage. Des oiseaux tombaient à chaque coup ; d’autres, voyant devant eux une destruction certaine, avaient pris leur volée au plus profond de la forêt.

Le Mundrucu, fidèle à sa promesse, ne laissa pas un seul papegeai sur l’arbre ; leur tordant le cou à mesure qu’il en tombait un, et alors, attachant leurs jambes avec un sipo, il les déposa dans un creux de l’arbre.

« Ils peuvent rester là jusqu’à notre retour, car nous ne serons pas longs à notre besogne ; — maintenant, à l’œuvre ! »

Richard, n’ayant pas été initié aux projets de son camarade, se contenta de le regarder.

L’Indien, après avoir mis de côté la trique qui avait causé tant de ravages parmi les oiseaux, tira encore une fois son couteau de sa ceinture.

Choisissant une place dans les larges membres du seringa, il pratiqua une incision dans l’écorce, et le jus commença à en sortir immédiatement.

Son intention n’était pas de laisser perdre la précieuse sève. Il avait apporté deux pots de singe, pris à un sapuçaya. Il en donna un à Richard avec recommandation de le tenir dans l’entaille, pendant qu’il se préparait à faire une autre incision.

Bientôt les deux coquilles furent pleines jusqu’au bord d’une matière épaisse et gluante, semblable à de la belle crème.

Les couvercles furent mis sur les pots et attachés à l’aide des sipos, puis une grande quantité de ce cordage naturel fut rassemblée.

Ceci accompli, le Mundrucu annonça son intention de retourner vers l’arbre qui contenait les naufragés ; et après avoir partagé le butin entre lui et son compagnon, il se confia de nouveau aux flots,

Le jeune créole le suivit de près ; en dix minutes, ils eurent traversé l’eau, et ils virent devant eux le brillant soleil éclairant le gapo à son embouchure, juste comme s’il sortait de la bouche d’une caverne souterraine !


CHAPITRE VI
Chassés par un jacara. — Un saurien. — Un étrange voyage. — Un avertissement opportun. Des ceintures de natation improvisées.


Richard se félicitait déjà de se trouver de nouveau à la claire lumière du soleil, quand tout à coup son compagnon tressaillit, éleva sa tête au-dessus de l’eau, tourna son visage et regarda en arrière en poussant une exclamation d’alarme.

Richard se souleva à son tour au-dessus des flots, et ses yeux suivirent la direction qu’avaient prise ceux de son compagnon.

« Un monstre ! s’écria le Mundrucu.

— Un monstre ? de quelle sorte ? Où ?

— Plus loin, juste près du bord de l’igarapé, contre les arbres, son corps est à moitié caché sous les branches. »

Le jeune homme regarda du côté indiqué.

« Je vois quelque chose comme le tronc d’un arbre mort à flot. C’est un monstre, dites-vous, Munday ?

— Le corps d’un gros reptile, assez gros pour nous avaler tous deux. C’est le jacara-nassû. J’ai entendu son plongeon, ne l’avez-vous pas entendu aussi ?

— Non.

— Voyez ! le voilà qui vient de notre côté. »

Le corps sombre que Richard avait pris pour un arbre flottant s’avancait, en effet, vers eux ; les vagues, ondulant horizontalement derrière le reptile, résonnaient des coups de sa longue queue verticalement aplatie, au moyen de laquelle il faisait son chemin dans l’eau.

« Le jacara-nassû ! » répéta le Mundrucu en expliquant qu’il ne s’agissait de rien moins que du grand caïman de l’Amazone. C’en était un, en effet, et de la plus grande dimension ; son corps mesurait bien sept yards[1] au-dessus de la surface de l’eau ; ses mâchoires, qui s’ouvraient de temps en temps, soit pour menacer, soit pour respirer, semblaient de taille à engloutir l’un ou l’autre des nageurs d’un seul coup.

Il était inutile pour eux d’essayer d’échapper, dans l’eau, à leur ennemi ; ils ne pouvaient songer à lutter de vitesse avec un caïman d’une telle taille.

« Il faut nous réfugier vers les arbres ! cria l’Indien dès qu’il fut convaincu que l’alligator était à leur poursuite.

Le Mundrucu mit ses conseils en action, et quelques brassées énergiques l’amenèrent sous les arbres. Son jeune compagnon, ayant à son service autant d’activité que de bonne volonté, fut bientôt près de lui.

« Que le Grand Esprit nous protège ! dit l’Indien en regardant du haut de l’arbre. — Je vois aux regards du monstre que c’est un mangeur d’hommes.

Le reptile qu’ils avaient devant eux était d’une taille remarquable ; ses yeux avaient une expression de convoitise et de férocité tout à fait surnaturelle.

Il serait difficile d’imaginer une créature plus hideuse que celle qui guettait nos deux nageurs. Il n’y a pas de forme, dans la nature, plus déplaisante, à l’œil, que celle du lézard, en y comprenant celle du serpent.

La vue de ce dernier amène un sentiment de crainte, mais le brillant de sa peau et sa configuration peuvent pourtant trouver grâce devant l’œil, tandis que, chez le saurien, son rapprochement de la forme humaine, triple l’expression répulsive. Tout répugne chez le crocodile, l’aspect et le caractère.

Pendant quelque temps, nos deux voyageurs n’eurent aucune appréhension, certains qu’ils étaient d’être hors de la portée du reptile ; tant qu’ils voudraient rester sur leur perchoir, il n’y avait, en effet, aucun danger pour eux.

Le grand chagrin de nos aventuriers, c’était de ne pouvoir rejoindre leurs compagnons, qui devaient attendre avec impatience leur retour. Ils songèrent d’abord à se faire entendre d’eux en criant, mais ils y renoncèrent ensuite comme à une entreprise inutile. Leur seul espoir reposait dans une retraite de l’alligator vers son repaire habituel.

Le Mundrucu cependant était loin d’être sans inquiétude. Il y avait quelque chose dans la conduite de l’amphibie qui lui déplaisait beaucoup.

« Pensez-vous qu’il veuille nous attendre ? demanda son jeune compagnon.

— Je le crains, jeune maître. Il peut nous tenir là pendant des heures — peut-être jusqu’à ce que le soleil disparaisse.

— C’est fort peu désirable. Que vont-ils penser là-bas ? et que faire ?

— Rien à présent. De la patience, maître.

— Mais c’est atroce d’être assiégé de cette façon, s’écria le jeune créole. Être séparés de quelques yards seulement de ses compagnons, et ne pouvoir les rejoindre !

— Ah ! je voudrais que le Curupüra l’eût en sa possession. Je crois que la brute va nous tenir bloqués, car elle nous a vus !

— Comment, vous croyez qu’elle a assez de ruse pour cela ?

— Ah ! en doutez-vous, maître ? Ces reptiles attendent quelquefois les victimes qu’ils désirent pendant des semaines entières. Je suis sur maintenant que ses mâchoires ont jeté leur dévolu sur nous.


Une heure se passa ainsi.
Une heure se passa ainsi, et presque une seconde encore. La situation devenait insupportable.

« Mais que pouvons-nous faire ? murmura le jeune homme à l’Indien, qui partageait toute son impatience.

— Nous allons essayer de nous glisser par le sommet des arbres, et d’arriver à l’autre côté. Si nous pouvons nous mettre hors de la portée de sa vue, nous sommes sauvés. Le Mundrucu est furieux contre lui de n’avoir pas songé à cela plus tôt. Il aurait dû savoir que le jacara ne se fatigue pas de guetter. — Regardez ce que je fais, et agissez exactement comme moi.

— Tout va bien, Mundrucu ! murmura Richard, je m’efforcerai de suivre votre exemple. »

L’idée de nos voyageurs paraîtra absurde, incroyable, mais dix minutes passées dans une forêt Je l’Amérique du Sud rendraient moins improbable l’idée d’un voyage sur les sommets des arbres. En bien des endroits cette entreprise est presque facile. Dans le grand Montana de l’Amazone, il y a des parties de forêts d’une vaste étendue où les arbres sont si entremêlés qu’ils forment une espèce de « tonnelle ». Chaque arbre est immédiatement rejoint à ses voisins par un réseau, un lacis serré de câbles naturels formés par des parasites — auprès duquel l’enchevêtrement de cordes qui compose le gréement d’un vaisseau est un ouvrage fait à jour.

Au milieu de cette luxuriante végétation vivent des oiseaux, des bêtes et des insectes qui n’ont jamais habité la surface de la terre. Il n’était donc point impossible à l’Indien et à son compagnon de circuler sur les branchages de celte forêt submergée. Il y avait moins de danger même que dans les étendues de bois situées sur les hautes terres, ou « campos ». Un faux pas ne pouvait entraîner qu’un plongeon et une temporaire interruption du voyage.

Le Mundrucu commença donc ses opérations sans crainte. Il exprima encore son regret de n’avoir pas « levé le siège » plus tôt. Il ne s’ensuivait pas que leurs progrès dussent être bien rapides. Cela dépendait de la nature des arbres et de leurs parasites. Mais, heureusement pour eux, la végétation en cet endroit avait été prodigue de ses trésors.

L’Indien, en regardant à travers les branches, pensa qu’il n’y aurait pas grande difficulté à se glisser de l’autre côté de l’arbre qui les séparait de l’eau. Dans celte persuasion, il se mit en chemin suivi de son compagnon, et tous deux s’avancèrent dans le plus absolu silence.

Ils n’ignoraient pas qu’il était parfaitement possible et même très aisé à l’alligator de les accompagner dans leur marche, qui était, il faut le dire, extrêmement fatigante, obligés qu’ils étaient souvent de porter presque tout le poids de leur corps sur les deux bras seulement, en se perchant d’arbre en arbre. Ils eurent à faire plus d’un détour, causé par l’impénétrable réseau de parasites et par les espaces d’eau, sortes d’étangs qui se trouvaient sur leur route. La distance à parcourir n’était pourtant que de deux cents yards à peine. Leur voyage dura près de deux heures, mais toutes leurs fatigues furent oubliées quand ils se trouvèrent sur le bord de la forêt submergée, avec l’eau libre s’étendant devant eux.

Une vue bien faite pour les réjouir les attendait : sur le sapuçaya qu’éclairait le soleil, ils reconnurent les amis dont ils étaient séparés depuis le matin.

Richard semblait les compter du regard, comme pour s’assurer qu’aucun d’eux ne manquait. Peut-être une seule et gracieuse forme attirait-elle ses yeux dans la distance : celle de sa petite amie Rosita.

Il allait crier pour avertir de leur approche, quand un signe du Mundrucu l’arrêta.

« Pourquoi pas, Munday ?

— Pas un mot, jeune maître. Nous ne sommes pas encore hors du bois. Le jacara pourrait nous entendre.

— Nous l’avons laissé bien loin, près de l’igarapé,

— Ah ! c’est vrai. Mais qui sait où il peut être maintenant ? Qui sait s’il ne nous guette pas toujours ? »

Tout en parlant, l’Indien regarda derrière lui, le jeune homme aussi.

Il ne paraissait pas exister un seul sujet d’inquiétude. Tout était silencieux sous l’ombre des arbres. Pas une seule ride ne s’apercevait sur la surface des flots.

« Je crois que nous lui avons bien donné le change. Qu’en pensez-vous, vieux compagnon ?

— Cela semble ainsi, répondit l’Indien. Le Mundrucu n’entend rien, pas un son. Le jacara est sans doute encore à l’igarapé.

— Pourquoi nous attarder ici plus longtemps ? Plusieurs heures déjà se sont écoulées depuis que nous avons quitté le sapuçaya. Mon oncle et les autres doivent avoir perdu patience et être tourmentés d’une grande inquiétude. Bien que nous les apercevions parfaitement, je ne pense pas qu’ils nous voient, sans cela ils nous auraient hélés. »

Le Mundrucu, après avoir regardé encore une fois derrière lui pendant une vingtaine de secondes, répondit enfin : « Je pense que nous pouvons nous aventurer. » Le jeune Trevaniow n’attendait que ce signal, et s’abaissant sur la branche qui le supportait lui et son compagnon, tous deux se confièrent aux flots presque immédiatement.

À peine avaient-ils touché l’eau, que leurs oreilles furent assaillies par une acclamation qui ébranla le gapo. C’était un cri de joie poussé sur le sapuçaya par leurs compagnons qui les avaient aperçus. Stimulés par ces félicitations de leurs amis, tous les deux frappèrent des coups vigoureux pour les rejoindre plus tôt.

Richard ne pensait plus à regarder derrière lui. Il avait aperçu de quoi l’encourager, et toute son attention était désormais absorbée par cette vue : une jeune fille se tenait debout dans la fourche de l’arbre et agitant ses bras vers lui en signe de joie.

Le Mundrucu était tout différemment occupé. Au lieu de regarder en avant, ses oreilles et ses yeux semblaient absolument tendus en arrière.

Les nageurs avaient traversé à peu près la moitié de l’espace d’eau qui s’étendait entre l’arbre solitaire et la forêt submergée, l’Indien restant dans le sillon tracé par le jeune Paranèse, afin que sa vue ne put être empêchée de ce côté.

Bientôt aucun jacara ne se montrant, la confiance revint au Mundrucu. Selon toute probabilité, l’alligator montait la garde près de l’igarapé, dans l’ignorance de leurs mouvements. Il se mit donc à nager de front avec le jeune homme, et tous les deux ne voyant plus de motifs pour se hâter autant, ils ralentirent leurs efforts.

Mais d’autres yeux — heureusement — regardaient pour eux la vaste étendue d’eau, et au moment où nos nageurs s’y attendaient le moins, une exclamation de frayeur partie du sapuçaya vint les avertir du danger. Il ne s’en fallait que de quelques secondes qu’ils ne fussent rejoints par l’horrible reptile qui les poursuivait.

Ils atteignirent l’arbre par des efforts désespérés et, aidés des mains secourables qui leur étaient tendues, ils purent bientôt contempler leur ennemi du haut du sapuçaya.

L’énorme saurien nagea vers l’arbre — vers l’endroit même où le Mundrucu et Richard avaient grimpé.

En apercevant que sa proie lui avait échappé pour la seconde fois, sa furie ne sembla plus connaître de bornes. Il frappait l’eau avec sa queue, et donnait cours à une série de sons comparables au beuglement d’un taureau ou à l’aboiement d’un dogue.

On pouvait parfaitement voir maintenant le reptile. Il était en plein jour, éclairé par le soleil. Son corps de huit yards de longueur, et proportionné en épaisseur, ne mesurait pas moins, pris par le milieu, de neuf pieds, tandis que les protubérances en forme de losanges qui s’élevaient au-dessus de son dos en pyramides pointues allaient jusqu’à la hauteur de sept pouces.

Il n’est pas étonnant que cette vue arrachât un cri de terreur à la petite Rosita, et fît éprouver un vif sentiment de crainte à tout le monde.

Il s’écoula quelque temps avant que ceux qui le regardaient fussent rassurés sur la crainte de le voir monter à l’arbre ; cela paraissait être dans ses intentions, car il frottait son mufle dentelé contre l’écorce, et essayait d’embrasser le tronc de ses bras courts, semblables à des bras humains.

Le Mundrucu informa ses compagnons que ceci était un exploit au-dessus de son pouvoir et qu’ils pouvaient se croire en sûreté. Le jacara ne parut pas être de cet avis tout d’abord, car après avoir tenté de vains efforts pour ramper en haut, il commença à nager en cercles irréguliers autour de l’arbre, sans cesser de tenir ses yeux braqués sur les spectateurs.

Après quelque temps, ces derniers cessèrent de suivre les mouvements du monstre pour ne le regarder que de moment en moment. Il n’y avait pas de danger immédiat dans sa désagréable présence, et des pensées d’une bien plus grande importance devaient les occuper.

Ils ne pouvaient rester toute leur vie dans le sapuçaya ; et bien qu’ils fussent fort incertains sur l’avenir qui les attendait dans la forêt au delà, tous étaient anxieux de s’y rendre. Allaient-ils trouver une forêt submergée ou une terre sèche ? Le Mundrucu était de cette dernière opinion.

En tout cas, il fallait atteindre la forêt ; à tout événement, le changement ne pouvait guère amener une situation pire.

Munday leur avait promis des moyens de transport, mais de quelle espèce ? Aucun d’eux ne le savait encore. Le temps était arrivé cependant pour lui de manifester ses intentions, et c’est ce qu’il fit, non par des paroles, mais par des actions.

On se rappellera qu’après avoir massacré les papegeais, il avait écorché le seringa et tiré une provision de sève soigneusement enfermée ensuite dans les pots de singe. Il avait apporté tout cela avec lui, ainsi que les « sipos », sortes de cordages fournis par la nature.

Dans sa fuite il avait mis ces objets en sûreté en suspendant les pots de singe à son cou au moyen des sipos.

Le Mundrucu se fit apporter une grande quantité de noix prises au sapuçaya. Ralph et Richard lui servant d’aides, il en retira le fruit, remit les couvercles et les rendit imperméables par un enduit de caoutchouc.

Son but, cependant, n’était point encore compris de ses camarades, excepté du jeune Trevaniow, qu’il avait mis au courant de ses projets. Leur incertitude à tous ne dura pas longtemps, quand ils le virent réunir les coques vides ensemble, au moyen des sipos, par bottes de trois ou quatre, les lier ensuite avec un ligament plus fort arraché au même parasite, et attacher enfin les bottes deux par deux, en laissant environ trois pieds de distance entre un paquet et l’autre.

« Des ceintures de natation ! » cria Ralph alors.

Il ne se trompait pas. C’était juste ce que Munday avait voulu faire.


CHAPITRE VII
Bloqués. — Les alligators (caïmans, lézards). — Une promenade sur un reptile. — L’embarquement.


Munday confectionna cinq ceintures en tout ; car, bien que Mozey fût de force à nager pendant environ cent yards, il ne devait pas pouvoir accomplir la traversée entière. La distance pour atteindre à la forêt submergée était de quatre cents yards au moins.

Sur les sept individus rassemblés dans le sapuçaya, deux savaient nager. Le papegeai pouvait se transporter à travers l’air; le ouistiti se percher sur les épaules de quelqu’un. Quant au coaïta, personne ne semblai préoccupé de ce qu’il deviendrait. — Il n’avait aucun maître spécial, bien qu’il eût témoigné une partialité pour Tipperary Tom, froidement récompensée par celui-ci. Cette espèce de singe-araignée n’inspirait de sympathie à personne.

Il n’entrait pas dans les intentions de nos aventuriers de partir immédiatement après l’organisation des ceintures natatoires. Pour en faire usage, il était nécessaire d’attendre que le caoutchouc fut complètement sec, ce qui demandait une autre heure d’attente.

Les préparatifs de voyage, comme on le conçoit, ne devaient pas être longs, chacun n’ayant qu’une chose à faire : attacher la ceinture autour de sa taille. On allait procéder immédiatement au départ, quand un obstacle, qu’on avait oublié, se présenta tout à coup : le jacara.

Le reptile était encore où on l’avait laissé, sous l’arbre. Il s’était tenu là, tantôt étendu sur l’eau, comme une souche, tantôt décrivant lentement des cercles autour du tronc, les yeux invariablement fixés sur les naufragés. Tant d’astuce brillait dans ses yeux, qu’on l’aurait cru doué d’une intelligence surnaturelle et capable de comprendre à quel usage étaient destinés les pots de singe attachés ensemble.

À tout événement, il semblait décidé à ne pas être frustré des objets de sa convoitise. Se jeter à l’eau pendant que l’énorme amphibie montait ainsi la garde, c’eût été aller se mettre sous sa dent. Personne n’y songea.

Pendant toute une autre heure, les naufragés restèrent dans l’arbre, impatients et chagrins.

Mais il n’y avait qu’à se résigner. Une conversation intéressante au sujet des alligators leur aida à passer le temps.

La plupart des questions étaient faites par Trevaniow, et les réponses données par le Mundrucu, dont la mémoire, par suite de son âge et de son expérience, recelait une véritable encyclopédie sur les caïmans et les différentes espèces de lézards.

L’Indien assura connaître cinq ou six espèces de jacara. Il savait des parties de la contrée où l’on pouvait rencontrer dans les mêmes eaux deux ou trois sortes de ces reptiles. D’abord le jacara-nassû, ou grand caïman — celui qui les assiégeait appartenait à cette dernière espèce, qui se rencontre souvent dans la même eau que le jacara-cétinga, ou petit alligator.

Sa qualification de « petit » n’était point peut-être très bien appropriée, puisqu’il a déjà quatre pieds de long quand il atteint à sa taille faite. Il connaissait aussi le jacara-curua, qui n’a jamais plus de deux pieds. Ces derniers, moins connus, ne fréquentent généralement que les petites criques. Au temps où l’echenté commence, les jacaras abandonnent les liras des rivières, et aussi les lacs, et errent partout sur le gapo.

Dans les contrées de la partie basse du Solimoës, où quelques-uns des lacs antérieurs deviennent secs, durant la saison de vasanté, plusieurs jacaras s’enfouissent dans la boue et y sommeillent. Ils restent là, enfermés dans la terre sèche et solide, jusqu’à ce que les flots amollissent de nouveau cette croûte rassemblée autour d’eux, dont ils sortent alors plus laids que jamais.

Ils fond leurs nids sur la terre sèche, et couvrent leurs œufs avec de grandes piles de feuilles pourries et mélangées de boue.

Les œufs du jacara nassû sont aussi gros que des noix de coco et d’une forme ovale. Ils ont une coque épaisse et dure, qui fait beaucoup de bruit quand elle est frottée contre une substance résistante. Quand la femelle se trouve éloignée, on n’a qu’à frotter deux des œufs l’un contre l’autre, elle vient en rampant aussitôt.

Les jacaras se nourrissent principalement de poisson, mais c’est parce qu’il y en a beaucoup, et qu’ils s’en saisissent facilement. Ils mangent aussi bien la viande ou la volaille, presque tout ce qui se trouve à leur portée. Jetez-leur un os et ils l’avaleront d’un seul trait. Si un morceau n’entre pas facilement dans leur bouche, ils le jetteront en l’air, de manière à le rattraper plus commodément entre leurs mâchoires.

Ils ont parfois de terribles combats avec les jaguars ; mais ces animaux redoutent d’attaquer les gros jacaras, et ne font généralement leurs proies que des tout jeunes et des jacara-cétingas.

Enfin les jacaras font la guerre à tout ce qu’ils rencontrent. Ils affectionnent beaucoup les tortues et en dévorent un grand nombre. Les mâles mangent même leurs enfants, quand la mère n’est pas près d’eux pour les protéger. Cependant leur préférence spéciale est pour les chiens. S’ils en entendent aboyer, ils vont bien loin dans la forêt pour essayer de s’en saisir. Quelquefois aussi ils avalent des pierres.

Les capisaras sont des animaux qui fournissent aussi beaucoup de repas aux jacaras. Bien qu’ils puissent courir très vite, ils ne peuvent cependant lutter avec les caïmans, qui vont contre le courant le plus rapide. S’ils pouvaient seulement se tourner promptement, ils seraient plus dangereux ; mais leurs cous sont roides, et il leur faut un certain temps pour qu’ils se retournent, ce qui est à l’avantage de leurs ennemis.

Les caïmans ont l’habitude de se reposer au soleil, le long des bancs de sable, sur le bord des rivières ; ils sont ainsi étendus, quelquefois plusieurs ensemble, leurs queues appuyées l’une contre l’autre, leurs bouches ouvertes toutes grandes. Tandis qu’ils sont ainsi, ou au repos sur l’eau, des oiseaux viennent quelquefois se percher sur leur dos et sur leur tête, grues, ibis et autres espèces. Mais les jacaras les plus à craindre sont les mangeurs d’hommes ; ils guettent près des maisons et des villages le baigneur imprudent.

Cependant la patience-du Mundrucu était à bout. Il était décidé, si le reptile n’effectuait pas bientôt son départ, à se rendre maître de la place d’une façon quelconque. Bien que le jacara ne dut point être facilement envoyé dans l’autre monde, il y avait des endroits où sa vie était attaquable : la gorge, les yeux et les places creuses placées derrière les ouïes. C’est par là que l’Indien résolut d’avoir raison de son ennemi. Ah ! s’il eût eu vingt ans de moins, il n’eût certes pas agi avec tant de prudence !

Lorsqu’une autre heure se fut écoulée sans apporter de changement dans l’attitude du reptile, l’impatience du Mundrucu devint de la colère. Tout à coup, il se leva, jeta à côté de lui les ceintures improvisées, et, tirant son couteau de son tanga, le serra fortement entre ses mains.

« Que voulez-vous faire, Munday ? demanda Trevaniow, observant, non sans une certaine anxiété, l’action de l’Indien. Sûrement, votre intention n’est pas d’attaquer ce monstre ? Avec une si pauvre arme, vous n’auriez aucune chance, et vous ne pourriez approcher assez pour le frapper sans être avalé. Renoncez à votre projet !

— Ce n’est pas sur mon couteau que je compte, patron, répliqua le Mundrucu : le reptile pourrait aller au fond de l’eau et m’y entraîner, et je n’ai aucun goût pour un pareil plongeon.

— Mon brave camarade ! ne soyez pas imprudent. Restons ici jusqu’au matin. La nuit amènera un changement, sans aucun doute.

— Patron ! le Mundrucu pense différemment. Le jacara est un mangeur d’hommes, et ne se retirera que lorsqu’il aura satisfait son appétit sur nous ; ce serait nous faire rester ici jusqu’à ce que nous mourions de faim, jusqu’à ce que, l’un après l’autre, la faiblesse nous fasse tomber de nos perchoirs.

— Restons ici encore une nuit seulement.

— Non, patron, répondit l’Indien, pas une heure. Le Mundrucu est disposé à vous obéir, mais en ce qui concerne ses devoirs envers vous. Il n’est plus Tapuyo. Le galatea est parti, le contrat finit là, et maintenant il est libre d’agir comme il l’entendra. Patron ! continua le vieillard avec énergie, ma tribu me bannirait de la malocca si je supportais cela plus longtemps. Il faut que moi ou le jacara nous mourions ! »

Trevaniow se vit obligé de céder.

Les compagnons de l’Indien comprirent bientôt que son couteau n’était destiné qu’à lui procurer une autre arme, qui fit bientôt son apparition sous la forme d’un macana. C’était un gourdin coupé dans l’iliana, un bauchinia du bois le plus lourd, et taillé à peu près dans la forme d’un assommoir, avec un gros nœud du parasite pour former la tête, et une tige de deux pieds de longueur pour servir de poignée.

Muni de cette arme, et après avoir remis son couteau dans son tanga, l’Indien se laissa glisser des branches élevées de l’arbre, et rampa le long du tronc horizontal déjà décrit. Un singe eût à peine déployé autant d’agilité que le Mundrucu : en moins de quelques secondes, il se balançait à l’extrémité d’une des branches, à moins de trois pieds au-dessus de la surface de l’eau.

Attirer le reptile jusque-là n’était pas difficile. La présence de l’homme était une amorce suffisante. Quelques branches cassées, jetées sur l’eau, servirent à hâter son approche vers l’endroit désiré ; le jacara vint en confiance, s’imaginant que, par une imprudence quelconque, un des hommes, marqués pour être ses victimes, se mettait enfin à sa portée, et cet homme tomba, non entre ses mâchoires, mais sur son dos ; de là il s’avança jusqu’à la grosseur placée entre ses épaules ; et cet acte fut l’affaire d’un clin d’œil. Du haut de l’arbre, les compagnons du Mundrucu le virent à califourchon sur le caïman, une main, la gauche, enfoncée dans l’orbite creux de l’œil, l’autre levée sur lui et crispée sur le macana, qui menaçait de descendre sur le crâne du reptile. Et il descendit en effet ; on entendit un bruit d’os brisés. Après cela, le Mundrucu fut obligé de glisser de son siège. L’énorme saurien, obéissant à une simple loi physique, tourna son abdomen en haut et montra son ventre d’un blanc jaune, d’un aspect non moins hideux que celui de son épine dorsale.

Une promenade sur un reptile.

S’il n’était pas mort, il était au moins probable que le jacara ne pouvait plus être dangereux. Et lorsque son vainqueur retourné à l’arbre, il fut accueilli par un tonnerre de vivats, auquel Tipperary Tom joignit son enthousiaste exclamation irlandaise : « Whoora ! »

Tous les comptes étant donc réglés avec l’énorme saurien qui avait si longtemps occupé l’attention des naufragés, le courant emporta sa carcasse loin de leur vue.

Les malheureux n’attendirent pas qu’il eût disparu complètement pour s’occuper de leur embarquement. Ils étaient fatigués du sapuçaya. Il n’y avait pourtant rien de bien tentant dans le changement si fort désiré. D’après ce que les explorateurs avaient raconté, l’endroit auquel ils allaient se rendre était analogue à celui qu’il leur tardait d’abandonner, ne différant que par la grandeur et l’étendue. Au lieu d’un seul arbre pour les abriter, ils pourraient seulement choisir leur domicile parmi un millier. Mais tous se disaient qu’après tout, l’avenir ne pouvait être pire que le présent.

Richard avait rapporté que la forêt submergée était pleine d’arbres creux — quelques-uns ayant des fruits selon toute apparence mangeables — et tous ou presque tous enlacés d’ilianas formant un réseau si serré, qu’il serait facile de s’y faire un siège confortable parmi leurs branches ; or cela paraissait une amélioration assez sérieuse à leur première situation, puisqu’ils avaient été contraints jusqu’alors de se tenir debout ou à califourchon sur les rameaux horizontaux.

Chacune des ceintures avait été fabriquée avec le nombre de cosses vides approprié à la pesanteur de chacun. Aussi Ralph et Rosita n’en exigeaient pas autant que des hommes arrivés à leur maturité. Le transport de l’enfant fut particulièrement surveillé. L’Indien devait la prendre sous sa conduite spéciale.

Après avoir jeté des regards scrutateurs de tous les côtés du sapuçaya pour s’assurer qu’il ne surgissait pas de nouveaux obstacles au départ, on se mit définitivement en route.

Munday avait pris la conduite de la troupe avec la petite Rosita immédiatement derrière lui, l’Indien la soutenait au moyen d’un sipo attaché par un bout à sa ceinture et par l’autre autour de la taille de l’enfant. Trevaniow venait ensuite, Ralph un peu plus loin avec Richard, qui avait employé les mêmes moyens pour s’assurer la sûreté de son cousin.

Mozey et Tipperarv Tom venaient les derniers.


CHAPITRE VIII
Un souper de pigeons grillés. — Encore une fois sur l’eau. — L’igarapé. — Le bertholettia.


Guidés par le Mundrucu, les nageurs arrivèrent à l’arbre qui leur avait fourni leurs ceintures natatoires — le siphonia. — Il était maintenant silencieux comme la tombe. Pas un aras vivant ne s’y montrait. Les oiseaux échappés au sanglant combat des heures précédentes avaient abandonné la place.

Il ne fallait pas songer à aller plus loin pour la nuit, car le soleil semblait déjà prêt à se coucher. Le seringa offrait par son treillage serré un abri confortable, propre au sommeil. Enfin, si rude que fût leur nouvelle couche, on ne pouvait nier qu’il n’y eût amélioration sur celle de la nuit précédente.

Les volatiles suspendus à ses branches promettaient un souper qui n’était pas à dédaigner, car tous savaient apprécier la chair du papegeai. Les estomacs étaient si affamés, que plusieurs proposaient de ne pas attendre et de manger le rôti sans plus de préparation.

Trevaniow arrêta ces dispositions cannibales, et parla d’allumer du feu. Quel serait le procédé employé ? La question ne resta pas longtemps sans réponse, l’Indien promit de satisfaire bientôt au désir témoigné par le patron.

« Attendez dix minutes, patron, dit-il ; dans dix minutes vous aurez le feu-demandé et dans vingt, le « roastbeaf ».

— Mais comment ? nous n’avons ni briquet, ni amadou. Où en trouverons-nous ?

— Là-bas, répondit le Mundrucu ; vous voyez là-bas cet arbre, de l’autre côté de l’igarapé.

— Celui qui est seul, avec une écorce lisse et brillante, avec des feuilles semblables à de grandes mains blanches ? Eh bien ?

— C’est le imbaüba ; l’arbre qui nourrit le paresseux de l’Amérique du Sud.

— Oh ! alors, c’est celui qu’on connaît sous le nom de cecropia pellata. En effet, la forme de sa couronne décèle son espèce. Mais nous parlions de feu, Munday, est-ce que vous pensez en obtenir du cecropia ?

— En dix minutes, patron. Si vous me les donnez, je tirerai des étincelles de l’imbaüba et je ferai du feu aussi ; c’est-à-dire si je puis seulement trouver une branche sèche — sans moelle, bien morte, et desséchée. »

Tout en parlant, le Mundrucu avait commencé de descendre le tronc du seringa, et se laissant tomber dans l’eau, il nagea vers le cecropia.

En l’atteignant, il y grimpa aussi agilement qu’un écureuil, et s’assit parmi les frondaisons d’un blanc d’argent étendues au-dessus de l’eau.

Bientôt un bruit sec annonça une branche brisée, et aussitôt après l’Indien apparut glissant de l’arbre et se confiant de nouveau aux flots, en brandissant au-dessus de sa tête la branche de cecropia.

Lorsqu’il rejoignit ses compagnons, ceux-ci virent qu’il tenait à la main un morceau de bois d’apparence poreuse. L’Indien leur apprit qu’en effet l’imbaüba était l’arbre toujours employé par ceux de sa nation, aussi bien que des autres tribus de l’Amazone, quand ils désiraient allumer du feu.

Et il procéda sans plus de délai à l’opération.

Le procédé employé fut le même que celui en usage dans toutes les parties du monde : le frottement.

Des feuilles sèches, des tiges et des écorces avaient été amoncelées, et bientôt une flamme brillante éclaira l’une des fourches du seringa.

Bientôt une flamme brillante éclaira.

Les papegeais, supportés par des broches, furent placés devant le feu et grillés, et les aras rôtis, flanqués de noix de sapuçayas cuites dans leur jus, offrirent bientôt aux affamés un souper digne des plus fins gourmets.

Nos aventuriers passèrent une nuit supportable parmi les sipos du siphonia. Ils eussent même dormi à poings fermés sans l’anxiété que leur inspirait l’avenir, et qui troublait jusqu’à leurs rêves. Malheureusement, le réveil ne pouvait apporter aucun soulagement au cauchemar ; car il devait leur montrer la réalité sous son aspect le moins encourageant.

Ils avaient des papegeais pour leur déjeuner, les rôtis refroidis de la veille, soigneusement conservés à cette intention.

Le lever du soleil fut l’heure fixée pour le déjeuner ; les appétits une fois calmés, les esprits commencèrent à se préoccuper des moyens de sortir du gapo. Cette question n’était point aisée à résoudre. Le livre de loch de Tipperary Tom n’avait pas été tenu avec soin. On ne pouvait imaginer même par à peu près la distance traversée par le galatea, avant son malheureux accident entre les fourches du sapuçaya. C’étaient peut-être vingt milles — cinquante milles, — impossible d’apprécier le chemin fait plus positivement. On ne savait qu’une chose : c’est que l’embarcation dérivée du Solimoës s’était, enfoncée dans la solitude du gapo. Quant à leur position présente, ils l’ignoraient aussi absolument que s’ils se fussent trouvés dans le Sahara ou dans la lune.

D’après les connaissances topographiques du Tapuyo, on aurait pu savoir la direction de la rivière ; mais on ne songeait plus à retrouver le canal du Solimoës. Le seul but qu’on dût se proposer maintenant, consistait à gagner la terre ferme, qu’il fallait chercher dans le quartier opposé du compas.

Il eût été hors de raison de retourner vers le Solimoës, sans les moyens d’y naviguer ; car, pût-on atteindre son lit, il y avait une chance à peine sur mille pour que l’on se trouvât dans le hélage d’un vaisseau naviguant par là.

Nos aventuriers ne pensèrent donc qu’à découvrir la route la plus courte pour aborder à la terre s’étendant au delà de la région inondée par le gapo. On devait la trouver dans la direction opposée à celle de la rivière. — Cela n’était point absolument certain, mais c’était dans les hypothèses probables.

Ils eurent peu de difficulté à déterminer la route qu’ils devaient suivre, l’indice désigné par l’Indien était là : l’échente continuait, l’inondation allait crescendo. Le courant venait de la rivière, sinon dans une ligne perpendiculaire, assez directe cependant pour indiquer la position du grand Solimoës. Il fallait tourner les yeux du côté opposé pour y trouver la terre ferme, et c’est ce que firent nos aventuriers. Peut-être se trouvait-elle beaucoup plus loin que la rivière, mais il ne se présentait pas d’autre alternative que de l’atteindre ou de mourir. Par quel moyen ? Telle fut la question qui s’offrit ensuite au congrès siégeant dans le caoutchouctier des Indes. Ils ne devaient point espérer de pouvoir nager pendant toute la distance ; car, selon toute probabilité, une vingtaine de milles, si ce n’est plus, les séparaient de leur but.

Un radeau ? Avec quoi l’eussent-ils construit ? Parmi tant d’arbres, pas un seul n’eût fourni un bâton assez léger pour flotter seul. L’idée fut donc abandonnée, puisqu’elle se montrait sans espoir.

Une proposition reçut l’approbation de tous. Elle vint de l’Indien, dont l’expérience au sujet du gapo avait déjà été si utile à ses compagnons.

L’arcade d’eau continuait heureusement dans la direction qu’ils devaient prendre. Pourquoi ne pas faire usage encore des ceintures natatoires ? Elles avaient déjà rendu de si importants services ! Tous les avis étant d’accord, nos aventuriers descendirent du siphonia, et, dans le même ordre que la veille, se mirent en route.

Les nageurs n’avaient pas besoin de pilote pour leur marquer leur route ; là, nul danger de s’égarer. Le détroit qu’ils suivaient était un de ceux appelés igarapé, ce qui, dans le langage de l’Amazone, signifie « passage du canot : » (igarapé est le nom du radeau le plus en usage dans la navigation du gapo).

Le détroit lui-même aurait pu être comparé à un canal courant à travers un bosquet, lequel formait des deux côtés deux haies colossales, réunies ensemble par un impénétrable réseau de plantes tropicales. Contrairement à un canal ordinaire cependant, celui-ci n’était point d’une largeur uniforme, mais ouvrant, ici et là, des étendues d’eau semblables à de petits lacs, et se rétrécissant encore, jusqu’à ce que les sommets des arbres, s’étendant de chaque côté, se touchassent de façon à former une arcade ombreuse et fraîche.

Ce fut dans ce singulier chemin que nos aventuriers s’avancèrent, guidés par la ligne de verdure. Leurs progrès étaient naturellement lents, les deux hommes qui nageaient bien étant obligés d’aider les autres ; mais tous furent secourus par une circonstance heureuse : le courant du gapo qui allait dans la même direction qu’eux. Il faut le dire, cette circonstance avait influencé le choix qu’ils avaient fait de leur route ; mais ce qui leur fut plus favorable encore, c’est que le flux des eaux correspondait presque avec la direction longitudinale de l’igarapé : ainsi en avançant le long de ce dernier, ils auraient pu croire qu’ils descendaient le bras de quelque fleuve coulant doucement.

Cependant le courant était des plus lents — à peine perceptible, et bien qu’il les soutînt, il ne faisait pas faire beaucoup de chemin. Ils n’avançaient guère plus d’un mille à l’heure.

D’un côté ou de l’autre, ils ne pouvaient pas être à plus de cinquante milles de la vraie terre ferme, et peut-être beaucoup moins loin. En allant dans la bonne direction, ils devaient donc raisonnablement espérer d’y arriver, bien que retenus si longtemps en chemin. Il était de la plus haute importance que cette direction fut soigneusement gardée. Une route de traversé aurait pu les mener à un millier de milles à travers une forêt submergée — vers l’ouest, presque à la base des Andes — à l’est, à l’embouchure de l’Amazone.

Le Tapuyo, sachant cela, mettait beaucoup de prudence à choisir la route que l’on poursuivait maintenant, et cela se comprend, puisque la moindre erreur risquait de prolonger leur pénible voyage, non seulement pendant des heures, des jours et des semaines, mais pendant des mois.

Il ne se tint pas exactement dans la ligne indiquée par le flux de l’inondation. Bien que l’échente continuât toujours, il savait que son courant ne serait pas à angles droits de cette rivière, mais plutôt obliques, et en nageant il avait soin de conserver cette obliquité.

L’igarapé courait heureusement dans la direction qu’il désirait prendre. Plusieurs heures se passèrent pour les voyageurs à s’avancer sur leur chemin liquide. De temps en temps, on prenait du repos en se retenant aux ilianas et aux branches pendantes au-dessus de l’eau.

Vers midi cependant, une plus longue halte fut proposée par le guide, et chacun y consentit avec plaisir — d’abord pour se reposer, ensuite pour prendre de la nourriture. Le Tapuyo portait encore sur ses épaules plusieurs papegeais froids.

Un gros arbre touffu, d’une belle circonférence, offrait aux voyageurs un perchoir commode ; y ayant grimpé, ils s’y installèrent en attendant la distribution du dîner, commise aux soins de Munday.

Les voyageurs comptaient avoir fait, jusqu’au moment de ce second repos, environ six milles, pendant les six heures à peu près qu’ils supposaient avoir nagé. Ils se félicitèrent de n’avoir aucune mauvaise rencontre à déplorer : le souvenir du jacarara et du caïman étant encore présent à leurs pensées. L’Indien, du reste, n’avait pas cesse d’être sur le qui-vive.

Dès que nos aventuriers se sentirent suffisamment reposés, ils reprirent leur voyage aquatique. Pendant plusieurs heures, ils continuèrent à avancer lentement, sans être arrêtés par aucun accident digne d’être rapporté. L’igarapé s’étendait en ligne droite, n’offrant qu’ici et là de légères déviations, mais allant toujours vers le nord. Ils n’avaient découvert la direction de l’igarapé que la nuit précédente, non pas toutefois en observant l’étoile polaire, qui n’est visible à aucun moment de l’équateur, ni même à plusieurs degrés plus au nord. Cette étoile bien connue ne peut guère être vue des latitudes basses de la zone torride, car elle est généralement obscurcie parle voile nébuleux qui s’étend à l’horizon.

Sirius et d’autres constellations du nord les avaient guidés. Comme le soleil avait brillé tout ce jour et le précédent, on pourrait supposer qu’ils ne trouvèrent point de difficulté à découvrir le quartier du compas, à n’importe quelle heure, à un point ou deux près. Ceci pourrait être vrai pour qui voyagerait dans une latitude élevée, nord ou sud, ou à certaines saisons de l’année, n’importe où en deçà des tropiques. Même entre les deux tropiques, cela pourrait être, pour peu que l’observateur, connaissant le temps exact de l’année, y apportât une scrupuleuse attention.

Trevaniow savait qu’on approchait de l’équinoxe du printemps, alors que le soleil traverse la ligne équinoxiale, près de laquelle ils se trouvaient. Pour cette raison, à l’heure du méridien, le soleil était droit au-dessus de leurs têtes, et personne, pas même le plus habile astronome, n’aurait pu distinguer le nord d’avec le sud, l’est de l’ouest. Supposons que l’igarapé ne s’étendît point dans la même direction, mais déviât légèrement. Dans ce cas, au milieu du jour, le ciel ne pouvait leur servir de guide, et ils n’avaient qu’à suspendre leur voyage, jusqu’à ce que le soleil, s’abaissant vers l’ouest, leur permit de reconnaître les points du compas.

Heureusement, ils n’eurent pas besoin d’attendre. Comme il a été dit déjà, le flux de l’inondation était le pilote qui guidait leur marche, et, comme celui-ci courait avec une légère obliquité dans la même direction que l’igarapé, ce dernier ne pouvait s’être départi de la ligne sur laquelle ils s’étaient avancés.

Le courant avait été comparé avec les points du compas, le matin précédant le départ. Il était un peu au nord-est. C’était donc vers le nord que devaient tendre les nageurs.

Ils avaient encore tiré d’autres conclusions de la direction du courant : c’est qu’ils s’étaient éloignés du Solimoës et s’approchaient des embouchures de la grande rivière Japura.

Le vieux Tapuyo parut peu satisfait lorsqu’il eut acquis cette conviction ; il savait que, dans cette direction, le vaste delta, formé par les innombrables branches du Japura, devenant plus large, s’étendait bien loin des rives de cette remarquable rivière : la terre sèche devait donc être à une très grande distance.

Il n’y avait d’autre alternative que de continuer d’avancer, et, en déviant aussi peu que possible du chemin, ils pouvaient atteindre à temps les limites de la forêt submergée. Mus par cette espérance, ils reprirent leur marche.

Mais tout à coup ils furent arrêtés par un obstacle auquel ils ne s’attendaient point : la fin de l’igarapé ! Le curieux canal finissait tout à coup en impasse sur les arbres serrés des deux cotés, et présentait une impénétrable barrière pour qui aurait voulu aller plus loin. Le chemin était obstrué dans toutes les directions.

D’abord on espéra que l’eau pouvait reparaître encore au delà ; mais Munday revint en déclarant sa conviction que l’igarapé s’arrêtait là. Il n’était interrompu par aucune convergence graduelle des deux lignes de bois qui se rencontraient, fermées qu’elles étaient par un arbre d’une grandeur colossale. Ce géant s’élevait au-dessus de tous ses voisins et s’étendait au loin ; debout, menaçant comme un gardien de la forêt, il semblait dire : « Tu n’iras pas plus loin ! »

Le soleil commençait à décliner à l’horizon. Laissant les inquiétudes et les réflexions au lendemain, nos aventuriers ne s’occupèrent plus que de se choisir un gîte pour la nuit. L’arbre colossal, qui avait mis obstacle à leur marche, leur offrait ce qu’ils cherchaient. Sans plus hésiter, ils acceptèrent son hospitalité.

Cet arbre, sur lequel ils avaient établi leur perchoir, appartenait à une espèce qu’ils avaient déjà observée plusieurs fois dans la journée, le bertholettia excelsa (vrai noyer du Brésil), cousin du sapuçaya. De même que le sapuçaya, c’est un habitant des pays bas et des terrains inondés ; il croît à des hauteurs prodigieuses. Son grand tronc est trouvé souvent submergé de quarante pieds sous les eaux du gapo. Il produit aussi des fleurs éclatantes, avec de larges péricarpes en forme de capsules, chacune renfermant au plus une vingtaine de fruits.

Les noix du bertholettia forment une des denrées principales du commerce de l’Amazone. On les connaît trop bien pour qu’il soit besoin d’en donner ici une description plus étendue ; car il y a peu de maisons d’habitation, en Europe ou en Amérique, où elles n’aient paru.

Dans la forêt, où elles ne sont pas la propriété de l’homme, elles sont cueillies par qui veut s’en donner la peine, mais principalement par les Indiens de race mêlée, qui demeurent sur les bords du gapo. Le moment de la moisson est celui du « vasanté » ou saison sèche, bien que certaines tribus de sauvages choisissent l’époque de l’ « échenté ». Au temps du « vasanté », c’est-à-dire lorsque les arbres reparaissent de nouveau sur la terre ferme, on voit des malocca entières, ou habitants d’un même village, se rendre en corps aux endroits où les fruits se trouvent éparpillés autour des arbres qui les ont produits. Les glaneurs doivent prendre certaines précautions, et se couvrir la tête d’une casquette en bois épais, ressemblant au casque d’un pompier, afin de se garantir contre les capsules, presque aussi grosses et aussi lourdes que des boulets de canon. Pour cette raison, les singes des forêts de l’Amérique du Sud (bien qu’ils soient très gourmands des noix du Brésil) ont soin de ne point se trouver dans la circonférence de l’arbre, où ses fruits, en tombant, pourraient les atteindre. Ces animaux n’ont aucune crainte du sapuçaya, bien que ses péricarpes soient aussi grands et aussi lourds que les noix brésiliennes.

Mais les premières ne tombent pas à terre, ou, quand cela arrive, c’est seulement lorsque l’opercule s’est fendu, et que l’énorme gland a éparpillé son contenu, ne laissant qu’une écaille mince et vide.

C’est pour cette raison que les noix du sapuçaya sont plus rares dans les marchés, et se vendent à un prix plus élevé. Comme elles s’échappent spontanément du péricarpe, elles sont à la merci des premiers venus : oiseaux, quadrupèdes, singes. Les noix du Brésil sont mieux défendues de l’atteinte des gourmands, grâce à leur enveloppe épaisse et ligneuse. Les singes mêmes ne peuvent y goûter que lorsque quelque animal, pourvu de dents aiguës, leur en ouvre l’enveloppe ; ce service leur est rendu généralement par les rongeurs, dont les espèces les plus connues sont le cutia et le paca. Un des spectacles les plus risibles qu’on puisse voir dans les forêts de l’Amérique du Sud, c’est celui d’un groupe de singes guettant les opérations d’un « paca », et s’élançant ensuite pour prendre de force l’énorme péricarpe, lorsqu’il a été assez ouvert pour qu’ils en extraient le contenu.

C’était une bonne fortune pour nos aventuriers d’avoir trouvé un logement sur le bertholletia. Pour nourriture solide, il leur restait encore une couple de jeunes perroquets, qui n’avaient pas été cuits, mais Munday se chargea, comme auparavant, de les transformer en rôtis, et bientôt les mâchoires se mirent à l’œuvre, un appétit ardent remplaçant les épices.


CHAPITRE IX
Une société de guaribas en voyage, — La mère guenon. — Le Mundrucu parle des singes.


Le souper fini, nos aventuriers n’attendaient que le coucher du soleil pour chercher le repos.

Ils avaient déjà choisi leurs lits respectifs, ou ce qui devait leur en servir, sur le réseau horizontal formé par les entrelacements de l’exubérant iliana. Ces couches laissaient peut-être à désirer, mais tous les jours ils devenaient moins difficiles quant aux délicatesses de l’existence. Leur voyage avait été pénible, tous aspiraient au sommeil ; le destin avait décrété qu’il en serait autrement.

Un bruit, au loin dans la forêt, attira à ce moment leur attention. Heureusement ils l’avaient déjà entendu ; sans cela, au lieu de n’en ressentir aucune alarme, leurs craintes eussent pu être excitées au plus haut degré : c’était le cri lugubre d’une bande de singes.

Il y avait de quoi éveiller tous les échos de la forêt. Eh bien, tant de bruit est souvent produit par un seul « hycete » ou singe hurlant, que son os creux hyoïdal rend capable de jeter toute espèce de sons, depuis le roulement d’une grosse caisse, jusqu’au cri aigu d’un sifflet de deux sous.

« Des guaribas, observa le Mundrucu.

— Des singes hurlants, voulez-vous dire ? reprit Trevaniow.

— Oui, patron, et les plus forts hurleurs de toute la tribu. Vous les entendrez mieux encore tout à l’heure, car ils viennent par ici ; ils ne sont pas plus loin maintenant qu’à un kilomètre — ce qui prouve que la forêt s’étend encore à plus d’un kilomètre dans cette direction — sans quoi ils ne pourraient pas être là. Ah ! si nous pouvions seulement voyager sur le sommet des arbres, comme eux. Nous ne resterions pas longtemps dans le gapo.

« Ainsi que je m’y attendais, reprit le Tapuyo après une pause, les guaribas arrivent. Ils approchent maintenant ; j’entends le bruissement des feuilles qu’ils frôlent en passant. Nous les verrons bientôt. »

En effet, si les cris des singes avaient cessé, le bruit des ramilles annonçait que la troupe s’avançait toujours.

Bientôt ils apparurent subitement sur un arbre élevé, à côté de l’igarapé, à environ la distance d’un câble de celui occupé par nos aventuriers, et l’oscillation des branches, à mesure qu’un guariba s’y élançait, se répéta plus de cent fois. Lorsque le meneur de la bande, qui était évidemment le chef, aperçut l’igarapé, il s’arrêta brusquement en jetant un cri, qui devait être un mot d’ordre : il eut pour effet de faire faire halte à ceux qui le suivaient.

Cet arrêt avait sans nul doute pour cause l’igarapé s’interposant en travers du sentier dans lequel ces derniers voyageaient. Comment devaient-ils le traverser ?

À l’endroit où les noirs quadrumanes s’étaient groupés dans l’arbre, le détroit d’eau était plus rétréci qu’ailleurs, ou du moins qu’à aucun autre endroit en vue. Pourtant, entre les branches s’étendant horizontalement des côtés opposés de l’igarapé, il y avait encore un espace libre d’environ vingt pieds, et pour les spectateurs il paraissait improbable qu’aucun animal sans ailes pût sauter d’un côté à l’autre.

Les singes cependant ne semblaient pas être de cette opinion, du moins à la manière dont ils s’assirent en contemplent le saut à faire. On voyait qu’ils n’étaient retenus que par le commandement de leur chef. Il y eut un profond silence jusqu’à ce que les derniers individus de la bande se fussent accroupis sur les branches de l’arbre.

Peu après, il fut facile devoir que l’unique cause de l’embarras était « les enfants, » que les mères tenaient sur leur dos ou entre leur bras.

Le chef guariba monta alors lentement à l’arbre jusqu’à ce qu’il eût atteint le point le plus élevé, et commença un long discours. On l’écouta dans le plus profond silence. Le caquetage qui lui répondit semblait exprimer un assentiment unanime à la proposition, quelle qu’elle fût, qui venait d’être soumise à l’approbation générale.

Immédiatement, un des plus forts guaribas courut à l’extrémité de la branche qui était suspendue sur l’igarapé, et s’y arrêtant, se roidit pour prendre son élan. En un instant, le saut fut fait, et on vit le singe grimper à l’arbre sur le côté opposé de l’igarapé. Un autre l’imita, plaçant ses quatre mains dans les mêmes endroits, son corps dans une attitude semblable, il accomplit le saut exactement comme le guariba qui l’avait précédé. Puis, tous les animaux de la bande l’un après l’autre répétèrent le même exercice.

Nos aventuriers étaient singulièrement amusés en observant la précision mécanique qui existait dans les mouvements et les opérations des guaribas, accomplis juste dans le même temps et aux mêmes intervalles.

Si intéressant que fût ce spectacle, il devait être le précurseur d’un autre plus étonnant encore. Les mâles de la tribu avaient réussi à effectuer le passage en sûreté, et les femelles aussi — même celles qui portaient leurs petits, à l’exception d’une seule : une mère avec un très jeune enfant.

Le nourrisson ne pouvait pas avoir plus de neuf jours. Malgré son extrême jeunesse, il paraissait comprendre la situation aussi bien que ceux d’un âge plus mûr, s’accrochant de ses doigts enfantins à la robe poilue de sa mère, tandis que la queue de celle-ci recevait dès sa base les longs entrelacements de celle de son petit, formant des nœuds serrés comme ceux qu’on appelle nœuds de matelots. Le bébé se tenait bien ferme sur son perchoir ; mais la mère, peut-être affaiblie par la maladie, semblait douter de ses forces. Elle était la dernière de la file, et quand tous les autres eurent sauté, elle resta sur la branche, hésitant évidemment à les imiter.

À ce moment on vit un singe mâle se séparer de ceux qui déjà étaient arrivés au haut de l’arbre, et revenir le long de la branche sur laquelle ils avaient tous débarqué, puis se placer en face de la femelle indécise et commencer un long discours, ayant pour but sans doute de l’encourager.

La mère du bébé fit une réponse, qu’à ses gestes on aurait pu traduire ainsi : « Il est parfaitement inutile que j’essaye, je ne réussirai pas. » Il y avait dans le ton une telle supplication, que le père de l’enfant n’insista point ; s’élançant de nouveau au-dessus de l’eau, il prit le petit sur ses épaules, et au bout de quelques secondes tous les deux étaient de l’autre côté de l’igarapé. La mère restée seule, encouragée par cet exemple et par les cris des autres, prit son élan, mais l’effort était sans doute au-dessus de ses moyens ; elle réussit cependant à étreindre les ramilles du côté opposé, puis au moment d’enlacer la branche de sa queue, celle-ci céda et elle tomba la tête en avant dans l’eau.

Un cri unanime s’éleva du sommet de l’arbre et fut suivi de la descente générale des guaribas. Une vingtaine au moins se précipitèrent au secours. Il y eut une confusion, un émoi général ; on aurait cru que la scène se passait parmi des êtres humains ; mais l’instinct animal, plus prompt que la réflexion et la raison humaine, termina tout en quelques secondes. Bientôt la voix du guariba en chef se fit entendre sur un ton élevé. Immédiatement une dizaine de singes se glissèrent en dehors de la branche si fatale à la guariba, et s’attachèrent l’un à l’autre au moyen de leurs queues. On eût dit les anneaux d’une longue chaîne. Avec la rapidité d’un seau descendant dans un puits au moyen d’une poulie, ils relevèrent la noyée et la rendirent à son terrain habituel, le sommet des arbres. Prenant de nouveau son petit sur ses épaules, la guariba se remit dans la file des singes qui continuèrent à s’avancer en ligne directe vers un but sans doute marqué d’avance.

Ils relevèrent la noyée.

Le soleil se couchait lorsque les guaribas disparurent, et d’après cette circonstance on conjectura qu’ils étaient en route pour quelque lieu de repos habituel. Trevianow supposa qu’ils se rendaient sur un terrain sec ; et, s’il ne se trompait point, la route qu’ils avaient prise pouvait les mener vers la terre ferme.

Le Mundrucu secoua la tête à cet avis. « Non, patron, dit-il. Il est tout aussi probable que les singes s’éloignent de la terre, car il leur est égal de dormir au-dessus de la terre ou au-dessus de l’eau, pourvu qu’ils aient des arbres pour s’accrocher. Il m’est souvent arrivé de les voir réunis autour d’un arbre, simplement occupés à babiller et à se jouer des tours les uns aux autres. Quelquefois ils s’amusent à ramasser des fruits, tels que des baies, ou les noix pulpeuses des palmiers, du « pupunha » et de « l’assai ».

— Et comment dorment-ils ? reprit Ralph, ont-ils des nids, ou bien perchent-ils ?

— Oh ! s’écria le Mundrucu, ils ne sont pas aussi difficiles que nous, mon jeune maître. Les femelles seulement habitent des nids, et encore quand elles sont sur le point de devenir mères. Autrement, les guaribas passent la nuit sur une branche, leur queue entortillée généralement à un rameau au-dessous. Souvent même ils s’endorment suspendus simplement, n’ayant aucune branche pour matelas, et cette position leur paraît parfaitement satisfaisante.

— Quels singuliers animaux ? fit le jeune Ralph.

— Pour cela, oui, jeune maître ! À voir leurs malices et certaines de leurs habitudes, on les croirait doués du même sens que les hommes. Vous avez vu comment ils ont secouru la pauvre femelle tombée à l’eau ? Ce qui est amusant, c’est de les observer quand ils désirent quelques fruits hors de leur portée : ils se mettent en enfilade au moyen de leurs queues enlacées les unes aux antres, de façon à former une chaîne assez longue pour toucher au but de leur convoitise, l’un d’eux servant de premier chaînon accroché à une branche et supportant toute la bande,

— C’est ce que nous leur avons vu faire tout à l’heure, observa Trevaniow ; mais ne parliez-vous pas d’usages encore plus singuliers ?

— Je les ai regardés faire un pont.

— Êtes-vous sérieux ?

— Certainement, ils s’y prenaient de la façon que je vous ai décrite tout à l’heure.

— Et dans quel but ?

— Mais dans celui de se faire un chemin à travers quelque étendue d’eau, pour traverser quelque courant rapide.

— Comment peuvent-ils faire ? demanda Ralph.

— Voici, jeune maître. Ils cherchent deux gros arbres situés l’un en face de l’autre sur les deux rives ; puis grimpant à celui qui se trouve de leur côté, ils forment l’entrelacement que je vous ai décrit, balançant la chaîne ainsi improvisée, jusqu’à ce que celui d’entre eux qui est à l’extrémité soit parvenu à empoigner une branche de l’arbre du côté opposé. Ceci fait, le pont est achevé. Alors, le reste de la troupe, les invalides, les vieillards, les femelles et les enfants, passent lestement sur les corps de leurs camarades plus robustes ; cette opération achevée, le singe qui occupe le bout de la chaîne, lâche prise de la branche, et s’il est jeté dans l’eau, c’est sans danger, car il grimpe immédiatement sur le corps de ceux qui sont au-dessus de lui ; les autres font de même.

— C’est merveilleux ! s’écria Tipperary Tom ; mais, Munday, les avez-vous jamais vus tomber du haut d’un arbre ?

— J’en ai vu un se jeter du haut d’un palmier qui avait bien cent pieds de haut.

— Et, sûrement, il fut tué du coup ?

— À peine eut-il touché terre, qu’il rebondit sur un autre arbre d’égale hauteur, et se mit à jouer dans les branches supérieures…

— Miséricorde !

— Ah ! soupira Trevaniow, que n’avons-nous l’élasticité de ces animaux ? Qui sait ce qui nous attend ! Prions avant de prendre du repos, et espérons que tôt ou tard nous verrons finir nos souffrances. »

La prière achevée, chacun chercha la meilleure position possible pour obtenir une bonne nuit.


CHAPITRE X
Les dormeurs trempés. — L’eau à découvert. — Les jacanos. — Un compagnon laissé en arrière. Le pilote en désarroi. — Tourner et retourner. — Au hasard.


Il était minuit environ, et tous nos aventuriers paraissaient aussi profondément endormis que des citadins reposant sur de moelleux édredons. On n’entendait d’autre bruit que les ronflements du nègre et de l’Irlandais. Tout à coup, ce duo nasal fut interrompu par un bruissement des branches sur lesquelles Tipperary Tom reposait. À ce bruissement succéda un cri, puis un bruit de plongeon, comme si un corps lourd tombait dans l’eau d’une hauteur considérable. Tout le monde fut immédiatement réveillé ; et tandis que le premier émoi durait encore, un second cri et un second plongeon augmentèrent l’étonnement général.

Il était minuit environ.

Des interrogations s’échangèrent de branche en branche sur le bertholletia, mais parmi les voix questionneuses, celles de Mozey et de l’Irlandais ne se firent point entendre.

Tous deux cependant émettaient une série de sons rauques, semblables à des gloussements, comme des gens en train d’étouffer et qui veulent appeler.

« Qu’y a-t-il ? Qu’avez-vous ? Mozey ! Tom ! disait-on de tous côtés.

— Ach ! haché ! hach ! J’étouffe !…

— Au se… secours ! gémit le nègre d’une voix à peine reconnaissable, je suis à moitié noyé ! »

La chose devenait grave ; tout le monde savait que Tipperary Tom ne pouvait nager une brasse sans aide ; aussi Richard et le Mundrucu se précipitèrent-ils à l’eau immédiatement.

Ceux qui étaient restés sur l’arbre entendirent pendant quelque temps des sons entrecoupés, des gloussements, des cris de terreur et d’encouragement. On ne voyait rien, la nuit étant très sombre, mais la lune eût-elle brillé en plein, au-dessus du noyer brésilien, ses rayons n’auraient pu pénétrer à travers les branches nattées et matelassées d’une infinité de feuilles d’ilianas.

Trevaniow et ses enfants se contentèrent donc d’écouter.

La tâche de l’Indien et de Richard n’était point facile. Ils avaient saisi Tipperary Tom chacun d’un côté, dès qu’ils avaient pu l’apercevoir ; mais le temps que prirent leurs recherches à tâtons suffit pour mettre le malheureux nègre dans un triste état. Ses talents natatoires, assez médiocres, se trouvaient paralysés par la frayeur qu’il avait éprouvée de se voir tout à coup précipité dans le fleuve, tandis qu’il était encore dans les bras de Morphée.

Un si singulier réveil pouvait bien embarrasser une cervelle si peu développée intellectuellement.

Après avoir retiré leurs camarades de l’eau, ni Richard ni le Mundrucu ne savaient qu’en faire. Leur première pensée fut de les traîner vers le tronc d’arbre sous lequel ils avaient été submergés, ils y réussirent ; mais une fois là leur position ne fut pas meilleure, ne trouvant point une seule branche à leur portée pour s’aider à monter, et l’écorce, aussi unie que du verre, étant rendue glissante par la boue qui enduisait sa surface.

Lorsque d’abord ils avaient grimpé dans l’arbre, c’était au moyen de quelques parasites, que maintenant, dans l’obscurité, ils ne retrouvaient plus.

À ce moment désespéré, une idée vint au jeune Richard.

« Jetez-nous les ceintures de natation ! » cria-t-il.

Son oncle et son cousin firent aussitôt ce qu’il demandait ; heureusement, les ceintures se trouvaient à portée de leurs mains. Richard et l’Indien n’attendirent pas pour profiter d’une assistance qui arrivait si à propos, et bientôt les deux hommes, à moitié noyés, furent hors de danger de retomber au fond de l’eau. Quelques secondes suffirent pour leur faire retrouver l’échelle de l’iliana.

Une fois rétablis dans l’arbre, il y eut une explication : Tipperary Tom, ayant négligé les précautions voulues, avait glissé, par suite du relâchement de ses membres engourdis par le sommeil ; ses cris et son plongeon avaient saisi le nègre si subitement que, dans son effroi, il avait perdu aussi l’équilibre.

Le Mundrucu paraissait peu satisfait d’événements qui, en troublant son sommeil, lui avaient valu une chemise mouillée. Afin qu’un pareil événement ne se renouvelât point cette nuit-là, il attacha les deux maladroits avec des sipos assez forts pour résister aux plus horribles cauchemars.

La journée entière du lendemain se passa en explorations. Bien qu’elles ne s’étendissent point à plus de quatre cents mètres de leur refuge de la nuit, il fallut à nos aventuriers plus de peine pour les accomplir que si elles se fussent prolongées à plus de vingt milles sur terre.

Ils eurent à marcher à travers un fourré dont rien ne peut donner l’idée, un mélange épais d’arbres et de plantes parasites, tels que le palmier grimpant, « jacitara, » l’églantier à canne, les « bromelias » garnis à profusion d’épines pointues qui rendaient leur contact dangereux.

Le soleil était près de se coucher, quand Richard et le Mundrucu, qui avaient poussé les recherches plus avant, revinrent avec des nouvelles peu encourageantes. Ils avaient trouvé la forêt inondée dans toutes les directions, sans un pouce de terre ferme ; et l’Indien, d’après certains signes bien connus de lui, savait qu’on n’en pouvait approcher. Le mouvement rapide du courant, qu’il avait observé plusieurs fois dans la journée, prouvait qu’il n’y avait point de terre sèche dans le voisinage. On tint conseil.

L’igaràpé se terminait à l’endroit où ils se trouvaient ; il n’y en avait pas apparence au delà. Ils n’avaient trouvé qu’une vaste étendue d’eau sans arbres, son bord le plus proche était à la limite de leur excursion de la journée, c’est-à-dire à quatre cents mètres du bout de l’igarapé. Cette étendue d’eau découverte était bordée de sommets d’arbres. Munday proposa d’aller dans cette direction.

« Pourquoi ? demanda Trevaniow. Nous ne pouvons ni traverser cette eau sans embarcation, ni construire un radeau avec ces branches vertes pleines de sève, même si nous avions les outils pour les abattre et les joindre ensemble. À quoi nous sert d’aller par là ?

— Patron, répliqua l’Indien, notre seul espoir est dans cette eau découverte.

— Mais nous en avons trouvé amplement déjà, et n’y en a-t-il pas aussi derrière nous ?

— C’est vrai, patron, mais celle qui est derrière nous ne coule pas dans la bonne direction. Souvenez-vous, maître, c’est « l’échenté. » Nous ne pourrions pas aller par là, ce serait retourner vers le lit de la rivière, où, sans bateau, nous péririons infailliblement. Le gapo ouvert que nous avons vu aujourd’hui est du côté de la terre, quoiqu’elle puisse être bien éloignée ; en le traversant, nous nous approchons toujours de la terre ferme, ce qui est bien différent.

— En le traversant ? mais comment ?

— À la nage.

— Mais vous venez de dire qu’il s’étend presque jusqu’au bord de l’horizon ; cela doit être à dix milles ou davantage.

— Sans doute, patron, c’est ce que je pense.

— Voulez-vous dire que nous pouvons nager pendant dix milles ?

— Nous avons les ceintures natatoires qui nous soutiendront au-dessus de l’eau. S’il en manque, nous pouvons nous en procurer d’autres facilement.

— Je ne comprends pas pourquoi nous traverserions cette étendue d’eau, vous dites qu’il n’y a pas de terre sèche de l’autre côté ?

— Il y en a, mais pas bien près, je suppose. C’est de ce côté que nous devons nous diriger, autrement nous ne sortirons jamais du gapo. Si nous restons, nous mourrons de faim ou nous aurons à souffrir beaucoup. Nous fouillerions la forêt pendant des mois sans trouver d’issue ; suivez mon conseil, partons dès l’aurore. »

Dans les circonstances périlleuses où on était, les rapports de Trevaniow et de son Tapuyo se trouvaient complètement changés. Maintenant ce dernier semblait de fait le vrai patron. L’ex-mineur se rendit à son avis, et le jour suivant, au matin, les aventuriers abandonnèrent le noyer du Brésil pour se diriger vers l’étendue du gapo, découverte par les explorateurs.

On se demandera de quelle manière ils procédèrent. Nager jusqu’à l’eau découverte semblait impossible, même avec des radeaux, car les troncs d’arbres épais, les ilianas tombants empêchaient de se frayer un chemin dans aucune direction. De plus, aucun signe au ciel (eût-il même été visible) n’aurait pu leur servir de guide dans l’obscurité qui régnait partout.

Ils voyagèrent comme les singes, sur le sommet des arbres, seulement leur marche fut mille fois plus laborieuse et plus lente. Enfin après bien des gymnastiques fatigantes (il fallait tour à tour sauter, grimper, descendre), ils réussirent à gagner la lisière extérieure de la forêt submergée, et arrivèrent en vue de la vaste étendue d’eau. Ce fut un soulagement pour leurs yeux las de l’obscurité sous le feuillage ombreux qui les abritait.

« Maintenant, Munday, demanda Trevaniow, la question est toujours de savoir comment vous pensez nous faire traverser cette mer.

— Mais, je vous l’ai dit, de même que pour l’igarapé.

— Impossible ! il n’y a pas moins de dix milles d’ici à l’autre côté. Les sommets des arbres là-bas sont à peine perceptibles.

— Nous avons fait presque autant de chemin en quittant le canot.

— Oui, mais nous avions la facilité de nous reposer. Si nous essayons de franchir cette grande mer, nous serons peut-être plus d’une journée dans l’eau.

— Je ne dis pas non, patron ; mais si nous n’en sortons pas d’une manière quelconque, nous pouvons rester cinq ou six mois parmi ces sommets d’arbres, sans autre nourriture que des noix et des fruits, et nous perdrons nos forces ; nous tomberons un à un dans le gapo, ou sous les dents du jacar. »

Trevaniow ne fit point d’objection devant une alternative si terrible.

Il ne fallait songer ce jour-là qu’à prendre du repos pour se préparer aux grandes fatigues du lendemain ; on s’établit donc sur l’arbre le plus moelleux que l’on pût rencontrer. Malheureusement le garde-manger ne s’était jamais trouvé si dégarni. Le dernier os des jeunes perroquets avait été rongé, il ne restait que quelques noix de sapuçaya.

Le maigre repas achevé, le Mundrucu, aidé de Richard, s’occupa de fabriquer deux autres ceintures de natation, car, pour le long voyage qu’ils avaient en perspective, l’appareil jusque-là dédaigné par eux devenait absolument nécessaire.

Pendant ce temps, Trevaniow, voulant lutter contre les sombres réflexions et distraire ses enfants, essaya de soutenir la conversation.

« Ne dirait-on pas un lac ? fit-il en montrant la vaste étendue d’eau.

— C’est une vraie lagune, ajouta le Tapuyo, seulement elle est plus pleine à cause de l’inondation.

— Comment voyez-vous cela ?

— À plus d’un signe, maître. D’abord, il n’y a pas de « campos » dans cette partie du pays, et si ce n’était pas une lagune, il en sortirait des arbres ; mais je vois un signe plus sûr là-bas, le piosoca. »

Le Mundrucu montra deux objets sombres à quelque distance, que personne, jusque-là, n’avait remarqués. Après un examen plus minutieux, on les reconnut pour des oiseaux, grands et de forme délicate, ayant quelque ressemblance avec les grues : de couleur sombre, rougeâtre sur les ailes, avec un reflet vert qui brillait aux rayons du soleil couchant. Les spectateurs remarquèrent plusieurs particularités dans leur structure, telles qu’un appendice de cuir à la base du dos, de grosses projections épineuses comme des éperons aux épaules près des ailes, des jambes longues et minces et des tarses très larges rayonnant à l’extérieur de l’os de la jambe, comme quatre étoiles étendues horizontalement sur la surface de l’eau.

Ce qui frappa les spectateurs de surprise, ce fut de voir que ces oiseaux n’étaient point posés comme s’ils nageaient ou comme s’ils étaient à flot, mais debout sur leurs jambes, les tarses et les orteils étendus sur la surface de l’eau comme sur de la glace. Et, chose plus étrange encore, pendant qu’ils les regardaient, ils les virent abandonner leur immobilité pour courir çà et là, comme sur un terrain solide.

Marchaient-ils donc sur l’eau ? On le demanda à Munday.

Non, ils avaient sous les pieds une plante aquatique, un gros lis, dont la feuille ressemblait, avec ses bords relevés, à une grande poêle à frire. La flatterie l’a désigné depuis sous le nom de « Royal Victoria ».

« C’est le « fumo piosoca, » dit Munday, continuant son explication, ainsi appelé parce qu’on pourrait le comparer au four sur lequel nous cuisons notre « cassava, » et aussi parce que, vous le voyez, c’est le perchoir favori du « piosoca. »

Par « piosoca », l’Indien voulait désigner le singulier jacana de la famille des « Petame-deidæ » dont il y a des espèces en Afrique et en Amérique.

Nos aventuriers n’aperçurent pas d’abord le Tapuyo se glissant dans l’eau et s’en allant à la nage sous les branches tombantes des arbres, mais arrivé à l’endroit où les piosocas se jouaient, ils l’entrevirent saisissant entre ses doigts nerveux les jambes délicates d’un oiseau arrêté sur la feuille de lis. Au même instant, sa femelle terrifiée s’envola en criant, tandis que le mâle restait captif sous l’étreinte du Tapuyo.

Il saisit entre ses doigts nerveux les jambes délicates d’un oiseau.

Bientôt une flamme rouge brilla entre les branches basses de l’arbre et annonça que le Tapuyo voulait ajouter un « plat » au menu restreint du souper. En effet, on ne s’endormit qu’après avoir savouré la viande du jacana rôti.

Au point du jour, nos aventuriers commencèrent leur voyage. Les plus grandes précautions avaient été prises pour assurer la solidité des appareils natatoires, car la plus petite crevasse, en admettant l’eau, pouvait amener les conséquences les plus graves. Munday les avait recouverts d’une nouvelle couche de caoutchouc, tout eu visitant les « sipos » qui les attachaient ensemble. On ne pourrait pas dire que le départ fut gai. Il paraissait clair que le Mundrucu, en conseillant l’expédition, n’était pas très rassuré sur ses résultats.

Il fut décidé que le coaïta, pouvant être un compagnon gênant, serait abandonné.

Tipperary Tom, malgré son attachement pour le singe, ou du moins malgré l’affection du singe pour lui, consentit à la séparation ; il se souvenait du risque qu’il avait couru ou d’être noyé dans le gapo, ou étranglé par la queue du « coaïta, » et il eut soin de se dérober silencieusement sous les arbres avec les premiers nageurs. Tout le monde était parti et bien loin avant que le coaïta se fût aperçu de la désertion. Lorsqu’il en eut conscience, il jeta une série de cris plaintifs, mais assez élevés pour être entendus à l’autre bout de la lagune.

Le perroquet, abandonné aussi, possédait, lui, dans ses fortes ailes, un moyen de lutter contre le sort ; ses maîtres n’avaient pas fait dix brassées, qu’il prenait sa volée pour ne s’arrêter que sur le perchoir déjà choisi par lui, la chevelure crépue du nègre.

Mozey, peu flatté de la partialité dont il était l’objet, fut néanmoins contraint de s’y soumettre.

Les nageurs prirent de l’espoir, en voyant qu’ils pouvaient avancer assez rapidement et qu’un bon mille déjà les séparait de leur gîte de la nuit. S’ils allaient toujours du même train, ils pouvaient compter arriver de l’autre côté de la lagune avant le coucher du soleil.

Mais les choses ne conservèrent pas longtemps cet aspect prospère, et un nuage ayant obscurci le front du Mundrucu, immédiatement tous les autres se rembrunirent : souvent le Tapuyo élevait la tête au-dessus de l’eau pour regarder en arrière. Trevaniow, inquiet de ces symptômes, regardait aussi pour se rendre compte de ce qu’il y avait, mais il n’apercevait rien, rien que les sommets des arbres, qui à chaque instant devenaient moins perceptibles à leur vue. Enfin il ne put rester dans le doute plus longtemps.

« Pourquoi regardez-vous toujours en arrière ? lui demanda-t-il. Y a-t-il quelque danger ? Je ne vois rien, quant à moi, si ce n’est le haut des arbres, et encore à peine en ce moment.

— Justement ; et bientôt nous les perdrons de vue, et alors… je confesse, patron, que je serai très embarrassé. Je n’avais pas pensé à cela avant de nous mettre en route.

— Ah ! je vois ce que vous voulez dire : vous vous étiez guidé jusqu’ici sur les arbres, et, quand nous les aurons perdus de vue, vous craignez de dévier.

— Oui, et alors le Grand-Esprit seul pourra nous venir en aide. »

Il y avait du chagrin dans le ton du Mundrucu. Il n’avait pas prévu la possibilité de perdre son chemin.

Par un effort désespéré, il nagea avec plus d’énergie encore, afin de s’assurer s’il pouvait décrire une ligne droite sans le secours d’aucun objet pour le guider. Après s’être avancé de deux ou trois cents mètres, il leva de nouveau la tête et regarda en arrière. Il aperçut le sommet de l’arbre sur lequel ils avaient reposé, juste en ligne directe avec lui. Cela lui prouva qu’il avait réussi dans sa tentative et lui donna l’espoir de pouvoir continuer jusqu’à la rive opposée.

Après avoir rassuré ses compagnons par quelques paroles, il les engagea à se hâter toujours sur ses traces.

Il fit plusieurs haltes à différents intervalles pour renouveler l’expérience déjà décrite, puis, au moment de la dernière, il donna différents avertissements à ses compagnons, tels que de garder leurs positions relatives l’un avec l’autre, de nager doucement pour ne pas se fatiguer et être obligés de prendre du repos, et de garder le silence.

Ses conseils furent exactement suivis. On n’entendit plus d’autre bruit que le bruissement monotone de l’eau contre les coques creuses des sapuçayas, de temps en temps interrompu par les cris de l’aigle « laracara. »

Le silence se maintint quelque temps, jusqu’à ce qu’un guariba mort vint à flotter au milieu d’eux ; personne ne fit d’abord attention au singe défunt, excepté le ouistiti porté sur les épaules du jeune Richard Trevaniow ; le petit quadrumane, en reconnaissant le cadavre d’un de ses gros parents, commença une série de caquetages et de petits cris, tremblant tout le temps comme s’il était sur le point de terminer son existence d’une manière semblable. On laissa le ouistiti articuler ses plaintes en liberté, et lui, voyant qu’on ne faisait aucune attention à lui, cessa ses bruyantes démonstrations. Le silence redevint absolu.

Une demi-heure s’était écoulée, lorsque le ouistiti, se cabrant sur ses petites pattes de derrière, auxquelles les épaules de Richard servaient de soutien, et, rejetant sa tête au-dessus de l’eau, recommença à pousser les cris dont il s’était abstenu quelque temps.

Que pouvait avoir le petit singe ?

Nos nageurs, en tournant les yeux vers l’objet qui semblait l’alarmer, aperçurent, à dix pas de lui, la carcasse d’un autre guariba. Il flottait vers eux de la même manière que celui qu’ils avaient déjà rencontré. Nos aventuriers pensèrent qu’il y avait eu des singes guaribas noyés quelque part sur le rivage de la lagune.

Le Tapuyo ne parut pas partager cet avis, et, sur son commandement, tous s’arrêtèrent subitement.

L’Indien, en passant près du guariba n° 1, avait remarqué les singularités de la carcasse, et, dès qu’il eut pu distinguer le n° 2, il vit que celui-ci était identique à l’autre. Bref, les deux singes n’étaient qu’un seul et même animal.

Il n’y avait qu’une conclusion à tirer de cette circonstance : la carcasse ne pouvait avoir changé sa course que par le revirement du vent ou le courant de l’eau ; pour expliquer cette seconde rencontre, il fallait supposer que les nageurs avaient continué dans une voie curviligne, et, après avoir tourné et retourné, se trouvaient maintenant revenir sur la route déjà parcourue.

« Pa terra ! Voilà une mauvaise chance, patron, s’écria Mundrucu, nous nous sommes égarés, nous voici revenus où nous étions il y a une demi-heure ; c’est que le Grand-Esprit le veut ainsi. Cependant nous ne pouvons rester là, il nous faut absolument aborder aux arbres.

— Cela me paraît facile, » reprit Trevaniow.

Le Mundrucu secoua la tête d’un air de doute.

Trevaniow réfléchit que jusque-là ils avaient nagé dans un cercle. Si cela arrivait de nouveau, et c’était probable, le but désiré pouvait, en effet, n’être pas facile à atteindre.

L’Indien se soulevait à chaque instant sur l’eau, comme un épagneul à la recherche d’un canard sauvage. Au désappointement qu’exprimaient ses traits, ses compagnons ne présageaient rien de bon. Ils lui virent charger le guariba mort sur ses épaules, ce qui indiquait que le Tapuyo pressentant un long voyage, se pourvoyait de nourriture. Il avait engagé ses compagnons à le suivre ; ceux-ci obéissaient, bien que le chef se fût trompé dans ses calculs : mais que faire ?

Au moins, ils étaient à l’abri du danger de couler au fond de l’eau. Les ceintures natatoires les préservaient de toute crainte à cet égard. Ils n’avaient pas non plus à redouter les souffrances de la soif, ayant amplement de boisson devant eux. Quant à la faim, ils étaient, pour quelques heures, sûrs de n’en pas souffrir, le « jacana » leur ayant fourni un déjeuner copieux, ainsi que les noix du Brésil. Mais après ?


CHAPITRE XI
Le soleil se montre. — Guidés par une ombre. — Autour du bord. — Le massaranduba. Une vache végétale. — Un souper de lait.


Il ne s’agissait plus de traverser la lagune, mais d’en sortir. Toucher terre n’importe où, était tout ce que nos aventuriers désiraient maintenant, mais la chose n’était pas facile à accomplir.

Les mouvements excentriques de leur guide au-dessus de l’eau et son air soucieux leur faisaient craindre de ne jamais revoir même la forêt submergée. Ils pouvaient continuer à nager en cercle, comme dans le tourbillon de Charybde, jusqu’à ce que l’épuisement, la fatigue les forçassent à l’inaction ; alors c’était la mort, non par l’eau, mais par la famine ; ou bien, affaiblis, incapables de se défendre, ils se verraient attaqués et vaincus, dévorés peut-être par les animaux errants qui vivent dans la lagune, ou par les oiseaux de proie. Déjà il leur semblait que les cris du curacura étaient triomphants, comme si le cruel oiseau avait deviné, pour eux, une fin tragique.

Ils supposaient qu’il devait être près de midi. Le ciel s’était chargé, depuis le matin, d’une couche de nuages d’un gris de plomb cachant le soleil ; c’est ce qui avait causé leur embarras, car le luminaire doré aurait pu leur servir de guide. Tout à coup, le temps s’éclaircit, et le front du Mundrucu aussi.

« Si le soleil continue à se montrer, tout ira bien, patron, répondit-il aux interrogations de Trevaniow. Maintenant cela ne sert à rien, mais, dans une heure d’ici, il fera de l’ombre : alors nous nagerons aussi droit qu’un « gravatana. » Ne craignez plus, patron, nous sortirons de cet embarras avant la nuit.

Ces paroles consolantes furent les bienvenues, comme on le devine.

« Mais je pense, continua-t-il, que nous pourrions aussi bien nous arrêter pour un moment jusqu’à ce que nous sachions de quel côté va le soleil. Si nous continuions maintenant, nous pourrions ne faire qu’avancer dans la mauvaise direction. »

Nos aventuriers, fatigués, n’étaient que trop disposés à adopter cet avis. Le Mundrucu fit encore un effort pour apercevoir le sommet des arbres, puis, le voyant inutile comme les autres, il se tint à son tour immobile sur l’eau.

Une heure environ s’écoula. Les nageurs, aussi parfaitement à l’aise sur leur couche liquide que s’ils reposaient sur le gazon frais d’une prairie, passèrent le temps à examiner le ciel ; car, s’il se chargeait de nouveau, leur situation devenait pire que jamais, puisqu’ils auraient perdu un temps précieux. Munday regardait le zénith dans un espoir différent : il essayait de découvrir la déclinaison du disque du soleil.

Tout à coup il pria ses compagnons de se tenir tranquilles, afin qu’il n’y eût pas de trouble sur l’eau, puis il sortit son couteau de sa poche et le tint de façon que la lame sortît verticalement au-dessus de la surface ; il le surveilla alors avec des yeux anxieux, comme ceux d’un philosophe qui épie les effets de quelque combinaison chimique.

Au bout d’un peu de temps, il eut la satisfaction de découvrir une ombre. La lame, bien balancée et retournée plusieurs fois, jetait une réflexion oblique sur l’eau, d’abord légère, mais graduellement plus allongée à mesure que l’expérience avançait. Étant enfin convaincu de pouvoir désormais distinguer l’ouest de l’est, le Tapuyo remit son couteau dans sa gaine, et, criant à ses compagnons de le suivre, il s’élança dans la direction indiquée par l’acier, c’est-à-dire vers l’est.

Il s’assurait de temps en temps qu’il ne s’écartait pas de la bonne direction en répétant l’expérience du couteau. Peu après, il n’eut plus besoin de consulter son singulier cadran solaire, ayant découvert un guide plus sûr dans les ramilles de la forêt, qui vint à surgir le long de la ligne de l’horizon.

Le soleil était près de se coucher, lorsqu’ils nagèrent parmi les branches inclinées pour grimper de nouveau dans le sommet des arbres. Sans le besoin qu’ils avaient de toucher à un port quelconque, ils eussent été bien tristes, en s’apercevant qu’ils se trouvaient juste au nid où ils avaient perché la nuit précédente.

Le guariba noyé, que Munday avait transporté du milieu de la lagune, fournit au souper. Au moment du débarquement, il arriva un incident qui mérite d’être rapporté. La bienvenue leur fut souhaitée par une série de cris et de caquetages qui ne pouvaient sortir que du gosier d’un singe coaïta, et qui exprimaient un contentement extrême. En effet, le pauvre compagnon qu’ils avaient abandonné oubliait, dans la joie de les revoir, de leur faire sentir leur ingratitude.

Découragés par le mauvais succès de leur expédition aquatique, nos aventuriers demeurèrent dans l’arbre jusque vers midi, le lendemain, cédant à une sorte de lassitude insouciante, et très voisine du découragement et du désespoir.

Cependant, à mesure que les fatigues du corps se calmaient, l’état des esprits s’améliorait, et, avant que le soleil eût atteint son méridien, ils avaient recommencé à deviser sur les dispositions à prendre pour échapper à leur situation. Risqueraient-ils une autre tentative ? Essayeraient-ils encore de traverser la lagune ? Quelles chances avaient-ils de plus que le jour précédent ? Aucune. Ils étaient tout aussi menacés de s’égarer une seconde fois, seulement ils pouvaient ne pas sortir aussi heureusement d’affaire.

Le Mundrucu s’abstenait de donner son avis ; son silence et ses regards sombres montraient qu’il était tout contristé et humilié d’avoir échoué la veille.

Pourtant personne ne songeait à lui reprocher son échec ; seulement, il faut l’avouer, la confiance de ses camarades en son jugement n’était plus aussi grande, bien qu’ils lui reconnussent toujours une supériorité. Au milieu de cette étrange mer intérieure, le Mozambique avouait lui-même n’être qu’un marin novice.

Trevaniow alors prit l’initiative et suggéra le plan à suivre. Selon, la croyance générale, la terre se trouvait de l’autre côté de la lagune. Quant à en faire le tour par le sommet des arbres, c’était hors de question, quand même les arbres eussent été continus et entrelacés l’un avec l’autre tout le long du chemin. Des singes seuls pouvaient accomplir un tel voyage, et cela eût demandé des journées, des semaines, peut-être des mois. Et comment se nourrir pendant ce temps ?

Mais s’ils ne pouvaient pas voyager sur le sommet des arbres ; qu’est-ce qui les empêchait de nager le long du bord de la forêt submergée, sous l’ombre de ses branchages, dont ils se serviraient pour se reposer et pour y dormir la nuit ?

L’idée fut unanimement trouvée excellente. L’Indien lui-même en reconnut la sagesse et la supériorité sur la sienne.

Ce plan demandait peu de préparatifs : il ne s’agissait que de se précautionner des ceintures de natation, et de redescendre dans l’eau en se guidant sur la lisière des arbres.

On se remit en route.

On se remit en route.

Ils avançaient à raison d’environ un mille à l’heure. S’ils avaient pu continuer sans interruption, ceci aurait donné dix ou douze milles à la fin de la journée ; et deux ou trois jours auraient pu les amener de l’autre côté de la lagune ; mais il fallait s’arrêter de temps en temps pour prendre du repos : ce qu’ils faisaient en s’accrochant aux branches qui pendaient au-dessus d’eux sur leur chemin.

Leurs progrès furent souvent arrêtés par la plante du piosoca, l’énorme lis aquatique déjà décrit, dont les feuilles circulaires, couchées le long de la surface de l’eau, se touchaient presque, tandis que les tiges épaisses formaient en dessous des nœuds qui rendaient très difficile aux navigateurs d’avancer. Ils trouvèrent ainsi des champs de ces lis, ayant plusieurs acres d’étendue. Plusieurs fois ils durent en faire le tour, ce qui allongea énormément leur voyage, en les forçant à décrire des cercles de plusieurs mètres ; aussi n’avaient-ils pas gagné plus de trois milles, lorsqu’il fallut songer à faire halte pour la nuit.

Ce n’était ni l’heure ni la fatigue qui leur donnaient ce conseil, mais la faim.

« J’ai faim, patron, dit le Mundrucu, il faut souper.

— Souper ! répéta Trevaniow, comment ? Je vois des arbres et beaucoup de feuilles, mais pas de fruits. Que mangerons-nous ?

— Nous avons du lait, maître, si vous ne mettez pas obstacle à ce que nous passions la nuit sur un arbre peu éloigné.

— Du lait ! s’écria Tipperary Tom. Oh ! monsieur Munday, ne tentez pas un homme par l’espoir d’une gourmandise qu’il est impossible d’obtenir ici, quand nous sommes à cent milles et bien plus de la queue d’une vache !

— Vous vous trompez, monsieur Tipperary ; il y a des vaches dans les eaux du gapo aussi bien que sur terre. Vous les avez vues vous-même, comme nous descendions la rivière.

— Vous voulez dire la vache marine ? »

L’Irlandais faisait allusion au « vacca marina » ou « manatee », le « peixe boi » des Portugais, dont plusieurs espèces habitent les eaux de l’Amazone.

« Mais sûrement, reprit l’Irlandais, ranimai glissant ne pourrait être trait, si nous en attrapions un ; et puis nous n’en prendrions pas le temps, lorsque, en retirant la peau de dessus la carcasse, nous pourrions avoir quelque chose de bien plus nourrissant sous la forme d’une tranche de viande.

— Là-bas, dit le Mundrucu en montrant le sommet des arbres, est la vache qui nous fournira du lait et du pain pour notre souper. Ne voyez-vous pas le massaranduba ? »

Tous les yeux se tournèrent dans la direction indiquée par l’Indien.

D’abord on ne vit rien de remarquable. Il n’y avait qu’une ligne de feuillage s’élevant au-dessus de l’eau et courant en avant et en arrière, aussi loin que leur vue pouvait s’étendre. Ici et là, un sommet s’élevait au-dessus des autres — quelque arbre d’une espèce différente, sans doute.

En suivant les indications de leur guide, nos aventuriers parvinrent, après avoir un peu levé la tête, à distinguer un arbre d’un aspect tout particulier, s’élevant tellement au-dessus des autres, qu’il semblait un géant au milieu de pygmées.

C’était le massaranduba de l’Amazone, un des arbres les plus remarquables qui existent même dans une forêt où tant d’espèces étranges abondent.

Les paroles du Mundrucu étaient encore un mystère pour Tipperary Tom et les autres. Comment allait-il trouver du pain et du lait ?

Trevaniow et le jeune Richard seuls savaient ce qu’il voulait dire. Ce dernier regarda, avec la plus grande joie, le sommet feuillu planant au-dessus des autres et qui promettait de leur fournir un excellent souper.

Le massaranduba est le fameux palo de vaca, ou « arbre-vache » de l’Amérique du Sud, appelé aussi arbol del leche, ou « arbre à lait. »

Il a été décrit par Humboldt, sous le nom de galaclodendron, bien que plus tard les botanistes l’aient rebaptisé de celui de brosimum.

Il appartient à l’ordre naturel des Alrocar-pods, le même — ce qui paraîtra une singulière coïncidence — qui renferme le célèbre fruit à pain. Ainsi nous avons un arbre produisant du pain et un autre du lait, intimement alliés par les affinités botaniques. Ce qui paraîtra plus étrange encore, le fameux upas de Java est un rejeton de la même famille des atrocarpods ! De même que dans une famille il y a de bons et de méchants enfants, de même il y a là des arbres produisant une nourriture et une boisson saines, et d’autres qui renferment dans leur moelle les plus dangereux poisons.

Le massaranduba n’est pas la seule espèce connue sous la dénomination de palo de vaca ou arbre-vache.

Il y a plusieurs arbres ainsi appelés, dont la moelle est d’une nature laiteuse et plus ou moins innocente. Quelques-uns produisent un lait agréable au goût et très nutritif, tel que le hya-hya (Tabernæmontana utilis) : ce dernier appartient à l’ordre des apocynæ ; il y en a un autre, celui des sapotacæ, qui est rangé aussi dans les arbres-vaches. Le massaranduba lui-même était autrefois classé dans les sapotods.

C’est un des plus énormes arbres de la forêt Amazone, ayant plus de deux cents pieds de hauteur, et dont le sommet ressemble à un dôme immense. Des blocs de cent pieds de longueur, sans une cassure, ont été souvent abattus de la souche pour être sciés en planches. Son bois est très dur et très finement granulé.

Comme beaucoup d’arbres de la forêt Amazone, il est d’habitude solitaire — c’est-à-dire par rapport à sa propre espèce — deux ou trois ou une demi-douzaine de ses semblables au plus croissant dans le parcours d’un mille.

Il est aisément reconnaissable à son écorce rougeâtre déchiquetée et fortement ridée, dont les Indiens tirent une teinture d’une sombre couleur rouge. Le fruit a environ la grosseur d’une pomme et renferme une pulpe riche et juteuse, extrêmement agréable au goût, et très appréciée de ceux qui peuvent s’en procurer. Ceci est le « pain » que le Mundrucu avait promis à ses compagnons affamés.

Mais le plus singulier et le plus important produit du massaranduba est le jus laiteux que l’on obtient en faisant une incision dans l’écorce ; alors la moelle blanche s’échappe en ruisseau que l’on recueille aussitôt dans une calebasse ou dans un vase. On dirait, à sa couleur et à son épaisseur, une belle crème, et sans son odeur légèrement balsamique, on croirait qu’elle arrive tout juste de la laiterie.

Après une courte exposition à l’air, elle se coagule et s’épaissit comme du fromage. Coupée avec de l’eau, elle ne prend pas si rapidement. Les naturels en font usage comme de lait avec leur farinha ou pain de maïs. Ils l’emploient aussi avec le thé, le chocolat et le café. Beaucoup de personnes lui donnent la préférence sur la vraie crème, à cause de son goût aromatique.

Le lait de massaranduba est très recherché sur les territoires tropicaux, espagnols et portugais, de l’Amérique du Sud.

Jamais le fréquent usage qu’on en fait dans ces pays n’a été nuisible : aussi on peut regarder la vache végétale comme une des plus singulières et des plus utiles productions de la généreuse nature.

C’était vers un arbre de cette espèce que se dirigeaient les nageurs. Ils furent quelque temps avant d’arriver sous ses larges branches. Il ne croissait pas sur la lisière de la forêt submergée, mais à deux cents yards environ dans l’intérieur.

C’était vers un arbre de cette espèce que se dirigeaient les nageurs.

Comme on pouvait s’y attendre, le tronc et les membres étaient surchargés de parasites, dont beaucoup appartenaient à l’espèce des ilianas. Les grimpeurs facilitèrent l’ascension, et bientôt nos aventuriers furent commodément installés sur les branches. Les feuilles épaisses, de forme oblongue, et tournées en haut, dont plusieurs avaient presque un pied de longueur, les préservaient des ardeurs du soleil, toujours à plusieurs degrés au-dessus de l’horizon.

Comme l’Indien l’avait présumé, l’arbre était en pleine production, et peu après, ses « pommes » réjouissaient des palais tout disposés à proclamer leur excellence, leur chair eût-elle été moins savoureuse qu’elle ne l’était en effet.

Munday ne songeait qu’à procurer à ses camarades le régal qu’il leur avait promis ; il s’occupa donc de faire une douzaine d’incisions avec son couteau dans l’écorce de l’arbre, puis il plaça sous chaque blessure une noix de sapuçaya détachée des ceintures natatoires.

On n’eut pas longtemps à attendre le résultat de ses opérations. Au bout de vingt minutes, chaque personne tenait à la main un péricarpe plein d’une crème qui ne demandait pas de sucre pour être délicieuse.

Contents d’avoir cet excellent souper, nos aventuriers ne se demandèrent point si la vache des forêts leur donnerait le lendemain à déjeuner — mais l’Indien leur apprit qu’un repas aussi réconfortant les attendait le lendemain matin.

Cette heureuse découverte du massaranduba influença heureusement les esprits des naufragés ; ils pensèrent que la Providence, venant aussi inespérément à leur secours, veillait sur eux, et leur permettrait d’échapper aux dangers de toutes sortes qu’ils avaient à redouter dans leur situation.

La conversation se ressentit de ces bonnes dispositions. On s’étendit naturellement en louanges sur l’arbre qui jouait ce soir-là le rôle de Providence.

Richard dit qu’à Para ses fruits et son lait étaient vendus par les négresses sur les marchés ; que sa moelle était employée avantageusement en guise de colle — dans les guitares, les violons, et pour raccommoder la porcelaine cassée — et que la ténacité de cette pâte résistait à n’importe quelle chaleur et quelle humidité.

Un autre fait curieux fut rapporté, c’est que la sève continue de couler longtemps après que l’arbre a été coupé, et que même les blocs reposant dans la scierie ont été vus fournissant pendant des mois entiers aux ouvriers de quoi accompagner leur café.

En d’autres mots, le massaranduba, contrairement aux vaches ordinaires, donne du lait, même longtemps après qu’il est passé à l’état de carcasse.

Le soleil, qui s’abaissait, avertit les interlocuteurs de prendre du repos. Ils se disposaient à s’étendre sur l’iliana, lorsqu’un incident, qui n’avait rien de malheureux, suspendit leurs dispositions, ainsi que celles du perroquet et du petit singe, qui s’étaient aussi réconfortés avec les fruits de l’arbre.

Le grand singe avait été oublié, même par Tipperary Tom, qui était son favori et aurait dû être son protecteur naturel.

Personne n’avait songé au coaïta, ou en tout cas ç’avait été avec un intérêt très secondaire.

Tous savaient qu’il pouvait prendre soin de sa personne lui-même, qu’il ne courait aucun danger dans une forêt submergée, mais tous furent contents, malgré l’abandon où l’on avait laissé l’animal, d’entendre ses cris non loin de là. Bientôt on le vit s’élancer sur les épaules de Tipperary Tom. Sa présence s’expliquait facilement. Pendant que les nageurs poursuivaient par longues étapes leur voyage à travers la forêt, il les suivait sans les perdre de vue sur les sommets des arbres adjacents. Il fut fêté à son retour de manière à être consolé de la séparation.


CHAPITRE XII
Est-ce un îlot ? — Rien qu’un arbre mort. — Les sterculiads. — Chassés par les tocandeiras. — Un tronc qui ne veut pas rouler. — On noie les tocandeiras.


Avant de s’endormir, les infortunés remercièrent Celui qui les avait protégés, et le lendemain, après avoir revêtu les appareils natatoires, ils se remirent en route.

Comme le jour précédent, leur marche fut embarrassée par les racines du piosoca ; et, à midi, malgré leurs efforts, ils avaient à peine avancé de trois milles — à ce qu’ils pouvaient en juger eux-mêmes en regardant derrière eux ; car l’immense massaranduba s’apercevait encore parfaitement. Ils ne l’avaient pas même perdu de vue, lorsqu’au coucher du soleil, au bout de dix milles environ, ils s’arrêtèrent enfin.

Celte fois, aucune place de repos devant eux ou autour d’eux. Les arbres, serrés les uns contre les autres, n’offraient ni entrelacements de branches, ni gros rameaux horizontaux pour qu’ils pussent se coucher ou se percher.

Ils se virent menacés de passer la nuit sur l’eau !

La situation devenait grave. Le guide le savait. Rester dans l’eau pendant la nuit, même dans les tropiques, devait avoir de sérieuses conséquences — peut-être fatales ! Il fallait à tout prix s’installer dans les sommets des arbres.

On y parvint, mais non sans de grandes difficultés.

L’escalade fut extrêmement laborieuse, et nos aventuriers, après cela, ne trouvèrent que des branches assez minces sur lesquelles ils durent s’accrocher comme ils purent, à condition de ne point se laisser aller à un repos absolu, car le moindre oubli pouvait occasionner une chute.

Enfin leur supplice cessa avec l’aurore. Ils se remirent en route, mais plus lentement que jamais ; car, à mesure que leurs forces diminuaient, les embarras causés par les plantes aquatiques semblaient augmenter. — La lagune, ou plutôt ses bords, étaient maintenant complètement encombrés de racines et de feuillages. Qu’on songe qu’avec cela ils n’avaient pas soupé la veille, et que leurs estomacs en marquaient un terrible mécontentement.

Une distraction apporta un instant de trêve à leurs misères. Ils virent quelque chose d’étrange sur l’eau, à la distance à peu près d’un quart de mille. Cela paraissait avoir environ douze yards de longueur, et s’élevait de presque six-pieds au-dessus de la surface de l’eau. Cet objet était de couleur brune et ressemblait assez à un banc de boue sèche, avec de gros pieux s’élevant à la surface. Était-ce un banc ou un espace de terre sèche ? Les cœurs des nageurs sautèrent dans leurs poitrines, à cette pensée née de leurs désirs ; mais alors ce ne pouvait être qu’un îlot, puisqu’il y avait de l’eau tout autour. N’importe, c’était de la terre, et si petit que fut le refuge, il leur promettait une nuit de repos, meilleure que toutes les nuits écoulées depuis la perte du galatea. Enfin, l’apparence d’un îlot était une sorte de preuve que la terre ferme n’était plus très éloignée.

La forme sombre semblait assez rapprochée, mais Munday s’étant soulevé sur l’eau, leur apprit qu’elle était encore à une grande distance.

Malgré cela, les nageurs se dirigèrent, avec un redoublement d’efforts, vers ce morceau brun que leurs yeux ne quittaient plus, et qu’appelaient toutes leurs espérances.

Tout à coup, ce qu’ils avaient supposé être des pieux disparut de la terre supposée, et prit la forme d’oiseaux — d’oiseaux au sombre plumage, qui, après avoir étendu leurs larges ailes triangulaires, planaient maintenant au-dessus de leurs têtes, avec des cris qui proclamaient leur étonnement. La présence des oiseaux ne démentait nullement l’idée de l’îlot. Au contraire.

Ce ne fut que lorsque les nageurs se trouvèrent à cent yards de l’objet brun que son véritable caractère se déclara.

« Pa terra ! cria l’Indien d’une voix sonore et triste — ni îlot, ni banc, ni terre d’aucune espèce — seulement du bois mort !

— Que voulez-vous dire ? demanda Trevaniow.

— Je dis, maître, que c’est la carcasse d’un vieux monguba, depuis longtemps dépouillé de ses membres, et qui a été porté ici sur le courant du gapo. Ne voyez-vous pas ses larges épaules au-dessus de l’eau ? »

L’ex-mineur était aussi mystifié par cette réponse que les autres. Richard seul comprenait.

« C’est le tronc d’un arbre mort, oncle, dit-il, d’un arbre à coton ou monguba, comme l’appelle Munday. Je le vois à sa façon de flotter sur l’eau. Il paraît fortement amarré par les tiges des piosocas. »

Cette explication fut interrompue par une exclamation de l’Indien dont la physionomie prit tout à coup une expression de joie.

« Santo Dios ! s’écria-t-il, en s’élançant hors de l’eau, le Mundrucu doit être fou, patron. Où a-t-il la tête ? Elle est allée au fond du gapo avec le galatea !

— Sainte Vierge ! Pourquoi ? demanda Tipperary Tom, dont le visage s’épanouit devant le joyeux air de l’Indien. Voit-il la terre sèche ?

— Qu’est-ce qu’il y a, Munday ? demanda Trevaniow. Pourquoi dites-vous que vous êtes fou ?

— Quand je pense, patron, que j’ai été assez stupide pour regretter que nous soyons arrivés devant un arbre mort ! — Un grand monguba — assez gros pour faire une montaria, une igarité, un galatea, si vous l’aimez mieux, enfin un grand canot qui nous emportera tous. — Que le Grand-Esprit soit remercié, nous sommes sauvés ! »

Les paroles du Tapuyo furent aussitôt comprises. Une acclamation générale y répondit.

« C’est vrai ! s’écria Trevaniow, c’est justement ce que nous cherchions. Ce gros monguba nous servira parfaitement pour un radeau. Dieu soit loué ! J’espère maintenant revoir la vieille Angleterre ! »

Et bientôt les nageurs eurent commencé l’escalade du tronc flottant. Ils furent aussi heureux qu’ils pouvaient l’espérer dans leurs tentatives d’abordage. Cependant elles ne furent pas sans difficulté ; ils glissèrent plus d’une fois à cause de leurs ceintures natatoires. L’énorme bloc s’élevait de six pieds au-dessus de la surface de l’eau, ce qui rendait l’ascension laborieuse. Une fois installés sur le tronc, les aventuriers se mirent à l’examiner. C’était le fameux bombax des forêts tropicales de l’Amérique.

Il est connu comme appartenant à l’ordre des sterculiads, parmi lesquels on compte plusieurs genres de géants végétaux, tels que le baobab d’Afrique, dont le tronc a quatre-vingt-dix pieds de circonférence ; le singulier manita du Mexique ; le cotonnier de l’Inde, et la fameux tragacanth de Sierra Leone (arbre à gomme).

Les cotonniers de l’Amérique tropicale sont de plusieurs espèces. On les appelle arbres à soie à cause de la laine à grosses soies entourant leurs graines contenues dans des capsules qui ressemblent à celles de la vraie plante à coton (gossypium). Ils sont remarquables par leur taille énorme et pour plusieurs propriétés utiles. Ainsi le bombax monguba de la forêt Amazone a celle de fournir à la construction des igarités (canots). Un simple tronc suffit pour un radeau de vingt tonnes de sucre, et peut porter en outre tout un équipage de Tapuyos. La légèreté de son bois (propriété exclusive aux sterculiads) le rend propre à ce service. Il y en a une espèce, le ochroma des Indes occidentales, assez légère pour qu’on l’ait substituée au liège et dont on se sert pour faire des bouchons.

La soie, ou coton, extraite des cosses, bien que d’une excellente qualité en apparence, ne peut malheureusement être bien travaillée par la fabrication. Elle manque de résistance et ne fournit pas un seul fil sur lequel on puisse compter. On l’emploie généralement pour rembourrer les matelas et les meubles, canapés, fauteuils, etc. Les Indiens de l’Amazone s’en servent souvent pour bourrer leurs fusils.

Une particularité du monguba, commune à d’autres sterculiads, est son habitude d’avoir des « boutées ».

Il est vrai que plusieurs autres partagent cette excentricité, mais pas à un si grand degré. Quelques cotonniers ont des excroissances énormes à leurs troncs, sortes de planches minces, ligneuses, couvertes d’écorce comme le tronc lui-même, et renfermant entre deux boutées un espace que l’on pourrait comparer à une stalle d’écurie. Souvent ces cloisons s’étendent le long de la souche jusqu’à une longueur de cinquante pieds.

Le « cotonnier à laine » (populus angulata) et le cyprès du Mississipi (toxodium distichum) offrent aussi cette singularité.

Malgré leur inutilité commerciale, il y a peu d’arbres des forets de l’Amérique du Sud plus intéressants que le monguba. L’énorme grandeur du tronc, les excroissances étranges qui en sortent, l’écorce d’un gris vert, l’immense hauteur des branches, fournies d’un luxuriant amas de feuilles verdoyantes, le rendent remarquable, même dans ce royaume végétal où abondent les types les plus singuliers et les plus variés.

C’était sur le tronc d’un géant de cette espèce, depuis longtemps dépouillé de ses feuilles, et même de ses branches, que les nageurs fatigués avaient trouvé enfin un lieu de repos.

Jamais cependant voyageurs ne déménagèrent plus vite de chez une hôtesse inhospitalière que Trevaniow et ses compagnons de la souche flottante sur laquelle ils venaient de s’installer.

Pour quelle raison abandonnaient-ils un refuge qu’ils avaient été si heureux de rencontrer, comme s’ils l’avaient trouvé occupé par une bande de terribles boucaniers ? Un insecte pas plus gros qu’une fourmi était cause de cette fuite précipitée.

À peine s’étaient-ils établis sur le tronc flottant, qu’ils se mirent à examiner leur nouveau gîte. Trevaniow voulait savoir s’il était possible de le convertir en une embarcation navigable, soit avec des voiles — entreprise difficile — soit avec des rames, prétention plus réalisable.

« Les tocandeiras ! les tocandeiras ! » s’écria tout à coup l’Indien d’une voix qui exprimait la frayeur ; et aussitôt tous ses compagnons semblèrent en proie au même sentiment. Ils regardèrent dans la direction où s’était portée l’attention de leur guide, et s’aperçurent qu’à l’autre extrémité de l’arbre, dans une espèce de creux entre les deux grandes boutées, l’écorce avait soudain changé d’aspect. Elle était devenue d’un rouge sanguin, et semblait toute frémissante.

« Les tocandeiras ! répéta Munday en désignant cet endroit de l’écorce.

— Voulez-vous parler, demanda Trevaniow, de ces petits insectes rouges qui rampent sur cette souche ?

— Oui. Les connaissez-vous, patron ?

— Ce sont des espèces de fourmis !

— Pa terra ! patron ! Ce sont les fameuses fourmis à feu. Nous les avons troublées dans leur sommeil. Notre poids a fait enfoncer le monguba dans l’eau, et l’eau est entrée dans leur malocca. Cela les a fait sortir, et maintenant elles sont aussi méchantes et aussi dangereuses que des jaguars. Santo Dios ! Il faut nous mettre hors de leur atteinte, ou dans dix minutes il n’y aura plus un pouce de peau sur nos corps qui soit sans morsure.

— C’est vrai, oncle, dit le jeune Richard, Munday n’exagère point. Si ces pernicieuses bêtes se jettent sur nous — et cela arrivera si nous ne fuyons pas, — elles nous suceront jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il nous faut sauter dans l’eau. »

À l’air dont il parlait, on sentait qu’il n’y avait point d’exagération ; les insectes continuaient leur marche vers le côté de la souche occupé par les aventuriers, formant une large et menaçante phalange.

Heureusement, les hommes étaient encore pourvus de leurs ceintures natatoires ; et bientôt tous se replongèrent au milieu des larges feuilles des lis d’eau.

Une fois dans l’eau, la question fut de savoir ce qu’on ferait ensuite. Cependant on ne songea pas un moment à abandonner l’embarcation providentielle que les insectes rendaient dangereuse pour le moment. Munday assurait que les fourmis à feu ne les suivraient point dans l’eau. Les aventuriers ne s’éloignèrent donc que de quelques pieds du tronc si mal hanté, et, s’appuyant sur leurs appareils natatoires, ils firent halte pour examiner la situation.

Il s’agissait de prendre possession de la souche, et d’en chasser les insectes, qui fourmillaient sur son écorce en colonnes serrées, comme des soldats allant livrer bataille.

Munday réfléchissait profondément.

« Comment nous en débarrasser ? » demanda Trevaniow.

L’Indien hésitait à répondre ; il se souvenait de l’école qu’il avait faite lors de la traversée de la lagune.

« Ne pouvons-nous rassembler quelques feuilles sèches et allumer une flambée qui consumera jusqu’au dernier rejeton de ces maudits insectes ? dit Tipperary Tom.

— Vous n’y songez pas, Tom ; quand même vous pourriez faire le feu en question, quelle eu serait la conséquence ? Le tronc brûlerait avec les fourmis, et alors, quel avantage en retirerions-nous ?

— Eh bien ! si vous pensez que le feu ne puisse faire notre affaire, que dites-vous de l’eau ? Il nous faut essayer de les noyer ; Munday assure qu’elles ne peuvent pas nager, et alors, bien sur, elles iront au fond de l’eau.

— Mais comment les noyer ? reprit Trevaniow.

— Rien de plus aisé. Nous n’avons qu’à faire rouler le tronc et à le mettre sens dessus dessous. »

Les nageurs, trouvant l’idée assez rationnelle, s’avancèrent, et se mirent en devoir de tourner le bloc de bois.

Mais leur tentative ne fut pas heureuse, en partie à cause de l’énorme poids de l’arbre mort, imprégné encore d’une forte quantité d’eau, et en partie à cause des grosses boutées, agissant comme aiguilles de carène. Ils ne purent que faire tourner la onzième partie de sa circonférence. Les mains et les épaules se mirent à l’œuvre, et répétèrent plusieurs fois leurs efforts. À chaque nouvel essai, le tronc paraissait devoir s’incliner davantage, puis il reprenait son ancienne pose.

L’entreprise semblait définitivement impossible et ils allaient discontinuer leurs efforts, quand un cri leur conseilla de ne pas tarder d’une seconde. Il était poussé par Tipperary Tom, qui s’éloignait précipitamment du tronc, comme si un danger des plus effrayants venait de surgir tout à coup. Et il y avait plus que de la frayeur dans ce cri, on y sentait la douleur.

Mais à peine commençaient-ils à accabler leur camarade de questions, que tous poussaient des exclamations semblables, chacun jugeant, au même instant, sur lui-même quelle était la cause de la douleur de Tipperary Tom. Pendant qu’on essayait d’incliner le bloc de bois, quelques vingtaine, de fourmis s’en étaient détachées, et fondant au milieu des nageurs, avaient préféré s’accrocher à leur peau que de s’enfoncer sous l’eau. Au lieu de témoigner leur gratitude pour ce répit temporaire à la fin tragique qui les menaçait, les misérables insectes enfoncèrent leurs serres empoisonnées dans la chair des intrus, comme s’ils voulaient se venger d’eux.

Du coté des nageurs, il y eut une grande confusion ; ils se dispersèrent d’un côté et d’autre, plongeant dans l’eau à plusieurs reprises avec fureur ; enfin, au bout de quelques minutes, où les ongles déchirèrent la peau, leur attention se dirigea de nouveau vers le monguba, avec la volonté bien arrêtée d’en chasser leurs ennemis.

Pendant quelque temps, les esprits furent justement préoccupés des moyens à prendre pour expulser les tocandeiras de la citadelle flottante dont ils s’étaient emparés. Enfin ils convinrent de nager vers la lisière de la forêt et d’y délibérer, après avoir établi leur demeure sur quelque branche.

Comme les arbres ne se trouvaient pas fort éloignés, ce plan ne présentait aucun inconvénient.

Tipperary Tom fut encore le premier à suggérer son idée.

« Si nous ne pouvons les renvoyer de la bûche, au moins pouvons-nous les noyer dessus. Sûrement, c’est possible, maître ?

— Vous voulez dire qu’on peut leur jeter de l’eau, et ainsi les entraîner au fond ? demanda Richard.

— Oui, maître.

— L’idée n’est pas mauvaise ; nous pouvons en essayer. À l’ouvrage ! Entourons le tronc de tous les côtés. Vous, Rosa, enfant, tenez-vous ici. Trois de nous iront de l’autre côté, trois resteront ici, et dès que nous serons en place, commençons tous ensemble l’attaque. »

La sombre couleur qui avait caractérisé le tronc lorsqu’on l’avait aperçu pour la première fois était maintenant devenu d’un rouge foncé. On aurait dit que des ruisseaux de sang coulaient en sens divers sur le bois,

À un mot de Trevaniow, les six assaillants commencèrent à battre l’eau avec les paumes de leurs mains, jusqu’à ce que le tronc en fût inondé. L’eau retombait en pluie sur le bois, envoyant tout autour d’eux une écume blanche, comme celle que produisent les torrents. Les tocandeiras ne purent résister à une telle avalanche, et bientôt ils se virent balayés de leur asile du manguba.

L’eau retombait en pluie sur le bois.

Les assaillants, voyant leur succès, s’en réjouirent nécessairement ; les cris de triomphe de Tippcray Tom résonnaient plus haut que ceux des autres, fier qu’il ôtait d’avoir suggéré une ingénieuse idée. Il reçut d’ailleurs les félicitations de ses camarades.


CHAPITRE XIII
Cinq hommes pris de fièvre. — Le festival des tocandeiras. — Encore les fourmis. — Le talmandua — Le talmandua surpris. — Les grives à fourmis.


Au moment où les congratulations s’échangeaient, la voix de Tipperary Tom tout à coup devint plaintive comme celle d’un homme assailli par une sensation désagréable.

L’Irlandais avait été piqué par les tocandeiras ! Une cinquantaine de ces insectes s’étaient attachés à sa peau ; mais ses camarades étaient trop occupés d’eux-mêmes pour songer à le plaindre, envahis qu’ils étaient aussi par les cruelles fourmis. Les mains cessèrent aussitôt de battre l’eau, chacun ne songeant plus qu’à nager hors de l’endroit dangereux, et ils s’éloignèrent, emportant la petite Rosita, aussi loin qu’ils purent, vers les sommets des arbres.

Ils choisirent un arbre qui pût être aisément escaladé, et s’assirent parmi ses branches aussi confortablement que possible.

La position qu’ils avaient choisie ne pouvait être que temporaire ; un repos, pendant lequel ils réfléchiraient aux moyens de chasser leurs ennemis.

Mais, en s’apercevant que le soleil était déjà près de se coucher, ils résolurent de passer toute la nuit sur l’arbre : l’entrelacement de sipos et déplantés parasites offrait, après tout, des hamacs supportables ; il était heureux qu’ils eussent trouvé ce refuge, et aussi que Munday, moins maltraité que les autres par les cruels insectes, put préparer « leurs lits ». Vingt minutes après leur ascension, nos aventuriers, à l’exception de Munday et de Rosa, étaient en proie à une véritable fièvre.

Les blessures infligées par les fourmis à feu sont cruelles, leurs morsures ressemblent à celles du scorpion. Ce ne fut que lorsqu’une fraîche brise eût soufflé sur la lagune, et après plusieurs heures, que les souffrances des blessés se calmèrent. Étendus sur leur couche aérienne, ils écoutèrent les récits de Munday sur les singulières coutumes de sa tribu, connues sous le nom de « fêtes des tocandeiras. »

Quand un jeune homme de la nation Mundrucu, ou de sa parente, la tribu Maheïe, a atteint l’âge de virilité, il se soumet généralement à une épreuve que l’on pourrait qualifier « d’épreuve du feu », surtout lorsque le jeune homme se destine à devenir un guerrier ou à occuper un poste distingué dans la tribu.

Celle épreuve est volontaire, mais le jeune Mundrucu qui ne s’y soumettrait pas se vouerait à une existence sinon déshonorée, du moins sans gloire, et, s’il n’était pas précisément méprisé des filles de la malocca, il devrait, certainement, perdre l’espoir de captiver leurs cœurs.

Il est connu de mes jeunes lecteurs qu’une coutume en usage parmi plusieurs tribus des Indiens du nord de l’Amérique, est celle qui soumet leurs jeunes hommes aspirant au titre de « braves » à des épreuves de courage et d’insensibilité telles qu’elles sembleraient incroyables à ceux qui ne connaissent pas le caractère indien.

Voici l’épreuve en usage chez les Mundrucus, d’après les détails donnés par Munday.

Lorsqu’un jeune homme se déclare prêt à « mettre les gants », on lui en prépare une paire. Ils sont faits de l’écorce d’une espèce de palmier, et ne sont autre chose d’ailleurs qu’une sorte de long cylindre creux, fermé à l’un des bouts, et assez large pour admettre la main et le bras jusqu’à l’épaule.

Avant d’être passés par le patient, ces gants sont à moitié remplis de fourmis de l’espèce la plus venimeuse et la plus cruelle, principalement des tocandeiras, d’où la cérémonie tire son nom.

Ainsi accoutré et accompagné d’une foule jouant de trompettes, tambours, et autres instruments musicaux en usage parmi les Indiens, le candidat à la dignité d’homme doit faire le tour de la malocca ou village, en se présentant devant chaque hutte et en dansant une gigue à chaque halte. Pendant tout ce temps, il doit afficher la plus grande joie, chanter les choses les plus gaies, et assez haut pour dominer le bruit des instruments de musique et les cris de la foule qui le suit.

Celui qui refuse de se soumettre à cette épreuve, ou qui montre des signes de faiblesse est un homme perdu. Il est condamné pour toujours au mépris de sa tribu, et pas une fille ne consentirait à en faire son fiancé ; sa famille se regarderait aussi comme déshonorée.

Stimulé par ces pensées, le jeune homme tente l’épreuve, tandis que ses amis et ses parents l’encouragent de leurs cris.

Il passe ses mains dans les terribles gantelets, où elles doivent rester emprisonnées jusqu’à la fin de la cérémonie. Il souffre cruellement, ses mains et ses poignets brûlent comme s’ils étaient la proie du feu. Le poison des insectes entre dans ses veines, ses yeux sont enflammés, la sueur perle sur sa peau, sa poitrine est haletante, ses lèvres deviennent blanches, et il ne doit pas laisser échapper une plainte, une marque de souffrance ; sans cela, honte à lui ! il ne sera jamais un brave, il ne sera pas digne de combattre pour sa tribu.

Enfin il est debout, en présence du « tuchao » assis pour le recevoir.

La cérémonie est répétée devant le chef avec une nouvelle vigueur. Les chants de l’initié s’élèvent plus bruyants que jamais, jusqu’à ce qu’ils cessent par manque de force.

Alors les gantelets sont ôtés, et il tombe dans les bras de ses amis. Il est ensuite entouré par les jeunes filles de la tribu qui le comblent de félicitations.

Ses souffrances l’empêchent d’apprécier leurs gracieusetés ; il se précipite vers la rivière, où il plonge son corps enfiévré. Après être resté suffisamment dans l’eau pour se rafraîchir et calmer ses blessures, il se rend de nouveau à la malocca, où il reçoit de nouvelles marques d’estime.

Il s’est montré digne de passer parmi les guerriers ; il peut dorénavant aspirer à la main d’une fille mundrucu, et à la gloire d’augmenter le nombre des hideux trophées qui ornent la salle de conseil de la tribu, et qui ont fait décerner à ces Indiens le surnom distinctif de decapitadores : décapiteurs.

La conversation continua entre les naufragés non seulement sur les tocandeiras, mais encore sur les différentes espèces de fourmis que l’on rencontre dans les forêts et les campos de la vallée de l’Amazone.

Le vieux Mundrucu en connaissait une vingtaine d’espèces, différant toutes les unes des autres, autant par la forme, la couleur et les signes particuliers que par les habitudes. L’entomologiste qui voudrait faire une étude sur la famille des fourmis serait servi à souhait dans la forêt Amazone. Les unes habitent sur la terre, les autres dessous ; une troisième espèce, presque aérienne, bâtit ses nids parmi les branches les plus élevées. Elles sont aussi variées dans leur nourriture, il y a des carnivores et des herbivores.

De toutes les espèces de fourmis de l’Amérique du Sud, pas une ne surprend peut-être l’étranger plus que le saüba. En passant dans une partie de forêt, ou de terre labourée, le voyageur traverse toute une surface jonchée de feuilles vertes ayant à peu près la grandeur d’une pièce de deux sous, toutes en mouvement.

En examinant ces feuilles de plus près, il découvrira que chacune est portée sur les épaules d’un petit insecte beaucoup moins gros que son fardeau. En continuant sa marche, il arrivera à un arbre où des milliers d’insectes sont à l’ouvrage, coupant les feuilles en morceaux de la grandeur convenable, qu’ils jettent ensuite à des milliers d’autres insectes qui s’en saisissent et les emportent. Un examen attentif lui montrera ensuite que cette besogne est faite dans un ordre systématique.

Les feuilles ainsi transportées ne sont point destinées à servir de nourriture, mais seulement à faire du chaume pour couvrir les galeries et les passages à travers lesquels passe une multitude de ces innombrables insectes. En continuant son excursion, l’observateur rencontrera des fourmis différant essentiellement des saübas, comme sont les écitons, ou « fourrageurs », qui au lieu de se contenter de la luxuriante végétation des tropiques, se nourrissent sur les colonies de leur propre genre.

Le géant de l’espèce est l’éciton arpax, qui poursuit d’habitude les simples fourmis.

L’Indien qui rencontre deux larges colonnes de ces insectes les signale à ses compagnons en leur criant : Tanôca ! Pas une espèce ne paraissait si intéressante au Mundrucu que celle qu’on nomme « tocandeira ». Il avait porté les fameuses mitaines, et elles semblaient lui avoir laissé de profonds souvenirs.

Nos voyageurs se réveillèrent au point du jour, et, après s’être rafraîchis avec un peu de fromage, qui n’était autre que le lait coagulé du massaranduba conservé dans des cosses de sapuçaya, ils tournèrent de nouveau leur attention sur le tronc flottant.

À leur grande surprise, ils ne le retrouvèrent plus où ils l’avaient laissé.

Lorsque le brouillard qui planait sur l’eau se fut dissipé sous les premiers rayons de soleil, la lagune se trouva suffisamment éclairée pour permettre de distinguer un sombre objet, aussi large que la tête d’un homme, à une distance d’environ un mille. Le monguba avait été laissé à peine à une centaine de mètres de leur gîte de la nuit. Où était-il maintenant ?

« Là-bas ! dit Munday en réplique à la question que tous faisaient en même temps. Plus loin, là-bas, le bois mort, dans les arbres. Vous le voyez, patron ?

— Oh ! s’écria Trevaniow, certainement ; mais comment la bûche a-t-elle pu aller là-bas ?

— C’est peut-être le courant qui l’a emportée, remarqua Richard.

— Non, maître, reprit le Tapuyo. Il n’y a pas de courant ; seulement, en battant l’eau, nous avons dérangé le bois mort de son amarre parmi les piosocas, il y a eu un peu de brise cette nuit, et c’est ce qui l’a amené là. Il est maintenant à l’ancre contre l’arbre. Je ne serais pas étonné si les fourmis essayaient de déguerpir et profitaient des branches qui s’étendent au-dessus de leur établissement.

— Pourquoi pensez-vous cela ?

— Parce que le monguba mort n’est pas leur maison naturelle, ni le gapo leur demeure habituelle. Les tocandeiras appartiennent à la terre ferme, et je ne puis m’expliquer leur présence là que d’une seule manière : elles devaient avoir leur malocca dans le creux de la souche quand elle reposait sur la terre ferme ; l’échenté l’a mise à flot, et le flux du courant les a emportées ainsi loin de leur pays. Il y a d’autres espèces de fourmis qui habitent sur le gapo parmi les arbres, mais ce ne sont pas les tocandeiras. »

En regardant du côté du bois flottant, nos aventuriers virent que les tocandeiras l’occupaient toujours. Ils se mouvaient sur sa surface, dans leur uniforme rouge, et paraissaient aussi émus que lorsque les nageurs avaient envahi leur territoire.

Le Tapuyo découvrit bientôt les causes de l’agitation des insectes, agitation qui, selon toute probabilité, avait duré toute la nuit. La souche, bien que très rapprochée du tronc de l’arbre vivant, ne se trouvait pas en juxtaposition avec lui, quelque chose les séparait. Il y avait entre eux un espace de plusieurs pieds, et, comme quelques-unes des branches ne descendaient qu’à peine jusqu’au bois mort, il était impossible aux insectes de se transporter jusqu’à l’arbre sans voler ou sans plonger dans l’eau : alternatives qui n’étaient ni l’une ni l’autre en leur pouvoir. Ils désiraient évidemment opérer le changement de domicile qui devait les mettre à l’abri des vagues et des flots.

Nos aventuriers continuèrent à surveiller ce spectacle, dans l’espoir que les innombrables hôtes rouges du bois mort, ayant trouvé quelque moyen pour effectuer leur départ, les en laisseraient enfin seuls et libres possesseurs.

Tout à coup les spectateurs remarquèrent un mouvement entre les branches de l’arbre, où ils espéraient voir les tocandeiras prendre refuge, et, presque aussitôt, une singulière créature fit son apparition.

C’était un quadrupède de la taille d’un chat mais d’une forme sui generis. Son corps long et cylindrique se terminait postérieurement par une queue en trompette, effilée au bout. La partie antérieure était ornée d’une tète plate et basse, se prolongeant en un museau mince et pointu.

Les yeux étaient si petits qu’à peine les distinguait-on. La bouche ressemblait plutôt à un orifice rond qu’à la fermeture d’une paire de mâchoires.

Cet animal avait une espèce de fourrure soyeuse, légèrement crispée, de manière à lui donner un aspect laineux. Cette fourrure, couleur de paille, était d’une teinte marron foncé sur les épaules et le long du dos. La queue bouclée offrait un mélange de deux couleurs. « Un talmandua ! s’écria Munday.

— Qu’est-ce que cela ? demanda le patron.

— Le mangeur de fourmis, répondit l’Indien ; l’espèce que vous voyez est la petite, celle qui vit parmi les branches, et voyage d’arbre en arbre à la recherche de miel, d’abeilles, de guêpes et de vers. Ah ! continua le Tapuyo qui parut subitement inspiré d’une nouvelle idée, à quoi ai-je pensé ! Je croyais que les tocandeiras désiraient grimper après l’arbre ? Il n’est pas du tout question de cela ! tout au contraire… c’est la vue du talmandua qui cause leur agitation. Et voyez, l’animal se prépare à fondre sur eux. »

En effet, le talmandua effectuait une descente parmi les branches, s’aidant tantôt de ses griffes, tantôt de sa queue.

Une fois sur le bois mort, il resta immobile à plat ventre ; puis il commença à lécher les tocandeiras qui fourmillaient par milliers autour de sa langue effilée. Pendant près de dix minutes, le talmandua continua ce manège, et des milliers d’insectes disparurent dans l’orifice qui lui servait de bouche. Enfin, l’animal parut rassasié, bientôt il n’étendit plus sa langue qu’à de longs intervalles, lorsque sa gourmandise paraissait de nouveau tentée par quelque groupe de tocandeiras plus gras que les autres ; puis il cessa tout à fait son exercice, et, prenant son élan, il sauta de nouveau parmi les branches de l’arbre, choisit la plus élevée et s’y installa. Alors, enroulant deux ou trois fois sa queue au tour de son corps et cachant son museau dans la longue fourrure de sa poitrine, il donna le spectacle d’un talmandua profondément endormi.

Probablement, avant de se laisser aller aux douceurs du repos, le talmandua s’était bien assuré que les tocandeiras ne pourraient lui échapper. En effet, le seul refuge étant l’eau, ils n’auraient fui un danger que pour tomber dans un autre. Il se trompait.

Le proverbe : « Il y a loin entre la coupe et les lèvres, » se trouve aussi vrai pour les ours à fourmis que pour les hommes. Lorsque l’animal, se réveillant après un somme de dix minutes, regarda le bois mort pour s’assurer que son garde-manger était toujours plein, il ne fut pas peu étonné de ne pas apercevoir un seul tocandeira ! La surprise du lecteur sera peut-être aussi grande, surtout en apprenant que les insectes ne s’étaient pas réfugiés dans leur domicile, dans le creux de la bûche, lequel était maintenant plein d’eau, et qu’ils n’avaient pas davantage grimpé dans l’arbre voisin dont ils restaient toujours séparés par une traversée infranchissable pour eux.

Quand ils avaient été abandonnés par le talmandua, ils fourmillaient encore par myriades innombrables. La rafle faite par la langue de leur ennemi marquait à peine sur leur nombre prodigieux, et ils circulaient en apparence aussi serrés et nombreux qu’auparavant ; maintenant le monguba, débarrassé de ses hôtes rouges, était revenu à sa couleur primitive.

À peine quelques centaines de tocandeiras rampaient-ils sur le tronc de l’arbre ; à leur aspeet effaré, on jugeait qu’ils devaient être échappés de quelque immense désastre.

La cause de la disparition des tocandeiras mérite un chapitre à part.

Le mangeur de fourmis dormait à peine depuis quelques secondes, lorsque Munday aperçut un petit oiseau à peu près de la taille d’un sansonnet, qui voletait parmi les branches des arbres. Il n’y avait là rien d’extraordinaire. L’oiseau ressemblait à un lanier ou à un gobe-mouches, et était, comme eux, d’un sombre plumage gris foncé teinté de bleu.

Comme nous l’avons déjà dit, il voletait parmi les branches de l’arbre, tout en piaulant avec une animation extraordinaire. On demanda une explication à Munday.

« C’est une grive à fourmis, dit-il ; si elle pouvait apercevoir le nid qui fourmille sur la bûche… Ah ! s’écria-t-il joyeusement, évidemment frappé de quelque pensée agréable, voilà l’ami qui nous débarrassera des tocandeiras. Je vous promets, patron, que, si l’oiseau mangeur de fourmis aperçoit cette masse rouge, elle aura disparu en moins de vingt minutes. Puisse le Grand-Esprit diriger les regards de l’oiseau ! »

Les naufragés continuèrent de surveiller ses manœuvres, tout en se tenant tranquilles, ainsi que le Mundrucu le leur avait recommandé.

Tout à coup la grive donna de grands signes d’inquiétude et changea de tactique : un cri aigu témoigna de sa surprise ; elle venait de voir le talmandua faisant sa sieste, et sans doute la présence de cet animal lui révélait celle des insectes.

Presque aussitôt, l’oiseau commença à chercher dans toutes les directions la proie pressentie. Un second cri annonça qu’il l’avait découverte, et, en même temps, signalait sa trouvaille, car il y eut une centaine d’échos, et bientôt un bruissement d’ailes considérable fut la preuve que l’appel avait été compris.

En moins de dix minutes, une légion de grives à fourmis eut débarrassé le tronc mort, qu’elles abandonnèrent ensuite pour s’envoler à la recherche d’un nouvel essaim.


CHAPITRE XIV
La chasse au talmandua. — Le juarouâ. — Une vache-poisson. — La lance de pashiuba.


Si le talmandua avait été surpris par la disparition des tocandeiras, il ne le fut pas moins en apercevant une créature ayant dix fois sa taille, arriver par le sommet des arbres vers celui sur lequel il avait pris sa sieste. Cette créature avait la sombre couleur du bronze, un corps long et élevé, une paire de jambes encore plus longues, des bras longs aussi, et une tête ronde avec des cheveux noirs tombant sur les épaules.

Le mangeur de fourmis voyait en ce moment, et pour la première fois sans doute, un être humain. L’apparition qui l’étonnait et l’effrayait tout à la fois, n’était autre que celle de Munday, qui s’était imaginé de le capturer afin de se procurer une pièce de résistance pour le dîner. Stimulé par l’ambition du rôti que lui promettait le talmandua, l’Indien se mit à courir de branche en branche, avec l’agilité d’un singe, en s’accrochant comme il pouvait aux sipos. Bientôt Richard Trevaniow vint se joindre à lui ; il s’agissait de traquer l’animal sur l’espèce d’isthme où il s’était réfugié, afin de l’empêcher de gagner la forêt, où il lui eût été facile de disparaître dans les broussailles.

Les chasseurs avaient cru venir facilement à bout du talmandua, mais ils se trompaient. L’animal, cerné sur son arbre, se mit à gagner les plus hautes branches ; Munday le poursuivit vivement, et arriva à temps pour le saisir par les deux jambes de derrière. Le talmandua possédait, dans ses membres et dans sa queue, une force que ses ennemis ignoraient.

Malgré tous ses efforts, le Tapuyo ne put arriver à détacher les jambes de la branche à laquelle elles s’étaient cramponnées. Pour défaire le nœud gordien formé par la queue enroulée autour de l’arbre, Munday dut la couper avec son fameux couteau ; alors il tourna autour de son poignet ce qui restait de l’appendice, puis, tirant de toute sa force, il attira ainsi à lui l’animal en le frappant si vivement contre l’arbre, qu’il l’amena enfin, à bout de résistance et aussi sans vie.

Le vieil Indien et le jeune Richard se jetèrent ensuite à l’eau et se remirent à nager vers le bois mort ; puis ils appelèrent leurs compagnons, en les engageant à les imiter.

La souche était désormais débarrassée. Dès que nos aventuriers en eurent pris possession, ils ne songèrent plus qu’à s’y établir commodément pour dormir ; reposer sur une place horizontale leur semblait un luxe si grand, après avoir si longtemps perché, qu’il leur tardait d’en jouir. Le bois présentait assez de largeur pour qu’ils pussent s’y étendre tous.

Un seul, le vieil Indien, n’imita pas leur empressement, engagé qu’il était dans une opération qui réclamait toute son énergie : dans le tronc du monguba, à une place où l’écorce était sèche, il avait découvert une petite cavité de forme circulaire, près de laquelle il avait placé quelques feuilles mortes et quelques rameaux secs, tombés d’un arbre qui étendait ses branches près de là. Il était agenouillé sur cette cavité, sa poitrine se trouvant directement au-dessus.

Il tenait entre les paumes de ses mains un bâton droit et uni, taillé dans un bois dur, qu’il balançait horizontalement, de manière à produire un mouvement rotatoire très rapide, en changeant de direction par intervalles.

Au bout de dix minutes une fumée commença à s’élever de la cavité dans laquelle le bout du bâton tournait, et presque aussitôt elle fut suivie d’étincelles qui s’envolèrent avec la poussière produite par les frottements.

Les étincelles devenant de plus en plus pressées finirent par produire une faible flamme ; alors l’opérateur, abandonnant son bâton, s’empressa de couvrir le trou avec les feuilles sèches et les brindilles, et, soufflant dessus doucement, fut bientôt réjoui par la vue d’un feu fort vif ; aussitôt le Tapuyo, impatient cuisinier, sans prendre la peine de dresser son gibier, l’étendit sur le feu où il fut libre de griller dans sa peau.

Il s’agissait ensuite de prendre des mesures pour empêcher la flamme de s’étendre. Le bois mort, autour de la place où il avait établi son fourneau, était aussi sec que de l’amadou. Ôtant la chemise de coton qui ne l’avait pas abandonné malgré tant de vicissitudes, il la trempa dans l’eau à plusieurs reprises. Quand elle eut été bien imbibée, il la roula et forma avec le linge mouillé un cercle autour du feu. S’étant ainsi préservé contre les dangers de l’incendie, il s’assit sur ses jarrets et surveilla son rôti, qu’il ne retira qu’après s’être assuré qu’il était cuit à point.

Alors il tira ses compagnons de leur torpeur, en leur annonçant que le dîner était servi. Le fumet savoureux répandu dans l’air épargna à l’Indien l’ennui de répéter son invitation. Au bout de quelques minutes, il ne restait plus du talmandua que des os bien nettoyés.

Lorsque les convives eurent fini de dîner, le soleil était si près de se coucher, qu’ils se demandèrent s’ils ne feraient pas mieux de rester inactifs le reste du jour, pour se mettre à l’ouvrage de bonne heure le lendemain matin.

Le somme qu’ils avaient fait pendant que Munday se livrait à ses opérations culinaires, ne les avait pas suffisamment réconfortés ; il fut décidé qu’on se reposerait.

Il s’agissait, comme on a dû le pressentir, de transformer le bois mort en radeau, afin de naviguer sur la lagune.

Mais comment se procurer des rames et des pagaies ? Telle était la question qu’on s’adressait avec inquiétude. Munday assura que les difficultés n’étaient point insurmontables, et qu’on pourrait y aviser le lendemain.

On dormait depuis une heure à peine, lorsque le coaïta, qui avait rejoint ses maîtres sur la souche, se mit à gémir et à trembler au point de réveiller Tipperary Tom qui était couché près de lui.

« Qu’y a-t-il ? » demanda Tom à son favori. L’animal ne répondit pas, bien entendu, mais il continua de trembler de tous ses membres.

Son maître se souleva sur son coude et se mit à examiner le gapo, afin de découvrir les causes de tant d’émoi. Il ne vit rien, hormis l’eau brillant comme une nappe d’or sous les rayons du soleil couchant. Il regarda alors du côté des arbres et ne découvrit pas davantage la raison des cris du singe.

« Qu’avez-vous ? Lui demanda-t-il. Vous avez l’air de dire : « C’est par là ! Voyons ; » — et se penchant sur le bord du bois : « Oui, oui, reprit-il, je vois l’eau bouillonner comme si quelque créature était sous les roseaux. Je me demande ce que cela peut être !

« Serait-ce un poisson, ou un de ces affreux alligators ? Par saint Patrik, c’est peut-être ce grand serpent dont l’Indien nous a parlé, qui devient dix fois gros comme un homme, et pourrait avaler une vache sans mettre les dents dessus. Alors je ferais mieux d’éveiller les camarades. »

L’Irlandais, indécis, resta les yeux fixés sur le bouillonnement de l’eau qui avait lieu à environ une centaine de mètres de la souche. Il continuait toujours, et bientôt Tom s’aperçut que le poisson — serpent ou alligator — s’approchait peu à peu. À la fin, il vint assez près pour qu’il put le distinguer parfaitement ; et bien qu’il put affirmer alors que ce n’était pas un serpent ni un crocodile, il était d’une apparence assez formidable pour lui inspirer de la crainte. Il ressemblait par la forme à un phoque, mais non par la dimension, car il était beaucoup plus large. Il mesurait au moins dix pieds du groin à la queue, et son corps était d’une grosseur proportionnée ; il avait la tête d’un taureau ou d’une vache avec un large museau, les lèvres pendantes et épaisses et de très petits yeux, et à la place d’oreilles deux cavités rondes sur le sommet de la tête. Ajoutez à cela une queue large et plate, horizontale comme celle des oiseaux.

Sa peau était unie et sans poil, à l’exception de quelques soies autour de la bouche et des narines. Elle avait la couleur du plomb avec quelques teintes blanches sous le gosier et le long du ventre. Mais ce que Tipperary Tom remarqua avant tout, ce fut une paire de nageoires de plus d’un pied de longueur, s’élevant des épaules et ressemblant à des pagaies, lesquelles étaient en mouvement, car l’immense créature s’en servait pour s’avancer à travers l’eau, juste comme un poisson. L’animal avait en outre des mamelles comme une vache.

L’Irlandais ne s’arrêta pas plus longtemps aux détails que nous venons de donner ; il était trop surpris par ce qu’il voyait pour en rester un instant de plus le seul observateur ; il éveilla le premier dormeur qu’il trouva sous sa main. Ce fut l’Indien.

« Venez, Munday, lui murmura-t-il à l’oreille, en montrant l’endroit où se trouvait le monstre aquatique. — Regardez ! qu’est-ce que cela ?

— Quoi ? fit Munday en se frottant les yeux — ah ! cela ? Par le Grand-Esprit, c’est un juarouâ ! »

La manière dont l’Indien prononça le mot juarouâ dénotait le grand intérêt que lui inspirait la créature si singulièrement nommée. Il se mit tout à coup sur son séant, puis, comme s’il eut craint que ses mouvements fussent remarqués, il resta immobile et en observation devant l’animal qui approchait toujours.

« Qu’est-ce qu’un juarouâ ? demanda Tipperary Tom qui n’était pas plus renseigné qu’avant. Est-ce un poisson ou un quadrupède ?

— Un brochet, garçon, un brochet ! C’est le nom que les blancs lui donnent.

— Mais ça ne ressemble pas du toutà un brochet ? Oh ! mère de Moïse ! regardez, Munday. Voici qu’il a un petit et qu’il l’allaite absolument comme une vache allaite son veau ! »

L’Irlandais avait raison ; mais l’animal, au lieu de laisser, comme la vache, son petit s’arranger à sa guise, le prenait entre ses nageoires, sortes de bras, et le serrait contre sa poitrine, ainsi qu’une nourrice qui met son nourrisson dans une position commode.

Le spectacle était bien fait, on le comprend, pour étonner Tipperary Tom ; les Indiens de l’Amazone eux-mêmes, qui l’ont souvent sous les yeux, en sont toujours curieux. Un poisson allaitant ses petits, était, en effet, une chose assez anormale.

Les exclamations que la surprise arrachait à l’Irlandais auraient pu continuer longtemps, si l’Indien ne lui avait imposé silence.

« Tenez-vous tranquille ! lui dit-il, il y a quelque chance que nous puissions capturer le juarouâ, maintenant qu’elle est occupée par son petit. Ne faites donc pas de bruit, ce qui pourrait l’effrayer ; ne réveillez pas les autres. Le juarouâ voit aussi bien qu’un vautour et entend comme un aigle, malgré ses petits yeux et ses petites oreilles. »

Les deux hommes gardèrent donc un silence absolu.

L’animal était alors par le travers du bois mort, et commençait à le dépasser. Un peu au delà, une sorte de baie entrait dans les arbres ; et c’était vers cette baie qu’il se dirigeait, tout en allaitant son petit.

« Bravo ! dit Munday à voix basse. J’imagine pourquoi il va là-bas.

— Pourquoi, Munday ?

— Ne voyez-vous rien reposant sur l’eau ?

— Sur l’eau ? non… si… mais c’est seulement du gazon. — Est-ce qu’il en mange ?

— Il ne mange pas autre chose ?

— Il n’y a rien d’étonnant, l’animal tenant tout à fait de la vache, à ce qu’il se nourrisse de verdure.

— Sans doute, et il se dirige vers son pâturage : tant mieux !

— Pourquoi tant mieux ?

— Parce qu’il restera là jusqu’au matin, et ainsi il me donnera la facilité de le tuer.

— À quoi vous servira de le tuer ?

— Étrange question, signor Tom, quand nous sommes tous affamés !

— Oh ! je comprends ! mais alors tuons-le maintenant.

— Nous n’avons pas d’arme.

— Et votre couteau ?

— Inutile. Le juarouâ est trop rusé pour laisser quelqu’un approcher si près de lui. Il n’y a pas de chance de ce côté. Santo Dios ! s’il revient par ici au matin, j’aurai soin d’être prêt à le recevoir ; ainsi nous aurions de la viande pour un long voyage. Voyez ! il commence à brouter. »

Ainsi que l’Indien le disait, l’animal commençait à tondre le gazon avec sa langue, absolument comme une vraie vache européenne.

Le spectacle d’une vache amphibie broutant un lit de gazon aquatique, était trop curieux, pour que les deux hommes ne songeassent point à en faire jouir leurs compagnons.

Ils les éveillèrent donc. Le jeune Paranèse seul ne fut pas surpris. Il avait souvent vu ces mêmes singularités dans les Canos et les détroits dormants qui entrecoupent le grand Delta de l’Amazone, où les vaches-poissons sont presque aussi communes qu’aucune autre espèce. Tandis que ses camarades regardaient avec des yeux émerveillés, comme ceux des visiteurs du Zoological Garden « devant les pélicans en train de se nourrir. » Cependant, le moment venu, Munday quitta en silence le bloc de bois et se dirigea vers le sommet des arbres : dans quel but ? c’est ce que personne ne soupçonnait. En parlant il recommanda un profond silence à ses compagnons, leur prescrivant même de ne pas changer de place.

Ces derniers se soumirent à l’injonction, supposant qu’elle était motivée. Si nos aventuriers osaient s’adresser la parole, ce n’était qu’à voix basse et à longs intervalles. Cependant la situation se prolongeant, devint fatigante ; enfin, le Tapuyo revint parmi eux. Il tenait son couteau d’une main et de l’autre un bâton d’environ douze pieds de longueur, allant en s’amincissant et pointu au bout comme une lance.

C’était, en effet, une lance qu’il avait confectionnée, et prise au tronc du « palmier pashiuba » — Iriartea exurhiza. Dans cette espèce d’arbre, le tronc est supporté par de minces racines qui s’élèvent de plusieurs pieds au-dessus de la surface du sol. Avec l’habileté dont est seul capable un Indien de l’Amazone, il avait taillé le pashiuba, dur comme du fer à l’extérieur, mais tendre à l’intérieur ; maintenant il ne restait plus qu’à en passer la pointe au feu, et alors l’acier lui-même ne pourrait être meilleur pour servir de pointe de lance. Heureusement le foyer n’était pas encore froid, quelques cendres rouges fumaient dans le cercle humide. L’Indien appliqua dessus, pour le durcir, l’extrémité de son bâton.

Ceci accompli à sa satisfaction, il le retira des cendres, l’amincit bien aigu avec la pointe de son couteau, et alors s’annonça prêt à attaquer le juarouâ.

L’animal amphibie broutait toujours. On ne pouvait trouver une meilleure occasion de l’attaquer. Il avait la tête penchée et se trouvait sous un arbre énorme dont les branches s’étendaient horizontalement et baignaient presque dans l’eau. Munday pensa que, s’il pouvait se glisser sans bruit dans l’arbre, son ennemi lui appartiendrait.

Aussitôt pensé, aussitôt fait ; en moins de deux minutes il avait gagné une branche de l’arbre, juste au-dessus de la « vache ». Un instant après, sa lance descendait ; mais, au lieu de frapper le corps de la mère, il perçait celui du « veau », comme le dit Tipperary Tom.

Il avait gagné une branche d’arbre.

Les spectateurs ne pouvaient comprendre pourquoi Munday s’était attaqué au « petit », qui ne pouvait leur donner qu’un maigre souper, tandis que la mère leur promettait de la nourriture pour un mois. Elle allait maintenant s’échapper sans nul doute. Ils comptaient sans l’instinct maternel du monstre amphibie. Espérant encore pouvoir secourir sa progéniture, il essaya de s’en approcher malgré les fréquents coups de lance qu’il recevait et il persista jusqu’à ce qu’il eût reçu la blessure finale.

Son meurtrier répondit aux questions de ses camarades, lorsqu’il revint parmi eux, que s’il avait commencé par attaquer la mère, elle se serait probablement échappée en emportant son nourrisson. Ces animaux ayant la vie extrêmement dure, un coup de l’arme insuffisante qu’il avait pouvait la mettre en fuite ; le harpon seul, avec sa tête barbelée, venait d’ordinaire à bout de la vache-poisson.


CHAPITRE XV
Provisions de voyage. — Une voile de peau. — Au calme. — L’ennemi caché sous l’eau.


Tout le monde dormit tranquille cette nuit-là sur le bois mort, qui devint le lendemain témoin d’une série d’opérations assez curieuses.

Il s’agissait de fumer la vache-poisson. Munday accomplit l’œuvre en dépouillant l’animal et ensuite en coupant la chair par larges bandes qui furent suspendues au soleil.

Avant cela, on en avait fait griller au feu, allumé comme la veille, plusieurs tranches qui subvinrent au souper et au déjeuner. Personne ne critiqua la saveur de cette viande dont le goût est à peu près celui du porc, bien qu’il y ait des parties plus dures et plus coriaces.

Toute la journée se passa à préparer la viande que l’on exposa au soleil, ainsi que nous l’avons dit, au moyen de pieux et de sipos élevés sur le tronc d’arbre.

La raison de ces préparatifs se comprend : il fallait se mettre en état de supporter un long voyage. D’ordinaire, on se sert du gras de la vache-poisson pour en faire de l’huile, mais, dans les présentes circonstances, on le jeta à l’eau. Lorsque, vers le soir, les compagnons d’infortune s’assirent devant leur second souper, il y avait longtemps qu’ils ne s’étaient sentis si dispos. On se proposait de commencer le lendemain le voyage, lequel, ils l’espéraient, devait les amener de l’autre côté de la lagune, sinon en vue de la terre. La conversation roula sur le singulier animal rencontré la veille au soir.

Trevaniow leur dit que de semblables créatures — bien que d’une espèce différente — se trouvaient dans la mer, mais généralement près de quelque côte où il y avait de l’eau douce, près de l’embouchure d’une rivière.

Il y avait, dit-il, dans les mers de l’Inde, le « dugong », et dans les Indes de l’ouest, le manati ou manatee, appelé par les Français lamantin, que les Espagnols nomment vaca marina.

Le manati a dû être ainsi nommé à cause de ses nageoires, ayant quelque ressemblance avec les mains d’un être humain. Les espèces trouvées sur les côtes ouest de l’Inde sont beaucoup plus grandes que celles des bords de l’Amazone.

Ici Munday prit la parole : « Une des particularités de ces animaux, dit-il, ce sont leurs poumons, qui expliquent leur nature amphibie.

« Si l’on ôte à l’animal ses poumons et si on souffle dedans, ils se gonflent et deviennent aussi légers que du caoutchouc.

— Alors, observa le jeune Richard, ainsi gonflés, ils pourraient remplacer pour nous les cosses du sapuçaya, s’il fallait encore se jeter à l’eau. »

Munday raconta comment on capture le juarouâ. Le chasseur — ou pêcheur — se mu nit d’une « montaria » (léger canot) et d’un harpon. Il rame vers l’endroit où la créature peut apparaître : c’est ordinairement quelque lagune solitaire ou une place hors du courant, où se trouve le gazon qui fait sa nourriture. L’ennemi, assis dans son canot, attend en silence l’approche des animaux qui arrivent d’ordinaire avec leurs petits. Il guette le moment où ils sont bien occupés à brouter pour s’approcher dans le plus grand silence, car ces mammifères sont extrêmement timides et méfiants. Lorsque l’homme du canot est arrivé assez près de ses victimes, il lance son harpon de toutes ses forces. Une ligne attachée au manche de l’arme empêche l’animal blessé de s’enfuir.

Cette chasse est très à la mode parmi les Indiens de l’Amazone.

C’est quand les eaux sont devenues basses et que les lagunes ou étangs permanents sont retournés à leurs limites ordinaires, que Je harponnage des vaches-poissons devient très profitable. Alors, les Indiens s’adonnent bien davantage à cette chasse. Quelquefois on découvre qu’une lagune est visitée par une bande de ces animaux, alors la malocca est abandonnée. Hommes, femmes, enfants et chiens, emportant avec eux des vases pour faire bouillir la graisse dont ils doivent tirer de l’huile qu’ils livreront au commerce, se dirigent vers l’endroit désigné, et alors commence une véritable boucherie.

Durant ces grandes pêches, il y a de grands festins et de nombreuses réjouissances. Comme le Mundrucu avait été présent à plus d’un pescado de la vache-poisson, il put rendre compte des scènes dont il avait été témoin. Ces récits furent écoutés avec la plus grande attention, jusqu’à l’heure de minuit où l’on songea à prendre du repos.

Au point du, jour tout le monde était debout sur le nouveau radeau ; et après le déjeuner, on essaya de mettre le bois à flot. Ceci n’était point facile à accomplir. La souche méritait bien d’être ainsi appelée, et bien qu’elle eût été autrefois un splendide cotonnier, couvert de gousses et s’élevant majestueusement au-dessus de ses confrères de la forêt, elle reposait maintenant aussi lourde que du plomb parmi les herbes aquatiques.

Vous vous imaginez les difficultés qu’il y aurait eu à remuer un si énorme bloc ; mais heureusement le couteau de Munday n’avait pas été inactif le jour précédent, et une paire de pagaies était résultée de son travail. Bien que grossièrement confectionnées, elles étaient excellentes pour le but qu’on se proposait, tandis qu’elles faisaient preuve en même temps d’une grande ingéniosité chez celui qui les avaient fabriquées. Elles avaient des manches de bois et des lames en os. Inutile de dire qu’on s’était procuré le bois parmi les sommets des arbres adjacents. Quant à l’os — deux pièces assez larges pour servir de pelles, — elles devaient avoir été prises au squelette de la vache. En effet, elles provenaient des omoplates que Munday avait soigneusement conservées avec la peau, tandis qu’il envoyait les restes de l’animal au fond du gapo.

Ce n’était pas la première fois qu’il avait vu employer utilement ces structures osseuses. Plus d’un champ de cacao et de mandioca avait été débarrassé par Munday de sa végétation superflue au moyen de la bêche confectionnée dans une omoplate de vache-poisson.

À l’aide de pagaies donc, on força la souche à faire du chemin sur l’eau. Les progrès furent nécessairement lents, à cause des entrelacements des longues tiges et des larges feuilles des lis aquatiques, mais, une fois hors de ces obstacles, on pouvait espérer d’avancer plus vite. En outre, on aperçut un léger bouillonnement sur l’eau, ce qui prouvait qu’une brise imperceptible s’était élevée de la lisière des arbres, et soufflait dans la bonne direction — c’est-à-dire vers la lagune. On supposera que le vent ne devait pas servir beaucoup avec un tel radeau privé non seulement de gouvernail, mais encore de voile.

C’est ce que pensaient nos aventuriers, à l’exception du vieux Tapuyo. L’Indien n’avait pas navigué sur le gapo pendant quarante ans sans apprendre à construire une voile, et s’il n’avait trouvé rien autre chose, il aurait suppléé à la voile qui manquait au moyen des larges feuilles qui croissaient au bord de l’eau, spécialement celles de la plante appelée miriti palm dont la forêt submergée abonde. Mais le hasard lui avait envoyé mieux.

La veille, ses compagnons lui avaient vu couper aux arbres deux longues perches, et les transporter à bord ; puis, creuser avec son couteau un trou profond dans le monguba, à son extrémité la plus épaisse. Ils s’étaient demandé dans quel but il avait si soigneusement conservé la peau de la « vache », mais le Tapuyo n’avait révélé à personne ses intentions. Les hommes de cette race ne déclarent leurs projets qu’au moment de l’exécution. Ils ont un sentiment d’orgueilleuse supériorité qui les empêche d’avoir cette condescendance. En outre, Munday était encore sous le coup de l’humiliation ressentie lors d’une de ses dernières entreprises.

Ce ne fut donc que lorsqu’une robuste perche eut été scellée dans le trou creusé par son couteau, lorsqu’il l’eut bien assujettie par des sipos et lorsque la peau de la vache eut été étendue contre la perche, comme une grande couverture de caoutchouc, et attachée au bois par des cordages semblables, qu’il daigna s’expliquer sur ses opérations de la veille. Le bois mort, sous l’impulsion de la voile improvisée, commença à faire du chemin. Une joyeuse et unanime acclamation accueillit ce changement.

Une fois sur la lagune, et marchant à pleine voile, la question fut de savoir dans quelle direction on mènerait le nouveau radeau.

Le soleil n’était encore qu’à une heure ou deux au-dessus de l’horizon, et marquait l’est à ne s’y pas tromper. Tous les autres quartiers du compas étaient faciles à trouver.

Ce que nos aventuriers désiraient, c’était d’atteindre l’autre côté de la lagune, que l’Indien croyait aller à la terre ferme. Ils avaient longé le bord sur lequel ils étaient pendant des milles sans apercevoir ni signe de terre, ni un passage quelconque pour pénétrer dans la forêt ; naturellement, ils voulaient essayer de l’autre côté dans l’espoir d’être plus heureux.

Il était aisé de mettre la tête du radeau vers l’eau libre de la lagune, et aisé de continuer dans la même route, tant que le soleil serait bas. C’est ce qu’ils firent.

Mozey, qui se piquait d’être le meilleur marin à bord, fut celui à qui on confia la voile, tandis que Trevaniow lui-même, agissant comme pilote, prit une des pagaies pour gouverner, la seconde était tenue par Tipperary Tom comme une sorte de gouvernail supplémentaire.

L’Indien s’occupa de surveiller le séchage de la viande, qui s’accomplissait d’une façon satisfaisante à l’aide du brûlant soleil brillant au-dessus d’eux.

Les jeunes gens se tenaient assis près de l’extrémité épaisse de la souche que Mozey avait facétieusement qualifiée de tillac. Ils s’occupaient tantôt à causer, tantôt à jouer avec les animaux qui avaient partagé leurs périls.

La conversation roulait naturellement sur l’espoir d’être bientôt hors du gapo ; il faudrait plus ou moins de temps pour échapper à ce désert d’eau, mais peu importait du moment que l’on voyait une fin à la situation.

Il y avait assez de viande, si on l’économisait, pour nourrir tout le monde pendant quinze jours, et, à moins qu’ils ne se trouvassent encore pris entre les sommets des arbres, ils ne pouvaient pas être plus de temps pour gagner la terre sèche. Quel heureux hasard leur avait envoyé la vache-poisson ! Sans elle, ils auraient pu mourir affamés, car il n’y avait aucun signe, sur cette étendue d’eau, du plus petit poisson, et les fruits, selon quelque probabilité, manquaient sur la rive opposée.

Les progrès de l’embarcation étaient assez lents ; c’est tout au plus s’ils faisaient un mille à l’heure, et encore quand la brise soufflait bien. Longtemps avant le milieu du jour ils avaient perdu le compas qui les guidait, c’est-à-dire que l’orbe d’or dardait ses rayons trop directement au-dessus d’eux, pour pouvoir donner aucune direction à leur course. Le Tapuyo lui-même ne pouvait dire à quel signe du ciel on devait en appeler.

Ils se fièrent à la brise. Et puis ils étaient encore en vue du sommet des arbres ; ils en avaient remarqué quelques-uns en s’en éloignant, et, en se tenant sur l’arrière, ils ne risquaient pas beaucoup de perdre leur chemin, du moins jusqu’à ce que les arbres fussent descendus au-dessous du niveau de l’horizon.

Vers midi, leur marche devint plus lente encore, et, quand enfin l’heure du méridien arriva, le ceiba resta immobile. La voile avait perdu le pouvoir de le pousser. La brise, tombant par degrés, fut suivie d’un calme absolu.

Les pagaies furent alors employées, mais elles ne purent pousser le tronc d’arbre de plus d’un nœud à l’heure. On les laissa de côté, enfin, pour s’occuper du dîner qui se composait naturellement de la viande sèche de la vache. L’Indien avait soigneusement gardé le foyer, dont l’invention lui avait demandé tant de soins, et bientôt le rôti fut cuit à point et mangé d’un excellent appétit.

Ils restèrent à causer après leur dîner, n’ayant pas à employer utilement leur activité. À deux ou trois heures de là au plus, le soleil devait être suffisamment bas pour pouvoir les guider encore, et la brise bien certainement reprendrait vers le soir, ainsi que le Tapuyo le prédisait. Les esprits étaient donc dans les meilleures dispositions ; on n’avait à se plaindre que de l’ardeur des rayons du soleil, qui tombaient sur les têtes comme du plomb fondu d’un ciel en feu.

Une idée vint à Tipperary Tom pour obvier à cet inconvénient, c’était que la chaleur serait beaucoup plus supportable dans l’eau que sur la souche, et pour s’assurer de la chose, il revêtit sa ceinture natatoire et se jeta à l’eau. Son exemple fut suivi par trois autres hommes, parmi lesquels se trouvaient le patron lui-même, son fils et son neveu.

La petite Rosita était à l’abri sous un « toldo » de larges feuilles de pothos, plante parasite, qui avait été arrachée à l’abri précédent, et étendue entre deux proéminences du bois mort. C’était le cousin de Para qui avait construit cette tente, et il en paraissait très fier.

Le Tapuyo, accoutumé à un soleil amazonien, savait le supporter plus stoïquement ; le nègre aussi. Ce dernier tomba bientôt profondément endormi. Mais son sommeil fut bientôt interrompu par un cri échappé à Tipperary Tom, et auquel les trois autres nageurs firent chorus. En même temps, on entendit une série de violents plongeons accompagnés du raclement des ceintures natatoires, tandis qu’elles s’élevaient et descendaient dans les vifs mouvements des nageurs. Tous les quatre, qui étaient restés un peu en arrière, se dirigeaient vers la souche, et, à la terreur répandue sur leurs visages et à l’irrégularité de leurs brassées, il était facile de voir que quelque chose sous l’eau excitait leur frayeur au plus haut degré.

Que signifiait cela ? L’Indien se posa la question intérieurement, Mozey la murmura, la petite Rosita l’exprima par un cri.

Il aurait été inutile de demander aux nageurs de répondre par eux-mêmes, ils ne savaient rien, si ce n’est que quelque chose leur mordait les jambes et les pieds, et que ce quelque chose avait les dents aussi aiguës que des aiguilles et déchirait leur peau comme des harpons à poissons. Enfin, il devait y avoir plusieurs individus, car ils avaient tous été mordus en même temps. Ils paraissaient être au milieu d’un banc d’assaillants.

Ce ne fut que lorsqu’ils eurent pris pied sur la souche, et qu’on vit leurs jambes saignantes, qu’ils comprirent à quelles espèces d’ennemis ils avaient eu affaire. Si l’eau avait été claire, le mystère eût été éclairci depuis longtemps. Lorsque ses camarades lui eurent montré leur peau ensanglantée, le tapuyo reconnut l’ennemi qui les avait arrangés ainsi, et il s’écria d’un air tout rassuré :

« Seulement des piranhas ! »


CHAPITRE XVI
Les piranhas. — Une surprise. — L’anacandaia. — Une fuite inespérée. — Histoire de l’anacandaia.


Les compagnons du Tapuyo n’étaient pas plus éclairés.

Les piranhas appartiennent à la grande tribu des salmonidœ, et il y en a de différentes espèces dans les rivières de l’Amazone, toutes d’un caractère très vorace.

Elles s’attaquent souvent aux baigneurs, les mettant en fuite et menaçant de les faire périr sous leurs dents !

Le Mundrucu promit à ses compagnons de les venger de l’attaque de ces poissons impudents.

Il savait que les piranhas, ayant goûté au sang, ne s’éloigneraient pas volontiers ; il était sûr qu’elles guettaient tous les mouvements des hommes, dans l’espoir de contenter, à un moment ou à l’autre, leur gourmandise.

Comptant sur cette circonstance, et sachant qu’il y avait de quoi faire une amorce suffisante dans la chair séchée de la vache, il s’occupa de fabriquer une ligne ; il y parvint en prenant deux épingles au costume de la petite Rosita, et en empruntant à la voile de peau une pièce de corde d’une longueur suffisante pour arriver à son but, c’est-à-dire remplacer une ligne, et la pêche commença. Dès que l’amorce eut été jetée, elle fut saisie par une piranha, qui se trouva immédiatement remontée sur la souche ; une vingtaine la suivirent. Tjpperary Tom leur donnait le coup de grâce avec un impitoyable empressement ; il se ressentait de la morsure infligée à ses talons.

La pêche commença

La pêche finit d’une singulière manière : une des piranhas qui avaient été pêchées, retomba dans l’eau, emportant non seulement l’amorce, mais le crampon lui-même et aussi une portion de la ligne. La corde avait cédé près de l’extrémité de la baguette, et, à l’exception du morceau qui restait attaché au manche de la lance, le tout disparut pour toujours dans l’eau.

Munday, sachant que ces poissons sont excellents à manger, voulait continuer la pêche ; pour cette raison, la robe de Rosita fut encore dépouillée de deux autres épingles, et un autre morceau de corde fut pris dans la peau séchée de la vache.

Mais, quand le nouveau crochet eut été jeté, il s’aperçut avec chagrin que les piranhas ne voulaient plus mordre ; pas le plus petit tiraillement n’était imprimé à la corde.

Durant cet intervalle, nos aventuriers avaient tenu conseil, et en étaient arrivés à cette conclusion, que le jeu qu’ils avaient jusqu’alors joué était trop peu fructueux et qu’il était grandement temps de l’abandonner.

Ce petit incident fut, après réflexion, accueilli avec satisfaction.

Les blessures reçues étaient si légères qu’elles n’avaient d’abord inspiré aucune crainte ; mais Munday raconta que les piranhas sont plus à redouter qu’on ne l’imaginait, et que, lui-même, il lui était arrivé de n’échapper que bien difficilement aux attaques de leurs dents triangulaires.

C’est dans la rivière Rapajos que cette espèce de poisson se trouve en plus grande quantité.

Les poissons avaient si bonne mine que l’appétit des voyageurs se réveilla, et que tous furent d’accord pour y goûter immédiatement. Le chef de cuisine, Mozey, fut donc invité à préparer le feu et à y passer les piranhas, qui, rôties à point, furent déclarées « délicieuses ».

Après ce second repas, l’humeur devint encore plus joyeuse. Le soleil commençait à indiquer les quartiers du compas, et déjà quelques bouffées de veut promettaient une belle reprise pour la soirée.

Elle soufflait toujours dans la même direction, et elle était, par conséquent, favorable à la navigation du radeau, dont la voile épaisse se tendait déjà.

Les navigateurs étaient loin de se douter, à ce moment, que quelque chose de pire qu’un volcan sommeillait sous leurs pieds. Séparée d’eux seulement par quelques pouces d’épaisseur, par un bois à moitié pourri, se trouvait une créature d’une si monstrueuse taille et d’une forme si hideuse, qu’elle a inspiré de tout temps une perpétuelle crainte aux Indiens de l’Amazone de Para à Pera. Au moment où ils causaient gaiement de leur délivrance prochaine, le grand « mai d’agoa, » la mère des eaux, se tordait nonchalamment au-dessous d’eux, se préparant à sortir de la profonde caverne qui la cachait.

Le Tapuyo était assis près du feu, à nettoyer les os d’une piranha qu’il venait d’ôter de dessus le fourneau, quand tout à coup une partie des braises à demi brûlées disparurent, s’affaissant dans le bois, comme des cendres dans un fourneau dont la grille est défoncée.

« Ugh ! s’écria l’Indien en tressaillant, le creux a l’air d’être rongé jusqu’au fond. Je me demandais pourquoi le bois flottait si légèrement, humide comme il est.

— N’était-ce pas là que les tocandeiras avaient leur nid ? demanda Trevaniow.

— Non, patron. C’était dans une cavité de l’une des branches. Ceci est un creux dans le tronc principal. »

À ce moment, le coaïta, qui avait tout le temps été assis sur le plus haut point que le bois offrait pour perchoir, se mit à pousser une série de cris exprimant la plus vive inquiétude.

« Qu’a donc le singe ? » se demandait tout le monde, sans autre sentiment que de la curiosité.

Tipperary Tom fut le premier à vouloir s’assurer de la cause de l’émotion du coaïta ; il se dirigea vers son perchoir. Dès qu’il eut regardé du haut de ce point élevé, il poussa une exclamation de frayeur, puis il s’élança précipitamment vers l’endroit où il avait laissé ses compagnons.

L’Indien l’ayant imité, se sauva à son tour, en criant : « Santo Dios ! c’est l’esprit des eaux ! »

« L’esprit des eaux ! s’écria Trevaniow, se demandant ce que le Tapuyo voulait dire, et regardant avec surprise l’Indien et l’Irlandais qui tremblaient de frayeur.

— Le mai d’agoa ! telle fut la réponse du Mundrucu,

— Le mai d’agoa ! répéta le mineur, que voulez-vous dire, Munday ? »

Le vieil Indien fit un emphatique signe de tête sans répondre. Il semblait méditer sur les moyens de prévenir le danger qu’il redoutait.

« Qu’avez-vous vu, Tom ? continua Trevaniow s’adressant à l’Irlandais, dans l’espoir d’obtenir enfin une explication.

— Par saint Patrick, patron, je ne saurais vous dire au juste. J’ai vu quelque chose comme un cou et une tête qui me regardait de dedans l’eau ; j’ai encore vu deux yeux brillants comme des charbons allumés. Par Jésus ! c’est plutôt l’esprit des ténèbres.

— Le mai d’agoa, oncle, ajouta Richard à voix basse, la mère des eaux, n’est qu’une superstition des Indiens, fondée sur le grand serpent anacandaia ! C’est lui qui, sans doute, effraye Tom, je veux le voir par moi-même. »

Le jeune homme se dirigeait vers l’endroit si précipitamment abandonné par les deux hommes, lorsque l’Indien l’arrêta par le bras.

« Sur votre vie, jeune maître, n’allez pas là ! Restez où vous êtes. Je vous dis que c’est le mai d’agoa, l’esprit des eaux !

— Absurdités, Munday ! Ce que vous avez vu est un anacandaia. Laissez-moi le regarder. Je connais assez bien ces boas d’eau, j’en ai vu des centaines de fois sur les îles, à l’embouchure de l’Amazone. Je ne les crains pas ; ils ne sont pas venimeux ; et, à moins que ce ne soit un très grand de l’espèce, je vous répète qu’il n’y a pas du tout de danger. »

Arrivé à l’extrémité de la souche, Richard regarda, et aussitôt il poussa un cri de terreur et s’enfuit.

« C’est un anacandaia, et le plus grand que j’aie jamais vu ! dit-il lorsqu’il se retrouva au milieu du radeau ; il n’est pas étonnant, Munday, que vous l’ayez confondu avec le mai d’agoa. C’est une terrible créature.

— Est-ce que vous pensez qu’il y a du danger, cousin ? demanda Ralph, en voyant les signes d’appréhension du jeune Paranèse.

— J’espère que non, répondit Richard avec quelque hésitation. J’espère que nous pourrons le détruire avant qu’il nous attaque… mais nous n’avons pas d’arme ! Que faire, Munday ?

— Soyez tranquille, et pas de bruit ! murmura l’Indien. Peut-être restera-t-il à sa place jusqu’à ce que j’aie pu percer son cou de ma lance, et alors… Santo Dios ! trop tard ! Le voilà qui arrive sur la souche ! »

En effet, l’horrible créature était bien faite pour inspirer l’horreur qui régnait parmi nos aventuriers. Comme taille, on eût pu la comparer à une poutre énorme ; la sombre lumière qui brillait dans ses yeux, la langue fourchue qui s’avançait sur ses mâchoires, lui donnaient un aspect terrifiant. L’eau dont il sortait, ruisselant encore sur sa tête écailleuse, la faisait étinceler comme de l’acier : elle avait l’éclat du feu.

Nos aventuriers ayant fait retraite vers l’extrémité opposée du bois mort, se tenaient immobiles devant cette terrible tête qui s’avançait au-dessus de la souche, comme pour faire une reconnaissance.

Munday, le plus près, tenait à la main la lance de pashiuba ; Richard, armé du couteau de l’Indien, venait ensuite.

Tout à coup, une commotion eut lieu sur la souche et tous firent retraite vers l’autre extrémité, en voyant le serpent poser sa tête plate sur le bord, comme s’il se disposait à avancer vers eux. C’était en effet, son intention, et, un instant après, il se dirigeait vers ses ennemis, comme s’il ne doutait pas qu’ils ne dussent devenir autant de victimes.

Les yeux de nos aventuriers se reportaient tour à tour du serpent au Tapuyo. Ils voyaient que, tandis que l’un semblait décidé, l’autre restait irrésolu.

Munday ne paraissait avoir qu’une médiocre confiance dans la lance de pashiuba, qui n’était, en effet, qu’une arme bien faible pour recevoir l’attaque d’un pareil monstre.

Trevaniow proposa de se jeter à l’eau.

« Non, patron ! Tout, excepté ça, répondit l’Indien. C’est ce que le serpent désire ; car, une fois à l’eau, nous serions complètement à sa merci.

— Mais, est-ce que nous n’y sommes pas maintenant ?

— Pas encore ! pas encore ! » fut la réponse du Tapuyo.

Évidemment, il venait d’arrêter un plan de défense.

« Passez-moi ce singe ! » ajouta-t-il en s’adressant à ceux qui étaient derrière lui. Tipperary Tom, protecteur reconnu du coaïta, prit la requête comme s’adressant à lui et y accéda.

Ce ne fut que lorsque le Tapuyo s’avança avec l’animal dans ses bras vers l’extrémité de la souche, que le nègre comprit le but de l’Indien : le coïata devait servir à distraire l’attention de l’anacandaia.

Munday avança le long de la souche.

En toute autre circonstance, Tipperary Tom n’eût pas consenti au sacrifice ; mais, voyant combien il était nécessaire au salut de tous, il n’intercéda point.

Munday, agissant comme grand-prêtre, avança le long de la souche vers le démon auquel l’oblation devait être faite, fit une pause, et alors jeta de toutes ses forces le pauvre singe au-devant du monstre : déjà ce dernier ouvrait ses mâchoires pour saisir sa proie, quand le singe, avec la promptitude particulière à cette espèce, ayant aperçu le danger, s’élança hors de l’atteinte de la langue fourchue qui s’avançait vers lui, et, d’un seul bond, se trouva en haut du mât, laissant Munday face à face avec l’anacandaia, qui, furieux d’avoir été trompé dans son attente, s’apprêta à se rejeter sur l’Indien.

Chagriné d’avoir échoué, et troublé par le danger qui le menaçait, le Tapuyo fit retraite en arrière. Dans son effarement, il marcha dans le feu encore fumant, sur le bois mort — ses pieds brûlés éparpillant les fagots pendant qu’il passait dessus. Il n’eut que le temps de se servir de la lance, le serpent était tout près de lui. Ses compagnons tremblèrent en voyant son incertitude et son effroi. Il ne semblait plus avoir sa tête à lui.

La dernière chance qui leur restait à tous, c’était de se jeter à l’eau ; mais ils se rappelèrent en même temps qu’ils ne pouvaient nager sans leurs ceintures : malheureusement, elles avaient été déposées dans l’arrière-pont de leur radeau, et ils ne pouvaient les atteindre sans passer sur le corps de l’anacandaia. Il fallait que quelqu’un fût victime… Lequel d’entre eux ?

Le jeune Richard semblait déterminé à se dévouer pour ses compagnons — peut-être songeait-il à la petite Rosita. — Il s’était mis en avant de tous — Munday même se trouvait protégé par lui. On aurait pu croire sa dernière heure venue ; car, comment pouvait-il espérer de lutter avec un simple couteau contre le monstrueux serpent ?

Mais il avait été décidé par la Providence que les voyageurs échapperaient encore à ce nouveau danger. À leur grande surprise, le reptile se retira tout à coup, avec une précipitation extraordinaire, et se jeta dans l’eau comme si rien n’était mauvais pour lui comme le tronc du ceiba.

La retraite du reptile s’accomplit à la grande joie de nos aventuriers. Le mystère de sa fuite, inexplicable pour le lecteur, n’avait rien d’étonnant pour eux.

Ils l’avaient vu ramper sur le reste des fagots enflammés, ils avaient entendu le frémissement de sa peau sur les charbons ardents, et ils virent que c’étaient les cendres en feu et les brûlures qui s’en étaient suivies qui avaient chassé le serpent. Ils ne redoutaient qu’une chose maintenant : son retour. Il suivit d’abord un sillage tortueux, mais, enfin, il prit tout à coup une course directe, comme résolu à quitter la lagune.

Ils continuèrent à le regarder s’éloigner pendant quelques instants, et ce ne fut qu’en le voyant un peu loin qu’ils commencèrent à se rassurer. Ils s’expliquèrent alors la présence de l’anacandaia sur le monguba. L’arbre était creux à l’intérieur, et, probablement, il s’était établi là pour s’assurer un paisible sommeil pendant la digestion d’un daim, d’un paca ou d’un capiva. Il vivait là peut-être depuis des jours et des semaines, et la souche, ballottée parle mouvement des flots, ne l’avait pas troublé. Ses premiers soupçons sur ce qui se passait dans son asile, avaient été causés par le feu que Munday avait allumé sur le foyer improvisé.

Le creux qui avait contenu les tocandeiras était une tout autre affaire. Les petits insectes évidemment et le grand reptile, bien qu’habitant sous le même toit, ne se connaissaient nullement.

Après le départ du reptile, la conversation tomba naturellement sur ses habitudes et ses particularités ; le radeau, poussé par une belle brise, marchait vivement, et nos aventuriers commençaient à épier à l’horizon la terre, ou du moins des sommets d’arbres.

Il ne devait pas pourtant s’en montrer ce jour-là ; et pendant que le soleil se couchait, la forêt qu’ils avaient laissée derrière eux disparaissait aussi.

Ils ne restèrent pas au calme comme la nuit précédente ; la brise continuait à être favorable, et comme ils avaient pour pilote un ciel étoilé, ils en profitèrent pour naviguer jusqu’au matin.

L’anacandaia continua de faire les frais de la conversation : le nègre et Munday rapportaient, au sujet du reptile, mille faits exagérés. Ce qu’il y a de certain, c’est que dans les rivières du sud de l’Amérique, il y a de ces reptiles ou « boas d’eau » qui ont trente pieds de longueur ; que ces monstres peuvent avaler des quadrupèdes de la taille du cheval et de la vache ; qu’ils ne sont pas venimeux, mais tuent leur proie par compression, s’enroulant autour d’elle, et l’étouffant par une forte et musculaire pression ; une fois gorgés, ils retournent à leur antre dans la forêt, s’endorment et restent longtemps dans une sorte de torpeur.

Il existe plusieurs espèces de ces serpents de l’Amérique tropicale ; on peut les classer en deux groupes bien distincts : les « boas » proprement appelés et les « boas d’eau » ou anacandaias. Les premiers sont terrestres et se trouvent sur les chemins secs ; les derniers, quoique ne vivant pas habituellement dans l’eau, ne sont jamais rencontrés là où les flots ne sont pas abondants. Ils nagent avec facilité ; ils sont aussi capables de monter aux arbres les plus élevés.


CHAPITRE XVII
Le diable des bois. — De la lumière à l’avant. — Un village aérien.


Réjouis par la pensée que la brise les emportait dans la bonne direction, nos aventuriers causèrent jusqu’à une heure assez avancée.

Lorsqu’enfin ils résolurent de prendre du repos, il fut décidé que deux d’entre eux veilleraient tour à tour, l’un pour la voile, l’autre pour manier la pagaie et maintenir, autant que possible, le radeau dans la bonne direction. Malgré tous les malheurs occasionnés par Tom, personne ne lui en gardait rancune : on savait que sa faute ne provenait que d’une erreur de jugement. Il avait assez souvent d’ailleurs exprimé sa tristesse pour ce qui était arrivé. Et puis n’avait-il pas subi les conséquences de son erreur comme les autres ? Le nègre même, qui avait hérité de l’antipathie de sa nation pour celle de Tom, était, depuis la catastrophe, dans les meilleurs termes avec l’Irlandais.

Cette nuit-là, ils étaient assis l’un à côté de l’autre comme deux frères de la même couleur ; tous les deux étaient fiers d’ètre laissés à eux-mêmes. Jusqu’alors ils n’avaient agi que sous la direction de l’Indien, et ils avaient ressenti quelque humiliation de lui devoir la vie, car sans lui ils périssaient noyés ; ils n’étaient point ingrats, mais chagrinés d’être regardés un peu comme des inutilités.

Cette nuit-là donc, Munday, fatigué par ses veilles continuelles, fut pressé par Trevaniow de retremper son énergie dans un bon repos. Comme il avait une raison particulière pour rester éveillé, il avait feint de consentir, et dans une altitude accroupie, le dos appuyé contre un des avancements du tronc d’arbre, il restait silencieux comme le sphinx.

Ni l’homme de Mozambique ni Tipperary Tom n’avaient des habitudes de silence, et ils continuèrent de converser longtemps après que les autres se furent endormis. Le thème de la conversation fut encore les serpents.

« Il y en a beaucoup dans votre pays, n’est-ce pas, Mozey ? demanda Tom.

— Oui, maître Tom, et les plus gros de l’espèce.

— Pas tant que celui que nous avons vu aujourd’hui.

— Comment ! vous appelez cela un grand serpent ? mais il n’avait pas plus de dix aunes de long. Nous en avons quelques-uns sur notre côte d’Afrique qui mesurent plus d’un mille, et qui sont plus épais que cette souche sur laquelle nous sommes assis.

— Plus d’un mille de long ? Vous moquez-vous de moi ? Vous ne voulez pas dire que vous avez vu un serpent de cette taille de vos propres yeux ?

— Si, massa Tom.

— Et aussi épais que cet arbre ?

— Mais je vous l’assure, massa. Le serpent dont je vous parle est assez long pour faire deux fois le tour d’un kraal.

— Qu’est-ce qu’un kraal ?

— L’endroit où nous, nègres, nous vivons ; ce que vous, blancs, vous appelez un village. Le village dont je parle, qui est entouré par le serpent, avait à peu près une centaine de maisons !

— Vous plaisantez, Mozey ! un serpent entourer cent maisons !

— C’est comme je vous le dis.

— Quand avez-vous vu cela ?

— Quand j’étais enfant. Si vous voulez, je vous raconterai l’histoire ; si je n’avais pas été un petit drôle des plus adroits, je ne serais pas maintenant ici, près de vous.

— Racontez, Mozey.

— Eh bien, massa, le kraal dont je parle était mon propre village. Je devais avoir vers les dix ans. Près du kraal, il y avait une grande forêt remplie de bêtes dangereuses de toutes espèces, buffles, éléphants, rhinocéros, hippopotames, grands singes, etc. Mais ce qui abondait le plus dans cette forêt c’étaient les serpents. Il y en avait de toutes les tailles, tous venimeux et terribles. Nous appelons le grand serpent, dans notre Mozambique : le Diable des Bois. Il vint un matin pendant que tout le kraal était endormi, et il entoura le village deux fois.

— Vous voulez, dire qu’il rampa deux fois autour ?

— Non. Ce que je veux dire, c’est que, lorsque les gens sortirent de leurs lits, le diable des bois avait son corps enroulé autour du village deux fois, une partie, sur l’autre, ce qui élevait une barrière autour du kraal d’environ dix pieds de hauteur.

— Saint Patrick nous garde !

— Ah ! massa Tom ! je crois vous avoir entendu dire que le grand saint que vous invoquez toujours était le plus grand tueur de serpents de votre contrée. J’aurais voulu qu’il fût dans l’île de Mozabeeck ce matin-là, peut-être que le noiraud qui vous parle aurait encore un père et une mère.

— Vous êtes orphelin ?

— Je le fus à partir de ce matin là.

— Continuez votre histoire, Mozey.

— Après avoir entouré le kraal deux fois de son corps, le serpent avait encore assez de son cou pour pouvoir, en le tendant, atteindre tout ce qui passerait ; puis il avança sa tête de maison en maison, jusqu’à ce qu’il ne restât pas un homme, une femme ou un enfant. Il mangea le chef du kraal, sans plus de façon qu’un autre. Quant aux enfants, il en avalait huit ou dix à la fois, comme vous avez vu le mangeur de fourmis rafler les tocandeiras. Quelques hommes et quelques femmes essayèrent de se sauver, mais ce fut inutile. Quand ils s’efforçaient de grimper sur le corps du serpent, le vieux diable se secouait et les envoyait par terre où il voulait.

— Mais vous, Mozey, comment avez-vous pu vous échapper ?

— Oh ! c’est un excellent tour ! Comme je vous l’ai dit, je n’étais alors qu’un petit drôle de dix ans. J’étais employé dans la maison du chef que nous appelions un palais. Bien ! juste quand je vis cette grande bouche ouverte, cherchant de place en place et avalant tout le monde, je compris qu’il était inutile de se cacher dans la maison. Il y avait une grande perche qui s’élevait juste en face du palais, avec un drapeau flottant au bout. Quand les autres couraient de tous les côtés, je grimpai après la perche, et je roulai le drapeau autour de moi, de façon à me cacher. Quand le diable des forêts eut fait table rase de tout le kraal, il ne songea pas un instant à regarder en haut de la perche. L’enfant resta dans sa cachette jusqu’à ce qu’il eût vu le serpent détacher son long corps et sc diriger vers la forêt ; alors je me laissai glisser de ma perche et j’allai à la maison de mon père et de ma mère ; ils avaient été mangés avec les autres. Je quittai alors le kraal et j’allai à la mer : voilà pourquoi le noiraud se trouve hors de son pays. »

Malgré l’air sérieux avec lequel Mozey raconta son invraisemblable histoire, Tom ne parut pas lui accorder une foi implicite ; il avait pensé naturellement que le moricaud se moquait de lui, et, après quelques exclamations d’incrédulité, il conclut qu’il valait mieux garder le silence.

Quand la conversation fut reprise, elle roula sur un sujet tout différent.

Le pilote s’aperçut que l’étoile qui l’avait jusqu’alors guidé disparaissait, non parce qu’elle descendait au-dessous de l’horizon, mais parce que le ciel était couvert par une épaisse couche de nuages. Dix minutes après, il n’y avait plus une étoile visible, et le gouvernail aurait pu aussi bien être abandonné.

Tom, cependant, conserva sa pagaie, afin de maintenir le radeau ; la brise, comme avant, continuait de souffler dans la bonne direction. Environ une heure après, elle parut devoir céder ; en effet, la souche resta bientôt immobile sur la lagune. Devaient-ils éveiller les camarades pour leur communiquer cette déplaisante nouvelle ? Le nègre pensa que cela ne serait d’aucune utilité.

« Il vaut mieux, dit-il, leur laisser passer une bonne nuit, et puis, si le vent vient encore à s’élever, le radeau se remettra en marche sans eux. À quoi servirait-il de les troubler ? »

Tandis qu’ils discutaient cette question, des plaintes, semblables à un roulement lointain du vent, et mêlées aux cris des animaux de toute la forêt, attirèrent leur attention. Ces bruits leur arrivaient affaiblis, et formaient une espèce de bourdonnement.

« Qu’est-ce ue c’est que ça ! Pourriez-vous le dire, Mozey ? demanda Tipperary Tom.

— Cela ressemble beaucoup aux bruits de la grande forêt.

— Qu’entendez-vous par là.

— J’entends que cela ressemble aux cris des animaux qui vivent dans la forêt.

— Je crois que vous avez raison, camarade ! En ce cas, nous serions près de l’autre côté de la lagune, juste ce que nous désirions.

— Bonne nouvelle, alors ! Éveillerons-nous le maître pour la lui dire ?

— Non ; je pense qu’il vaut mieux les laisser dormir jusqu’au jour, qui n’est pas loin, d’ailleurs. J’ai idée que je vois les premières lueurs du matin là-bas, au fond du ciel.

— Ah ! qu’est-ce que j’aperçois, s’écria le nègre.

— Où cela ?

— En avant, là-bas ? C’est un feu, ou quelque chose qui brille comme du feu. Ne voyez-vous pas, massa Tom ?

— C’est vrai, je vois quelque chose qui brille…

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Trevaniow qui s’éveillait en ce moment et qui avait entendu la question du nègre.

— Ne voyez-vous pas un feu ?

— Oui, ou quelque chose qui y ressemble beaucoup, on dirait même qu’il y en a deux.

— Oui, oui, il y en a deux.

— Ah ! j’entends des sons.

— Oui, maître, il y a déjà longtemps que nous les entendons.

— Pourquoi ne nous avez-vous pas éveillés ? Nous aurions pu dériver de la lagune. Les sons viennent de la forêt. Munday ! Munday !

— Holà ! répondit l’Indien en se levant. Qu’y a-t-il, patron ? Quelque chose va de travers ?

— Non : au contraire, nous avons l’air d’approcher de l’autre côté de la lagune.

— Oui ! oui ! interrompit l’Indien dès que les bruits de la forêt eurent frappé ses oreilles. Terre ! Il y a de la lumière au milieu des arbres !

— Oui ; c’est ce que nous avons déjà reconnu.

— Ce sont des feux. Nous avons enfin atteint la terre !

— Dieu en soit remercié ! s’écria l’Indien avec respect, nos ennuis seront finis. Peut-être… murmura ensuite le Mundrucu, d’un accent qui décelait le doute et l’appréhension.

— Pourquoi peut-être, Munday ? demanda Trevaniow. Si ce sont des feux que nous voyons, sûrement ils sont sur le rivage, et allumés par des hommes. C’est qu’il y aurait là quelque établissement, et sans doute nous y trouverons les secours dont nous avons besoin.

— Ah, patron ! qui sait si ces hommes, au lieu d’être hospitaliers, n’auront pas la fantaisie de nous manger ?

— Comment ! Vous croyez que nous pourrions trouver là des cannibales.

— Mais oui, patron.

— La Vierge nous protège ! » s’écria Tipperary Tom.

Richard, Ralph et la petite Rosita, qui venaient de s’éveiller en entendant le mot de cannibale, se mirent à pousser des cris de frayeur.

« C’est heureux, fit le Tapuyo en regardant autour de lui, que la brise soit tombée, autrement nous aurions pu être emportés trop près du rivage. Je vais nager vers ces lumières, je me rendrai compte do ce qui nous attend, avant que nous approchions trop près. Venez-vous avec moi, jeune maître ?

— Oh ! certainement, répliqua Richard.

— Eh bien ! continua le Tapuyo, vous autres, vous aurez soin de ne pas faire de bruit pendant que nous serons partis — nous ne sommes pas déjà si loin de ces feux — à un mille, pas davantage peut-être ; et l’eau porte le son très loin. Si ce sont des ennemis, et s’ils nous entendaient, nous perdrions toute chance de leur échapper. Venez, jeune maître, nous n’avons pas une minute à perdre. Voici Certainement le matin qui approche. Si nous voyons qu’il y a du danger, nous n’aurons que juste le temps de nous enfuir pendant l’obscurité. Et c’est notre seule espérance. Venez, suivez-moi. »

L’Indien, eu cessant de parler, se glissa doucement dans l’eau, et nagea vers les deux lumières, dont les rayons se distinguaient davantage à chaque minute.

« Ne vous effrayez pas, Rosita, avait dit Richard en quittant sa cousine. Je parierais que nous trouverons quelque plantation sur la rive, avec une maison, et des habitants blancs qui nous recevront bien et nous procureront un radeau pour nous emmener à Para. Au revoir donc ! Nous reviendrons bientôt avec de bonnes nouvelles. »

Les deux nageurs n’avaient fait que quelques centaines de mètres à travers l’eau, quand ils virent, à n’en pouvoir douter, que la forêt n’était pas éloignée d’eux, et se trouvait même beaucoup plus près qu’ils ne l’avaient cru du bois flottant.

Ils ne pouvaient que distinguer une ligne sombre, s’élevant au-dessus de la surface de l’eau et s’étendant à droite et à gauche à une assez grande distance ; ils distinguaient encore, dans les sons qui en venaient, le bourdonnement des grillons d’arbres et des cigales, le coassement des crapauds et des grenouilles, les cris des oiseaux aquatiques, les huées des chats-huants, les gémissements étranges des crapauds volants, dont plusieurs espèces habitent les forêts du gapo ; le « whip-poor-will » et le « willy-comego, » qui donnent carrière toute la nuit à leur mélodie monotone. Plus perçants que tous étaient les cris des singes hurleurs, entremêlés des plaintes mélancoliques de l’aï. Tous ces sons, et bien d’autres encore, formaient ce grand chœur de la nature qui remplit la forêt tropicale de sa musique nocturne. D’autres bruits encore plus lointains, qui arrivaient presque imperceptibles, prouvaient que le bois s’étendait bien au delà, au long de l’horizon.

Les deux nageurs ne s’occupaient que des lumières ; elles devenaient plus distinctes à mesure qu’ils avançaient. Sans nul doute, elles étaient causées par des feux ; il ne restait plus qu’à savoir par qui ces feux avaient été allumés et où ils se trouvaient.

Le jeune Paranèse supposa qu’ils étaient sur le bord de la lagune, et, bien entendu, sur terre. Son compagnon émit des doutes à ce sujet. Les feux ne semblaient point brûler tranquillement ; leurs disques apparaissaient tantôt plus grands, tantôt plus petits ; quelquefois ils s’éteignaient tour à tour et subitement, pour se rallumer de nouveau. Le jeune homme exprima son étonnement de cette intermittence que son compagnon expliqua aisément.

« Les feux, dit-il, se trouvent placés à quelque distance du bord de la forêt, et en arrière ; et ce sont quelques troncs d’arbres qui s’interposent de temps en temps qui produisent l’illusion. »

Les nageurs continuaient d’approcher, en se communiquant leurs impressions à voix basse. Bientôt ils pénétrèrent sous l’ombrage du feuillage épais, et virent alors les feux plus distinctement. Richard avait d’abord supposé qu’ils étaient allumés sur le bord de quelque éminence. En les examinant de plus près, il reconnut que leur lumière rouge, brillant en pente, tombait sur une surface d’eau qui scintillait en dessous : ils étaient, en quelque sorte, suspendus au-dessus de l’eau. En approchant encore, les yeux des deux nageurs, habitués maintenant aux reflets des flammes, découvrirent que les feux se trouvaient sur une espèce d’échafaudage élevé de plusieurs pieds au-dessus de l’eau, et que ces échafaudages étaient supportés par les troncs des arbres. Ils distinguèrent encore d’autres échafaudages semblables, sur lesquels aucun feu ne brillait, par cette raison probablement que les habitants n’étaient point encore levés. Autour des flammes, on voyait se mouvoir des formes humaines ; puis des hamacs étaient suspendus d’arbre en arbre, les uns vides, les autres occupés par des dormeurs. On entendait des voix d’hommes, de femmes et d’enfants.

Autour des flammes on voyait se mouvoir des formes humaines.

Le Tapuyo, s’approchant de son jeune camarade, lui dit à l’oreille : « Une malocca. »

Richard savait que « malocca » est le nom général qu’on donne à un village d’indiens.

« Alors, s’écria-t-il, nous avons atteint la terre ferme ?

— Non.

— Mais un village ! Cela prouve pourtant que nous approchons de la terre sèche !

— Pas le moins du monde, jeune maître. Un village comme celui que nous voyons maintenant, prouve tout le contraire.

— En tout cas, c’est une bonne chance pour nous, n’est-ce pas, de tomber sur cette malocca suspendue entre ciel et terre ?

— Cela dépend de ceux qui l’habitent. IL se pourrait que nous fussions tombés sur une tribu de cannibales.

— Pensez-vous qu’il y ait des cannibales sur le gapo ?

— Assurément, jeune maître. Il y a dans le gapo des sauvages capables même de torturer avant de tuer, les Peaux-Blanches, particulièrement. Ils se rappellent, avec amertume, comment ils ont d’abord été forcés de fixer leur demeure au milieu des forets d’eau. Santo Dios ! Si ceci est une malocca de Muras, plus vite nous nous en éloignerons, mieux cela vaudra. On n’aurait pour vous, blancs, aucune miséricorde, et encore moins en aurait-on pour moi, quoique rouge comme eux. Nous, Mundrucus, nous sommes les ennemis mortels des Muras.

— Que faire ? demanda le jeune homme.

— Rester et écouter. Tenez, jeune maître, empoignez ce sipos, accrochez-vous-y, et ne soufflez mot ; laissez-moi saisir ce qu’ils disent. Je connais leur langue ; que je puisse entendre un mot, cela suffira. Chut ! »

Richard suivit ce conseil.

À peine l’Indien avait-il écouté deux minutes, qu’il tressaillit ; une expression d’inquiétude se répandit sur ses traits ; son compagnon l’aperçut à la faible lumière des feux éloignés.

« Comme je le supposais, murmura le Tapuyo après un instant, ce sont des Muras. Il faut nous éloigner sans perdre un instant. C’est tout ce que nous pourrons faire que de ramer assez vite pour cacher le bois flottant à leur vue avant le point du jour ; si nous n’y réussissons pas, nous sommes tous perdus ! »

Les nageurs s’éloignèrent des feux beaucoup plus vite qu’ils ne s’en étaient approchés, sans se reposer une minute avant d’avoir regagné le monguba.


CHAPITRE XVIII
Une retraite lente. — L’arcade. — Est-ce un homme ?


La nouvelle rapportée par le Tapuyo produisit, on le pense bien, une grande émotion. Trevaniow ne voulait pas croire à des hommes aussi sanguinaires ; il était prêt à taxer le rapport de l’Indien d’exagération. Le jeune Paranèse, qui, dans la maison de son père, avait entendu les propos d’un grand nombre de commerçants ayant voyagé dans l’Amazone, appuyait l’opinion du Munday. Il était bien connu des voyageurs, disait Richard, que des tribus sauvages habitaient la région du gapo, faisant leur demeure, pendant la saison de l’inondation, sur le haut des arbres ; que plusieurs étaient cannibales, toutes sauvages et féroces. Sans plus faire d’opposition alors, l’ex-mineur s’élança sur une des pagaies et donna lui-même l’exemple de l’activité ; le Tapuyo prit l’autre.

Le plan de fuite, conseillé par Munday, était de se tenir d’abord parallèlement à la ligne des arbres, et alors d’entrer sous leur ombre dès que le jour commencerait à poindre.

Munday et l’ex-mineur firent de leur mieux aux pagaies ; avant qu’on fût à un demi-mille du point de départ, Trevaniow regarda en arrière les feux flamboyants comme des phares qu’il fallait éviter.

On aurait pu croire que ceux qui avaient allumé ces feux voulaient incendier la forêt. Ils rayonnaient au milieu des arbres, envoyant au loin leurs reflets. Leur nombre s’était augmenté. Le Tapuyo fit connaître que chaque nouvelle lumière annonçait une nouvelle famille. Probablement on s’occupait de faire cuire le déjeuner.

Les aventuriers songèrent que, sans leur fuite et leur prévoyance, ils auraient pu être rôtis sur ces mêmes feux pour fournir un repas aux cannibales.

Il semblait que le ceiba n’avait jamais marché plus lentement ; malgré les vigoureux efforts de bras solides, le bois semblait à peine se mouvoir.

Il n’y avait pas de brise, et, quand elle soufflait un peu, c’était dans la mauvaise direction ; aussi la voile était-elle plutôt un obstacle ; ce que voyant Mozey, il lâcha les drisses et la baissa doucement.

Lorsqu’ils furent à un demi-mille du point de départ, ils reconnurent que le changement était amené par l’aurore apparaissant juste au-dessus du sommet des arbres. Ils étaient sur l’équateur même, où, entre l’aurore et le plein jour, il n’y a qu’un court intervalle de temps.

L’embarcation n’était encore qu’à un demi-mille de la lisière de la forêt submergée ; la lumière du soleil commençait à s’insinuer au-dessus de l’eau, et les feux devenaient plus pâles à son approche. Encore dix minutes, et le plein jour les atteignait.

Trevaniow et le Tapuyo travaillaient à leurs rames comme des hommes tremblant pour leur vie et pour celles de leurs compagnons.

On aurait pu croire que le soleil les favorisait ; pendant quelques secondes, il parut non seulement suspendre son lever, mais encore reculer son cours. Peut-être était-il caché par l’ombre des arbres sous lesquels ils se trouvaient maintenant ? En tout cas, le monguba était enveloppé par l’obscurité ; il venait d’entrer dans l’embouchure d’un igarapé.

L’endroit vers lequel nos aventuriers avaient ramé était une petite baie ombragée par des arbres, dont les rameaux feuillus se rencontraient aux sommets, formant comme l’entrée d’une caverne obscure, qui promettait une retraite bien cachée. Il faisait si sombre que les fugitfs n’auraient pu dire à quelle distance s’étendait la nappe d’eau. Dans cette incertitude, ils cessèrent de pagayer, et firent balte.

Sous cette arcade, ils n’avaient pas d’autre lumière que celle que répandaient les mouches à feu qui voltigeaient sous les arbres : mais celles-ci appartenaient à la grande espèce connue sous le nom de cocuyos (clater noctilucus). Une personne, tenant une de ces mouches au-dessus d’une feuille imprimée, peut lire parfaitement. Comme elles erraient en grande quantité, grâce aux lumières qu’elles jetaient, nos aventuriers purent juger bientôt que la baie était d’une étendue très limitée.

Graduellement, à mesure que le soleil s’élevait plus haut dans le ciel, sa lumière tomba doucement vacillante à travers les feuilles, et montra que décidément l’arcade était une impasse pénétrant seulement à une centaine de mètres dans le labyrinthe de branches et de plantes parasites. Les navigateurs ne pouvaient en sortir qu’en abandonnant le bois flottant, pour se réfugier de nouveau aux sommets des arbres, ou qu’en retournant en pleine eau sur la lagune.

Ni l’un ni l’autre de ces moyens ne leur convenait ; ils en avaient eu assez de voyager à travers les branches, et, quant à abandonner la petite embarcation qui les avait amenés là si confortablement, c’était une chose qu’ils n’admettaient pas.

Retourner en pleine eau, c’était se livrer à coup sûr aux sauvages, car le soleil brillait maintenant avec force sur la lagune ; ils ne pouvaient aller de ce côté sans se mettre en vue de la malocca. Or, les sauvages étaient pourvus de canots amarrés parmi les troncs d’arbres qui formaient les supports de leurs habitations aériennes.

Munday et Richard avaient vu ces bateaux pendant leur exploration ; ils paraissaient de structure grossière, mais si lents et si mauvais qu’ils fussent, ils ne pouvaient l’être plus que le bois flottant, et, en cas de chasse, ce dernier devait être facilement capturé. Un seul plan offrait une apparence de sûreté : c’était de rester dans l’arcade ; en espérant que rien n’y amènerait les sauvages ; au retour de la nuit, on pouvait en sortir furtivement, et, par un usage énergique des rames, arriver à mettre une distance plus sûre entre le radeau et les dangereux habitants de la malocca.

Ayant décidé d’adopter ce plan, nos aventuriers tirèrent leur embarcation dans le coin le plus noir de la baie, et, S’attachant solidement à un arbre, ils se préparèrent à passer le temps de la manière la plus agréable possible en cette circonstance. S’asseoir sous cet ombrage triste et silencieux, n’avait rien de bien amusant, surtout avec la perspective continuelle d’entendre le cri perçant d’un sauvage donnant le signal de la découverte de leur retraite.

Nos aventuriers prirent toutes les précautions possibles pour n’être point découverts ; ainsi, ils ne rallumèrent pas le feu sur le bois flottant ; il leur eût été cependant bien nécessaire pour cuire leur déjeuner, mais la fumée pouvant déceler leur présence, ils décidèrent tous que, ce jour-là, on mangerait de la viande crue.

Bien qu’ils fussent assis dans l’obscurité, ils voyaient de la clarté au delà de l’embouchure de la baie, qui pénétrait sous les arbres en ligne droite.

Leur situation ressemblait à celle d’une personne renfermée dans une caverne ou une grotte, et apercevant l’Océan au delà. C’est vers ce point éclairé que leurs yeux étaient sans cesse fixés, dans l’espoir de ne rien voir surgir de nouveau. Ils n’avaient pas besoin de surveiller les autres directions : derrière eux et de chaque côté s’étendait le mur solide des sommets des arbres, ombragés par les ilianas enchevêtrés les uns dans les autres, véritable tissu de verdure qui semblait impénétrable même aux animaux des forêts.

Qui aurait pu supposer qu’un ennemi de forme humaine serait venu de ce côté ? Aussi ne regardaient-ils que la lagune.

Les naufragés employèrent le temps à causer, en ayant soin toutefois de ne pas élever la voix. Jusqu’à midi, aucun incident ne vint ajouter à leurs appréhensions, remplacées peu à peu par l’espoir d’échapper à la vue des sauvages jusqu’à la nuit.

De temps en temps, un oiseau, frayant son chemin au-dessus de la lagune, traversait la bande brillante dorée par le soleil. La présence des oiseaux, les ébats d’un couple de vaches-poissons en dehors de l’arcade, tout faisait supposer l’absence d’êtres humains.

C’était un spectacle bien tentant pour le vieux Tapuyo que celui d’une vache marine, endormie à quelques centaines de mètres des arbres ; il eut grand’peine à se retenir de nager pour l’attaquer, soit avec son couteau, soit avec la lance de pashiuba ; mais le Mundrucu résista à la tentation et se résigna, quoique non sans regret, à laisser l’animal continuer son sommeil sans interruption.

Malheureusement pour nos aventuriers et pour la vache marine, d’autres yeux que ceux du Tapuyo avaient suivi les gambades des deux cétacés, et avaient remarqué particulièrement la sieste de celui qui était resté immobile. Ni Munday ni ses compagnons ne soupçonnaient cette circonstance, et ils cessèrent même de pensera la vache marine ; tout à coup ils la virent s’élancer hors de l’eau, et, après deux ou trois plongeons désordonnés, s’enfoncer subitement dans la lagune. Cette action était si soudaine et si peu naturelle qu’elle ne pouvait avoir été causée que par l’attaque d’un ennemi.

Il n’y avait ni requins ni espadons dans le gapo, ni crocodile d’Amérique, ni oiseau, pas même le grand condor, capables d’oser s’attaquer à une proie de taille semblable.

Quelques-uns des aventuriers prétendaient avoir vu briller quelque chose comme une étincelle ou un éclair, au moment où la vache marine avait bondi.

« Pa terra ! s’écria le Tapuyo évidemment alarmé, je sais ce que c’est, ne bougez pas ou nous sommes perdus !

— Expliquez-vous, dit Trevaniow.

— Eh bien ! regardez là-bas, patron. Ne voyez-vous pas l’eau en mouvement ?

— Mais c’est très naturel après le brusque plongeon de la vache.

— Regardez ce bouillonnement. C’est une corde qui produit cela… Et plus loin, vous verrez encore autre chose… »

Munday n’eut pas besoin de continuer l’explication.

Ses compagnons aperçurent, au delà de la ligne bouillonnante, une corde tirant une petite bouée de bois, et, tout près en arrière, un canot monté par un Indien qui était évidemment à la poursuite de l’animal blessé. Ce sauvage ressemblait plutôt à un singe qu’à un homme ; son corps petit et ventru, ses longs bras maigres, des jambes assorties et nouées aux genoux ; une tête énorme, agrandie par une masse de cheveux nattés ; des joues saillantes, des yeux creux, tout cela donnait à la créature une apparence peu humaine. Il n’est pas étonnant que cette vue arrachât un cri d’épouvante à la petite Rosita.

« Chut ! dit Munday, silence tous ! pas un mot qui trahisse notre présence. »

« Chut ! dit Munday, silence tous ! »

Les injonctions du Tapuyo furent suivies à la lettre, et pas un son ne s’entendit plus sur le ceiba.

Le sauvage évidemment n’avait jusqu’alors ni vu ni entendu quoi que ce fut ; il ne paraissait que songer à son gibier, et continuait sa chasse sans autre préoccupation. « La bouée » l’aidait à ne pas perdre le gibier de vue, car la corde était attachée après, et le bouillonnement de l’eau, causé par le bois flottant, le long de sa surface, trahissait à l’œil du poursuivant tous les mouvements du cétacé fugitif.

La bouée était portée tantôt dans une direction, tantôt dans une autre ; quelquefois elle restait immobile. Alors le sauvage laissait tomber sa pagaie, essayait d’attraper la ligne et commençait à la traîner, mais il renonçait bientôt à ses efforts de peur d’être entraîné lui-même hors de son embarcation.

Cette embarcation, frêle et grossière, consistait en une coque d’écorce d’arbre, liée aux deux bouts par des sipos, de façon à lui donner en quelque sorte l’aspect d’un canot ordinaire. Même en ramant de toute sa force, son conducteur ne pouvait pas faire beaucoup de chemin. Mais sa chasse ne réclamait que de la patience. Il n’avait qu’à attendre que l’animal blessé par la pointe aiguisée de la lame fut épuisé par la perte de son sang.

Enfin le canot et la bouée disparurent à la vue de nos aventuriers, et ils espérèrent en avoir fini avec les appréhensions que leur donnait la présence du sauvage. Mais tout à coup, au moment où ils se félicitaient de cette disparition de bon augure, la créature reparut, l’embarcation aussi, et, hélas ! dans la direction de l’arcade !

Le sauvage, penché ardemment sur sa rame, le cou tendu et les yeux scintillants, entra dans l’obscurité qui était devant lui. Il n’y avait plus de chance pour qu’ils ne fussent pas découverts.


CHAPITRE XIX
Un cannibale capturé. — Le nouveau passager. — Une journée passée à l’ombre.


Les craintes de ceux qui étaient debout sur le ceiba n’étaient pas plus grandes que celles du sauvage lui-même quand il les aperçut.

Un cri terrible s’échappa de ses lèvres et annonça sa terreur et son étonnement.

Chez l’Indien, comme chez les animaux sauvages, la présence d’esprit est plutôt un instinct qu’un acte de raisonnement ; le Mura, après une exclamation de surprise, plongea immédiatement sa rame dans l’eau et commença à reculer. Il fut aidé par le choc du canot, qui, en frappant le bois flottant, en avait été séparé par la violence de la collision.

Une vingtaine de secondes à peine lui suffirent pour se retirer presque entièrement de l’arcade : déjà il était à quelques pieds de son embouchure, pour être bientôt en pleine lagune, d’où il pensait se diriger vers le malocca afin d’amener la colonie entière contre les blancs.

Parmi ces derniers, aucun ne songea à poursuivre le sauvage. Lors de l’arrivée du canot, Tipperary Tom avait essayé de le saisir, mais il avait reculé si rapidement, que l’Irlandais s’allongea dans l’eau et manqua presque être noyé.

La tentative aurait peut-être eu un résultat différent si Munday avait été là ; mais qu’était-il devenu ? on ne le voyait nulle part.

La petite Rosita croyait l’avoir vu se glisser derrière le bois pendant que le canot venait en avant. Il faisait si sombre de ce côté, et elle avait été si occupée du sauvage, qu’elle n’assurait rien. S’était-il retiré pour se cacher parmi les sommets des arbres ?

Avait-il abandonné ses compagnons pour ne songer qu’à sa propre sûreté ? Cela n’était pas croyable, un acte aussi lâche aurait été contraire à tout ce qu’on savait du brave Mundrucu.

Personne ne doutait de sa loyauté ; seulement son absence inexpliquée étonnait et inquiétait.

Bientôt on sut à quoi s’en tenir sur cette disparition étrange.

Juste au moment où le canot atteignait l’embouchure de le baie, quelque chose de rond et de sombre comme une tête humaine s’éleva de l’eau et fut suivie d’un bras long et nerveux qui, s’avançant tout à coup vers l’embarcation, la saisit et lui imprima une telle secousse qu’elle chavira. Le sauvage plongea par conséquent dans l’eau. Sa chute fut suivie d’une lutte terrible avec son ennemi : on aurait dit un combat à mort entre deux crocodiles ; on entendait des grondements étouffés, on ne voyait que deux masses sombres aux prises l’une avec l’autre.

Les spectateurs étonnés restèrent à contempler cette scène encore imparfaitement comprise par eux : ils virent les combattants se rapprocher comme si la lutte continuait vers l’extrémité de l’arcade ; quelques secondes après, le Tapuyo ramenait la bouée, et traînait à côté de lui l’homme du canot. Munday tenait entre ses dents la lame étincelante du couteau, avec laquelle le sauvage avait déjà fait connaissance, ce qui l’aidait à se tenir tranquille ; mais il ressemblait évidemment à un voleur pris par un sergent de ville.

« Étendez la main, empoignez-le, patron, cria le Mundrucu, tout en amenant son captif le long du train de bois. Je ne veux pas tuer l’animal, quoique, cependant, ce soit peut-être le moyen le plus sûr pour en finir.

— Non, non, ne faites pas cela, lui cria Trevaniow, nous pouvons le garder sans crainte qu’il s’échappe, et si ses cris n’ont pas été entendus, nous n’avons rien à redouter. » Tout en parlant, il descendit, saisit le captif et le tira au bord du tronc de bois. Alors, assisté par Munday dans l’eau et par Mozey sur le bois, le Mura fut hissé à bord.

Une fois sur le bois, l’Indien tremblant de tous ses membres donna le spectacle le plus abject. Sans doute il se croyait sur le point d’être mangé ou tué. Un flot rouge, ruisselant de son dos, apprit comment il avait fait connaissance avec le couteau du Mundrucu. C’est après avoir reçu cet avis qu’il s’était rendu.

On demanda à Munday des explications sur sa capture.

« Pendant que le sauvage, dit-il, avançait en montant l’arcade, il s’était lui-même tranquillement jeté à l’eau, nageant dans une direction éloignée, comme s’il avait eu l’intention de rencontrer le chasseur en face. L’obscurité le favorisa, comme aussi les grandes vagues laissées sur l’eau par le plongeon de la vache blessée. Ces vagues, en se brisant contre les arbres, formaient une écume qui empêchait de voir ce qui se passait dans l’eau. Il s’était caché à l’aide de ce bouillonnement de l’onde, s’accrochant à une branche d’arbre et attendant là le passage de l’Indien, devinant bien qu’il rebrousserait chemin à la vue des étrangers.

— Mais si le cri du sauvage a été entendu, dit Trevaniow, il y bien peu de chance pour que nous échappions à la malocca ; d’après ce que nous avons vu, je suppose que ces créatures hideuses sont par centaines, et nous sans armes, sans moyens de défense, comment nous en tirerons-nous ? C’est heureux, Munday, ajouta l’ex-mineur, que vous n’ayez pas tué le Mura.

— Pourquoi ? patron, demanda le Tapuyo surpris.

— Parce que le meurtre d’un des leurs aurait rendu les Indiens plus désireux de se venger, et si nous étions pris, ils se montreraient plus féroces.

— Oh ! reprit Munday, si nous avons la mauvaise chance d’être faits captifs, nous ne serons pas plus épargnés : à défaut de vengeance, ils ont un appétit qui assure à l’avance notre destruction. Vous comprenez, patron ? »

Cette conversation se continua à voix basse entre le patron et le Tapuyo.

« Oh Dieu ! murmura l’ex-mineur en regardant ses enfants. Que faire ? Si les sauvages découvrent notre retraite avant la nuit, nous serons pris assurément.

— Si le cri du Mura n’a pas été entendu, je vous assure, patron, qu’avant minuit nous serons non seulement hors de la portée de ces sanguinaires camarades, mais encore en bonne voie de sortir de nos ennuis entièrement. Oh ! mais que devient là-bas notre embarcation ? »

Et à l’instant le Tapuyo se jeta à l’eau : il s’agissait de ramener le canot du sauvage sous l’ombre de l’arcade ; déjà poussé par la brise, il s’en allait vers la lagune ; or, sa vue, surtout renversé comme il l’était, aurait donné l’alarme dans toute la malocca. Munday parvint à le saisir avant qu’il eût dépassé une trop grande distance, et, à l’aide d’un morceau de corde attaché à la proue, le remorqua.

Les voyageurs restèrent toute la journée en silence, serrés les uns contre les autres dans leur retraite ombragée.

De temps en temps seulement, le Mundrucu nageait vers l’arcade, et, protégé par les arbres, jetait un coup d’œil sur la pleine eau en dehors.

Protégé par les arbres, il jetait un coup d’œil…

Il ne découvrit rien d’alarmant. Il vit bien un canot plus grand que celui qu’il avait pris, avec trois hommes dedans, mais ils ne se dirigeaient pas du côté de leur cachette. Ils étaient en dehors sur la lagune, à peu près à deux cents mètres du bord et vis-à-vis de la malocca. Il guetta le canot tant qu’il resta en vue ; les gestes de ceux qui le montaient indiquaient qu’ils péchaient ; mais quelle sorte de poisson pouvaient-ils prendre, sur ce lac immense ? Mundrucu ne le devinait point.

Us restèrent ainsi occupés environ une heure, puis, ramenant leur embarcation parmi les arbres, on ne les revit plus. Ce spectacle satisfit le Tapuyo et les autres à qui il fit son rapport. Évidemment, le harponneur captif maintenant étant sorti seul, son aventure était restée ignorée. Cette circonstance assurait la sûreté des voyageurs.

Combien l’absence du Mura pouvait-elle durer sans exciter les soupçons de sa tribu, et sans qu’on se mît à sa recherche ? Il était possible qu’il eût une femme, des amis, pour s’étonner de sa disparition.

« Ne vous inquiétez pas, répondit le Tapuyo en réponse à ces réflexions faites par le patron. Un objet comme celui-ci, continua-t-il en montrant avec dédain le prisonnier, ne manquera pas plus qu’un singe coaïta qui se serait égaré de sa troupe. S’il a une femme, ce que je ne pense pas, elle ne sera que trop contente d’en être débarrassée. Quant à venir à sa recherche par affection, comme vous le supposez, vous êtes dans l’erreur. Parmi les Muras, un tel sentiment n’existe pas ; si le sauvage avait attrapé la vache marine, les choses auraient eu un autre dénouement ; alors vous les auriez vus accourir, leurs ventres les auraient amenés à lui comme un troupeau de vautours affamés. À moins que le hasard ne les guide de ce côté, nous n’avons rien à craindre, du moins pour aujourd’hui. Quant à demain, s’ils restent à distance, je crois que je puis tenir ma promesse, et alors non seulement nous serons au delà de l’atteinte des Muras, mais entièrement hors de cette maudite lagune. »

Les aventuriers n’avaient pas mangé depuis le matin, n’osant pas allumer du feu, de peur que la fumée ne les trahît. Quelques-uns d’entre eux, qui avaient des estomacs plus voraces que les autres, avaient dévoré un peu de viande crue. D’autres attendaient, sur la promesse du Mundrucu, qui leur assurait qu’ils auraient la facilité de faire cuire quelque chose avant l’aurore du jour suivant. Leur abstinence était tout à fait mal interprétée par le Mura. Le malheureux pensait qu’ils voulaient se nourrir de sa propre chair. Ils avaient pris toutes les précautions possibles pour empêcher qu’il ne s’échappât, lui ayant lié les pieds et les mains avec les plus forts sipos. Il était de plus attaché au monguba. Une liane bien tordue lui retenait le cou. Aucune précaution pour l’assujettir et lui ôter tout moyen de fuite n’avait été négligée.

Le canot, mis hors de sa portée, ne pouvait lui faire grand défaut au cas où il aurait voulu rejoindre ses compagnons ; car, comme Munday l’assurait, le Mura pouvait voyager sur le sommet des arbres avec la facilité des singes, il était un point sur lequel Trevaniow conservait des doutes, à savoir : s’ils étaient réellement aussi en danger par le voisinage des sauvages que Munday voulait le leur faire croire. Mais l’échantillon qu’on tenait captif suffisait pour répondre à la question. Jamais expression plus hideuse ne s’était vue. Si on avait laissé faire Munday à sa guise, il eût agi avec le sauvage d’après ce vieil adage : « Les morts ne parlent pas. »


CHAPITRE XX
Le cri du jaguar. — Le départ. — Une heure en suspens.


La nuit arriva sans aucun accident alarmant ; mais, vers le coucher du soleil, une circonstance effraya un peu nos aventuriers : la lune s’élevait dans le ciel et faisait présager un clair de lune superbe.

Or, Munday avait déclaré que la réussite de ses plans exigeait l’obscurité.

Son projet était, aussitôt la nuit venue, de conduire de nouveau le bois flottant en pleine eau, et alors, en cas de bon vent, de tendre la voile et de filer dans une direction contraire à la malocca. En cas de calme absolu, ils devaient employer les rames et longer le bord de la lagune, en s’éloignant aussi vite que possible ; au cas où ils n’auraient pas fait tout le chemin désirable au point du jour, ils essayeraient de nouveau de se cacher dans les sommets d’arbres en attendant une seconde nuit.

Mais voilà que, contrairement à leur espoir, la lune s’élevait dans le ciel, illuminant toute la lagune d’une clarté blanche. Comme il n’y avait pas la plus petite ride sur l’eau, nécessairement le moindre objet sombre glissant à sa surface devait être remarqué. Les feux allumés de la malocca se reflétaient au loin, la forêt faisait entendre de nouveau sa clameur nocturne. Le cri lugubre du tyran de la forêt, du tigre-jaguar, s’élevait au-dessus de tous les autres.

Le cri de cet animal retentissant au milieu du gapo annonçait le voisinage de la terre. Trevaniow en fit la remarque.

« Ce n’est pas tout à fait une raison, patron, répondit le Tapuyo. Il se pourrait que ce tigre eût été surpris par l’inondation, et alors qu’il eût cherché, comme nous-mêmes, un refuge sur le sommet des arbres ; mais il a de plus que nous qu’il peut nager quand il lui plaît, et que son instinct le guide vers la terre ferme. Du reste, il y a des endroits dans le gapo où la terre est au-dessus de l’eau : ce sont des étendues de hauts terrains qui, durant la vasanté, deviennent des îles. Le jacarité est enchanté d’y demeurer, parce qu’il y trouve ses victimes, pour ainsi dire, renfermées dans sa prison. Non, patron, la présence du tigre n’est pas un signe de terre ferme : nous pouvons en être éloignés de beaucoup encore. »

Pendant qu’il parlait, le cri du jaguar se fit de nouveau entendre, et fut suivi d’un intervalle de silence de la part des autres habitants de la forêt. Mais bientôt une clameur épouvantable, partie de la malocca, pénétra sous l’arcade où se tenaient nos aventuriers. Munday, qui avait une grande connaissance des habitudes des ennemis de son pays, dit que ces chants lugubres étaient des signes de joie. Cette assurance du Tapuyo rassura ses camarades. Évidemment alors l’absence du Mura n’était pour rien dans cette clameur effrayante.

Minuit arriva, et la lune continua de briller claire et sereine — trop splendidement pour ceux qui étaient assis sur le monguba.

Munday commença à montrer des signes d’anxiété ; plusieurs fois il s’était jeté à l’eau, et, après quelques brasses, il était revenu vers ses compagnons avec un visage tout soucieux.

Cependant, quand, après sa sixième excursion, il remonta sur le monguba, son front s’était éclairci.

« Vous êtes plus content, lui demanda Trevaniow. Pourquoi ?

— J’ai vu un nuage.

— Je ne comprends pas en quoi cela peut être si réjouissant.

— J’ai vu un nuage — pas bien gros — mais à l’est, c’est-à-dire-dans la direction de Gran Para. Cela signifie beaucoup.

— En vérité ?

— Certainement. Au-dessus de Gran Para est la Grande-Rivière, et l’orage, dont nous avons besoin, va nous arriver. Cela est assez clair ; il faut que j’aille à l’embouchure de l’igarapé, et que j’examine de nouveau le ciel. Ayez patience, patron, et priez pour que je rapporte de bonnes nouvelles. »

En parlant ainsi, le Tapuyo se rejeta à la nage. Son absence dura une demi-heure ; mais les nouvelles qu’il était allé chercher furent révélées à ses camarades, avant son retour, par des signes certains. Les rayons de la lune étaient devenus de moins en moins clairs, et bientôt une obscurité uniforme régna sur le gapo ; elle devint telle que, lorsque le nageur revint de son expédition, on n’en fut averti que par le bruit produit dans l’eau par ses bras.

« Le temps est venu, dit-il alors, de mettre mon nouveau plan à exécution. Je ne me trompais pas : l’orage arrive ; dans quelques minutes l’obscurité sera assez profonde pour qu’on puisse entrer dans la malocca.

— Comment, c’est là votre projet ?

— Oui, patron.

— Et vous irez seul ?

— Non ; je désire emmener quelqu’un avec moi.

— Qui ?

— Quelqu’un qui puisse nager comme un poisson.

— Mon neveu Richard, alors ?

— Lui-même. Aucun autre ne pourrait m’être aussi utile.

— Mais il y a un grand danger à courir !

— Oui, répondit le Tapuyo ; mais il y a encore plus de danger à ne pas y aller. Si nous réussissons, nous serons sauvés ; si nous restons ici, nous n’avons qu’à nous apprêter à mourir.

— Mais pourquoi ne pas suivre notre premier plan : profiter de l’obscurité pour nous sauver sur le radeau ?

— Oui ; il ferait assez sombre pour cela ; mais nous ne pourrions pas pagayer cette souche plus d’un mille avant le point du jour et alors…

— Cher oncle, reprit le jeune Paranèse, laissez faire Munday. Si je risque ma vie, ce n’est rien que nous ne fassions chaque jour. Nous reviendrons sains et saufs… Permettez-moi de partir, cher oncle ! »

Trevaniow ne pouvait guère s’opposer au départ de son neveu. Il se rendit à ses instances.

Munday et le jeune Richard montèrent sur le canot capturé au Mura et s’éloignèrent sans bruit sur la lagune, après avoir reçu les adieux de leurs compagnons.

L’inquiétude de l’Indien et du jeune homme, au sujet de leur entreprise, n’était certes pas plus grande que celle des amis qui restaient derrière eux.

À peine furent-ils partis, que Trevaniow se repentit d’avoir donné son consentement. N’avait-il pas à répondre de la vie de Richard qui lui avait été confiée par son frère ?

Au moment de s’éloigner, Munday lui avait dit bas à l’oreille :

« Patron, si nous ne sommes pas revenus avant le point du jour, restez où vous êtes jusqu’à demain soir ; alors, s’il fait sombre, agissez comme nous nous l’étions proposé pour cette nuit. Fuyez ; mais ne craignez rien. En parlant ainsi, je mets les choses au pire. Le Mundrucu croit au succès. Pa terra ! dans une heure nous serons de retour, apportant avec nous quelque chose dont nous avons besoin pour nous emmener hors du gapo et loin de nos ennemis. »

Les voyageurs restèrent assis sur la souche, se livrant à toutes sortes de conjectures sur la mystérieuse conduite du Tapuyo. Pendant ce temps, ils oublièrent la recommandation qu’il leur avait faite : de ne pas perdre de vue le prisonnier. Ils le savaient si bien lié par les cordes de sipos, qu’ils ne supposaient pas qu’il pût s’en débarrasser. Ils ignoraient à qui ils avaient affaire.

Dès que celui-ci eut vu que les yeux de ses sentinelles n’étaient plus fixés sur lui, il se débarrassa des sipos avec autant de facilité qu’une anguille ; puis, glissant doucement en bas de la souche, il se jeta à l’eau et nagea sans bruit vers les sommets d’arbres. Son départ ne fut pas remarqué par ses gardiens ; ce ne fut qu’une demi-heure après que ces derniers s’aperçurent de sa disparition. Grande fut leur surprise, comme on le comprend ; ils s’empressèrent aussitôt vers le bord de la lagune pour chercher à apercevoir le fuyard ; mais ils ne distinguèrent à travers l’obscurité que plusieurs canots vivement pagayés dans la direction de l’arcade.


CHAPITRE XXI
Coulage de canots. — Le bois flottant abandonné. — L’ennemi apparaît. — La chasse.


Nous laisserons les aventuriers à leurs alarmes, pour en expliquer les causes.

Le Mundrucu et son jeune compagnon, ayant conduit leur canot hors de la petite crique, le dirigèrent vers le village mura. Ils n’éprouvèrent aucune difficulté à suivre la bonne direction. Quoique les feux fussent moins brillants, leur rayonnement rouge les guidait cependant ; ils avaient encore le bord de la forêt à contourner, et ils se tinrent avec soin sous l’ombrage des arbres de la rive pour se mettre à couvert. En moins d’une demi-heure, ils se trouvèrent à une centaine de yards du village.

Amarrant le canot à un arbre, de façon à pouvoir le détacher facilement, tous deux se risquèrent de nouveau sur la lagune. Chacun s’était précautionné d’une ceinture de cosses de sapuçaya, la tâche qu’ils avaient entreprise pouvant les obliger à se tenir longtemps dans l’eau. Il était possible qu’ils eussent à rester en place sans faire de bruit. Ainsi accoutrés, et le Tapuyo armé de son couteau, ils nagèrent vers les échafaudages avec les plus grandes précautions pour n’être pas aperçus.

Le village entier paraissait endormi : pas une forme humaine ne se montrait, pas un bruit ne s’entendait ; une dizaine d’embarcations étaient amarrées aux troncs des arbres qui supportaient les échafaudages.

C’était vers ces embarcations que Munday se dirigeait. Six à peu près étaient des igarités ou canots construits d’écorce d’arbre ; mais trois autres plus grandes et plus finies pouvaient bien contenir une huitaine de personnes. Le Tapuyo ne s’occupa d’abord que des canots. Il leur rendit visite successivement, en ayant soin de se pencher, de façon que sa tête ne pût être aperçue au-dessus de la surface des igarités. Elle n’était visible que pour son compagnon, dont les mains l’aidaient activement. Que pouvaient-ils faire ?

Nos deux nageurs, à l’aide du couteau, avaient troué l’écorce de chacun des cinq canots qui étaient en train de couler.

Ils eussent été à fond certainement sans la négligence qui avait permis au Mura de se sauver.

En effet, juste au moment où Munday et le jeune Paranèse allaient monter dans le neuvième canot laissé intact, une forme sombre, qu’on aurait pu prendre pour le démon des flots, se montra tout à coup. Après s’être accrochée à un iliana, elle escalada d’un seul bond l’échafaudage au-dessus.

Malgré l’obscurité, Munday reconnut aussitôt le captif mura.

« Santo Dios ! murmura-t-il, c’est le sauvage. Ils l’ont laissé échapper, et maintenant nous sommes découverts. Vite, jeune maître, dans l’igarité. Très bien, voici deux pagaies, prenez-en une, moi l’autre. Pas un moment à perdre. Dans dix minutes nous serons sauvés ; regardez ! les canots s’enfoncent. S’il nous laissait seulement dix minutes avant de donner l’alarme… Ah ! je les entends !… vite ! vite ! »

Tandis que le Tapuyo parlait ainsi, un hurlement sauvage s’entendit sur l’échafaud au-dessus. C’était le signal donné par le sauvage à sa nation ; non pas qu’il se doutât du travail opéré par les deux hommes sur les canots, mais il les avait vus s’embarquer sur son propre bateau, et il avait supposé une entreprise nocturne contre la malocca.

À peine l’avertissement du Mura avait-il été donné, qu’une centaine de voix furieuses y répondirent.

En moins de dix secondes toute la tribu fut sur pied, et se précipitait vers la lagune. Inutile de dire que Munday et son compagnon ne restèrent pas à s’assurer de la réussite de leur travail sur les canots. Ils ne s’occupèrent qu’à pagayer le plus vivement possible vers la petite crique habitée par leurs compagnons.

Toute la tribu fut sur pied.

La fuite de leur captif avait causé les plus vives appréhensions aux gens restés sur le tronc d’arbre, et ces appréhensions ne furent guère calmées par la vue d’un canot rentrant dans l’arcade. Le plus simple raisonnement les avait bientôt amenés à cette conclusion que le second fait n’était que le résultat du premier.

Qu’étaient devenus leurs compagnons ? Ils poussèrent un cri de joie, qu’ils étouffèrent aussitôt, à la vue de Munday et de Richard qui émergèrent subitement de l’eau.

« Vite, vite, dit le Tapuyo, vous avez commis une grande faute en laissant le captif s’échapper… Hâtez-vous ; tout le monde dans l’igarité. »

Tout en donnant ses ordres, l’Indien sauta sur le monguba, et, déchirant du haut en bas la voile de peau, il la jeta dans le canot, ainsi que plusieurs morceaux de vache marine.

Pendant ce temps, tous les autres avaient abandonné l’arbre et pris place dans le canot. Richard avait eu soin d’y installer la petite Rosita. Munday et le nègre s’emparèrent des rames, car il n’y avait pas un instant à perdre, tandis que Trevaniow et son neveu se servaient des pagaies taillées dans les os de la vache marine.

Une vingtaine de secondes suffirent pour les conduire en pleine lagune.

« Où nous dirigeons-nous ? demanda Trevaniow en cessant de manier l’aviron.

— Un instant, patron, reprit le Tapuyo, debout et les yeux fixés sur la malocca. Il faut d’abord chercher à savoir si les sauvages sont à même de nous suivre.

— Vous pensez qu’il y a quelque chance pour qu’ils ne nous poursuivent pas ?

— Une chance, oui — nous aurions eu une certitude si vous n’aviez pas laissé échapper le vilain singe : nous serions tous en sûreté maintenant. Le temps voulu ne s’est pas encore écoulé pour que tous les canots coulent à fond. »

Le Tapuyo n’examina la surface de l’eau que quelques minutes. L’aurore commençait à poindre à l’horizon, et bien qu’il fût loin de faire jour, ce n’était plus la profonde obscurité qui régnait quelques instants auparavant.

Une tranquillité parfaite semblait régner autour du village mura. Les feux étaient éteints, on n’entendait pas un bruit. Munday fit la remarque que ceci lui semblait de mauvais augure.

« Pourquoi ? demanda Trevaniow disposé à penser le contraire.

— C’est bien simple, patron. Je crains qu’ils ne soient trop occupés pour songer à bavarder : s’ils n’avaient pas l’intention de nous poursuivre, vous entendriez leurs hurlements ; oui, vous pouvez en être sûrs, ils vident leurs canots, qui peuvent être encore à la surface de l’eau. »

Et Munday expliqua le travail que lui et Richard avaient accompli sur l’écorce des igarités.

« En route ! en route, et vivement ! » s’écria-t-il ensuite.

Il n’y avait pas à hésiter sur la direction à prendre : il fallait choisir celle qui était opposée à la malocca. Trevaniow avait proposé de rester sur la lisière de la lagune, à l’ombre des arbres ; cela devait les empêcher d’être vus.

« Non, dit le Tapuyo. Dans dix minutes il fera clair au-dessus de l’eau. Ce serait donner l’avantage à nos poursuivants, et d’ailleurs nous serions tout de même en vue ; eux, en traversant tout droit, nous surprendraient facilement. Ne voyez-vous pas que les arbres tournent en cercle ?

— C’est vrai, répondit Trevaniow. Espérons que la pensée de nous poursuivre ne leur viendra pas.

— Encore cinq minutes d’incertitude, murmura le Tapuyo ; d’ici là, il fera assez jour pour voir sous les arbres, nous saurons ce qu’ils font et si les canots ont coulé.

Les cinq minutes indiquées par Munday n’étaient pas écoulées, lorsque, hélas ! un canot se détacha de la ligne sombre formée par l’échafaudage de la malocca.

« Le gros igarité, murmura-t-il, — juste ce que je craignais, patron.

— Et regardez là-bas, dit Richard, voilà un autre canot qui le suit.

— S’il n’y en a pas-plus, nous sommes sauvés, remarqua le Mundrucu.

— — Ils sont montés par des sauvages ; il ne me paraît pas y en avoir plus de dix en tout.

— S’ils ne deviennent pas plus nombreux, bien que nous ne soyons pas égaux en nombre, assurément, nous pourrons faire face à des êtres comme ceux-là. Oh ! si seulement nous avions des armes ! »

En parlant ainsi, l’ex-mineur regarda au fond du canot pour voir ce qui pourrait remplacer les armes qui faisaient défaut. Il trouva la lance de pashiuba, que Munday y avait jetée en même temps que les morceaux de viande, et une espèce de javeline barbelée ou harpon, avec laquelle le sauvage avait frappé la vache marine. On pouvait ajouter à ce faible arsenal les pagaies fabriquées dans les omoplates de la vache et le couteau de Munday.

Trevaniow assura qu’ils n’avaient pas à redouter autre chose que les flèches et les javelines des sauvages.

Il n’y avait toujours pas d’autres barques en vue que les deux premières.

« Ils sont sûrs de nous atteindre, remarqua le Tapuyo, car ils sont six aux pagaies, et il est facile de voir qu’ils gagnent déjà du terrain. Vite ! Vite ! ramons de toutes nos forces, car nous ramons pour notre vie : plus nous serons près du village, plus il y aura de danger pour nous ; ils peuvent repêcher quelques-uns des canots et nous arriver plus en force. »

Tous ramaient en silence, tandis que les poursuivants, au nombre de huit ou dix, lançaient sur l’eau les hurlements les plus farouches, dans l’espoir, sans doute, de porter la terreur dans l’âme de leurs ennemis.

Ceux-ci manifestèrent la détermination de combattre jusqu’à la mort plutôt que de se rendre.

Les sauvages arrivèrent bientôt à une portée d’arc de leur canot. Le premier acte d’hostilité qui signala leur approche fut une volée de flèches qui manqua le but. Voyant qu’ils étaient encore à une trop grande distance pour que leurs traits pussent blesser, les six Muras reprirent leurs rames, tandis que les deux autres sauvages du canot continuèrent à lancer leurs flèches contre l’igarité poursuivi. Ils paraissaient avoir une grande sûreté de coup d’œil et une grande force de bras. Déjà un de leurs traits avait touché l’occiput crépu du nègre ; un second blessa à la joue Tipperay Tom ; un troisième s’était abattu sur la peau de la vache marine qui protégeait Rosita, après avoir sérieusement menacé la petite créature qui se trouvait dessous.

Le tireur habile, auteur de ces trois coups, était le captif échappé, l’homme au harpon. La quatrième flèche fut attendue avec une appréhension affreuse ; elle vint siffler à travers l’eau et percer le bras du Mundrucu. Celui-ci laissa tomber la rame en poussant un cri de colère plutôt que de douleur, cal il n’était que légèrement blessé.

La pointe de la flèche tenait encore dans le bras gauche. Il la retira de la main droite et enleva vivement le harpon avec la longue corde qui y était attachée et qu’il avait déjà fixée à la poupe de l’igarité. On le vit bientôt, debout près de l’arrière, balancer l’arme pour la lancer.

Un instant après, la javeline dirigée avec adresse passait à travers les côtes du tireur sauvage. « Tirez ! tirez ! » cria celui qui avait lancé le harpon. Les trois rameurs répondirent à ce cri pendant que les sauvages, étonnés de ce qu’ils voyaient, suspendaient involontairement leurs coups.

Le pagayeur du petit canot ne fit pas exception ; et la barque s’arrêtant soudain, le harponneur empalé sur l’arme barbelée fut jeté dans l’eau et remorqué derrière l’igarité comme une bouée dans le sillage d’une vache marine.

Un cri terrible retentit sur le canot des sauvages. Pendant quelque temps les poursuivants semblèrent paralysés. L’étonnement les tenait immobiles comme des statues ! Stimulés enfin par l’instinct de la revanche, ils plongèrent leurs rames dans l’eau, et bientôt ils se rapprochèrent de leurs ennemis. Un peu d’avance encore, et ils les auraient en leur pouvoir.

Un cri terrible retentit.

Une avalanche de flèches tomba de nouveau sur l’igarité, mais sans nul effet. Le corps de leur meilleur archer était allé au fond du gapo. Une autre décharge ne réussit pas davantage, et les sauvages bateliers virent la nécessité de retourner à leurs pagaies.

Ils n’étaient pas à plus de vingt mètres de l’igarité. Alors tous ajustèrent leurs arcs. Une décharge simultanée des neuf armes ne pouvait moins faire que d’atteindre un ou plusieurs de leurs ennemis.

Pour la première fois, ces derniers furent remplis de crainte. Ils étaient sans défense contre cette terrible pluie qui les menaçait — chacun se voyait déjà atteint mortellement.

Ce fut un moment de terrible suspens ; mais tout à coup, à leur grande surprise, les sauvages laissèrent tomber leurs arcs d’un air effaré en regardant au fond de leur embarcation, comme s’ils venaient d’y apercevoir le plus dangereux ennemi !

Le Tapuyo interpréta sans difficulté ce qui se passait ; le trou creusé par le couteau avait dû se rouvrir, et le canot contenant les Muras était en danger de sombrer.

Il ne se trompait pas. En moins de vingt secondes, l’embarcation s’enfonçait sous l’eau, et les sauvages se débattaient dans la lagune. Désormais on n’avait plus rien à craindre d’eux. Ils avaient assez à faire de sauver leur vie. Le meilleur parti qu’ils eussent à prendre, c’était d’essayer de regagner la malocca, et c’est enfin celui auquel ils semblèrent s’être arrêtés. Bientôt le grand igarité, qui emportait Trevaniow et sa famille, resta seul sur la lagune.


CHAPITRE XXII
Conclusion.


Il faudrait un autre volume pour raconter les diverses aventures du mineur et de son monde, avant d'arriver à Gran Para ; mais comme elles auraient une certaine ressemblance avec celles que nous avons déjà racontées, nous nous bornerons à dire comment nos naufragés sortirent du gapo.

Grâce à l’igarité, qui, bien que construit grossièrement, était cependant une embarcation de beaucoup préférable au tronc d’arbre ; grâce aussi aux quatre pagaies et à la voile taillée dans la vache marine, ils se sentirent de force à naviguer à travers la forêt submergée dans n’importe quelle direction.

Leur première pensée fut de sortir de la lagune; ils couraient des dangers tant qu’ils resteraient dans cette pièce d’eau, les sauvages pouvant se remettre de nouveau à leur recherche. Poussés par leurs instincts cannibales ou par le besoin de vengeance, il était presque certain qu’ils reparaîtraient — peut-être pas tout de suite — mais un jour ou l’autre. La totale destruction de leur « flotte » amènerait peut-être quelque délai dans l’exécution de leur plan d’hostilité ; mais il n’en serait pas moins exécuté tôt ou tard.

Nos aventuriers ne s’occupèrent donc plus que des moyens de sortir de la lagune.

Était-elle cernée par la terre, ou bordée de tous côtés par la forêt submergée? Telle était la question, et personne n’y trouvait de réponse.

Retourner du côté d’où ils étaient venus sur le bois mort eût été faire un voyage inutile. Ils savaient que l’eau était obstruée l’espace de plusieurs milles, puisque, pendant des milles, ils avaient nagé en suivant la lisière, au moyen de leurs ceintures natatoires.

C’était dans cette direction qu’ils avaient été conduits, lorsque les sauvages se mirent à leur poursuite.

Dès la fin de la chasse, quand ils se crurent hors de la vue de leurs ennemis, ils changèrent de chemin, gouvernant l’igarité presque à angle droit de la ligne de la poursuite abandonnée.

Heureusement, ils suivaient la bonne direction.

Dès qu’ils furent en vue des arbres, ils aperçurent une large voie d’eau courant hors de la lagune, et formant une ligne claire à l’horizon. Ils ne revirent plus les Muras.

Mais bien que désormais délivrés de l’inquiétude d’être poursuivis par les Indiens, ils n’étaient point encore sauvés; ils avaient toujours devant eux, autour d’eux, ces déserts de forêt submergée qui les exposaient à des dangers sans nombre.

Ils se trouvèrent dans un labyrinthe de lacs, qu’on eût dit entourés de terre avec des îles éparpillées sur leur surface, et communiquant les uns avec les autres par des canaux ou détroits, tous bordés d’épais ombrages. Ils savaient qu’il n’y avait point là de terre, mais seulement des sommets d’arbres entrelacés ensemble par des ilianas et supportant des quantités innombrables de plantes parasites. C’était le gapo, enfin, toujours le gapo.

Ils ne le connaissaient que trop bien maintenant.

Ils errèrent pendant des jours entiers à travers ces solitudes, tantôt traversant une étendue d’eau, tantôt explorant quelque large canal ou un étroit igarapé, pour le trouver souvent terminé par une impasse ou bolson, selon le terme des Espagnols, que bordait de tous côtés un impénétrable bosquet de sommets d’arbres.

Il n’y avait, en cet état de choses, qu’à pagayer en arrière encore, ou bien à abandonner l’igarité et à prendre par les sommets des arbres. Ce dernier plan ne leur convenait en aucune façon.

Quelquefois, ces faux « passages » les trompaient pendant des jours entiers, qu’ils dépensaient en inutile navigation. C’était un vrai désert qu’ils parcouraient, mais un désert ressemblant à un jardin ou verger submergé par l’inondation.

On y rencontrait toute espèce de fruits. Le Mundrucu seul les connaissait. Plusieurs étaient excellents, d’autres devaient être redoutés comme des poisons. L’obligation de chercher ces fruits, qui servaient à leur nourriture, était en même temps une distraction pour eux. Aucun de nos aventuriers n’aurait pu dire combien de temps ils errèrent ainsi à « flot dans la forêt ». Il y eut des jours où ils ne virent pas le soleil ni même le jour qui leur étaient cachés par le toit épais de verdure formé par les arbres.

Enfin, après bien des désespoirs et des attentes trompées, une vision céleste leur apparut sous la forme d’un vaisseau ! Un vaisseau qui naviguait à travers la forêt ! Non pas, il est vrai, un grand vaisseau de l’Océan, mais une embarcation ayant la coque d’un bâtiment, mâts, espars, voilure et cordages. C’était un schooner à deux mâts, un marchand du Solimoës.

Le vieux Tapuyo le reconnut du premier coup d’œil et le héla aussitôt. Il savait, par le caractère de l’embarcation, que sa présence était une preuve de plus qu’ils se trouvaient dans la bonne direction.

« Elle descend à Gran Para, dit le Tapuyo. Je puis l’affirmer, par la manière dont elle est chargée ; voyez : salsepareille, vanille, quinquina, saponaire et fèves de Tonka. — Hohé ! ho ! de la galiote ! »

Le schooner était à portée de les entendre.

« Prenez-vous des passagers à bord ? Nous voulons aller à Gran Para. Notre embarcation n’est pas appropriée à un si long voyage. »

Le patron de la galiote accepta la proposition ; dix minutes après avoir été hélé, il recevait à son bord l’équipage de l’igarité.

Le canot fut abandonné aux brises et aux courants du gapo, tandis que le schooner continuait de marcher vers sa destination. Il n’était pas dans le Solimoës même, mais dans une de ses ramifications. Deux jours après avoir recueilli les naufragés, la galiote entra dans le fleuve principal, et de là, glissa gaiement vers Gran Para. Ceux qui se trouvaient à son bord n’en avaient pas été moins joyeux en découvrant que, parmi les passagers recueillis, se trouvaient le fils et le frère de leur patron. La cargaison du schooner appartenait à Trevaniow. Le jeune Paranèse reconnut dans le capitaine marchand un de ceux de son père.

Les attentions dont nos aventuriers furent comblés leur rendirent la santé et la gaieté. Quelques mots suffiront pour raconter la fin de leurs aventures.

Les deux frères retournèrent dans leur patrie et habitèrent sous le même toit, sous celui qui les avait vu naître. Le spoliateur qui avait retenu leur propriété était mort en laissant un fils, qui, après avoir dissipé la plus grande partie de sa fortune, mit le domaine aux enchères. Les deux Trevaniow arrivèrent à temps pour racheter ces terres qui avaient appartenu à leurs ancêtres.

La propriété ne changea pas de nom, bien qu’elle eût été divisée en deux parties égales, un double mariage ayant uni les enfants des deux frères : Richard épousa Rosita, sa brune cousine, et Ralph fut agréé par une sœur du jeune Paranèse, dont nous avons eu peu l’occasion de parler, une jolie blonde du nom de Florence.

Le domaine resta donc ainsi aux Trevaniow pur sang.

Si vous alliez faire un tour vers Land’s End et si vous me demandiez de vous introduire chez nos anciens amis, vous trouveriez dans la maison du jeune Ralph : premièrement, le vieux Ralph, devenu grand-père ; secondement, la jolie Florence, entourée de nombreux rejetons, au teint olivâtre, de la famille Trevaniow ; et enfin, dans le hall, où il s’empresserait auprès de vous — un individu dont la toison autrefois rouge carotte, se transformait aux tempes en fils de couleur de chanvre — vous le reconnaîtriez pour Tipperary Tom.

Longez une demi-douzaine de champs, avancez sous l’ombre d’arbres gigantesques, traversez une passerelle élevée au-dessus d’une petite rivière où frétillent les carpes et les truites ; poussez une porte d’osier, ouvrant sur un splendide parc, et ensuite suivez une allée sablée qui conduit devant la maison. Entrez dans le vestibule, vous rencontrerez un noiraud de votre connaissance, Mozey, qui vous conduira près de son maître, beau gentleman, bien qu’il soit un peu plus âgé que lorsque nous l’avons connu, et vous saluerez le jeune Richard, aussi franc, aussi jovial que par le passé.

Sans doute, vous n’avez pas oublié non plus cette élégante lady qui, suivant la coutume de sa nation, vient au-devant de ses visiteurs. Ce n’est plus la petite Rosita, mais la femme de Richard, à qui elle a donné plusieurs Rositas et plusieurs Richards, qui promettent d’être aussi jolis que leur mère et aussi robustes que leur père.

Mais une figure manque encore au tableau. Qu’est devenu le Tapuyo ?

Son ancien patron n’a pas été ingrat : le don d’un schooner a récompensé le guide qui a si noblement conduit nos aventuriers à travers les dangers du gapo, et partagé leurs périls pendant qu’ils étaient errants sur le « désert d’eau. »


FIN DU DÉSERT D’EAU DANS LA FORÊT.
  1. Un yard, mesure de trois pieds.