Traduction par Edmond Barbier.
Précédé d’une Introduction biographique et augmenté de notes complémentaires par Charles Martins
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Texte établi par Francis Darwin Voir et modifier les données sur WikidataParis : C. Reinwald et C.ie, libreires-éditeurs, 15, rue des Saints-Pères, D. Appleton & Company Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 330-374).

CHAPITRE XIII.

dionæa muscipula.

Structure des feuilles. — Sensibilité des filaments. — Mouvement rapide des lobes causé par l’irritation des filaments. — Les glandes, leur faculté de sécrétion. — Mouvements lents causés par l’absorption de matières animales. — Preuves de l’absorption tirées de l’agrégation dans les glandes. — Puissance digestive de la sécrétion. — Action du chloroforme, de l’éther et de l’acide cyanhydrique. — Mode de capture des insectes. — Utilité des poils marginaux. — Nature des insectes capturés. — Transmission de l’impulsion motrice et mécanisme des mouvements. — Redressement des lobes.


Cette plante, que l’on appelle ordinairement la trappe de Vénus à cause de la rapidité et de la force de ses mouvements, est une des plus étonnantes qui soit au monde[1] :
Figure 12.
Dionæa muscipula.
Feuille étendue, vue de côté.
elle appartient à la petite famille des Droséracées et se trouve seulement dans la partie orientale de la Caroline du Nord ; elle se plaît dans les endroits marécageux. Les racines sont petites ; celles d’un plant assez beau que j’ai eu entre les mains consistaient en deux radicelles ayant environ un pouce de longueur (2,54 centim.) partant d’une sorte de bulbe. Ces racines servent probablement, comme chez le Drosera, uniquement à l’absorption de l’eau ; en effet, un jardinier qui a obtenu

de grands succès dans la culture de cette plante la fait pousser comme une orchidée épiphyte sur de la mousse humide sans terrain d’aucune sorte[2]. La figure 12 représente les deux lobes de la feuille avec sa tige foliacée. Ces deux lobes ne forment pas tout à fait entre eux un angle droit. Trois petits processus pointus ou filaments disposés triangulairement surmontent la surface supérieure de chacun de ces lobes ; toutefois, j’ai vu deux feuilles armées de 4 filaments de chaque côté et une autre qui n’en avait que deux. Ces filaments sont remarquables à cause de leur extrême sensibilité au moindre attouchement, sensibilité qui se traduit, non pas par un mouvement qui leur soit propre, mais par le mouvement des lobes. Le bord de la feuille se prolonge en saillies rigides pointues, que j’appellerai des poils, dans chacun desquels pénètre un faisceau de vaisseaux spiraux. Ces poils se trouvent placés en position telle que, quand les lobes se referment, ils entrent les uns dans les autres comme les dents d’une ratière. La côte médiane de la feuille sur la surface inférieure est fortement développée et proéminente.

La surface supérieure de la feuille est recouverte, sauf vers les bords, d’un grand nombre de petites glandes affectant une teinte rouge ou pourpre ; le reste de la feuille est vert. Il n’existe pas de glandes sur les poils, ni sur la tige foliacée. Les glandes se composent de 20 ou 30 cellules polygonales remplies de liquide pourpre. La surface supérieure de ces glandes est convexe. Elles sont situées au sommet de pédicelles très-courts dans lesquels ne pénètrent pas les vaisseaux spiraux et elles différent à cet égard des tentacules du Drosera. Ces glandes sécrètent, mais seulement quand elles sont excitées par l’absorption de certaines substances qu’elles possèdent la faculté d’absorber. Des petites saillies portant 8 bras divergents de couleur brun rougeâtre ou orangé, et ayant au microscope l’apparence d’élégantes petites fleurs, sont répandues en nombre considérable sur la tige, sur la surface inférieure des feuilles et sur les poils ; on en trouve aussi quelques-unes sur la surface supérieure des lobes. Ces saillies octofides sont, sans doute, homologues aux papilles que l’on observe sur les feuilles du Drosera rotundifolia. On trouve aussi à la surface inférieure des feuilles quelques poils, très-petits, simples, pointus, ayant environ 7/12000e de pouce (0,0148 de millim.) de longueur.

Les filaments sensibles sont formés par plusieurs rangées de cellules allongées remplies de liquide pourpre. Ils ont un peu plus de 1/20e de pouce de longueur (1,27 millim.) de longueur ; ils sont minces, délicats et se terminent en pointe. J’ai examiné la base de plusieurs de ces filaments et j’en ai fait des coupes, mais je n’ai pu apercevoir aucune trace de l’entrée d’un vaisseau quel qu’il soit. Le sommet est quelquefois bifide ou même trifide, grâce à une légère séparation entre les cellules pointues terminales. Vers la base se trouve un rétrécissement formé de cellules plus larges ; au-dessous, on observe une articulation surmontant une base plus considérable qui comporte des cellules polygonales de forme différente. Les filaments faisant un angle droit avec la surface de la feuille, ils auraient été exposés à se briser chaque fois que les lobes se ferment, s’il n’y avait pas eu cette articulation qui leur permet de se replier sur la feuille.

Ces filaments sont très-sensibles dans toutes leurs parties, du sommet à la base, à un attouchement momentané. Il est presque impossible de les toucher assez légèrement ou assez rapidement avec un objet dur quel qu’il soit, sans que les lobes se referment immédiatement. Un cheveu humain très fin, ayant 2 pouces 1/2 de longueur (6,33 centim.), suspendu au-dessus d’un filament et agité de façon à le toucher, n’a provoqué aucun mouvement ; mais un fil de coton un peu plus gros agité de la même façon a provoqué la fermeture des lobes. Une pincée de farine de froment tombant d’une certaine hauteur ne produit aucun effet. J’ai ensuite fixé dans un manche le cheveu dont je m’étais servi plus haut, et je l’ai coupé de façon à ce qu’une longueur d’un pouce fît saillie sur le manche ; le cheveu était alors suffisamment rigide pour rester à peu près dans la ligne horizontale. Je touchai latéralement et très-lentement avec l’extrémité de ce cheveu le sommet d’un filament et la feuille se ferma immédiatement. Dans une autre occasion, il fallut répéter deux ou trois fois ces attouchements avant qu’il se produise un mouvement. Si l’on pense à l’extrême flexibilité d’un cheveu très-fin, on peut se faire quelque idée de la légèreté de l’attouchement que l’on peut produire quand on se sert pour faire cet attouchement de l’extrémité d’un morceau ayant un pouce de longueur et agité très-lentement.

Bien que ces filaments soient si sensibles à un attouchement délicat et momentané, ils sont bien moins sensibles que les glandes du Drosera à une pression prolongée. J’ai réussi plusieurs fois, en me servant d’une aiguille et en procédant avec une extrême lenteur, à placer des morceaux de cheveux humains assez gros sur l’extrémité d’un filament ; or, ces morceaux ne provoquèrent aucun mouvement, bien qu’ils fussent dix fois plus longs que ceux qui causent l’inflexion des tentacules du Drosera et bien que, chez cette dernière plante, les morceaux fussent, en grande partie, supportés par la sécrétion visqueuse. D’autre part, on peut frapper les glandes du Drosera avec une aiguille ou un corps dur une, deux ou même trois fois avec une grande force sans qu’il se produise aucun mouvement. Cette singulière différence dans la nature de la sensibilité des filaments de la Dionæa et des glandes du Drosera provient évidement d’une différence dans les habitudes des deux plantes. Si un petit insecte vient se poser sur les glandes du Drosera, il est arrêté par la sécrétion visqueuse et la pression prolongée qu’il exerce, quelque légère qu’elle soit, avertit la glande de la présence d’une proie, dont elle s’empare par la lente inflexion des tentacules. Au contraire les filaments sensitifs de la Dionée ne sont pas visqueux, et cette plante ne peut arriver à capturer les insectes que si ses filaments sont extrêmement sensibles à un attouchement momentané suivi de la fermeture instantanée des lobes.

Comme je viens de le dire, les filaments ne sont pas glandulaires et ne sécrètent pas. Ils n’ont pas non plus la faculté d’absorber, ce que l’on peut conclure du fait que des gouttes d’une solution de carbonate d’ammoniaque, contenant une partie de sel pour 146 parties d’eau, placées sur deux filaments, n’ont produit aucun effet sur le contenu des cellules et n’ont pas amené la fermeture des lobes. Toutefois, quand une petite portion de feuille comprenant un filament fut coupée et plongée dans la même solution, le liquide contenu dans les cellules de la base s’agrégea presque instantanément en masses de substance pourpre ou incolore et aux formes irrégulières. L’agrégation se propage dans toute la longueur du filament de cellule en cellule depuis la base jusqu’à l’extrémité, c’est-à-dire dans une direction opposée à celle qu’elle suit dans les tentacules du Drosera quand les glandes ont été excitées.

J’ai coupé plusieurs autres filaments tout auprès de la base et je les ai laissés pendant une heure trente minutes dans une solution assez faible contenant 1 partie de carbonate pour 218 parties d’eau ; le liquide de toutes les cellules s’agrégea en commençant comme auparavant à la base du filament.

Une immersion prolongée des filaments dans l’eau distillée provoque aussi l’agrégation. Il n’est même pas rare de trouver le contenu de quelques-unes des cellules terminales agrégé spontanément. Les masses agrégées changent lentement et incessamment de forme, s’unissent et se séparent ; quelques-unes semblent tourner autour de leur axe. On peut aussi voir un courant de protoplasma granuleux incolore circuler le long des parois des cellules. Ce courant cesse d’être visible dès que le contenu des cellules est bien agrégé ; toutefois ce courant persiste probablement encore, bien qu’il ne soit plus visible, parce que tous les granules de la couche en circulation se sont unis aux masses centrales de protoplasma. Sous tous ces rapports, les filaments de la Dionée se comportent exactement comme les tentacules du Drosera.

Malgré cette similitude il existe entre eux une différence importante. Après que les glandes du Drosera ont subi des attouchements répétés, ou qu’on a placé sur elles une parcelle d’un corps quelconque, les tentacules s’infléchissent et le liquide contenu dans les cellules s’agrège fortement. L’attouchement exercé sur le filament de la Dionée ne produit aucun effet semblable ; j’ai comparé, au bout d’une heure ou deux, des filaments qui avaient été touchés avec d’autres qui ne l’avaient pas été ; j’ai fait la même comparaison au bout d’un laps de temps de vingt-cinq heures et je n’ai pu observer aucune différence dans le contenu des cellules. Pendant tout le temps qu’ont duré ces expériences, j’ai eu soin de placer des petites chevilles de bois pour tenir les feuilles ouvertes et pour empêcher les filaments d’aller se heurter contre le lobe opposé.

Des gouttes d’eau, ou même un mince filet d’eau tombant d’une certaine hauteur sur les filaments, ne provoque pas la fermeture des lobes, et, cependant, je me suis assuré que les filaments sur lesquels j’ai expérimenté étaient très-sensibles. Aussi n’y a-t-il pas lieu de douter que la Dionée, de même que le Drosera, reste indifférente aux ondées les plus fortes. J’ai laissé tomber bien des fois, d’une certaine hauteur, des gouttes d’une solution contenant 1/2 once de sucre pour une once fluide d’eau. Ces gouttes ne produisent aucun effet, à moins toutefois qu’elles n’adhèrent aux filaments. Bien des fois aussi j’ai soufflé de toute ma force sur les filaments en me servant d’un chalumeau, sans qu’il se produisît aucun effet ; assurément les feuilles sont aussi indifférentes à ce souffle qu’elles le sont aux vents les plus impétueux. Ces expériences prouvent que la sensibilité des filaments a une nature toute spéciale et qu’elle répond plutôt à un attouchement momentané qu’à une pression prolongée ; elles prouvent, en outre, que l’attouchement doit être exercé par quelque corps solide et non pas par des fluides comme l’air ou l’eau.

Quoique la chute de gouttes d’eau ou d’une solution modérément forte de sucre sur les filaments ne les excite pas, l’immersion d’une feuille dans l’eau pure fait quelquefois fermer les lobes. J’ai plongé une feuille pendant une heure dix minutes, et trois autres feuilles pendant quelques minutes seulement dans de l’eau, à une température variant entre 59° et 69° F. (15° à 18°,3 centigr.) sans qu’aucun effet ait été produit. Toutefois, une de ces quatre feuilles se ferma assez rapidement au moment où je la sortais de l’eau avec précaution. Je m’assurai que les trois autres feuilles se trouvaient dans une bonne condition ; en effet, elles se fermèrent dès que je touchai leurs filaments. Deux autres feuilles plongées dans de l’eau à la température de 75° à 62°,5 F. (23°,8 à 16°,9 centigr.) se fermèrent instantanément. Je plongeai alors la tige de ces feuilles dans l’eau, et, au bout de vingt-trois heures, elles se rouvrirent en partie. Une d’elles se referma dès que je touchai ses filaments. Après un nouveau laps de temps de vingt-quatre heures, cette dernière feuille se rouvrit de nouveau ; je touchai ensuite les filaments des deux feuilles qui se refermèrent encore une fois. Nous voyons donc qu’une courte immersion dans l’eau ne fait aucun mal aux feuilles, mais qu’elle provoque quelquefois la fermeture des lobes. Dans les cas que je viens de rapporter, le mouvement n’a certainement pas été causé par la température de l’eau. Je me suis assuré qu’une immersion prolongée fait agréger le liquide pourpre contenu dans les cellules des filaments sensibles ; or, les tentacules du Drosera subissent les mêmes effets à la suite d’une longue immersion, et souvent s’infléchissent quelque peu. Dans les deux cas, ce résultat est probablement dû à une légère exosmose.

Les effets obtenus quand on plonge une feuille de Dionée dans une solution modérément concentrée de sucre me confirment dans cette supposition ; en effet, une feuille qui avait séjourné pendant une heure dix minutes dans l’eau, sans qu’il se soit produit aucun effet, se ferma assez rapidement dès qu’elle fut plongée dans la solution, les extrémités des poils marginaux se croisèrent au bout de deux minutes trente secondes, et la feuille était complètement fermée au bout de trois minutes. Je plongeai alors trois feuilles dans une solution contenant 1/2 once de sucre pour une once fluide d’eau, et ces trois feuilles se fermèrent rapidement. Désireux de savoir si le mouvement était dû aux cellules qui recouvrent la partie supérieure des lobes ou à ce que les filaments sensitifs éprouvaient les effets de l’exosmose, j’essayai d’abord de verser une petite quantité de la même solution dans le sillon formé par les deux lobes sur la côte qui est le siège principal du mouvement. Je laissai la solution en cet endroit pendant quelque temps sans qu’aucun mouvement se manifestât. Je couvris alors avec un pinceau enduit de la même solution la surface supérieure de la feuille entière, sauf toutefois les parties voisines de la base des filaments sensitifs, dans la crainte de les toucher. Aucun effet ne se produisit. Il ressort de cette expérience que les cellules de la surface supérieure ne sont pas affectées dans ces conditions. Mais quand, après de nombreux essais, je parvins à fixer une goutte de la solution à un des filaments, la feuille se ferma rapidement. Je crois donc que nous sommes autorisés à conclure que, par suite de l’exosmose, la solution fait sortir une certaine quantité de liquide des cellules délicates des filaments, ce qui provoque quelques changements moléculaires dans le contenu de ces filaments, changements analogues à ceux que doit produire un attouchement.

L’immersion des feuilles dans une solution de sucre les affecte pour un laps de temps plus considérable que ne le fait l’immersion dans l’eau ou un attouchement exercé sur les filaments ; dans ces derniers cas, en effet, les lobes commencent à se rouvrir au bout de moins d’un jour. D’autre part, sur les trois feuilles plongées pendant si peu de temps dans la solution, puis lavées ensuite à l’intérieur au moyen d’une seringue insérée entre les lobes, l’une se rouvrit au bout de deux jours, la seconde au bout de sept jours, et la troisième au bout de neuf jours. La feuille qui se ferma par suite de l’adhérence d’une goutte de la solution à un des filaments se rouvrit au bout de deux jours.

Dans deux occasions, je concentrai la chaleur des rayons du soleil au moyen d’une lentille sur la base de plusieurs filaments, et je poussai l’expérience jusqu’à décolorer et à brûler cette base ; à ma grande surprise, je ne provoquai ainsi aucun mouvement ; cependant, les feuilles étaient à l’état actif, car elles se fermèrent, bien qu’assez lentement, quand je touchai un des filaments du lobe opposé à celui qui avait été brûlé. Dans un troisième essai, la feuille se ferma au bout d’un certain temps, mais très-lentement et un attouchement exercé sur un des filaments qui n’avait pas été attaqué n’augmenta pas la rapidité du mouvement. Au bout d’un jour, ces trois feuilles se rouvrirent, et elles se montrèrent de nouveau sensibles quand je touchai un des filaments non attaqués. L’immersion soudaine d’une feuille dans l’eau bouillante ne la fait pas fermer. À en juger par analogie avec le Drosera, la chaleur, dans ces divers cas, est trop considérable et appliquée trop soudainement. La surface du limbe des lobes est très-peu sensible ; on peut la manipuler librement sans provoquer aucun mouvement. Ainsi, par exemple, je chatouillai assez vivement le limbe d’une feuille avec une aiguille sans qu’elle se fermât ; mais quand je chatouillai de la même façon l’espace triangulaire situé entre les trois filaments d’une autre feuille, les lobes se fermèrent. Les lobes se ferment toujours quand on pique ou qu’on coupe profondément la côte qui les supporte. On peut laisser longtemps sur les lobes, sans qu’il se produise aucun mouvement (j’ai fait de nombreuses expériences à ce sujet), des corps inorganiques, même assez gros, tels que des éclats de pierre ou de verre, etc., ou des corps organiques qui ne contiennent pas des substances azotées solubles, tels que des morceaux de bois, de liège, de la mousse, etc., ou des corps contenant des substances azotées solubles, à condition qu’ils soient parfaitement secs, tels que des morceaux de viande, d’albumine, de gélatine, mais le résultat est tout différent, comme nous le verrons ci-après, si on laisse sur les lobes des corps organiques azotés, qui ont un certain degré d’humidité ; dans ce cas, les lobes se referment par un mouvement lent et graduel très-différent du mouvement provoqué par un attouchement exercé sur l’un des filaments sensitifs. La tige n’est pas du tout sensible ; on peut y enfoncer une épingle, ou on peut la couper sans qu’il se produise aucun mouvement.

La surface supérieure des lobes est recouverte, comme nous l’avons déjà dit, d’un grand nombre de petites glandes presque sessiles, affectant une teinte pourprée. Ces glandes jouissent de la faculté de sécréter et d’absorber ; mais, contrairement à celles du Drosera, elles ne sécrètent que lorsqu’elles ont été excitées par l’absorption de matières azotées. Aucune autre excitation, autant toutefois que j’ai pu m’en assurer, ne produit cet effet. On peut laisser, pendant un temps indéterminé, en contact avec la surface d’une feuille des objets tels que des morceaux de bois, de liège, de mousse, de papier, de pierre ou de verre, et cette surface reste parfaitement sèche. Peu importe d’ailleurs que les lobes se referment sur ces objets, le résultat reste le même. Par exemple, j’ai placé sur une feuille des petites boules de papier buvard, puis j’ai touché un filament ; au bout de vingt-quatre heures, les lobes commencèrent à se rouvrir, j’enlevai les boules avec des petites pinces, et je trouvai qu’elles étaient parfaitement sèches. Si, au contraire, on place en contact avec la surface d’une feuille ouverte un morceau de viande humide, ou un morceau de mouche écrasée, les glandes sécrètent considérablement au bout d’un certain temps. Dans un cas semblable, j’ai observé un peu de sécrétion immédiatement au-dessous de la viande au bout de quatre heures ; au bout d’un nouveau laps de temps de trois heures, les sécrétions s’étaient accumulées en quantité considérable tout autour du morceau. Dans un autre cas, le morceau de viande était tout humecté par la sécrétion au bout de trois heures quarante minutes ; mais aucune glande ne sécréta, sauf celle qui touchait la viande ou qui était recouverte par la sécrétion contenant des matières animales en dissolution.

Toutefois, si l’on fait refermer les lobes sur un morceau de viande ou sur un insecte, le résultat est tout différent, car alors les glandes de toute la surface se mettent à sécréter copieusement. Comme, dans ce cas, les glandes des deux lobes se trouvent pressées contre la viande ou l’insecte. La sécrétion est dès l’abord deux fois aussi grande que quand le morceau de viande est placé à la surface d’un lobe, et comme les deux lobes se trouvent en contact presque immédiat, la sécrétion, contenant des matières animales dissoutes, s’étend par suite de l’attraction capillaire et fait sécréter de nouvelles glandes des deux côtés dans un rayon qui s’augmente toujours. La sécrétion est presque incolore, légèrement mucilagineuse, et, à en juger par la teinte qu’elle communique au papier de tournesol, beaucoup plus acide que celle du Drosera. Ces sécrétions sont si abondantes que, dans un cas où un trou avait été pratiqué à une feuille, sur lequel un petit cube d’albumine avait été placé, des gouttes s’échappèrent par l’ouverture pendant quarante-cinq heures. Dans un autre cas, une feuille refermée sur un morceau de viande rôtie se rouvrit spontanément au bout de huit jours, et il restait tant de sécrétion sur le sillon surmontant la côte, qu’elle s’échappa en un petit courant au moment de la réouverture des lobes. Je plaçai sur une feuille, après avoir eu soin d’enlever une partie de la base de l’un des lobes, de façon à pouvoir examiner l’intérieur, une grosse mouche (Tipula) écrasée ; la sécrétion s’écoula régulièrement par l’ouverture pendant neuf jours, c’est-à-dire pendant tout le temps que je l’observai. En relevant un peu l’un des lobes, je pus m’assurer que toutes les glandes sécrétaient abondamment.

Nous avons vu que les corps inorganiques et non azotés, placés sur les feuilles, ne provoquent chez elles aucun mouvement ; mais les corps azotés, s’ils sont le moins du monde humides, provoquent au bout de quelques heures la fermeture des lobes. Ainsi, je plaçai, aux deux extrémités de la même feuille, des morceaux parfaitement secs de viande et de gélatine ; au bout de vingt-quatre heures, ces morceaux n’avaient excité chez la feuille ni mouvement, ni sécrétion. Je plongeai alors ces morceaux dans de l’eau, puis, après en avoir séché la surface sur du papier buvard, je les replaçai sur la même feuille en ayant soin de recouvrir la plante avec une cloche en verre. Au bout de vingt-quatre heures, la viande humide avait excité quelques sécrétions acides, et les lobes, à cette extrémité de la feuille, étaient presque refermés. À l’autre extrémité où se trouvait la gélatine humide, la feuille était encore complètement ouverte et aucune sécrétion ne s’était produite. Il résulte de ces expériences que, de même que pour le Drosera, la gélatine est loin d’être une substance aussi excitante que la viande. Pour me rendre compte de l’état de la sécrétion qui se trouvait sous la viande, je passai dessous une bande étroite de papier de tournesol, en ayant soin de ne pas toucher les filaments ; cette légère excitation suffit toutefois pour faire fermer la feuille. Elle se rouvrit le onzième jour, mais l’extrémité où se trouvait la gélatine se rouvrit plusieurs heures avant l’extrémité où se trouvait la viande.

Je laissai pendant vingt-quatre heures sur une feuille un morceau de viande rôtie qui paraissait sec, bien qu’il n’ait pas été expressément desséché ; pendant ce laps de temps, il ne se produisit ni mouvement, ni sécrétion. Je recouvris alors la plante avec une cloche en verre, et la viande absorba quelque humidité répandue dans l’air ; ceci suffit à exciter des sécrétions acides, et le lendemain matin la feuille était étroitement refermée. Je plaçai sur une feuille un autre morceau de viande, desséché de façon à ce qu’il fût tout à fait cassant, puis je recouvris le tout avec une cloche en verre ; au bout de vingt-quatre heures, ce morceau était devenu légèrement humide ; il s’ensuivit quelque sécrétion, mais pas de mouvement.

Je plaçai à l’extrémité d’une feuille un morceau assez gros d’albumine parfaitement sèche ; je l’y laissai pendant vingt-quatre heures sans qu’aucun effet ait été produit. Je plongeai alors ce morceau pendant quelques minutes dans l’eau, puis je le roulai sur du papier buvard et je le replaçai sur la feuille ; au bout de neuf heures, quelques sécrétions légèrement acides commencèrent à se manifester, et, au bout de vingt-quatre heures, l’extrémité de la feuille où il se trouvait était fermée en partie. Le morceau d’albumine était alors entouré par une grande quantité de sécrétions ; je l’enlevai en ayant grand soin de ne toucher aucun filament, et cependant les lobes se refermèrent. Dans ce cas, comme dans le précédent, il semble que l’absorption de matières animales par les glandes ait rendu la surface de la feuille beaucoup plus sensible à un attouchement qu’elle ne l’est ordinairement, ce qui constitue un fait curieux. Deux jours après, l’extrémité de la feuille où je n’avais rien placé commença à se rouvrir, et le troisième jour cette extrémité était beaucoup plus ouverte que l’extrémité opposée sur laquelle avait reposé l’albumine.

Enfin, je plaçai sur quelques feuilles de grosses gouttes d’une solution contenant une partie de carbonate d’ammoniaque pour 146 parties d’eau, sans qu’il se produisît aucun mouvement immédiat. Je ne connaissais pas alors les mouvements lents provoqués par les substances animales, car autrement j’aurais observé les feuilles pendant plus longtemps, et très-probablement elles se seraient fermées, bien que la solution, à en juger par ce qui arrive pour le Drosera, ait peut-être été trop énergique.

Il résulte des faits que nous venons de citer que des morceaux de viande et d’albumine, à condition qu’ils soient légèrement humides, provoquent non-seulement des sécrétions chez les glandes, mais aussi la fermeture des lobes. Ce mouvement est très-différent de la fermeture rapide, provoquée par un attouchement exercé sur l’un des filaments. Nous comprendrons toute l’importance de ces différences quand nous nous occuperons de la façon dont la Dionée capture les insectes. Il y a un grand contraste entre le Drosera et la Dionée, au point de vue des effets produits par l’irritation mécanique d’un côté, et, d’un autre, au point de vue des effets produits par l’absorption des matières animales. Des parcelles de verre placées sur les glandes des tentacules extérieurs du Drosera provoquent un mouvement dans le même temps ou à peu près que le font les parcelles de viande, bien que cependant ces dernières semblent être les plus efficaces ; mais quand les glandes du disque ont reçu des parcelles de viande, elles transmettent une impulsion motrice aux tentacules extérieurs beaucoup plus rapidement que ne le font ces glandes quand elles supportent des parcelles d’un corps inorganique, ou qu’elles sont irritées par des attouchements répétés. Chez la Dionée, l’attouchement des filaments excite des mouvements incomparablement plus rapides que l’absorption des matières animales par les glandes. Néanmoins, dans certains cas, ce dernier stimulant est le plus puissant des deux. J’ai observé par trois fois des feuilles qui, en raison de quelque cause, étaient inactives, de telle sorte que leurs lobes ne se fermaient que légèrement, quelle que fût l’irritation que l’on exerçât sur les filaments ; or, l’insertion d’insectes écrasés entre les lobes fit fermer étroitement la feuille au bout d’un jour.

Les faits que nous venons d’indiquer prouvent que les glandes jouissent de la faculté d’absorber certaines substances, car autrement il serait impossible d’expliquer que les corps azotés ou non azotés, et que les corps azotés, à l’état sec ou à l’état humide, affectent les feuilles si différemment. Il est surprenant de voir quel petit degré d’humidité est nécessaire à un morceau de viande ou d’albumine pour exciter les sécrétions et ensuite un mouvement lent ; il est également surprenant de voir quelles quantités microscopiques de matières animales absorbées suffisent pour produire ces deux effets. Il semble à peine croyable, et c’est cependant un fait certain, qu’un morceau de blanc d’œuf durci, parfaitement desséché d’abord, puis trempé pendant quelques minutes dans l’eau, et essuyé soigneusement ensuite avec du papier buvard, fournisse en quelques heures assez de matières animales aux glandes pour causer une sécrétion chez elles et pour provoquer bientôt la fermeture des lobes. Le laps de temps si différent, comme nous le verrons ci-après, pendant lequel les lobes restent refermés sur des insectes et sur d’autres corps qui fournissent des substances azotées solubles et sur des corps qui n’en fournissent pas est une autre preuve que les glandes possèdent la faculté de l’absorption. Nous trouvons d’ailleurs la preuve directe de cette faculté dans l’état des glandes qui sont restées pendant quelque temps en contact avec des substances animales. Ainsi, j’ai placé à plusieurs reprises sur des glandes des morceaux de viande et des insectes écrasés, puis, au bout de quelques heures, j’ai comparé ces glandes avec d’autres situées dans une autre partie de la même feuille. Or, alors qu’il était impossible de découvrir la moindre trace d’agrégation chez ces dernières, celles qui avaient été en contact avec les matières animales étaient parfaitement agrégées. On peut voir l’agrégation se produire très-rapidement si l’on plonge un morceau de feuille dans une faible solution de carbonate d’ammoniaque. Enfin j’ai laissé pendant huit jours sur une feuille des petits cubes d’albumine et de gélatine, puis j’ai ouvert la feuille. La surface entière était recouverte de sécrétions acides, et, dans les nombreuses glandes que j’ai examinées, le contenu de chaque cellule était admirablement agrégé en masses globulaires de protoplasma incolore, ou affectant une teinte foncée ou pourpre pâle. Ces masses changeaient lentement, mais incessamment de forme, se séparant quelquefois les unes des autres, puis se réunissant, en un mot, se comportant exactement comme les masses qui remplissent les cellules du Drosera. L’eau bouillante rend le contenu des cellules des glandes blanc et opaque, mais le blanc n’est pas aussi pur et ne ressemble pas tant à la porcelaine que chez le Drosera. Je ne saurais dire comment il se fait que les insectes vivants, capturés naturellement, excitent chez les glandes des sécrétions aussi rapides qu’il arrive ordinairement ; je suppose, toutefois, que la grande pression à laquelle sont soumis ces insectes fait sortir quelques excréments par les deux extrémités de leur corps ; or, nous avons vu qu’une quantité très-petite de matières azotées suffit pour exciter les glandes.

Avant d’aborder le sujet de la digestion, il est bon de constater que j’ai essayé, sans succès, de découvrir les fonctions des petits processus octofides qui émaillent les feuilles. D’après certains faits que je citerai dans les chapitres relatifs à l’Aldrovandie et aux Utriculaires, il m’avait semblé probable qu’ils servent à absorber les matières en décomposition laissées par les insectes capturés ; toutefois, leur position à la surface inférieure des feuilles et sur la tige rend cette explication fort peu probable. Néanmoins, je plongeai des feuilles dans une solution contenant une partie d’urée pour 437 parties d’eau, et au bout de vingt-quatre heures la couche orange de protoplasma contenue dans les bras de ces processus ne parut pas plus agrégée que dans d’autres spécimens plongés dans l’eau. J’essayai alors de suspendre une feuille dans une bouteille au-dessus d’une infusion très-putride de viande crue, pour voir si ces processus absorberaient la vapeur, mais leur contenu ne fut pas affecté.

Puissance digestive de la sécrétion[3]. — Quand une feuille se referme sur un objet quel qu’il soit, on peut dire que cette feuille se transforme en un estomac temporaire. Si l’objet enfermé fournit des matières animales en si petite quantité que ce soit, ces matières servent, pour employer l’expression de Schiff, de peptogène, et les glandes de la surface déversent leurs sécrétions acides, qui agissent comme le suc gastrique des animaux. J’avais fait tant d’expériences sur la puissance digestive du Drosera, que j’en fis quelques-unes seulement sur la Dionée, mais elles sont plus que suffisantes pour prouver que cette feuille digère. En outre, cette plante n’est pas si propre que le Drosera aux observations, car la digestion se fait à l’intérieur des lobes refermés. Les insectes, et même les scarabées, après avoir été soumis à la sécrétion pendant plusieurs jours, sont singulièrement ramollis, bien que leur enveloppe chitineuse ne soit pas corrodée.

Première expérience. — Je plaçai à une des extrémités d’une feuille un cube d’albumine ayant 1/10e de pouce (2,54 millim.) de côté, et, à l’autre extrémité, un morceau oblong de gélatine, ayant 1/5e de pouce (5,08 millim.) de longueur, et 4/10e de pouce (2,54 millim.) de largeur, puis je provoquai la fermeture de la feuille. Je rouvris la feuille au bout de quarante-cinq heures. L’albumine était dure et comprimée, ses angles n’étaient qu’un peu arrondis ; la gélatine était corrodée et avait pris une forme ovale ; ces deux substances étaient entourées d’une si grande quantité de sécrétion que des gouttes tombaient à chaque instant de la feuille. La digestion se fait, sans doute, plus lentement que chez le Drosera, ce qui explique le laps de temps plus long pendant lequel ces feuilles restent refermées sur les corps digestibles.

Deuxième expérience. — Je plaçai sur une feuille un morceau d’albumine ayant 1/10e de pouce carré (2,54 millim.), mais ayant seulement 1/20e de pouce (1,27 millim.) d’épaisseur, et un morceau de gélatine ayant le même volume que celui employé dans l’expérience précédente ; huit jours après, j’ouvris la feuille. La surface intérieure était complètement recouverte de sécrétions très-acides, légèrement adhérentes, et toutes les glandes étaient complètement agrégées. Je ne trouvai plus trace de l’albumine ou de la gélatine. J’avais placé en même temps, pour contrôler l’expérience, des morceaux de ces deux substances, ayant un volume égal, sur un morceau de mousse humide, de façon à ce qu’ils fussent soumis à des conditions presque analogues ; au bout de huit jours, ces morceaux avaient pris une teinte brune, s’étaient putréfiés, et étaient pénétrés de toutes parts par des fibres en putréfaction, mais ils n’avaient pas disparu.

Troisième expérience. — Je plaçai sur une feuille un morceau d’albumine ayant 3/20e de pouce (3,81 millim.) de longueur, et 1/20e de pouce (1,27 millim.) de largeur et d’épaisseur, et un morceau de gélatine ayant le même volume que ceux employés dans les expériences précédentes ; j’ouvris la feuille au bout de sept jours. Je ne trouvai plus trace de l’une ou l’autre substance, et il n’existait à la surface qu’une quantité modérée de sécrétion.

Quatrième expérience. — Je plaçai sur une feuille des morceaux d’albumine et de gélatine ayant le même volume que dans l’expérience précédente ; la feuille se rouvrit spontanément au bout de douze jours, et cette fois encore il ne restait pas trace de l’un ou l’autre corps ; j’observai un petit amas de sécrétion à l’une des extrémités de la côte centrale.

Cinquième expérience. — Je plaçai sur une feuille des morceaux d’albumine et de gélatine ayant le même volume que dans l’expérience précédente ; au bout de douze jours, les lobes étaient encore parfaitement refermés, mais la feuille commençait à se faner. J’ouvris cette feuille et elle ne contenait plus qu’une trace de substance brunâtre là où avait reposé l’albumine.

Sixième expérience. — Je plaçai sur une feuille un cube d’albumine ayant 1/10e de pouce (2,54 millim.) de côté, et un morceau de gélatine ayant le même volume que dans les expériences précédentes ; la feuille se rouvrit spontanément au bout de treize jours. Le morceau d’albumine, qui était deux fois aussi gros que dans les expériences précédentes, agit trop énergiquement sur la feuille, car les glandes qui se trouvaient en contact avec lui avaient été attaquées, et semblaient sur le point de se détacher ; je retrouvai une couche d’albumine devenue brunâtre et quelque peu putréfiée. Toute la gélatine avait été absorbée et il ne restait qu’un peu de sécrétion acide sur la côte centrale.

Septième expérience. — Je plaçai aux deux extrémités d’une feuille un morceau de viande à demi rôtie dont je ne gardai pas la mesure et un morceau de gélatine ; la feuille se rouvrit spontanément au bout de onze jours. Je retrouvai à l’intérieur une trace de la viande, et la surface de la feuille était noircie là où elle avait reposé ; la gélatine avait complètement disparu.

Huitième expérience. — Je plaçai sur une feuille un morceau de viande à demi rôtie dont je ne gardai pas la mesure ; j’insérai entre les lobes un petit morceau de buis pour les empêcher de se refermer, de sorte que la viande ne plongea que par sa surface inférieure dans la sécrétion très-acide. Toutefois, au bout de vingt-deux heures et demie, la viande était incomparablement plus amollie qu’un autre morceau de la même viande que j’avais conservée dans un endroit humide.

Neuvième expérience. — Je plaçai sur une feuille un cube très-compacte, ayant 1/10e de pouce (2,54 millim.) de côté de bœuf rôti ; la feuille se rouvrit spontanément au bout de douze jours. Il restait alors tant de sécrétions faiblement acides sur la feuille, que cette sécrétion s’écoula au moment de la réouverture. La viande avait été complètement désagrégée, mais elle n’était pas entièrement dissoute ; il n’y avait aucune trace de moisissure. Je plaçai sous le microscope le morceau qui restait ; quelques fibrilles du centre avaient encore leurs stries transversales ; les stries avaient disparu complètement sur d’autres fibrilles, et on pouvait établir une gradation parfaite entre ces deux états. Il restait, en outre, des globules qui me parurent être de la graisse, et quelques parties de tissu fibre-élastique qui n’avaient pas été digérées. En un mot, la viande se trouvait dans cet état de demi-digestion que nous avons déjà décrit en nous occupant du Drosera. La Dionée semble digérer la viande, de même que l’albumine, plus lentement que ne le fait le Drosera. À l’extrémité opposée de la même feuille, j’avais placé une boulette de pain fortement comprimée ; cette boulette était complètement désagrégée, grâce, je crois, à la digestion du gluten par la feuille ; elle était toutefois très-peu réduite en volume.

Dixième expérience. — Je plaçai aux deux extrémités d’une même feuille un cube de fromage ayant 1/20e de pouce (1,27 millim.) de côté, et un cube d’albumine. Au bout de neuf jours les lobes s’ouvrirent spontanément, mais dans une faible proportion à l’extrémité où se trouvait le fromage, qui semblait avoir été peu dissous, bien qu’il fût amolli et qu’il baignât dans la sécrétion. Deux jours plus tard, c’est-à-dire onze jours après la fermeture des lobes, la feuille se rouvrit spontanément du côté où avait été placée l’albumine ; il n’en restait plus qu’une très-petite quantité noircie et desséchée.

Onzième expérience. — Je répétai la même expérience avec du fromage et de l’albumine sur une autre feuille qui me semblait à l’état peu actif. Au bout de six jours, les lobes se rouvrirent spontanément à l’extrémité où se trouvait le fromage qui était considérablement ramolli, mais qui n’était pas dissous, et dont le volume avait très-peu diminué. Douze heures après, l’extrémité où se trouvait l’albumine se rouvrit à son tour ; le morceau d’albumine s’était alors transformé en une grosse goutte de liquide transparent, visqueux et non acide.

Douzième expérience. — Je répétai les deux dernières expériences ; cette fois encore l’extrémité de la feuille contenant le fromage se rouvrit ayant l’extrémité contenant l’albumine. Mais je ne gardai aucune autre note sur cette expérience.

Treizième expérience. — Je plaçai sur une feuille un globule ayant environ 1/10e de pouce (2,54 millim.) de diamètre de caséine préparée chimiquement ; la feuille se rouvrit spontanément au bout de huit jours. La caséine s’était alors transformée en une masse molle, visqueuse, mais dont le volume avait à peine diminué ; cette masse baignait dans la sécrétion acide.

Ces expériences suffisent pour prouver que la sécrétion des glandes de la Dionée dissout l’albumine, la gélatine et la viande, à condition toutefois qu’on ne place pas des morceaux trop gros sur les feuilles. Les globules de graisse et le tissu fibro-élastique ne sont pas digérés. La feuille absorbe ensuite la sécrétion avec les matières qu’elle a dissoutes, à condition que ces dernières ne se trouvent pas en excès. D’autre part, bien que la caséine, préparée chimiquement, et le fromage provoquent chez la Dionée, tout comme chez le Drosera, des sécrétions abondantes très-acides, en raison, je crois, des matières albumineuses que contiennent ces substances, elles ne sont cependant pas digérées, et si elles sont réduites en volume, cette réduction n’est pas appréciable[4]

Effets des vapeurs du chloroforme, de l’éther sulfurique et de l’acide cyanhydrique. — Je plaçai un pied de Dionée portant une seule feuille dans un grand flacon, dont l’ouverture était imparfaitement bouchée avec de la ouate, contenant un drachme (3,549 millil.) de chloroforme. La vapeur du chloroforme provoqua chez les lobes un mouvement imperceptible au bout d’une minute ; au bout de trois minutes, les poils des bords se croisèrent et la feuille fut bientôt complètement fermée. Toutefois, la dose était beaucoup trop considérable, car, au bout de deux ou trois heures, la feuille avait tout l’aspect d’avoir été exposée au feu, et elle mourut bientôt.

J’exposai, pendant trente minutes, dans un vase ayant une capacité de deux onces, deux feuilles de Dionée à la vapeur de 30 minimes (1,774 millil.) d’éther sulfurique. Une feuille se ferma au bout d’un certain temps, et l’autre au moment où je la retirais du vase avec beaucoup de précautions. Ces deux feuilles avaient été vivement attaquées. J’exposai une autre feuille, pendant vingt minutes, à la vapeur de 15 minimes (0,88 millil.) d’éther ; les lobes de cette feuille se fermèrent dans une certaine mesure et les filaments devinrent complètement insensibles. Au bout de vingt-quatre heures, cette feuille recouvra sa sensibilité, bien qu’elle fût encore assez engourdie. Une feuille exposée, pendant trois minutes seulement, dans un grand flacon, à la vapeur de dix gouttes d’éther sulfurique, devint insensible. Au bout de cinquante-deux minutes, elle recouvra sa

sensibilité et se ferma quand je touchai un des filaments ; les lobes se rouvrirent au bout de vingt heures. Enfin, j’exposai une autre feuille, pendant quatre minutes, à la vapeur de quatre gouttes d’éther seulement ; elle devint assez insensible pour ne pas se fermer à la suite d’attouchements répétés exercés sur les filaments, mais elle se ferma quand je coupai l’extrémité de la feuille. Cette dernière expérience prouve que les parties intérieures de la feuille n’avaient pas été rendues insensibles, ou qu’une incision est un stimulant plus puissant que de nombreux attouchements sur les filaments. Je ne saurais dire si les doses plus fortes de chloroforme ou d’éther qui ont provoqué la lente fermeture des feuilles ont agi sur les filaments sensitifs ou sur la feuille elle-même.

Du cyanure de potassium placé dans une bouteille engendre de l’acide prussique ou cyanhydrique. J’ai exposé une feuille, pendant une heure trente-cinq minutes, aux vapeurs ainsi formées. Durant ce laps de temps, les glandes devinrent si incolores, si ratatinées qu’elles étaient à peine visibles, et je pensai d’abord qu’elles s’étaient toutes détachées de la feuille. Toutefois, la feuille ne devint pas insensible, car elle se ferma dès que je touchai un des filaments, mais elle avait certainement souffert, car elle ne se rouvrit qu’au bout de deux jours et semblait avoir perdu toute sa sensibilité. Cependant, au bout d’un autre jour, elle recouvra toutes ses facultés et se referma quand je touchai un des filaments, pour se rouvrir ensuite. Une autre feuille, exposée pendant un temps plus court à la même vapeur, se comporta presque exactement de la même façon.

Mode de capture des insectes. — Examinons actuellement l’action des feuilles quand des insectes touchent un des filaments sensitifs. Ce fait s’est présenté souvent dans ma serre ; toutefois, je ne saurais dire si les insectes sont attirés d’une manière spéciale par les feuilles. Dans son pays natal, la Dionée capture un grand nombre d’insectes. Dès qu’un filament est touché, les deux lobes se ferment avec une rapidité étonnante ; et, comme ils font entre eux moins d’un angle droit, ils ont beaucoup de chance de capturer les insectes qui se sont aventurés dans l’espace qui les sépare. L’angle qui existe entre le limbe et la tige ne se modifie pas quand les lobes se ferment. Le siège principal du mouvement se trouve près de la côte centrale, mais il n’est pas cependant limité à cette partie ; car à mesure que les lobes se ferment chacun d’eux se recourbe intérieurement dans toute sa largeur ; toutefois les poils marginaux ne se recourbent pas. J’ai pu examiner avec succès ce mouvement inhérent au lobe entier chez une feuille à laquelle j’avais donné une grosse mouche, après avoir eu soin de couper une des extrémités de l’un des lobes ; de sorte que le lobe opposé, ne rencontrant aucune résistance dans cette partie, se recourbât beaucoup au delà de la ligne médiane. J’enlevai ensuite la totalité du lobe dont j’avais d’abord coupé une partie ; le lobe opposé se recourba alors complètement en décrivant un angle de 120° à 130°, de façon à occuper une position presque à angle droit avec celle qu’il aurait occupée, si l’autre lobe avait été présent.

En raison de cette courbe intérieure qu’affectent les deux lobes au moment où ils se précipitent l’un sur l’autre, les poils marginaux droits se croisent d’abord à leur extrémité, puis enfin jusqu’à la base. La feuille est alors complètement fermée, et il existe une petite cavité entre les deux lobes. Si on a fait fermer la feuille en touchant simplement un des filaments sensitifs, ou s’il se trouve à l’intérieur un corps qui ne fournit pas des matières azotées solubles, les deux lobes conservent leur forme concave intérieure jusqu’à ce qu’ils se rouvrent. J’ai observé, dans dix cas, la réouverture des lobes dans ces circonstances, c’est-à-dire quand aucune substance organique n’est enfermée à l’intérieur. Dans tous ces cas, les lobes se sont redressés jusqu’aux deux tiers environ de leur position normale dans les vingt-quatre heures qui ont suivi l’instant de leur fermeture. La feuille même à laquelle j’avais enlevé une partie de lobe se rouvrit dans les mêmes proportions, pendant le même laps de temps. Dans un cas, une feuille se rouvrit jusqu’aux deux tiers environ de sa position normale au bout de sept heures, et complètement au bout de trente-deux heures, mais je dois ajouter qu’un seul des filaments avait été touché légèrement avec un cheveu, juste de façon à amener la fermeture. Sur ces dix feuilles, quelques-unes seulement se redressèrent complètement en moins de deux jours, deux ou trois demandèrent un temps un peu plus long. Toutefois, avant d’être complètement redressées, elles sont prêtes à se fermer instantanément si l’on vient à toucher un des filaments sensitifs. Je ne saurais dire combien de fois de suite une feuille peut se fermer et se rouvrir, si l’on ne place à l’intérieur aucune substance animale ; cependant, j’ai fait fermer et rouvrir quatre fois de suite une feuille dans l’intervalle de six jours ; la dernière fois qu’elle se rouvrit elle captura une mouche et resta fermée pendant plusieurs jours. Cette faculté de se rouvrir rapidement après que les filaments ont été accidentellement touchés par des brins d’herbe ou par des objets chassés par le vent sur la feuille, ce qui arrive quelquefois quand elle pousse à l’état sauvage[5], doit avoir une certaine importance pour la plante, car, aussi longtemps qu’une feuille reste fermée, il lui est impossible de capturer des insectes.

Quand les filaments sont irrités et qu’on fait fermer la feuille sur un insecte, sur un morceau de viande, sur de l’albumine, de la gélatine, de la caséine et probablement sur toute autre substance contenant des matières azotées solubles, les lobes, au lieu de rester concaves, ce qui laisse une place libre à l’intérieur, se pressent lentement l’un contre l’autre dans toute leur largeur. À mesure que cette pression se produit, les bords s’écartent un peu, de sorte que les poils qui se croisaient tout d’abord se projettent ensuite en deux rangées parallèles. Les lobes se pressent l’un contre l’autre avec tant de force que j’ai vu un petit cube d’albumine très-aplati et présentant l’impression distincte des petites glandes proéminentes ; toutefois, cette dernière circonstance peut provenir en partie de l’action corrosive exercée par la sécrétion. En tout cas, les lobes sont si exactement collés l’un sur l’autre que si un gros insecte ou tout autre objet a été saisi par la feuille, on voit distinctement à l’extérieur la protubérance causée par cet objet. Quand les deux lobes sont ainsi complètement fermés, ils résistent avec une force étonnante à l’insertion entre eux d’un petit coin et se laissent ordinairement briser plutôt que de céder. S’ils ne sont pas brisés et qu’on retire le coin, ils se referment, comme me l’apprend le docteur Ganby, en produisant un bruit assez fort. Mais si on insère le doigt entre les deux lobes ou qu’on y place un petit morceau de bois, de façon à les empêcher de se fermer, ils exercent dans cette position très-peu de force.

J’avais pensé d’abord que la pression graduelle exercée par les deux lobes était exclusivement causée par le fait que les insectes capturés se débattent à l’intérieur et, en le faisant, irritent constamment les filaments sensitifs ; cette hypothèse m’a semblé encore plus probable quand le Dr Burdon Sanderson m’a appris que le courant électrique normal est troublé chaque fois qu’on irrite les filaments d’une feuille dont les lobes sont fermés. Toutefois, cette irritation n’est en aucune façon nécessaire, car un insecte mort, un morceau de viande ou d’albumine, produisent exactement les mêmes effets, ce qui prouve que c’est l’absorption des matières animales qui excite les lobes à se presser lentement l’un contre l’autre. Nous avons vu que l’absorption d’une petite quantité de matières animales provoque aussi la lente fermeture de la feuille ; or, ce mouvement est absolument analogue à la pression des lobes concaves l’un contre l’autre. Cette pression a une haute importance fonctionnelle pour la plante, car les glandes des deux côtés se trouvent ainsi mises en contact avec l’insecte capturé et, en conséquence, ces glandes commencent à sécréter. La sécrétion contenant des matières animales en dissolution est portée par l’action capillaire sur toute la surface de la feuille, ce qui excite des sécrétions chez toutes les glandes et leur permet d’absorber des matières animales. Le mouvement excité par l’absorption de ces matières, bien que fort lent, suffit pour amener la fermeture de la feuille, tandis que mouvement résultant de l’attouchement opéré sur un des filaments sensitifs est très-rapide, ce qui est indispensable pour la capture des insectes. Ces deux mouvements excités par des moyens si complétement différents sont tous deux admirablement adaptés, comme toutes les autres fonctions de la plante, au but qu’ils servent à remplir.

Il existe une autre différence considérable dans l’action des feuilles qui renferment des objets, tels que des morceaux de bois, du liège, des boulettes de papier, ou que l’on a fait fermer par un simple attouchement sur les filaments, et celles qui renferment des corps organiques fournissant des substances azotées solubles. Dans le premier cas, comme nous l’avons déjà vu, les feuilles se rouvrent dans les vingt-quatre heures et sont toutes prêtes, avant même d’être complétement ouvertes, à se refermer de nouveau. Si, au contraire, elles se sont fermées sur des corps organiques azotés, elles restent en cet état pendant plusieurs jours ; après leur réouverture elles semblent plongées dans la torpeur et n’agissent plus, ou tout au moins ne le font qu’après un temps considérable. Dans quatre cas, des feuilles, après avoir capturé des insectes, ne se rouvrirent plus, mais commencèrent à se faner ; l’une resta fermée pendant quinze jours sur une mouche ; une seconde pendant vingt-quatre jours, bien que la mouche fût petite ; une troisième vingt-quatre jours sur un cloporte, et une quatrième trente-cinq jours sur une grosse Tipula. Dans deux autres cas, des feuilles restèrent fermées pendant neuf jours au moins sur des mouches, et je ne saurais même dire au bout de combien de temps elles se rouvrirent. Je dois ajouter, cependant, que dans deux cas, où des insectes extrêmement petits avaient été naturellement capturés, la feuille se rouvrit aussi vite que si elle n’avait rien pris ; je suppose qu’il faut attribuer cette exception au fait que des insectes aussi petits n’avaient pas été écrasés, ou qu’ils n’avaient rejeté aucune matière animale, de sorte que les glandes n’avaient pas été excitées. Je plaçai aux deux extrémités de trois feuilles des petits morceaux angulaires d’albumine et de gélatine ; deux de ces feuilles restèrent fermées pendant treize jours, et l’autre pendant douze jours. Deux autres feuilles restèrent fermées sur des morceaux de viande pendant onze jours, une troisième pendant huit jours, et une quatrième, qui avait été, il est vrai, cassée en partie et abîmée d’autre façon, pendant six jours seulement. Je plaçai à une des extrémités de trois feuilles des morceaux de fromage ou de caséine et des morceaux d’albumine à l’autre extrémité ; les extrémités contenant le fromage ou la caséine se rouvrirent au bout de six, de huit et de neuf jours, tandis que les extrémités opposées se rouvrirent un peu plus tard. Aucun de ces morceaux de viande, d’albumine etc., n’excédait un cube ayant 1/10e de pouce (2,54 millim.) de côté, et quelquefois même ils étaient plus petits ; cependant ces petits morceaux ont suffi à faire rester les feuilles fermées pendant plusieurs jours. Le docteur Canby m’apprend que les feuilles restent fermées plus longtemps sur les insectes que sur la viande ; d’après ce que j’ai pu voir, il en est certainement ainsi, surtout si les insectes sont gros.

Dans tous les cas que je viens de citer, et dans beaucoup d’autres où les feuilles sont restées fermées pendant une période inconnue, mais très-longue, sur des insectes capturés naturellement, ces feuilles étaient plus ou moins inertes après s’être rouvertes. Elles sont ordinairement si complétement inertes pendant bien des jours, qu’aucune excitation des filaments ne provoque le moindre mouvement. Dans un cas cependant, le lendemain de la réouverture d’une feuille qui avait capturé une mouche, elle se referma avec une extrême lenteur quand je touchai un des filaments ; or, bien que je n’aie laissé aucun objet dans la feuille, elle était si inerte qu’elle ne se rouvrit, pour la seconde fois, qu’au bout de quarante-quatre heures. Dans un second cas, une feuille qui s’était redressée après être restée fermée pendant neuf jours au moins sur une mouche mit en mouvement, à la suite de nombreuses excitations, un seul de ses lobes, et conserva cette position anormale pendant les deux jours suivants. Un troisième cas offre l’exception la plus extraordinaire que j’aie pu observer ; une feuille, après être restée fermée sur une mouche pendant un laps de temps inconnu, finit par se rouvrir ; je touchai un de ses filaments, et elle se referma, bien qu’assez lentement. Le docteur Canby, qui a pu observer aux États- Unis un grand nombre de plantes qui, bien que ne se trouvant pas dans leur pays natal, étaient probablement plus vigoureuses que les miennes, m’informe qu’il a vu « souvent des feuilles vigoureuses dévorer une proie à plusieurs reprises ; mais qu’ordinairement la digestion de deux insectes, ou plus souvent encore d’un seul, suffit à les mettre hors de service ». Mme Treat, qui a cultivé beaucoup de Dionées dans le New-Jersey, m’apprend aussi que « plusieurs feuilles ont pris successivement trois insectes chacune, mais que la plupart d’entre elles ne pouvaient pas digérer la troisième mouche et mouraient en essayant de le faire. Toutefois, cinq feuilles ont digéré chacune trois mouches et se sont refermées sur une quatrième, mais elles sont mortes peu de temps après cette quatrième capture. Beaucoup de feuilles n’ont même pas pu digérer un gros insecte. » Il semble donc que la puissance digestive de la Dionée est quelque peu limitée, et il est certain que les feuilles restent toujours fermées pendant plusieurs jours sur un insecte et ne recouvrent pas la faculté de se refermer pendant un temps indéterminé. Sous ce rapport, la Dionée diffère du Drosera, qui attaque et digère beaucoup d’insectes après des intervalles plus courts.

Nous pouvons actuellement comprendre l’usage des poils marginaux qui forment un caractère si remarquable de l’aspect de la plante (voir fig. 12, page 331), et qui, dans mon ignorance, me paraissaient d’abord être des appendices inutiles. Par suite de la courbe intérieure des lobes, au moment où ils se rapprochent l’un de l’autre, les poils marginaux commencent par se croiser au sommet, et ensuite à la base. Jusqu’à ce que les bords des lobes se trouvent en contact, des espaces allongés variant du 1/15e à 1/10e de pouce (1,693 millim. à 2,54 millim.), en longueur, selon la taille de la feuille, restent ouverts. En conséquence, un insecte dont le corps n’est pas plus gros que ces intervalles peut aisément s’échapper entre les poils croisés, quand il est troublé par la fermeture des lobes et l’obscurité qui en est la conséquence ; un de mes fils a vu un petit insecte s’échapper de cette façon. D’autre part, si un insecte modérément gros essaye de s’échapper à travers les barreaux, il est forcément repoussé dans cette horrible prison dont les murs se referment sur lui, car les poils continuent à s’entre-croiser de plus en plus jusqu’à ce que les bords du lobe se trouvent en contact. Toutefois, un insecte très-fort pourrait sans doute recouvrer la liberté, et Mme Treat a vu, aux États-Unis, un scarabée (Macrodactylus subspinosus) forcer les barreaux de la cage. Or, ce serait manifestement un grand désavantage pour la plante que de rester fermée plusieurs jours sur un insecte microscopique, et que d’avoir à attendre ensuite des jours et des semaines pour recouvrer sa sensibilité ; en effet, un insecte aussi petit ne lui donnerait que peu de nourriture. Il vaut donc bien mieux pour la plante permettre aux petits insectes de s’échapper et attendre qu’elle puisse capturer un insecte modérément gros ; or, les poils marginaux en se croisant lentement remplissent exactement le rôle des grandes mailles d’un filet qui permettent aux petits poissons inutiles de s’échapper.

J’étais désireux de savoir si cette hypothèse est correcte, et je rapporte ce fait comme un excellent exemple de l’imprudence qu’il y a à conclure, hâtivement comme je l’avais fait relativement à ces poils marginaux, qu’une conformation bien développée, quelque singulière qu’elle puisse paraître, est inutile. Je m’adressai donc au docteur Canby. Il visita le pays natal de la plante au commencement de la saison, avant que les feuilles aient atteint tout leur développement, et il m’envoya quatorze feuilles contenant des insectes capturés naturellement. Quatre de ces feuilles avaient capturé d’assez petits insectes, à savoir, trois d’entre elles des fourmis, et la quatrième une mouche assez petite ; mais les dix autres feuilles avaient toutes capturé de gros insectes, c’est-à-dire cinq taupins (Elater), deux chrysomèles, un charançon (Curculio), une araignée épaisse et large, et un scolopendre. Sur ces dix insectes, huit étaient des scarabées[6], et sur les quatorze il n’y en avait qu’un, un insecte diptère, qui pouvait se sauver facilement. Le Drosera, au contraire, se nourrit principalement d’insectes qui volent bien, surtout de diptères, qu’il capture au moyen de sa sécrétion visqueuse. Mais ce qui nous importe le plus, c’est la taille des dix gros insectes. La longueur moyenne de ces insectes, depuis la tête jusqu’à la queue, était de 0,256 de pouce (7 millim. environ) ; les lobes des feuilles avaient en moyenne 0,53 de pouce de longueur (13 millim. de longueur), de sorte que les insectes étaient à peu près la moitié aussi longs que les feuilles qui les enfermaient. Ainsi donc, un bien petit nombre de ces feuilles avaient dépensé leurs forces à capturer une proie trop exiguë, bien qu’il soit fort probable que beaucoup de petits insectes s’étaient promenés sur elle, avaient été capturés, mais s’étaient échappés à travers les barreaux.

Transmission de l’impulsion motrice et moyens de mouvement. — Il suffit de toucher l’un des six filaments pour faire fermer les deux lobes qui, en même temps, se recourbent dans toute leur largeur. L’excitation exercée sur l’un des filaments doit donc rayonner dans toutes les directions. Cette excitation doit aussi se transmettre avec une grande rapidité à travers toute la feuille, car, dans tous les cas ordinaires, les deux lobes se meuvent simultanément, autant toutefois qu’on peut en juger à la vue. La plupart des physiologistes croient que chez les plantes sensitives l’excitation se transmet le long des faisceaux fibro-vasculaires, ou est en tout cas en rapport immédiat avec eux. Chez la Dionée, la disposition de ces vaisseaux, composés de tissus spiraux et de tissus vasculaires ordinaires, semble tout d’abord venir à l’appui de cette hypothèse ; en effet, ces vaisseaux forment un gros faisceau dans toute l’étendue de la côte centrale, faisceau qui se divise en plus petits faisceaux faisant avec lui de chaque côté des angles presque droits. Ces petits faisceaux se bifurquent quelquefois quand ils arrivent près du bord de la feuille, et, tout à fait au bord, des petits branchements partis des vaisseaux adjacents se réunissent pour pénétrer dans les poils marginaux. À quelques-uns de ces points de réunion, les vaisseaux décrivirent des cercles curieux, semblables à ceux que nous avons décrits en parlant du Drosera. Ainsi donc une ligne continue en zigzag de vaisseaux règne tout autour de la circonférence de la feuille, et tous les vaisseaux se trouvent immédiatement en contact dans la côte centrale ; de telle sorti que toutes les parties de la feuille semblent, jusqu’à un certain point, communiquer entre elles. Néanmoins, la présence des vaisseaux n’est pas nécessaire à la transmission de l’impulsion motrice, car cette impulsion part du sommet des filaments sensitifs qui ont environ 1/20e de pouce (1,27 millim.) de longueur, et dans lesquels ne pénètre aucun vaisseau ; il m’eût été difficile, en effet, de ne pas les remarquer, car j’ai fait des sections verticales très-minces, de la feuille à la base des filaments.

À plusieurs reprises, j’ai fait avec une lancette, à la base des filaments, des incisions ayant environ 1/10e de pouce de longueur (2,54 millim.) parallèlement à la côte centrale, c’est-à-dire sur le chemin même des vaisseaux. J’ai opéré ces incisions tantôt entre les filaments et la côte centrale, tantôt en dehors des filaments ; quelques jours après la réouverture des feuilles, je touchai les filaments un peu rudement, car ils sont toujours rendus plus ou moins inactifs par l’opération ; les lobes se fermèrent alors comme à l’ordinaire, bien que lentement, et quelquefois après un laps de temps considérable. Ces faits prouvent que l’impulsion motrice ne se transmet pas le long des vaisseaux ; ils prouvent, en outre, qu’une communication directe entre le filament touché avec la côte, ainsi qu’avec le lobe opposé, ou avec les parties extérieures du même lobe, n’est pas nécessaire.

Je fis ensuite, de la même façon qu’auparavant, sur cinq feuilles distinctes, deux incisions parallèles à la côte centrale, de chaque côté de la base d’un filament, de telle sorte que la petite bande supportant le filament ne se reliait plus au reste de la feuille que par ses deux extrémités. Ces bandes avaient presque toutes la même grandeur ; j’en mesurai une avec soin et elle comportait 0.12 pouces (3,048 millim.) de longueur et 0.08 pouces (2,032 millim.) de largeur ; au milieu se trouvait le filament. L’une de ces bandes seulement se fana et périt. Après que les feuilles se furent remises de l’opération, bien que les incisions restassent encore ouvertes, je touchai un des filaments assez rudement, et les deux lobes ou un seul lobe, selon les cas, se fermèrent lentement. Dans deux cas, l’attouchement exercé sur le filament ne produisit aucun effet ; j’enfonçai alors la base d’une aiguille dans la bande, à la base du filament, et les lobes se fermèrent lentement. Or, dans ces cas, l’impulsion doit avoir parcouru la bande étroite dans une direction parallèle à la côte centrale, et avoir, ensuite rayonné, soit par les deux extrémités, soit par une extrémité seule de la bande, sur toute la surface des deux lobes.

Je fis sur deux autres feuilles deux incisions parallèles, une de chaque côté de la base des filaments, semblables, en un mot, aux incisions dont je viens de m’occuper, mais à angle droit avec la côte centrale. Après que les feuilles se furent remises de l’opération, je touchai rudement le filament isolé et les lobes se fermèrent lentement ; dans ce cas, l’impulsion a dû se propager sur une courte distance dans une direction perpendiculaire à la côte centrale, puis elle a dû rayonner de tous côtés sur les deux lobes. Ces divers faits prouvent que l’impulsion motrice se propage dans toutes les directions à travers le tissu cellulaire, indépendamment de la direction des vaisseaux.

Nous avons vu que chez le Drosera l’impulsion motrice se propage également dans toutes les directions à travers le tissu cellulaire, mais que la vitesse de sa transmission dépend beaucoup de la longueur des cellules et de la direction de leur axe le plus allongé. Un de mes fils a fait des sections très-minces d’une feuille de Dionée, et il a trouvé que les cellules, celles appartenant aux couches centrales aussi bien que celles appartenant aux couches superficielles, sont très-allongées, et que leur axe le plus long est tourné vers la côte centrale ; c’est donc dans cette direction que l’impulsion motrice doit se propager avec la plus grande rapidité d’un lobe à l’autre, quand tous deux se ferment simultanément. Les cellules centrales parenchymateuses sont plus grandes, reliées plus lâchement les unes aux autres, et ont des parois plus délicates que les cellules plus superficielles. Une masse épaisse de tissu cellulaire forme la surface supérieure de la côte centrale au-dessus du grand faisceau central des vaisseaux.

Quand on touche rudement le filament à la base duquel on a fait des incisions, soit sur un seul de ses côtés, soit sur les deux côtés, soit parallèlement à la côte centrale, soit à angle droit avec cette côte, un seul des lobes ou les deux lobes se mettent en mouvement. Dans une de ces expériences, le lobe seul qui portait le filament excité se mit en mouvement ; mais, dans trois autres cas, le lobe opposé seul se mit en mouvement ; il semble résulter de ces faits qu’une blessure suffisante pour empêcher un lobe de se mettre en mouvement ne l’a pas empêché de transmettre une excitation qui a fait refermer le lobe opposé. Cette expérience nous apprend aussi que, bien que normalement les deux lobes se meuvent ensemble, chacun d’eux cependant est doué de la faculté du mouvement d’une façon indépendante. J’ai déjà, d’ailleurs, cité un cas où, chez une feuille inerte, qui venait de se rouvrir après avoir capturé un insecte, un seul des lobes se mit en mouvement après une excitation. Nous avons vu, en outre, dans quelques-unes des expériences précédentes, qu’une des extrémités d’un même lobe peut se fermer et se rouvrir indépendamment de l’autre extrémité.

Quand les lobes qui sont assez épais se ferment, on ne peut distinguer aucune trace de rides sur une partie quelconque de leur surface supérieure. Il semble résulter de ce fait que les cellules doivent se contracter. Le siège principal du mouvement se trouve évidemment dans la masse épaisse de cellules qui recouvre le faisceau central de vaisseaux dans la côte. Pour m’assurer si cette partie se contracte, j’attachai une feuille sur le chariot d’un microscope, de façon à ce que les deux lobes ne puissent pas se fermer tout à fait, puis je fis deux petits points noirs sur la côte centrale dans une direction transversale, et un peu le long des côtés ; examinés à l’aide du micromètre, je trouvai que ces points étaient distants l’un de l’autre de 17 millièmes d’un pouce (0,4318 de millim.). J’excitai alors l’un des filaments et les lobes se fermèrent ; mais, comme je l’ai dit, j’avais disposé l’expérience de façon à ce qu’ils ne puissent pas se réunir, et de façon aussi à ce que je puisse continuer de voir les deux points ; ils se trouvaient alors à 15 millièmes de pouce (0,381 de millim.) de distance l’un de l’autre, de telle sorte qu’une petite partie de la surface supérieure de la côte s’était contractée dans une direction transversale de 2 millièmes de pouce (0, 0508 de millim.).

Nous savons que les lobes, quand ils se ferment, se recourbent légèrement dans toute leur largeur. Ce mouvement paraît dû à la contraction des couches superficielles des cellules sur la surface entière. Afin d’observer cette contraction, j’enlevai sur l’un des lobes une bande étroite, à angle droit avec la côte centrale, de façon à pouvoir observer la surface du lobe opposé quand la feuille serait refermée. Après que la feuille se fut remise des suites de l’opération et se fut rouverte, je fis trois petits points noirs sur la surface opposée à la bande que j’avais enlevée, et je disposai ces points sur une ligne formant un angle droit avec la côte centrale. Les points étaient distants l’un de l’autre de 40 millièmes d’un pouce (1,016 millim.), de sorte que les deux points extrêmes étaient distants l’un de l’autre de 80 millièmes d’un pouce (2,032 millim.). Je touchai alors un des filaments et la feuille se ferma, puis je mesurai les distances entre les points ; les deux points les plus proches de la côte s’étaient rapprochés l’un de l’autre de 1 à 2 millièmes de pouce (0,0254 à 0,0508 de millim.) et les deux points les plus éloignés de 3 à 4 millièmes de pouce (0,0762 à 0,1016 de millim.), de sorte que les deux points extrêmes se trouvaient maintenant plus près l’un de l’autre d’environ 5 millièmes de pouce (0,127 de millim.) qu’ils n’étaient auparavant. Si nous supposons que toute la surface supérieure du lobe qui avait 400 millièmes de pouce de largeur (10,16 millim.) s’est contractée dans la même proportion, la contraction totale a dû se monter à environ 25 millièmes ou 1/40e de pouce (0,635 de millim.) ; mais je ne saurais dire si cette contraction est suffisante pour expliquer la légère courbure intérieure du lobe entier.

Enfin, tout le monde connaît aujourd’hui, par rapport au mouvement des feuilles, l’étonnante découverte du docteur Burdon Sanderson[7], à savoir qu’il existe un courant électrique normal dans le limbe et dans la tige, et que, lorsqu’on irrite les feuilles, le courant est troublé de la même façon que pendant la contraction du muscle d’un animal.

Redressement des feuilles. — Le redressement des feuilles se fait lentement et insensiblement, qu’un objet ait été ou non enfermé entre les lobes[8]. Nous avons vu par l’exemple de la feuille inerte, dont un seul lobe s’était fermé, qu’un lobe seul peut se redresser de lui-même. Nous avons vu aussi, dans les expériences avec le fromage et l’albumine, que les deux extrémités d’un même lobe peuvent se redresser dans une certaine mesure indépendamment l’un de l’autre. Mais, dans tous les cas ordinaires, les deux lobes se rouvrent en même temps. Les filaments sensitifs ne jouent aucun rôle dans ce redressement ; pour m’en assurer, je pris trois feuilles et je coupai au ras de la base les trois filaments d’un lobe ; les trois feuilles ainsi traitées se redressèrent, la première jusqu’à un certain point en vingt-quatre heures, la seconde jusqu’au même point en quarante-huit heures, et la troisième, qui avait été précédemment blessée, au bout du sixième jour seulement. Après leur redressement, ces feuilles se refermèrent rapidement quand j’irritai les filaments qui se trouvaient sur l’un des lobes ; je coupai alors ceux-ci sur l’une des feuilles, de façon à ce qu’elle ne portât plus de filaments. Malgré la perte de tous ses filaments, cette feuille mutilée se redressa au bout de deux jours tout comme à l’ordinaire. Quand on a excité les filaments en les plongeant dans une solution de sucre, les lobes ne se redressent pas aussi vite que si l’on s’est contenté d’opérer un attouchement sur les filaments ; je pense que cela provient de ce que les filaments ont été fortement affectés par l’exosmose, de telle sorte qu’ils continuent pendant quelque temps à transmettre une impulsion motrice à la surface supérieure de la feuille.

Les faits suivants me portent à croire que les différentes couches des cellules constituant la surface intérieure de la feuille sont toujours à l’état de tension, et que c’est grâce à cet état mécanique, aidé probablement par l’attraction de nouveaux liquides dans les cellules, que les lobes commencent à se séparer ou à se redresser, dès que la contraction de la surface supérieure diminue. Je coupai une feuille et je la plongeai soudainement et perpendiculairement dans de l’eau bouillante ; je m’attendais à ce que les lobes se fermeraient, mais, au lieu de le faire, ils s’écartèrent un peu. Je pris alors une autre belle feuille dont les lobes faisaient entre eux un angle de près de 80° ; je la plongeai dans l’eau bouillante, comme la feuille précédente, et l’angle décrit par les feuilles augmenta soudain et fut porté à 90°. Je pris une troisième feuille qui venait de se rouvrir après avoir capturé un insecte, et qui était en conséquence si inerte que des attouchements répétés exercés sur les filaments ne provoquaient pas le moindre mouvement ; néanmoins, quand je la plongeai de la même façon dans l’eau bouillante, les lobes se séparèrent un peu. Comme ces feuilles avaient été plongées perpendiculairement dans l’eau bouillante, les deux surfaces et les deux filaments devaient avoir été également affectés, et je ne puis m’expliquer la divergence des lobes qu’en supposant que les cellules du côté inférieur, grâce à leur état de tension, avaient agi mécaniquement et séparèrent ainsi soudainement les lobes, dès que les cellules de la surface supérieure furent tuées et eurent perdu leur puissance de contraction. Nous avons vu que l’eau bouillante fait aussi recourber en arrière les tentacules du Drosera ; or, c’est là un mouvement analogue à la divergence des lobes de la Dionée.

J’ajouterai dans le XVe chapitre quelques remarques finales sur les Droseracées, et je comparerai alors les différentes sortes d’irritabilité dont sont doués les divers genres et la façon différente qu’ils emploient pour capturer les insectes [9].



  1. Je crois devoir donner ici l’historique de la découverte des propriétés insectivores du Dionæa muscipula. Je traduis le Résumé publié par M. J.-D. Hooker, en 1874, dans son discours inaugural à l’Association britannique, réunie à Belfast, en le complétant par quelques additions.
    En 1765, Ellis, naturaliste bien connu en Angleterre, écrivait à Linnée : « Notre excellent ami M. Peter Collinson m’a envoyé un échantillon sec d’une plante curieuse qu’il a reçue de M. John Bartram de Philadelphie, botaniste du dernier roi. » (A botanical description of the Dionæa muscipula in a letter to Sir Charles Linnæus, p. 38.) Et en 1768, il lui adressait un dessin de cette plante, qu’il avait nommée Dionæa muscipula. Ayant reçu des pieds vivants d’Amérique, Ellis vit la plante fleurir dans sa chambre. Voici la relation qu’il adressait au grand naturaliste suédois qui, émerveillé de son récit, appelait la Dionæa un miraculum naturæ (Smith, Correspondance de Linnée, t. I, p. 38). « La plante dont cette lettre contient une figure avec des échantillons des feuilles et des fleurs montre que la nature semble l’avoir douée d’un mode de nutrition spécial, car le limbe de la feuille offre une articulation médiane qui lui permet de saisir une proie ; le dard qui perce le malheureux insecte se trouve au milieu. De petites glandes rouges couvrent sa surface et sécrètent peut-être un liquide sucré qui attire le pauvre animal. À peine a-t-il goûté la perfide liqueur que les deux lobes, garnis de deux rangs de poils, se rapprochent et l’écrasent. S’il fait des efforts pour s’échapper, trois épines droites saillantes au milieu de chaque lobe le transpercent et mettent fin à ses convulsions. Les lobes ne s’écartent pas tant que le cadavre de l’animal gît entre eux. Il est certain néanmoins que la plante ne sait pas distinguer une substance animale d’une substance minérale ou végétale ; car si l’on introduit une épingle ou une paille entre les deux lobes, ils se referment comme si c’était un insecte. »
    Linnée n’admettait pas, comme le soupçonnait Ellis, que la Dionée fût réellement insectivore ; il croyait qu’elle lâchait l’insecte dès qu’il ne remuait plus (Mantissa altera, 1771, p. 238). Pour lui ces phénomènes étaient analogues à ceux de la sensitive, la capture de l’insecte n’était qu’un effet accidentel et il n’ajoutait pas foi à l’assassinat du prisonnier par les épines du limbe de la feuille.
    Notre grand philosophe Diderot, le promoteur et le principal collaborateur de l’Encyclopédie, entendit probablement parler des phénomènes de la Dionæa à cette époque ; il en fut frappé, prévit leurs conséquences, et c’est lui qui le premier parla de plantes carnivores, expression qui devait rencontrer tant d’incrédulité et susciter tant de colère chez ceux qui de nos jours encore opposent des passages de la Bible, où il est dit que les végétaux ont été créés pour nourrir les animaux, à l’observation et à l’expérience démontrant que cette loi générale n’est pas sans exceptions. Le nom de celui qui le premier prononça ces paroles prophétiques ne peut qu’ajouter à l’irritation des adversaires de la nutrition directe de certaines plantes se nourrissant de petits animaux capturés, tués et absorbés par elles. Le passage de Diderot est fort clair ; il se trouve dans une collection de notes, conservées à la Bibliothèque du palais de l’Ermitage, près de Pétersbourg, et a été publié pour la première fois dans l’édition de Diderot par Assezat, t. IX, p. 257. Voici ce passage : « Contiguïté du règne végétal et du règne animal. Plante de la Caroline appelée Muscipula Dionæa, a les feuilles étendues à terre par paires et à charnières ; ces feuilles sont recouvertes de papilles. Si une mouche se place sur la feuille, cette feuille et sa compagne se ferment comme l’huître, sentent et gardent leur proie, la sucent et ne la rejettent que quand elle est épuisée de sucs. Voilà une plante presque carnivore. Je ne doute pas que la Muscipula ne donnât à l’analyse de l’alcali volatil (ammoniaque), produit caractéristique du règne animal. »
    En 1784, Broussonnet s’efforça d’expliquer le rapprochement des limbes de la feuille il croyait que l’insecte la titillait et provoquait l’excrétion du liquide qui la rendait turgescente (Mém. de l’Acad. des Sciences, 1784, p. 614). Érasme Darwin supposait que la Dionæa était entourée de pièges qui devaient préserver ses fleurs des déprédations des insectes (Botanic Garden, pl. II, p. 15).
    M. Sydenham Edwards, dessinateur du Botanical Magazine, constata le premier, en 1804, dans le texte qui accompagne la planche 785 du vingtième volume de ce recueil, que les organes filiformes de la feuille du Dionæa sont doués de sensibilité et déterminent le rapprochement de ses deux lobes, et vers 1818, un jardinier anglais bien connu par ses expériences sur la direction de la radicule des graines germantes, Andrew Knight, constatait qu’un pied de Dionæa, sur les feuilles duquel il étendait de petites lanières de viande, végétait plus vigoureusement qu’un autre qui était abandonné à lui-même. (Spencer’s Introduction to Entomology, 1818, t. I, p. 295.)
    En 1803, mon prédécesseur, R. Delile, nommé consul à Wilmington (Caroline du Nord), où croît la Dionæa, l’étudia sur place et rapporta des échantillons conservés dans l’herbier du jardin des plantes de Montpellier. Sur l’un d’eux une grosse araignée est emprisonnée dans la feuille. Mais il ne publia pas ses observations ; cette tâche fut remplie par Curtis, qui habitait également Wilmington. Sa note se trouve à la page 123 du 1er  volume du Journal of natural history de Boston, paru en 1834. « La feuille, dit-il, est un peu concave à sa face interne qui porte trois organes filiformes placés de façon qu’un insecte qui traverse la feuille les touche nécessairement ; alors les deux lobes se rapprochent, l’emprisonnent avec une force supérieure à la sienne. Les poils qui bordent les deux moitiés de la feuille s’entre-croisent comme les doigts de deux mains jointes ; mais la sensibilité réside exclusivement dans les organes filiformes dont nous avons parlé, et on peut toucher ou presser toute autre partie de la feuille sans déterminer la contraction. L’insecte prisonnier n’est point écrasé ou assassiné, car souvent j’ai délivré des mouches et des araignées qui s’échappaient saines et sauves. D’autres fois je les ai trouvées entourées d’un liquide mucilagineux qui semblait dissoudre leur cadavre. » On voit que si Ellis a observé le fait de la capture des insectes, Curtis a pressenti, comme Diderot, la digestion et l’absorption de leur corps.
    Il faut arriver à l’année 1868 pour trouver de nouvelles observations sur la Dionæa ; elles sont dues à M. Ganby, botaniste américain habitant Wilmington. Plaçant sur les feuilles de petits morceaux de viande de bœuf, il vit qu’ils avaient été complètement dissous et absorbés. La surface interne de la feuille, en s’ouvrant de nouveau, était complètement sèche et prête à prendre un autre repas. Il trouva que le fromage ne convenait pas aux feuilles, qu’elles devenaient noires et périssaient ensuite. Les vains efforts d’un Curculio pour s’échapper de sa prison lui prouvèrent que le liquide dissolvant est sécrété par la feuille et non le résultat de la décomposition du corps animal. Ce Curculio étant d’une nature énergique parvint à s’échapper en faisant un trou à la feuille ; le liquide sécrété s’écoula par le même orifice. (Notes on Dionæa muscipula Mechan’s Gardeners Monthly, 1868, p. 220.)
    À la réunion de l’Association britannique, en 1873, le Dr Burdon-Sanderson communiqua des expériences qu’il avait faites sur la contraction des feuilles de Dionæa. De même que pendant la contraction d’un muscle le pouvoir électromoteur disparaît, de même, sous l’influence de la contraction du protoplasma qui remplit les cellules de la feuille du Dionæa, ce pouvoir électromoteur est également suspendu. Telles sont les observations qui ont précédé celles de M. Ch. Darwin. Celles qui lui sont postérieures seront consignées dans les notes qui accompagnent cette traduction.
    Ch. M.
  2. Gardener’s Chronicle, 1874, p. 464.
  3. Le docteur W. Ganby de Wilmington, à l’obligeance duquel je dois de nombreux détails sur la Dionée à l’état sauvage, a publié dans le Gardener’s Monthly, Philadelphie, août 1868, quelques observations intéressantes. Il s’est assuré que la sécrétion digère les substances animales telles que le contenu des insectes, les morceaux de viande, etc., et que la sécrétion est réabsorbée. Il savait aussi que les lobes restent fermés beaucoup plus longtemps quand ils se trouvent en contact avec des matières animales que quand ils se ferment à la suite d’un attouchement ou sur des corps qui ne fournissent aucun aliment soluble ; il savait, en outre, que, dans ces derniers cas, les glandes ne sécrètent pas. Le révérend docteur Curtis a observé le premier la sécrétion des glandes (Boston Journal nat. hist., vol. I, p. 123). Je puis ajouter ici qu’un jardinier, M. Knight a, dit-on, observé (Kirby et Spencer, Introduction to Entomology, 1818, vol. I, p. 295) qu’un plant de Dionée sur les feuilles duquel « il plaçait des filaments très-fins de bœuf cru, avaient une végétation beaucoup plus puissante que ceux qu’il ne traitait pas de la même façon ».
  4. M. Balfour, professeur de botanique à l’Université d’Édimbourg, a publié un mémoire intitulé : Account of some experiments on Dionoea muscipula, dans le recueil intitulé : Transactions of the botanical Society of Edinburgh, t. XII, p. 334. La communication verbale à la Société est du 10 juin 1875.
    Irritabilité. — Elle existe seulement dans les six poils de la face supérieure de la Dionœa ; mais ne se rétablit pas immédiatement après l’absorption de matières animales. Ainsi une grosse mouche bleue placée sur une feuille fut prise entre les valves, et absorbée en vingt-six jours. Le vingt-septième, ces poils stimulés à plusieurs reprises ne donnèrent aucun signe de sensibilité ; celle-ci varie suivant diverses circonstances : le soleil la favorise, l’eau n’exerce aucune action, même lorsque les poils sont noyés dans le liquide. Le chloroforme, au contraire, agit énergiquement. Si on coupe les poils sensibles, la feuille se ferme encore sous l’influence d’un choc ou d’une irritation, mais d’une manière irrégulière et incomplète. [Si] l’on coupe une valve de la feuille et qu’on y place une mouche, cette valve se replie sur elle comme une feuille de Drosera.
    Fermeture des valves. — Elle se produit quelle que soit la nature du corps étranger interposé entre elles, mais ne persiste que dans le cas où le corps peut servir à la nutrition de la plante ; ainsi les valves ne restent pas appliquées l’une contre l’autre, si on introduit entre elles un fragment de bois, une épingle, du plâtre, un fragment de feuille. L’auteur essaya de tromper la Dionæa en lui donnant une mouche vivante enrobée de plâtre et un fragment de feuille, mais le lendemain les appendices marginaux étaient rouges et la feuille presque ouverte, la mouche n’avait nullement été attaquée et les petits fragments de plâtre semblaient avoir été mouillés, puis séchés de nouveau. Les valves, en se fermant, se rejoignent par leurs bords, mais au milieu elles laissent une cavité dans laquelle l’insecte est libre : en se rapprochant plus tard elles l’écrasent s’il a un corps mou, tel que les papillons, les araignées, les millepieds. Les coléoptères ne sont pas écrasés, mais conservent leurs formes, ce sont les appendices marginaux de la feuille qui, en s’entre-croisant, retiennent l’insecte prisonnier. Après une prise, les valves ne se séparent qu’au bout de deux à trois semaines. Quant au mécanisme du rapprochement des deux valves, M. Balfour confesse ses incertitudes qui seront partagées par plus d’un lecteur.
    Sécrétion. — Le professeur Dewar a trouvé que le liquide sécrété renfermait de l’acide formique en petite quantité. Il existe aussi dans les orties brûlantes. La sécrétion n’a lieu que quelque temps après la capture de l’insecte et elle est due aux glandes vertes ou rouges dont la surface de la feuille est couverte. M. Balfour s’est assuré qu’elle n’avait lieu que lorsqu’un animal ou de la viande étaient emprisonnés dans la feuille.
    Digestion. — M. Murray et d’autres auteurs combattent cette expression et nient toute analogie entre la dissolution de substances animales et une véritable digestion stomachale ayant pour résultat l’assimilation de ces substances à nos tissus. M. Balfour admet cette expression et cite des expériences de M. Lindsay, qui a vu des Drosera mis à l’abri de la visite des insectes par une cloche en verre végéter moins vigoureusement que ceux qui étaient en plein air. Il y a des substances que la Dionæa ne digère pas, le fromage, par exemple. M. Canby a vu périr une plante qu’il avait mise à ce régime, et M. Balfour a constaté qu’une feuille rejetait un liquide sentant fortement le fromage qu’on avait introduit entre les valves. En gorgeant les feuilles de nourriture, MM. Balfour et Lindsay ont déterminé de véritables indigestions avec vomissement d’une partie des substances ingérées et diminution du pouvoir digestif de la feuille. Deux mouches, deux araignées paraissent être la dose limite qu’il ne faut pas dépasser.
    Absorption et assimilation. — L’insecte converti en pulpe blanchâtre disparaît, il y a donc absorption. Comment s’opère-t-elle ? M. Balfour a teint des insectes et de la viande en rouge par la cochenille, en bleu par l’indigo, espérant que ces principes colorants seraient absorbés, ils ne le furent pas, mais rejetés au dehors. Il se demande si les organes ressemblant à des stomates et placés au centre des cellules ne seraient pas des organes absorbants.
    Quand les auteurs cherchent pourquoi les feuilles des Dionæa, Drosera, Pinguicula, etc., capturent les insectes, ils supposent toujours un but déterminé, une cause, finale. Il est probable en effet qu’il en résulte quelque avantage pour la plante. Néanmoins on doit aussi se poser la question préjudicielle de savoir si, en effet, ces captures profitent à la plante et si elles ne sont pas dépourvues pour elle de toute utilité réelle, comme les nombreux organes évidemment inutiles aux végétaux et aux animaux qui en sont pourvus. Il peut en être de même des fonctions et cette chasse aux insectes, cette dissolution, cette absorption de leurs tissus pourrait bien n’avoir aucune utilité immédiate et n’être que l’ébauche d’une fonction habituelle chez les animaux inférieurs fixes tels que les Polypes, les Actinies, etc., où la digestion et l’assimilation ne sont pas douteuses. Manifeste chez les Droséracées, absente ou obscure dans les autres plantes, cette fonction complémentaire des fonctions de nutrition par les racines, qui subsistent toujours, ne serait qu’un argument de plus en faveur de l’origine commune des végétaux et des animaux. Je ne dis pas qu’il en soit ainsi, je ne le crois même pas, mais la question peut se poser, et ici, comme toujours, il faut s’en tenir aux faits observés et à leurs conséquences immédiates sans supposer un but final qui peut-être n’existe pas.
    Ch. M.
  5. Docteur Curtis, dans Boston Journal of nat. hist., vol. I, 1837, p. 123.
  6. Le docteur Canby fait remarquer (Gardener’s Monthly, août 1868), « qu’en règle générale les scarabées et les insectes de cette espèce, bien que toujours tués, semblent avoir une enveloppe trop dure pour servir d’aliment, et sont rejetés après un temps très-court. » Je suis quelque peu surpris de cette affirmation, tout au moins par rapport aux taupins, car les cinq que j’ai examinés étaient extrêmement fragiles et vides comme si l’intérieur de leur corps avait été en partie digéré. Mme Treat m’apprend que les plantes qu’elle cultive dans le New-Jersey attrapent principalement des diptères.
  7. Proc. royal Soc., vol. XXI, p. 495, et conférence à l’Institution royale, 5 juin 1874, reproduite dans Nature, 1874, p. 105 et 127.
  8. Nuttall, dans son Gen. american plants, p. 277 (note), dit que quand il recueillait cette plante dans son pays natal, « il a eu l’occasion d’observer qu’une feuille détachée fait de grands efforts pour s’exposer à l’influence du soleil ; ces efforts consistent dans un mouvement ondulatoire des poils marginaux, accompagné par l’ouverture partielle et la fermeture subséquente des lobes, et se terminent enfin par un redressement complet et la destruction de la sensibilité. » C’est le professeur Oliver qui a bien voulu m’indiquer cette note, mais je dois avouer que je ne comprends pas bien ce que l’auteur veut dire.
  9. M. Casimir de Candolle a publié, dans le numéro d’avril 1876 des Archives des sciences physiques et naturelles de Genève, un mémoire sur la structure et les mouvements des feuilles du Dionæa muscipula, dont voici la substance : l’auteur disposait de quatre pieds vivants, deux grands et deux petits ; il les accoupla de façon à former deux couples de deux plantes, l’une grande, l’autre petite, placées dans des conditions identiques sous une cloche de verre. L’une des couples reçut sur ses feuilles des insectes et de la viande, dont l’autre fut totalement privée : il n’observa aucune différence dans le développement et la croissance des deux couples. Sans tirer aucune conclusion définitive d’une seule expérience, il se décida à sacrifier ces quatre plantes, pour voir si le régime différent auquel elles avaient été soumises se traduirait par quelque différence dans la structure de leurs tissus. Il n’en trouva pas, mais ses recherches sur la structure des feuilles et le mécanisme de leurs mouvements méritent l’attention des physiologistes.
    Chaque feuille correspond à une racine qui meurt avec elle. La nervure médiane du pétiole ailé est parcourue par un faisceau qui se ramifie dans le limbe dont il est bordé. Ce limbe porte à sa partie inférieure des poils étoiles et des stomates qui existent en moindre nombre à la surface supérieure. Le parenchyme se compose de cellules sinueuses et allongées, suivant diverses directions. L’extrémité du pétiole est unie à la base du limbe mobile par une portion grêle et courte parcourue par le faisceau central, qui se prolonge dans la côte médiane du limbe ou charnière ; il émet à angle droit une vingtaine de nervures parallèles secondaires qui s’anastomosent entre elles sur les bords des deux valves mobiles et se relient à une série de faisceaux provenant des appendices marginaux. L’ensemble de ces nervures constitue donc deux systèmes distincts appartenant à la catégorie des feuilles dionères (Théorie de la feuille, par C. de Candolle, Arch. sc. natur., mai 1868). Cette structure n’est pas sans importance pour l’explication du mouvement.
    L’épiderme des valves se compose de cellules très-allongées parallèles aux nervures secondaires et par conséquent perpendiculaires à la nervure médiane. Celles de la face inférieure sont notablement plus longues et plus étroites. Des deux côtés, les parois des cellules épidermiques sont fort épaisses et leurs couches cuticulaires s’exfolient continuellement. La face inférieure est munie de poils étoiles et de nombreux stomates, la face supérieure en est totalement dépourvue ; en revanche, elle porte une multitude de petites glandes, presque sessiles, composées chacune d’une trentaine de cellules, réunies en une masse de forme turbinée. Le bord des valves, au niveau de l’anastomose des nervures, en est dépourvu : elles reparaissent à la base des appendices marginaux.
    Les trois poils excitables, situés au milieu de la face supérieure de chaque valve, sont les agents principaux du mouvement de ces valves. Leur partie supérieure présente la forme d’un long cône effilé, dont les cellules, très-allongées, ont une consistance rigide ; entre ce cône et la base se trouve une partie plus transparente, formée de deux grandes cellules arquées et plissées, adossées l’une à l’autre et parallèles aux nervures secondaires. M. C. de Candolle appelle cette partie l’articulation. Au-dessous se trouve la base même du poil, qui n’est guère plus longue que l’articulation et se compose de cellules dont les externes sont la continuation de celles de l’épiderme du limbe, et forment une couche d’épaisseur égale à celle de l’épiderme. En résumé, le cône rigide peut osciller sur son pivot ; ce mouvement est plus libre dans le sens transversal. Ces oscillations ont pour effet d’ébranler directement le tissu intérieur de la base du poil, et, par suite, le parenchyme foliaire sous-épidermique dont il n’est qu’un prolongement. Étudiant le développement de ces organes, M. de Candolle constate que les poils excitables sont d’une nature beaucoup plus complexe que les glandes ou les poils étoiles. Ils rentrent dans la catégorie de ce que les auteurs modernes appellent les émergences (Sachs, Traité de botanique, p. 188), et on peut, jusqu’à un certain point, les comparer aux appendices marginaux, avec lesquels ils semblent alterner. À partir d’un certain âge, les feuilles du Dionæa deviennent insensibles : on constate alors que les cellules de leur parenchyme supérieur ont acquis les mêmes dimensions que celles de leur parenchyme inférieur. Mais quand les cellules des couches sont de longueur et de largeur inégales sur les deux faces, la turgence du parenchyme de la face supérieure diminuant ou cessant complètement, la turgence du parenchyme de la face inférieure détermine une tension qui a pour effet de courber et de rapprocher les deux valves. Les appendices des bords de la feuille ne se rabattent et ne s’entre-croisent que postérieurement au rapprochement des valves, parce que ces appendices forment un mériphylle distinct du corps principal de la feuille. L’épiderme des deux surfaces joue un rôle complètement passif.
    Les poils irritables étant un prolongement du parenchyme supérieur de chaque valve, leur ébranlement agit directement sur ce parenchyme, et il est nécessaire de blesser l’épiderme jusqu’à une assez grande profondeur et de lui faire absorber des réactifs chimiques pour amener la fermeture des valves sans agir sur les poils excitables. Ces explications ne contredisent en rien celles de M. Darwin, mais M. de Candolle est parvenu à provoquer le mouvement en projetant des gouttes d’eau, de manière à ce qu’elles atteignissent le poil dans une direction latérale, et il attribue plutôt le mouvement à la diminution de la turgence du parenchyme de la face supérieure qu’à la contraction du parenchyme de la face supérieure, comme le veut M. Darwin. L’auteur pense que le parenchyme inférieur joue le rôle passif d’un ressort qui, n’étant plus tendu, reprend sa position naturelle. L’eau bouillante qui amène l’accroissement de divergence des valves s’explique, selon lui, parce que la face inférieure, plus impressionnée, cède alors à la force expansive du parenchyme supérieur.
    Ch. M.