Traduction par Edmond Barbier.
Précédé d’une Introduction biographique et augmenté de notes complémentaires par Charles Martins
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Texte établi par Francis Darwin Voir et modifier les données sur WikidataParis : C. Reinwald et C.ie, libreires-éditeurs, 15, rue des Saints-Pères, D. Appleton & Company Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 387-429).

CHAPITRE XV.

drosophyllum. — roridula. — byblis. — poils glanduleux d’autres plantes. — conclusions sur les droséracees.

Drosophyllura. — Structure des feuilles. — Nature de la sécrétion. — Mode de capture des insectes. — Faculté d’absorption. — Digestion des substances animales. — Résumé sur le Drosophyllum. — Roridula. — Byblis. — Poils glanduleux d’autres plantes ; leur faculté d’absorption. — Saxifrages. — Primula. — Pelargonium. — Erica. — Mirabilis. — Nicotiana. — Résumé sur les poils glanduleux. — Remarques finales sur les Droséracées.

DROSOPHYLLUM LUSITANICUM.

Cette plante rare ne se trouve qu’en Portugal ; toutefois, d’après le docteur Hooker, elle existe également au Maroc. J’ai pu m’en procurer des plants vivants, grâce à l’obligeance de M. W. C. Tait, et, plus tard, de M. G. Maw et du docteur Moore. M. Tait m’informe que cette plante pousse en grande abondance sur les flancs des collines desséchées qui entourent Oporto, et qu’un nombre considérable de mouches adhèrent à ses feuilles. Les villageois connaissent parfaitement ce caractère de la plante à laquelle ils ont donné le nom de gobe-mouches ; ils la pendent dans leur maison pour les attraper. Un pied que j’ai cultivé dans ma serre a attrapé tant d’insectes de tout genre pendant la première partie d’avril, bien que la température fût assez froide et les insectes fort rares, que le Drosophyllum doit les attirer fortement. Dans le courant de l’automne, j’ai trouvé que huit, dix, quatorze et seize petits insectes, principalement des Diptères, adhéraient aux quatre feuilles d’une plante toute jeune et encore toute petite. J’ai négligé d’examiner les racines, mais le docteur Hooker m’apprend qu’elles sont très-petites, comme celles de toutes les espèces de la famille des Droséracées dont nous nous sommes déjà occupés.

Les feuilles sortent d’une tige presque ligneuse ; elles sont linéaires, se terminent en pointe et ont plusieurs pouces de longueur. La surface supérieure des feuilles est concave, la surface inférieure convexe, avec un canal étroit dans le milieu. Les deux surfaces, à l’exception de ce canal, sont recouvertes de glandes supportées par des pédicelles et disposées en rangées longitudinales et régulières. Je donnerai à ces organes le nom de tentacules, à cause de leur grande ressemblance avec les organes du Drosera bien qu’ils n’aient pas la faculté de se mouvoir. Les tentacules d’une même feuille ont des longueurs bien diverses. Les glandes ont aussi des grosseurs différentes ; elles affectent une couleur rose brillant ou pourpre ; leur surface supérieure est convexe, et leur surface inférieure plate et même concave, ce qui les fait ressembler à des champignons microscopiques. Les glandes se composent, je crois, de deux couches de cellules délicates angulaires, renfermant huit ou dix cellules plus grandes, dont les parois en zigzag sont plus épaisses. À l’intérieur de ces cellules plus grandes, il y en a d’autres que l’on distingue à leurs lignes spirales, et qui semblent se relier aux vaisseaux spiraux qui pénètrent dans les pédicelles verts multicellulaires. Les glandes sécrètent de grosses gouttes de sécrétion visqueuse. On trouve sur les pédoncules et dans le calice de la fleur d’autres glandes ayant le même aspect général.

Outre ces glandes supportées par des pédicelles longs ou courts, on en trouve un grand nombre d’autres sur les deux surfaces des feuilles, mais si petites qu’on peut à peine les distinguer à l’œil nu. Ces glandes sont incolores, presque sessiles, et affectent une forme circulaire ou
Fig. 14.
Drosophyllum lusitanicum.
Partie d’une feuille grossie sept fois (surface inférieure).
ovale ; celles qui présentent cette dernière forme sont plus ordinairement placées à la surface inférieure des feuilles (fig. 14). Intérieurement, ces glandes ont la même conformation que les glandes plus grosses portées par des pédicelles ; on observe, d’ailleurs, des gradations insensibles entre ces deux espèces de glandes. Mais les glandes sessiles diffèrent des autres à un point de vue important ; en effet, elles ne sécrètent jamais spontanément, autant toutefois que j’ai pu m’en assurer, et je dois ajouter que je les ai examinées avec un très-fort grossissement pendant des journées très-chaudes, et alors que les glandes supportées par des pédicelles sécrétaient abondamment. Toutefois, si l’on place sur ces glandes sessiles des morceaux d’albumine humide ou de fibrine, elles se mettent à sécréter au bout d’un certain temps, tout comme le font les glandes de la Dionée, quand on les traite de la même façon. Je crois qu’elles sécrètent aussi quand on se contente de les frotter avec un morceau de viande crue. Les glandes sessiles et les glandes supportées par des pédicelles ont la propriété d’absorber rapidement les substances azotées.

La sécrétion des glandes portées par des pédicelles diffère d’une manière fort remarquable de celle des glandes du Drosera ; en effet, elle est acide avant que les glandes aient été excitées, et, à en juger par la teinte communiquée au papier de tournesol, elle est beaucoup plus acide que celle du Drosera. J’ai observé ce fait à bien des reprises ; une fois j’ai choisi une jeune feuille qui ne sécrétait pas beaucoup et qui n’avait jamais capturé un insecte, cependant la sécrétion de toutes les glandes colorait le papier de tournesol en rouge brillant. La rapidité avec laquelle les glandes extraient les substances animales de matières telles que la fibrine ou le cartilage bien lavé me porte à penser qu’il doit y avoir dans la sécrétion, avant que les glandes soient excitées, une petite quantité du ferment convenable, de sorte que les matières animales sont rapidement dissoutes.

Grâce à la nature de la sécrétion ou à la forme des glandes, les gouttes de sécrétion s’enlèvent avec une facilité singulière. Il est même assez difficile de placer sur les gouttes une petite parcelle, de quelque nature que ce soit, à l’aide d’une aiguille bien pointue et bien polie un peu humectée dans l’eau ; en retirant l’aiguille, on enlève ordinairement la goutte de sécrétion : chez le Drosera, cette difficulté n’existe pas, bien qu’on enlève quelquefois ces gouttes. En conséquence de cette particularité, quand un petit insecte vient se poser sur une feuille de Drosophyllum, les gouttes adhèrent à ses ailes, à ses pattes ou à son corps, et se détachent de la glande ; l’insecte se traîne alors un peu plus loin, et d’autres gouttes adhèrent à son corps, de sorte qu’enfin, enveloppé complètement par la sécrétion visqueuse, il tombe et meurt, reposant sur les petites glandes sessiles qui recouvrent la surface presque entière de la feuille. Chez le Drosera, un insecte qui vient toucher un ou plusieurs tentacules extérieurs est transporté par leurs mouvements jusqu’au centre de la feuille ; chez le Drosophyllum, ce même effet s’obtient par les efforts que fait l’insecte pour se débarrasser, car ses ailes surchargées par la sécrétion ne lui permettent plus de s’envoler.

Il existe une autre différence entre les glandes de ces deux plantes au point de vue de leurs fonctions : nous savons que les glandes du Drosera sécrètent plus abondamment quand elles sont convenablement excitées. Or j’ai placé sur les glandes du Drosophyllum, sans que la quantité de sécrétion ait jamais paru augmenter, des parcelles de carbonate d’ammoniaque, des gouttes d’une solution de ce sel ou d’azotate d’ammoniaque, de la salive, des petits insectes, des morceaux de viande crue ou rôtie, de l’albumine, de la fibrine ou du cartilage, aussi bien que des parcelles inorganiques. Comme les insectes n’adhèrent pas ordinairement aux grandes glandes, mais qu’ils se contentent d’en enlever la sécrétion, nous comprenons qu’il ait été peu utile pour la plante que les glandes prissent l’habitude de sécréter plus abondamment quand elles sont stimulées ; chez le Drosera, au contraire, cette sécrétion plus abondante est avantageuse, et la plante a acquis cette habitude. Toutefois, les glandes du Drosophyllum sécrètent continuellement, sans avoir besoin d’être excitées, afin de remplacer constamment les pertes qu’elles éprouvent par l’évaporation. Ainsi, si l’on place une plante sous une petite cloche de verre dont la surface intérieure et le support ont été bien mouillés, il n’y a plus d’évaporation, et la sécrétion, dans ce cas, s’accumule en si grande quantité en un seul jour, qu’elle coule le long des tentacules et recouvre une grande partie des feuilles.

Les glandes sur lesquelles j’ai placé les substances et les liquides azotés que je viens d’énumérer n’ont pas, comme nous l’avons dit, sécrété plus abondamment ; au contraire, elles ont réabsorbé leurs propres gouttes de sécrétion avec une rapidité étonnante. J’ai placé sur cinq glandes des parcelles de fibrine humide, et, quand je les observai au bout d’une heure douze minutes, la fibrine était presque sèche, et toute la sécrétion avait été réabsorbée. Il en a été de même pour trois cubes d’albumine, au bout d’une heure dix-neuf minutes, et pour les autres cubes, bien que je n’aie pu observer ces derniers, qu’au bout de deux heures quinze minutes. J’ai obtenu les mêmes résultats en une heure quinze minutes, et en une heure trente minutes, en plaçant des parcelles de cartilage et de viande sur plusieurs glandes. Enfin, j’ai ajouté à la sécrétion entourant trois glandes une petite goutte ( environ 1/20e de minime) d’une solution contenant une partie d’azotate d’ammoniaque pour 146 parties d’eau, de façon à ce que la quantité de liquide entourant chaque glande fût légèrement augmentée ; cependant, quand je les observai deux heures après, ces trois glandes étaient sèches. D’autre part, je plaçai, sur dix glandes, sept parcelles de verre et trois parcelles de charbon, ayant à peu près le même volume que les parcelles des substances organiques dont je viens de parler ; j’observai quelques-unes de ces glandes pendant dix-huit heures, et d’autres pendant deux ou trois jours, sans pouvoir découvrir le moindre signe de réabsorption de la sécrétion. Dans les premiers cas, l’absorption de la sécrétion doit donc provenir de la présence de quelques substances azotées, déjà solubles, ou devenues telles par la sécrétion. Comme la fibrine dont je me suis servi était pure, et qu’elle avait été bien lavée dans l’eau distillée, après avoir été conservée dans de la glycérine, et comme le cartilage avait longtemps séjourné dans l’eau, je pense que la sécrétion avait agi sur ces substances et les avait rendues solubles pendant le court intervalle que j’ai indiqué ci-dessus.

Les glandes n’ont pas seulement la faculté de réabsorber facilement leur sécrétion, mais elles ont aussi celle de sécréter facilement de nouveau ; cette dernière faculté a sans doute été acquise par la glande en conséquence de ce que les insectes enlèvent ordinairement les gouttes de sécrétion qui doivent être remplacées le plus tôt possible. J’ai estimé, dans quelques cas seulement, la durée de la période au bout de laquelle les glandes recommencent à sécréter. Au bout de vingt-deux heures, les glandes qui s’étaient desséchées en une heure trente minutes, par suite de l’apposition sur elles de morceaux de viande, sécrétaient de nouveau ; il en a été de même, au bout de vingt-quatre heures, pour une glande sur laquelle j’avais placé un morceau d’albumine. Les trois glandes sur lesquelles j’avais placé une goutte d’une solution d’azotate d’ammoniaque, et qui s’étaient desséchées au bout de deux heures, se mirent à sécréter de nouveau douze heures après.

Les tentacules ne sont pas doués de mobilité. — J’ai observé, avec le plus grand soin, beaucoup de grands tentacules auxquels adhéraient des insectes ; j’ai placé sur les glandes de beaucoup d’autres tentacules des fragments d’insectes, des morceaux de viande crue, d’albumine, etc., des gouttes d’une solution de deux sels d’ammoniaque et de salive, sans pouvoir jamais découvrir la moindre trace de mouvement. À bien des reprises, j’ai irrité les glandes avec une aiguille, j’ai gratté et piqué le limbe de la feuille, sans que ni le limbe ni les tentacules se soient jamais infléchis. Nous pouvons donc en conclure que les tentacules n’ont pas la faculté de se mouvoir.

De la faculté d’absorption possédée par les glandes. — J’ai déjà démontré indirectement que les glandes surmontant les pédicelles absorbent les substances animales. Leur changement de couleur et l’agrégation de leur contenu, quand on laisse les glandes en contact avec des substances ou des liquides azotés, est une nouvelle preuve à l’appui de ce fait. Les observations suivantes s’appliquent aux glandes surmontant les pédicelles et aux petites glandes sessiles. Avant qu’une glande ait été stimulée, les cellules extérieures ne contiennent ordinairement qu’un liquide pourpre limpide ; les cellules plus centrales contiennent des masses de matière granuleuse pourpre qui affectent à peu près la forme d’une mûre. Je plaçai une feuille dans une petite quantité d’une solution contenant une partie de carbonate d’ammoniaque pour 146 parties d’eau (3 grains de sel pour une once d’eau), les glandes noircirent immédiatement et devinrent bientôt tout à fait noires. Ce changement est dû à l’agrégation fortement prononcée du liquide contenu dans les cellules, et plus particulièrement dans les cellules intérieures. Je plongeai une autre feuille dans une solution d’azotate d’ammoniaque faite au même degré. Au bout de vingt-cinq minutes, les glandes avaient pris une teinte un peu plus foncée, au bout de cinquante minutes, la teinte devint plus foncée encore, et, au bout d’une heure trente minutes, elles étaient devenues d’un rouge si foncé qu’elles paraissaient presque noires. Je plongeai d’autres feuilles dans une faible infusion de viande crue et dans de la salive humaine ; au bout de vingt-cinq minutes, les glandes avaient pris une teinte plus foncée, et, au bout de quarante minutes, elles étaient devenues si foncées qu’on aurait presque pu dire qu’elles étaient noires. L’immersion même, pendant un jour entier, dans l’eau distillée cause quelquefois une certaine agrégation à l’intérieur des glandes, et elles prennent, en conséquence, une teinte un peu plus foncée. Dans tous ces cas, les glandes sont affectées exactement de la même façon que celles du Drosera. Toutefois, le lait qui agit si énergiquement sur le Drosera, semble avoir un peu moins d’action sur le Drosophyllum, car les glandes de ce dernier n’avaient guère changé de couleur après une immersion d’une heure vingt minutes, mais elles prirent une teinte plus foncée au bout de trois heures. Je plongeai dans la solution de carbonate d’ammoniaque des feuilles que j’avais laissées pendant sept heures dans une infusion de viande crue ou dans la salive, les glandes prirent alors une couleur verdâtre ; si, au contraire, je les avais placées tout d’abord dans la solution de carbonate, elles seraient devenues noires. Dans ce dernier cas, l’ammoniaque se combine probablement avec l’acide de la sécrétion, et n’exerce, par conséquent, aucune action sur la matière colorante ; quand, au contraire, les glandes sont plongées d’abord dans un liquide organique, l’acide est employé pour le travail de la digestion, ou les parois des cellules deviennent plus perméables, de sorte que le carbonate non décomposé pénètre dans les cellules et agit sur la matière colorante. Si l’on place sur une glande une parcelle de carbonate d’ammoniaque sec, la couleur pourpre disparaît rapidement, à cause probablement d’un excès de sel. En outre, la glande est tuée.

Occupons-nous actuellement de l’action exercée par les substances organiques. Les glandes sur lesquelles je plaçai des morceaux de viande crue prirent une teinte plus foncée, et, au bout de dix-huit heures, le contenu des cellules était visiblement agrégé. Je plaçai sur plusieurs glandes des morceaux d’albumine et de fibrine ; elles prirent une teinte plus foncée au bout de deux ou trois heures ; dans un cas, la couleur pourpre disparut complètement. Je comparai des glandes qui avaient capturé des mouches à d’autres glandes qui se trouvaient tout auprès ; bien qu’elles ne différassent pas beaucoup en couleur, il y avait une différence bien prononcée dans leur état d’agrégation. Dans quelques cas, toutefois, je ne pus observer aucune différence sensible, ce qui paraissait provenir de ce que les insectes avaient été capturés depuis longtemps, et que, par conséquent, les glandes avaient repris leur état naturel. Dans un cas, un groupe de glandes sessiles incolores auxquelles adhérait une petite mouche présentait un aspect tout particulier ; ces glandes, en effet, étaient devenues pourpres, grâce à des matières granuleuses pourpres qui revêtaient les parois de leurs cellules. Il me faut ici faire une réserve, c’est que peu de temps après l’arrivée de mes plantes du Portugal, au printemps, les glandes paraissaient insensibles à l’action des morceaux de viande, des insectes ou d’une solution d’ammoniaque ; c’est là une circonstance que je ne peux expliquer.

Digestion des substances animales solides. — En essayant de placer des petits cubes d’albumine sur deux des glandes supportées par des pédicelles, ces cubes glissèrent, et, enduits de la sécrétion, restèrent sur quelques petites glandes sessiles. Au bout de vingt-quatre heures, l’un de ces cubes était complètement liquéfié, bien que quelques filaments blancs fussent encore visibles ; l’autre était presque complètement arrondi, mais n’était pas encore dissous. Je plaçai deux autres cubes sur les glandes élevées, et je les y laissai pendant deux heures quarante-cinq minutes, au bout duquel temps toute la sécrétion était absorbée ; toutefois, les cubes n’avaient pas été perceptiblement attaqués, bien que, sans aucun doute, les glandes aient dû puiser chez eux une minime quantité de matières animales. Je plaçai alors ces cubes sur les petites glandes sessiles qui, stimulées de cette façon, se mirent à sécréter abondamment pendant sept heures. L’un de ces cubes avait été presque complètement liquéfié pendant ce court espace de temps ; tous deux l’étaient complètement au bout de vingt et une heures quinze minutes ; toutefois, on pouvait encore observer dans les petites masses liquides quelques filaments blancs. Ces filaments disparurent après une nouvelle période de six heures trente minutes, et le lendemain matin, c’est-à-dire quarante-huit heures après que les cubes avaient été placés sur les glandes, les matières liquéfiées étaient complètement absorbées. Je plaçai sur une autre glande pédicellée un cube d’albumine ; cette glande absorba d’abord la sécrétion, puis se remit à sécréter au bout de vingt-quatre heures. Le cube, entouré de la sécrétion, resta sur la glande pendant une nouvelle période de vingt-quatre heures, sans être attaqué ou ne l’étant que fort peu. Nous pouvons conclure de ces expériences que la sécrétion des glandes pédicellée, bien que fortement acide, a peu de puissance digestive, ou bien que la quantité de sécrétion déversée par une seule glande ne suffit pas pour dissoudre une parcelle d’albumine qui, pendant le même laps de temps, aurait été dissoute par la sécrétion de plusieurs petites glandes sessiles. La mort de ma dernière plante m’a empêché de déterminer laquelle de ces hypothèses était la vraie.

Je pris quatre petites parcelles de fibrine pure que je disposai de façon à ce que chacune d’elles reposât sur une, deux ou trois glandes pédicellée. Au bout de deux heures trente minutes, la sécrétion de ces glandes avait été absorbée, et les parcelles de fibrine étaient presque desséchées. Je les plaçai alors sur des glandes sessiles. Au bout de deux heures trente minutes, une de ces parcelles me parut complètement dissoute, mais j’ai pu me tromper. Au bout de dix-sept heures vingt-cinq minutes, une seconde parcelle était liquéfiée, mais le liquide examiné au microscope contenait encore des granules de fibrine flottant çà et là. Les deux autres parcelles étaient complètement liquéfiées au bout de vingt et une heures trente minutes ; mais j’ai pu encore distinguer quelques granules dans une des gouttes. Toutefois, ces granules étaient complètement dissous après une nouvelle période de six heures trente minutes, et la surface de la feuille était, sur un certain espace, recouverte d’un liquide limpide. Il résulte de ces expériences que le Drosophyllum digère l’albumine et la fibrine un peu plus rapidement que le Drosera, ce qu’il faut peut-être attribuer au fait que l’acide, et probablement aussi une petite quantité de ferment, sont présents dans la sécrétion avant que les glandes aient été stimulées, de telle sorte que la digestion commence immédiatement.

Conclusions. — Les feuilles linéaires du Drosophyllum ne diffèrent que légèrement de celles de certaines espèces de Drosera. Les principales différences sont : 1o la présence de petites glandes sessiles qui, comme celles de la Dionée, ne sécrètent qu’après avoir été excitées par l’absorption de matières azotées. Toutefois, on observe des glandes semblables sur les feuilles du Drosera binata, et elles paraissent être représentées par les papilles sur les feuilles du Drosera rotundifolia. 2o La présence de tentacules sur la surface inférieure des feuilles ; mais nous avons vu que quelques tentacules, disposés irrégulièrement et tendant à disparaître, existent encore sur le côté inférieur des feuilles du Drosera binata. Il y a de plus grandes différences de fonctions entre les deux genres. La plus importante de ces différences est que les tentacules du Drosophyllum sont privés de motilité, faculté qui est compensée en partie par fait que les gouttes de sécrétion visqueuse se détachent facilement des glandes ; de telle sorte que, dès qu’un insecte se trouve en contact avec une goutte, peut encore s’éloigner, mais il touche bientôt d’autres gouttes, puis, étouffé par la sécrétion, il tombe sur les glandes sessiles et meurt. Une autre différence est que la sécrétion des glandes pédicellée, avant que ces glandes aient été excitées, est fortement acide et contient peut-être une petite quantité du ferment convenable. Enfin, ces glandes ne sécrètent pas plus abondamment quand elles sont excitées par l’absorption de matières azotées ; au contraire, elles réabsorbent leur propre sécrétion avec une rapidité extraordinaire, et, au bout de quelque temps, elles se remettent à sécréter. Toutes ces circonstances découlent probablement du fait que les insectes n’adhèrent pas ordinairement aux glandes avec lesquelles ils se sont trouvés d’abord en contact, bien que cela arrive quelquefois, et aussi du fait que c’est la sécrétion des glandes sessiles qui dissout principalement les substances animales contenues dans corps des insectes.

RORIDULA.

Roridula dentata. — Cette plante est originaire de la région occidentale du cap de Bonne-Espérance ; un spécimen m’a été envoyé du jardin de Kew, mais à l’état sec. Le Roridula a une tige et des branches presque ligueuses ; il semble atteindre une hauteur de quelques pieds ; les feuilles sont linéaires et elles se terminent en pointe au sommet. Leurs surfaces supérieure et inférieure sont concaves, la partie médiane ayant une grande épaisseur ; ces deux surfaces sont couvertes de tentacules qui diffèrent beaucoup en longueur ; les uns sont très-longs, particulièrement ceux qui se trouvent au sommet des feuilles, les autres sont très-courts. Les glandes diffèrent aussi beaucoup en grosseur ; elles sont quelque peu allongées et portées sur des pédicelles multicellulaires.

Cette plante ressemble donc, sous bien des points, au Drosophyllum, bien qu’elle diffère de ce dernier sous les rapports suivants. Je n’ai pas pu découvrir de glandes sessiles ; ces glandes seraient d’ailleurs inutiles à la plante, car la surface supérieure des feuilles est complètement recouverte de poils pointus unicellulaires, formant un angle droit avec le limbe. Les pédicelles des tentacules ne contiennent pas de vaisseaux spiraux, et il n’y a aucune cellule spirale à l’intérieur des glandes. Les feuilles se présentent souvent par touffes ; elles sont pinnatifides, les lobes faisant un angle droit avec le principal limbe linéaire. Les lobes latéraux sont souvent très-courts et ne portent qu’un seul tentacule terminal accompagné de deux ou trois autres tentacules courts situés près de lui. On ne peut établir aucune ligne de démarcation bien marquée entre les pédicelles des longs tentacules terminaux et le sommet très-pointu des feuilles. Il est possible toutefois de fixer arbitrairement l’endroit jusqu’où s’étendent les vaisseaux spiraux partant du limbe, mais il n’existe aucune autre distinction.

Les nombreuses parcelles de substance collées aux glandes prouvent évidemment que celles-ci sécrètent une grande quantité de matière visqueuse. Un grand nombre d’insectes appartenant à des espèces variées adhéraient aussi aux feuilles. Je n’ai pu découvrir aucune trace d’une inflexion des tentacules sur les insectes capturés ; si ces tentacules avaient été doués de la faculté du mouvement, j’aurais pu, sans aucun doute, m’en apercevoir, même sur un spécimen desséché. Ce caractère négatif semble prouver que le Roridula ressemble à l’espèce septentrionale, le Drosophyllum.

BYBLIS.

Byblis gigantea (Australie occidentale). — Les directeurs du jardin de Kew m’ont envoyé un spécimen desséché de Byblis ayant environ 18 pouces de hauteur et une forte tige. Les feuilles atteignent quelques pouces de longueur ; elles sont linéaires, légèrement aplaties, avec une petite côte à la surface inférieure et recouvertes de tous côtés par des glandes de deux espèces : des glandes sessiles disposées en rangées et d’autres glandes supportées par des pédicelles assez longs. Ces pédicelles sont plus longs vers le sommet étroit des feuilles ; en cet endroit, ils égalent le diamètre de la feuille. Les glandes affectent une teinte pourpre ; elles sont très-aplaties et consistent en une seule couche de cellules rayonnantes au nombre de 40 ou 50 dans les glandes les plus grandes. Les pédicelles se composent de cellules simples allongées, aux parois incolores et très-délicates, sur lesquelles on remarque les traces de lignes spirales très-fines. Je ne saurais dire si ces lignes proviennent de la contraction résultant du dessèchement des parois, mais le pédicelle entier est souvent roulé en spirale. Ces poils glandulaires ont une conformation beaucoup plus simple que les prétendus tentacules des genres précédents, et ils ne diffèrent pas essentiellement des poils d’une foule d’autres plantes. Les pédoncules des fleurs portent des glandes semblables. Le caractère le plus singulier de ces feuilles est que la pointe s’élargit de façon à former une petite protubérance recouverte de glandes, protubérance qui est environ un tiers plus large que les parties adjacentes de la feuille qui se termine en pointe. Dans deux endroits, des mouches mortes adhéraient aux glandes. Comme on ne connaît aucun exemple de conformations unicellulaires douées de motilité[1], le Byblis, sans aucun doute, capture les insectes uniquement à l’aide de ses sécrétions visqueuses. Ces insectes étouffés par la sécrétion tombent probablement sur les petites glandes sessiles qui, à en juger par analogie avec le Drosophyllum, déversent alors leur sécrétion et s’assimilent ensuite les substances digérées.

Observations supplémentaires sur la puissance d’absorption au moyen des poils glandulaires d’autres plantes. — Il ne sera pas inutile de faire ici quelques observations sur ce sujet. Comme les glandes de beaucoup d’espèces, sinon de toutes les espèces de Droséracées absorbent différents liquides, ou tout au moins permettent à ces liquides de les pénétrer facilement[2], il semble désirable de nous assurer jusqu’à quel point les glandes d’autres plantes qui ne sont pas spécialement adaptées pour la capture des insectes, possèdent la même propriété. Les plantes choisies pour ces expériences ont été prises au hasard, sauf toutefois deux espèces de Saxifrages sur lesquels j’ai voulu expérimenter, parce qu’elles appartiennent à une famille alliée aux Droséracées. La plupart de mes expériences ont consisté à plonger les glandes dans une infusion de viande crue, ou plus ordinairement dans une solution de carbonate d’ammoniaque, cette dernière substance agissant très-énergiquement et très-rapidement sur le protoplasma. Il me semblait aussi très-important de déterminer si l’ammoniaque est absorbée par ces plantes, parce que l’eau de pluie en contient quelques traces. Chez les Droséracées, la sécrétion d’un liquide visqueux par les glandes n’empêche pas qu’elles n’aient la faculté d’absorber ; il se pourrait donc que les glandes d’autres plantes excrétassent des matières superflues ou sécrétassent un liquide odoriférant pour se défendre contre les attaques des insectes ou dans tout autre but, et qu’elles aient cependant aussi la faculté d’absorber. Je regrette de n’avoir pas, dans les expériences suivantes, essayé de déterminer si la sécrétion peut digérer ou rendre solubles les matières animales ; mais ces expériences auraient été très-difficiles à cause du petit volume des glandes et de la petite quantité de matière qu’elles sécrètent. Nous verrons, dans le chapitre suivant que la sécrétion provenant des poils glanduleux du Pinguicula dissout certainement les matières animales.

Saxifraga umbrosa. — Les pédoncules des fleurs et les pétioles des feuilles sont recouverts de poils courts portant des glandes roses ; ces glandes se composent de plusieurs cellules polygonales, et le pédicelle est divisé par des cloisons en cellules distinctes qui sont ordinairement incolores, mais qui affectent cependant parfois une teinte rose. Les glandes sécrètent un liquide visqueux jaunâtre qui sert quelquefois, quoique rarement, à capturer des petits diptères[3]. Les cellules des glandes contiennent un liquide rose brillant chargé de granules ou de masses globulaires de matière pulpeuse rosée. Cette matière doit être du protoplasma, car si l’on place une glande sous une goutte d’eau et qu’on l’examine au microscope, on voit que cette matière subit des changements de forme lents, mais incessants. On a observé des mouvements semblables chez des glandes qui avaient séjourné dans l’eau pendant une, trois, cinq, dix-huit et vingt-sept heures. Au bout même de ce laps de temps, les glandes conservent leur couleur rose brillant, et le protoplasma contenu dans les cellules ne paraît pas s’être agrégé. Les changements de forme constants des petites masses de protoplasma ne sont pas dus à l’absorption de l’eau, car on a observé ces mouvements dans des glandes parfaitement sèches.

Le 29 mai, j’ai ployé une tige supportant une fleur et encore attachée à la plante, de façon à la plonger pendant vingt-trois heures trente minutes dans une forte infusion de viande crue. La couleur du liquide contenu dans les glandes se modifia quelque peu ; il prit une teinte plus pourpre et plus foncée qu’auparavant. Le contenu des cellules paraissait aussi plus agrégé, car les espaces séparant les petites masses de protoplasma étaient plus grands ; toutefois, ce dernier résultat n’a pas accompagné d’autres expériences analogues. Les masses de protoplasma semblaient aussi changer plus rapidement de forme que chez les glandes plongées dans l’eau, de telle sorte que les cellules variaient d’aspect toutes les quatre ou cinq minutes. Les masses allongées se transformaient en masses sphériques au bout d’une ou deux minutes ; elles s’allongeaient et s’unissaient à d’autres. Des masses microscopiques augmentaient rapidement de volume, et j’ai vu trois globules parfaitement distincts se réunir en un seul. En un mot, les mouvements produits dans le protoplasma ressemblaient exactement à ceux que j’ai décrits pour le Drosera. Les cellules des pédicelles ne furent pas affectées par l’infusion ; je puis ajouter qu’elles ne le furent pas non plus dans l’expérience suivante.

Je plongeai de la même façon, et pendant le même laps de temps, une autre tige à fleurs dans une solution contenant une partie d’azotate d’ammoniaque pour 146 parties d’eau (3 grains d’azotate pour une once d’eau) ; l’effet produit sur les glandes, au point de vue de la couleur, fut exactement le même que celui produit par l’infusion de viande crue.

Je plongeai une autre tige à fleurs, dans les conditions que je viens de dire précédemment, dans une solution contenant 1 partie de carbonate d’ammoniaque pour 109 parties d’eau. Au bout d’une heure trente minutes, les glandes n’étaient pas décolorées ; mais, au bout de trois heures quarante-cinq minutes, la plupart d’entre elles avaient pris une teinte pourpre sale, d’autres une teinte vert noirâtre, et quelques-unes n’avaient pas été affectées. Les petites masses de protoplasma à l’intérieur des cellules étaient en mouvement. Les cellules des pédicelles n’avaient pas été affectées. Je répétai l’expérience sur une autre tige à fleurs que je laissai vingt-trois heures dans la solution. J’obtins dans ce cas un résultat considérable ; toutes les glandes avaient beaucoup noirci, et le liquide précédemment transparent des cellules des pédicelles, jusqu’à la base de ces derniers, contenait alors des masses sphériques de matière granuleuse. En comparant beaucoup de poils différents, il devint évident pour moi que les glandes absorbent d’abord le carbonate, et que l’effet ainsi produit se propage de cellule en cellule dans toute la longueur des poils. Le premier changement qu’on observe est un aspect nuageux dans le liquide contenu dans les cellules, aspect nuageux qui est dû à la formation de granules très-petits qui s’agrègent ensuite en plus grosses masses. En somme, la coloration plus foncée des glandes et la propagation de l’agrégation de cellule en cellule, jusqu’à la base des pédicelles, présente une analogie frappante avec ce qui se passe chez le Drosera, quand on plonge un tentacule dans une faible solution du même sel. Toutefois, les glandes de Saxifrage absorbent beaucoup plus lentement que celles du Drosera. Outre les poils glandulaires, le Saxifrage porte des organes en forme d’étoiles, organes qui ne paraissent pas sécréter et qui ne sont en aucune façon affectés par les solutions dont nous venons de parler.

Bien que, dans le cas où la tige et les feuilles n’ont pas été endommagées, le carbonate semble absorbé seulement par les glandes, il pénètre beaucoup plus rapidement par une surface fraîchement coupée. J’enlevai des morceaux de l’écorce d’une tige, et je m’assurai que les cellules des pédicelles ne contenaient que du liquide transparent incolore, les cellules des glandes contenant, comme à l’ordinaire, quelques matières granuleuses. Je plongeai alors ces morceaux dans la même solution qu’auparavant (1 partie de carbonate pour 109 parties d’eau) ; au bout de quelques minutes, des matières granuleuses firent leur apparition dans les cellules inférieures de tous les pédicelles. Je répétai l’expérience à plusieurs reprises, et l’action commença toujours dans les cellules inférieures, c’est-à-dire dans les cellules les plus rapprochées de la partie mise à nu, et se propagea graduellement en remontant dans les cellules des poils jusqu’à ce qu’elle eût atteint les glandes, c’est-à-dire dans une direction contraire à celle que l’on observe dans la tige qui n’a pas été endommagée. Les glandes changèrent alors de couleur, et les matières granuleuses qu’elles contenaient déjà s’agrégèrent en grosses masses. Je plongeai deux autres petits morceaux d’une tige, pendant deux heures quarante minutes, dans une solution plus faible, contenant 1 partie de carbonate pour 218 parties d’eau ; dans ces deux spécimens aussi les pédicelles des poils, près des extrémités coupées, se remplirent de matières granuleuses et les glandes changèrent complètement de couleur.

Enfin, je plaçai des parcelles de viande sur quelques glandes, que j’examinai au bout de vingt-trois heures, en même temps que d’autres qui me semblaient avoir capturé des petites mouches peu de temps auparavant ; mais ni les unes ni les autres ne semblaient différer des glandes des autres poils. Peut-être n’avais-je pas alloué un temps suffisant pour l’absorption ; je serais assez disposé à le croire, car d’autres glandes sur lesquelles des mouches mortes avaient évidemment reposé pendant fort longtemps, affectaient une couleur pourpre pâle sale, ou étaient même devenues presque incolores ; en outre, les matières granuleuses contenues dans les cellules présentaient un aspect extraordinaire et quelque peu singulier. Nous pouvons conclure que ces glandes avaient absorbé des matières animales provenant des mouches, probablement par exosmose dans la sécrétion visqueuse, non-seulement à cause de la modification survenue dans leur couleur, mais aussi parce que, plongées dans une solution de carbonate d’ammoniaque, quelques cellules de leurs pédicelles se remplirent de matières granuleuses, tandis que les cellules d’autres poils qui n’avaient pas capturé de mouches ne contenaient qu’une petite quantité de matières granuleuses après avoir été plongées le même laps de temps dans la solution. Toutefois, il faut de nouvelles preuves avant d’admettre complètement que les glandes de cette Saxifrage peuvent absorber, même en allouant un temps considérable, des matières animales provenant des petits insectes qu’elles capturent quelquefois accidentellement.

Saxifraga rotundifolia (?). — Les poils qui recouvrent les tiges à fleurs de cette espèce sont plus-longs que ceux que nous venons de décrire et supportent des glandes brun pâle. J’ai examiné beaucoup de ces poils, et j’ai trouvé que les cellules des pédicelles sont tout à fait transparentes. Je plongeai une tige recourbée dans une solution contenant 1 partie de carbonate d’ammoniaque pour 109 parties d’eau ; au bout de trente minutes, deux ou trois des cellules supérieures des pédicelles contenaient des matières granuleuses ou agrégées ; les glandes avaient pris une couleur vert jaunâtre brillant. Les glandes de cette espèce absorbent donc le carbonate beaucoup plus rapidement que celles du Saxifraga umbrosa, et les cellules supérieures des pédicelles sont aussi affectées beaucoup plus rapidement. Je coupai des morceaux de la tige et je les plongeai dans la même solution ; l’agrégation se propagea alors dans une direction contraire et les cellules situées près de la surface coupée furent les premières affectées.

Primula sinensis. — Les tiges à fleurs, les surfaces supérieures et inférieures des feuilles, ainsi que leurs tiges, sont toutes recouvertes d’une multitude de poils plus ou moins longs. Des cloisons transversales divisent les pédicelles des poils les plus longs en huit ou neuf cellules. La cellule terminale, un peu plus grande, est globulaire et constitue une glande qui sécrète une quantité très-variable de matière jaune brunâtre, épaisse, légèrement visqueuse, mais non pas acide.

J’ai plongé pendant deux heures trente minutes un morceau d’une jeune tige à fleurs dans de l’eau distillée ; les poils glandulaires n’ont pas été affectés. J’ai examiné avec soin un autre morceau de tige portant 25 poils courts et 9 poils longs. Les glandes de ces derniers ne contenaient aucune matière solide ou demi-solide, et deux glandes seulement des 25 poils courts contenaient quelques globules. Je plongeai cette tige dans une solution contenant 1 partie de carbonate d’ammoniaque pour 109 parties d’eau, et je l’y laissai pendant deux heures ; au bout de ce temps, les glandes des 25 poils courts, à deux ou trois exceptions près, contenaient soit une grosse masse sphérique de matière demi-solide, soit de deux à cinq petites masses sphériques. Trois glandes des 9 poils contenaient aussi des masses semblables. Enfin, j’ai observé chez quelques poils des globules dans les cellules situées immédiatement au-dessous des glandes. En résumé, l’examen des 34 poils démontrait clairement que les glandes avaient absorbé une certaine quantité du carbonate. Je plongeai un autre morceau de tige dans la même solution, et je l’y laissai pendant une heure ; au bout de ce temps, des masses agrégées étaient présentes dans toutes les glandes. Mon fils Francis examina quelques glandes des poils longs qui contenaient des petites masses de matière avant d’avoir été plongées dans aucune solution ; ces masses changeaient lentement de forme, ce qui prouve qu’elles se composaient de protoplasma. Il arrosa alors ces poils pendant une heure quinze minutes, tout en les tenant sur le chariot du microscope, avec une solution contenant 1 partie de carbonate d’ammoniaque pour 218 parties d’eau. Les glandes ne furent pas perceptiblement affectées, ce à quoi d’ailleurs on ne pouvait guère s’attendre, car le contenu de leurs cellules était déjà agrégé ; mais de nombreuses sphères de matière presque incolore se formèrent dans les cellules des pédicelles ; ces sphères changèrent de forme et se réunirent lentement les unes aux autres, l’aspect des cellules changeant totalement à divers intervalles.

Les glandes d’une jeune tige à fleurs, après avoir séjourné pendant deux heures quarante-cinq minutes dans une forte solution (1 partie de carbonate d’ammoniaque pour 109 parties d’eau), contenaient un grand nombre de masses agrégées ; mais je ne saurais dire si ces masses avaient été engendrées par l’action du sel. Je replaçai ce morceau de tige dans la solution, de façon à ce que l’immersion se prolongeât pendant six heures quinze minutes ; j’observai alors un grand changement, car presque toutes les masses sphériques, dans les cellules des glandes, avaient disparu pour faire place à des matières granuleuses brun foncé. Je répétai trois fois cette expérience, et, dans les trois cas, j’obtins des résultats presque identiques. Dans une de ces expériences, le morceau de tige resta plongé dans la solution pendant huit heures trente minutes, et, bien que presque toutes les masses sphériques se fussent changées en matière granuleuse brune, il en restait cependant encore quelques-unes. Si la production des masses sphériques de matière agrégée avait eu uniquement pour cause, à l’origine, une action chimique ou physique, il semble étrange qu’une immersion un peu plus longue dans la même solution ait pu modifier si complètement leur caractère. Mais, comme les masses qui changeaient lentement et spontanément de forme devaient se composer de protoplasma vivant, il n’y a rien de surprenant à ce que ce protoplasma ait été endommagé ou tué, et à ce que son aspect se soit complètement modifié à la suite d’une longue immersion dans une solution aussi forte de carbonate d’ammoniaque que celle employée dans ces expériences. Une solution de cette force paralyse toute espèce de mouvement chez le Drosera, mais ne tue pas le protoplasma ; une solution encore plus forte empêche le protoplasma de s’agréger en masses globulaires ayant le volume ordinaire, et, sous l’influence de cette solution, ces masses deviennent granuleuses et opaques, bien qu’elles ne se désagrègent pas. L’eau trop chaude et certaines solutions, par exemple une solution de sel de soude ou de potasse, agissent à peu près de la même manière, en ce qu’elles causent d’abord une sorte d’agrégation imparfaite dans les cellules du Drosera, agrégation qui se termine par la rupture des petites masses et la formation de matières granuleuses ou pulpeuses brunes. Toutes les expériences précédentes ont été faites sur des tiges à fleurs ; toutefois, j’ai plongé un morceau de feuille dans une forte solution de carbonate d’ammoniaque (1 partie de carbonate pour 109 parties d’eau) ; après une immersion de trente minutes, des masses globulaires parurent dans toutes les glandes, qui ne contenaient auparavant qu’un liquide limpide.

J’ai fait aussi plusieurs expériences pour déterminer quelle est l’action de la vapeur du carbonate d’ammoniaque sur les glandes ; je me contenterai de citer quelques exemples. Je bouchai à la cire l’extrémité coupée de la tige d’une jeune feuille, puis je la plaçai sous une petite cloche où je mis aussi une forte pincée de carbonate d’ammoniaque. Au bout de dix minutes, les glandes présentaient un degré considérable d’agrégation, et le protoplasma contenu dans les cellules des pédicelles s’était un peu écarté des parois. Une autre feuille, laissée sous la cloche pendant cinquante minutes, présenta la même apparence, sauf toutefois que les poils, dans toute leur longueur, avaient pris une teinte brunâtre. J’exposai une troisième feuille pendant une heure cinquante minutes à la vapeur du carbonate d’ammoniaque ; au bout de ce temps, il y avait beaucoup de matières agrégées dans les glandes, mais quelques-unes des masses agrégées semblaient sur le point de se résoudre en matière granuleuse brune. Je replaçai cette même feuille dans la vapeur, de façon à ce qu’elle y restât exposée pendant un laps de temps total de cinq heures trente minutes ; au bout de ce temps, bien que j’aie examiné un grand nombre de glandes, je ne trouvai des matières agrégées que dans deux ou trois ; dans toutes les autres, les masses qui étaient auparavant globulaires s’étaient transformées en matières brunes opaques et granuleuses. Cette expérience prouve que l’exposition à la vapeur d’ammoniaque, pendant un laps de temps considérable, produit les mêmes effets qu’une longue immersion dans une solution du même sel. Dans les deux cas, on ne peut douter que le sel ait été absorbé principalement ou exclusivement par les glandes.

Dans une autre occasion, je plaçai sur quelques feuilles des morceaux de fibrine humide, ou des gouttes d’une infusion faible de viande crue ou des gouttes d’eau ; au bout de vingt-quatre heures j’examinai les poils, mais, à ma grande surprise, ceux qui avaient été touchés par ces substances ne différaient aucunement des autres. Toutefois, la plupart des cellules contenaient des petites sphères hyalines immobiles qui ne semblaient pas être composées de protoplasma, mais, à ce que je crois, de quelque baume ou huile essentielle.

Pelargonium zonale (variété bordée de blanc). — Les feuilles de cette plante portent de nombreux poils multicellulaires, les uns se terminant simplement en pointes, les autres portant des glandes et différant beaucoup en longueur. J’examinai les glandes d’un morceau de feuille, et je m’assurai que ces glandes ne contenaient qu’un liquide limpide ; j’enlevai la plus grande partie de l’eau qui recouvrait ce morceau de feuille sur le chariot du microscope, et j’ajoutai une petite goutte d’une solution contenant 1 partie de carbonate d’ammoniaque pour 146 parties d’eau ; je mis donc la feuille en présence d’une dose très-petite. Au bout de trois minutes seulement j’observai des signes d’agrégation à l’intérieur des glandes des poils les plus courts ; au bout de cinq minutes, beaucoup de petits globules affectant une teinte brun pâle parurent dans toutes les glandes ; j’observai des globules semblables, mais plus grands, dans les glandes plus considérables des poils plus longs. Quand la feuille eut séjourné pendant une heure dans la solution, j’observai que plusieurs petits globules avaient changé de position ; en outre, à l’intérieur de deux ou trois des globules les plus gros il s’était formé un espace vide ou une petite sphère (je ne saurais dire lequel des deux) affectant une teinte un peu plus foncée. J’observai en même temps de petits globules dans quelques-unes des cellules supérieures des pédicelles, et le revêtement de protoplasma s’était légèrement écarté des parois des cellules inférieures. Après une immersion totale de deux heures trente minutes, les gros globules, à l’intérieur des glandes des poils longs, se transformèrent en masses de matière granuleuse brun foncé. En conséquence, d’après ce que nous avons vu chez le Primula sinensis, ces masses se composaient certainement dans le principe de protoplasma vivant.

Je plaçai sur une feuille une goutte d’une faible infusion de viande crue ; au bout de deux heures trente minutes, je pus observer beaucoup de sphères dans les glandes. J’ai examiné de nouveau ces sphères au bout de trente minutes ; elles avaient légèrement changé de forme et de position, et l’une d’elles s’était divisée en deux ; mais les modifications survenues ne ressemblaient pas tout à fait à celles que l’on observe dans le protoplasma du Drosera. En outre, ces poils n’avaient pas été examinés avant l’immersion, et il se trouvait des sphères semblables dans quelques glandes qui ne s’étaient pas trouvées en contact avec l’infusion.

Erica tetralix. — Quelques poils glandulaires longs hérissent les bords de la surface supérieure des feuilles. Les pédicelles se composent de plusieurs rangées de cellules, surmontées par une glande globulaire assez grosse sécrétant des matières visqueuses dans lesquelles viennent se prendre, assez rarement d’ailleurs, des petits insectes. J’ai laissé séjourner quelques feuilles pendant vingt-trois heures dans une faible infusion de viande crue et d’autres dans l’eau ; je comparai alors les poils, mais je ne pus guère observer la moindre différence entre eux. Dans les deux cas, le contenu des cellules semblait un peu plus granuleux qu’auparavant ; toutefois, je ne pus distinguer aucun mouvement. Je plongeai d’autres feuilles dans une solution contenant 1 partie de carbonate d’ammoniaque pour 218 parties d’eau ; au bout de vingt-trois heures, les matières granuleuses me parurent avoir aussi augmenté ; mais une de ces masses garda exactement la même forme après un intervalle de cinq heures ; de sorte qu’il est difficile de penser qu’elle se composait de protoplasma vivant. Ces glandes semblent posséder à un très-faible degré la propriété d’absorption ; en tous cas, elles la possèdent beaucoup mieux que les plantes dont nous nous sommes occupé précédemment.

Mirabilis longiflora. — Les tiges et les surfaces des feuilles portent des poils visqueux. Je possède quelques jeunes plants qui ont de 12 à 18 pouces de hauteur ; ces plants, placés dans une serre, ont capturé tant de petits diptères, de coléoptères et de larves qu’ils en sont absolument couverts. Les poils sont courts, de longueur inégale ; ils se composent d’une seule rangée de cellules, surmontées par une cellule plus grande qui sécrète des matières visqueuses. Ces cellules terminales ou glandes contiennent des granules et souvent des globules de matière granuleuse. À l’intérieur d’une glande, qui avait capturé un petit insecte, une de ces masses changeait incessamment de forme, et on aurait dit qu’un vide se formait de temps en temps à l’intérieur. Je ne crois pas toutefois que ce protoplasma ait été engendré par les matières provenant de l’insecte mort et que la glande aurait absorbées ; en effet, en comparant diverses glandes qui avaient ou qui n’avaient pas capturé d’insectes, je n’ai pas remarqué la moindre différence entre elles, et toutes contenaient de fines matières granuleuses. Je plongeai un morceau de feuille dans une solution contenant 1 partie de carbonate d’ammoniaque pour 218 parties d’eau. Après y avoir séjourné vingt-quatre heures, les poils semblaient fort peu affectés ; peut-être cependant les glandes étaient elles devenues un peu plus opaques. Mais dans le limbe de la feuille, les grains de chlorophylle, près des surfaces coupées, s’étaient coagulés ou agrégés. Les glandes d’une autre feuille ne furent pas affectées par une immersion de vingt-quatre heures dans une infusion de viande crue ; toutefois le protoplasma contenu dans les cellules des pédicelles s’était beaucoup écarté des parois. Ce dernier effet peut être attribué à l’exosmose, car l’infusion était forte. Nous pouvons donc conclure que les glandes de cette plante ne possèdent pas la propriété d’absorber, ou que le protoplasma qu’elles contiennent n’est pas influencé par une solution de carbonate d’ammoniaque ou par une infusion de viande, ce qui semble à peine croyable.

Nicotiana tabacum. — Cette plante est recouverte d’innombrables poils d’une longueur inégale et capture beaucoup de petits insectes. Les pédicelles des poils sont divisés par des cloisons transversales, et les glandes qui sécrètent se composent de beaucoup de cellules contenant des matières verdâtres et des petits globules d’une certaine substance. J’ai laissé séjourner pendant vingt-six heures des feuilles dans une infusion de viande crue et d’autres dans l’eau ; mais je ne pus discerner aucune différence. Je plongeai alors, pendant plus de deux heures, quelques-unes de ces mêmes feuilles dans une solution de carbonate d’ammoniaque, mais sans qu’il se produisît aucun effet. Je regrette de n’avoir pas fait d’autres expériences avec plus de soin, car M. Schlœsing a démontré[4] que les plants de tabac, traités par la vapeur du carbonate d’ammoniaque, donnent à l’analyse une plus grande quantité d’azote que d’autres plants qui n’ont pas été ainsi traités ; or, d’après ce que nous avons vu, il est probable que les poils glandulaires absorbent une certaine quantité de vapeur.

Résumé des observations sur les poils glandulaires. — Les observations précédentes, quelque peu nombreuses ou quelque incomplètes qu’elles soient, nous prouvent que les glandes de deux espèces de Saxifraga, d’un Primula et d’un Pelargonium possèdent la faculté d’absorber rapidement ; tandis que les glandes d’un Erica, du Mirabilis et du Nicotiana ne possèdent pas cette faculté ou que tout au moins le contenu de leurs cellules n’est pas affecté par les liquides employés, c’est-à-dire une solution de carbonate d’ammoniaque ou une infusion de viande crue. Comme les glandes du Mirabilis contiennent du protoplasma qui ne s’est pas agrégé à la suite d’une immersion dans les liquides que nous venons d’indiquer, bien que le contenu des cellules du limbe de la feuille ait été considérablement affecté par le carbonate d’ammoniaque, nous pouvons en conclure que les glandes ne sont pas douées du pouvoir d’absorption et, en outre, que les innombrables insectes capturés par cette plante ne lui sont pas plus utiles que ne le sont aux marronniers d’Inde les insectes qui adhèrent aux écailles visqueuses et caduques des bourgeons des feuilles.

Le cas le plus intéressant sans contredit, à notre point de vue tout au moins, est celui des deux espèces de Saxifrages, car ce genre est un allié éloigné du Drosera. Les glandes de ces espèces absorbent des matières qu’elles empruntent à une infusion de viande crue, à des solutions de nitrate et de carbonate d’ammoniaque et probablement à des insectes en décomposition. Le changement de la couleur pourpre sale du protoplasma contenu dans les cellules des glandes, l’état d’agrégation de ce protoplasma et évidemment aussi ses mouvements spontanés plus rapides prouvent cette absorption. L’agrégation commençant dans les glandes se propage en descendant le long des pédicelles des poils, et nous sommes autorisés à penser que toute matière absorbée finit par pénétrer dans les tissus de la plante. D’autre part l’agrégation se propage en remontant dans les poils chaque fois qu’une surface coupée est exposée au contact d’une solution de carbonate d’ammoniaque.

Les glandes qui recouvrent les tiges à fleurs et les feuilles du Primula sinensis absorbent rapidement une solution de carbonate d’ammoniaque et le protoplasma qu’elles contiennent s’agrège. Dans quelques cas, l’agrégation, partie des glandes, se propage jusque dans les cellules supérieures des pédicelles. Une exposition de dix minutes à la vapeur du carbonate d’ammoniaque provoque aussi l’agrégation. Quand les feuilles sont plongées pendant six à sept heures dans une forte solution, ou sont exposées pendant longtemps à la vapeur du carbonate d’ammoniaque, les petites masses de protoplasma se désagrègent et se transforment en matière brune granuleuse ; évidemment le protoplasma est tué. Une infusion de viande crue ne produit aucun effet sur ces glandes.

Le contenu liquide des glandes du Pelargonium zonale devient nuageux et granuleux après une immersion de trois à cinq minutes dans une faible solution de carbonate d’ammoniaque ; au bout d’une heure des granules apparaissent dans les cellules supérieures des pédicelles. Les masses agrégées changent lentement de forme et se désagrègent quand on les laisse pendant longtemps dans une forte solution ; on ne peut donc guère douter qu’elles ne se composent de protoplasma. Il est douteux qu’une infusion de viande crue produise un effet quelconque.

Les physiologistes pensent ordinairement que les poils glandulaires des plantes ordinaires ne sont que des organes sécrétant ou excrétant ; nous savons actuellement que ces poils ont le pouvoir, au moins en quelque cas, d’absorber une solution d’ammoniaque et la vapeur de cette base. Or, comme l’eau de pluie contient une minime quantité d’ammoniaque et l’atmosphère une très-petite quantité de carbonate d’ammoniaque, cette propriété doit être utile à la plante. Cet avantage, d’ailleurs, est loin d’être aussi insignifiant qu’on pourrait le supposer d’abord, car un plant moyen de Primula sinensis porte le nombre étonnant de deux millions et demi de poils glandulaires qui sont tous à même d’absorber l’ammoniaque que leur apporte la pluie[5]. Il est probable, en outre, que les glandes de quelques-unes des plantes que nous venons d’énumérer absorbent des matières animales, empruntées aux insectes qu’elles capturent quelquefois au moyen de leurs sécrétions visqueuses.

CONCLUSIONS SUR LES DROSÉRACÉES.

J’ai actuellement décrit, autant que mes moyens me l’ont permis, dans leur rapport avec le sujet qui m’occupe, les six genres connus qui composent cette famille. Tous capturent des insectes. Le Drosophyllum, le Roridula et le Byblis effectuent cette capture uniquement au moyen du liquide visqueux sécrété par leurs glandes ; le Drosera par le même moyen et en outre grâce à la motilité de ses tentacules ; la Dionée et l’Aldrovandia par la fermeture des lobes de la feuille. Dans ces deux derniers genres la rapidité du mouvement compense l’absence de la sécrétion visqueuse. En tout cas c’est une partie seulement de la feuille qui se meut. Chez l’Aldrovandia il semble que ce soit la base seule qui se contracte et qui entraîne avec elle les bords larges et minces des lobes. Chez la Dionée le lobe tout entier, à l’exception des prolongements marginaux ou poils, se recourbe entièrement, bien que le siège principal du mouvement se trouve auprès de la nervure moyenne. Chez le Drosera le siège principal du mouvement est placé à la partie inférieure des tentacules, qui homologiquement peuvent être considérés comme un prolongement de la feuille ; toutefois, le limbe entier se recourbe souvent et convertit la feuille en un estomac temporaire.

Il n’est guère possible de douter actuellement que toutes les plantes appartenant à ces six genres ne possèdent la propriété de dissoudre les substances animales au moyen de leur sécrétion qui contient un acide outre un ferment dont la nature est presque identique à la pepsine ; elles absorbent ensuite les substances ainsi digérées. Il est évident que les choses se passent ainsi chez le Drosera, le Drosophyllum et la Dionée ; il est presque certain qu’il en est de même chez l’Aldrovandia, et, par analogie, il est très-probable que le Roridula et le Byblis participent à ces avantages. Cela nous explique comment il se fait que les trois premiers genres aient des racines si petites et que l’Aldrovandia n’en ait pas du tout ; nous ne savons absolument rien relativement aux racines des deux autres genres. Sans doute, il est fort étonnant qu’un groupe tout entier de plantes (et, comme nous le verrons tout à l’heure, quelques autres plantes qui ne sont pas alliées aux Droséracées) subsistent en partie par la digestion de matières animales et en partie par la décomposition de l’acide carbonique, au lieu de s’en tenir exclusivement à ce dernier moyen en y ajoutant l’absorption de certaines substances du sol à l’aide de leurs racines. Toutefois, nous pourrions citer un cas également anormal dans le règne animal : les Crustacés rhizocéphales ne se nourrissent pas par la bouche comme les autres animaux, car ils ne possèdent pas de canal alimentaire ; ils se nourrissent en absorbant, par des processus qui ressemblent à des racines, les sucs des animaux sur lesquels ils vivent en parasites[6].

Sur les six genres composant la famille, le Drosera a de beaucoup le mieux réussi dans la lutte pour l’existence ; on peut attribuer une grande partie de son succès à son mode de capturer les insectes ; le Drosera est une forme dominante, car il comprend, croit-on, environ cent espèces[7], qui s’étendent, dans le vieux monde, depuis les régions arctiques jusqu’aux parties méridionales de l’Inde au cap de Bonne-Espérance, à Madagascar et à l’Australie ; et, dans le nouveau monde, du Canada à la Terre de Feu. Sous ce rapport il offre un contraste remarquable avec les cinq autres genres qui paraissent des groupes destinés à disparaître. La Dionée ne comprend qu’une seule espèce, confinée dans un district de la Caroline. Les trois variétés ou les trois espèces, étroitement alliées d’Aldrovandia, comme tant d’autres plantes aquatiques, ont un habitat considérable qui s’étend de l’Europe centrale au Bengale et à l’Australie. Le Drosophyllum ne comprend qu’une seule espèce limitée au Portugal et au Maroc. Le Roridula et le Byblis ont, m’apprend le professeur Oliver, chacun deux espèces ; le premier est confiné aux parties occidentales du cap de Bonne-Espérance, le second à l’Australie. Il est étrange que la Dionée, qui est une des plantes les plus admirablement adaptées qu’il y ait dans le règne végétal, soit évidemment en train de disparaître. Le fait est d’autant plus étrange que les organes de la Dionée sont plus hautement différenciés que ceux du Drosera ; ses filaments sont exclusivement des organes du toucher ; les lobes servent à capturer les insectes et les glandes, quand elles sont excitées, servent à sécréter aussi bien qu’à absorber ; chez le Drosera, au contraire, les glandes remplissent ces différentes fonctions et sécrètent sans être excitées.

Si nous comparons la conformation des feuilles, leur degré de complication et leurs parties rudimentaires dans les six genres, nous sommes conduits à conclure que leur ancêtre commun avait des caractères semblables à ceux du Drosophyllum, du Roridula et du Byblis. Les feuilles de cette ancienne forme étaient presque certainement linéaires peut-être divisées et portaient, à leur surface supérieure et inférieure, des glandes ayant la propriété de sécréter et d’absorber. Certaines de ces glandes surmontaient des pédicelles ; d’autres étaient presque sessiles ; ces dernières se mettaient à sécréter seulement quand elles avaient été stimulées par l’absorption de matières azotées. Chez le Byblis les glandes consistent en une seule couche de cellules, supportée par un pédicelle unicellulaire ; chez le Roridula les glandes ont une structure plus complexe et reposent sur des pédicelles composés de plusieurs rangées de cellules ; chez le Drosophyllum les glandes contiennent des cellules spirales et les pédicelles un faisceau de vaisseaux spiraux. Mais, dans ces trois genres, ces organes ne possèdent pas la faculté du mouvement, et il est évident qu’ils participent de la nature des poils ou trichômes. Bien qu’on ait des exemples innombrables d’organes foliaires, qui se meuvent quand ils sont excités, on ne connaît aucun cas de trichômes qui aient cette faculté[8]. Nous sommes ainsi conduits à nous demander comment les prétendus tentacules du Drosera, qui manifestement ont la même nature générale que les poils glandulaires des trois genres dont nous venons de parler, ont pu acquérir la faculté de se mouvoir. Beaucoup de botanistes soutiennent que ces tentacules ne sont que des prolongements de la feuille parce qu’ils contiennent du tissu vasculaire, mais on ne peut plus considérer ce caractère comme une distinction à laquelle on puisse se fier[9]. La possession de la faculté du mouvement lors d’une excitation aurait été une preuve plus sûre. Toutefois, quand on considère le grand nombre de tentacules qui recouvrent les deux surfaces des feuilles du Drosophyllum et la surface supérieure des feuilles du Drosera, il semble à peine possible que chaque tentacule ait été dans le principe un prolongement de la feuille. Le Roridula nous indique peut-être comment on peut concilier ces difficultés relativement à la nature homologique des tentacules. Les divisions latérales des feuilles de cette plante se terminent par de longs tentacules ; ces tentacules contiennent des vaisseaux spiraux qui ne pénètrent à l’intérieur que sur une courte distance sans qu’il y ait de ligne de démarcation entre ce qui est évidemment le prolongement de la feuille et le pédicelle d’un poil glandulaire. Il n’y aurait donc rien d’anormal ou d’extraordinaire à ce que la base de ces tentacules, qui correspondent aux tentacules marginaux du Drosera, aient acquis la faculté du mouvement ; or, nous savons que chez le Drosera c’est seulement la partie inférieure du tentacule qui a la faculté de s’infléchir. Mais, pour comprendre comment il se fait que, dans ce dernier genre, non-seulement les tentacules marginaux, mais aussi tous les tentacules intérieurs, ont acquis la faculté du mouvement, nous devons supposer ou bien qu’en vertu du principe de la corrélation du développement, cette faculté du mouvement a été transmise à la base des poils, ou bien que la surface de la feuille s’est prolongée sur d’innombrables points de façon à s’unir avec les poils et à constituer ainsi la base des tentacules intérieurs.

Les trois genres dont nous venons de parler, Drosophyllum, Roridula et Byblis, qui semblent avoir conservé des caractères primordiaux, portent encore des poils glandulaires sur les deux surfaces de leurs feuilles. Les poils situés à la surface inférieure ont depuis disparu chez les genres mieux développés, à l’exception toutefois d’une espèce le Drosera binata. Les petites glandes sessiles ont aussi disparu dans quelques genres, remplacées qu’elles ont été chez le Roridula par des poils et chez la plupart des espèces de Drosera par des papilles absorbantes. Le Drosera binata, avec ses feuilles linéaires et bifurquées, se trouve dans un état intermédiaire. Il porte encore des glandes sessiles sur les deux surfaces de ses feuilles, et, à la surface inférieure, quelques tentacules irrégulièrement placés qui sont privés de la faculté du mouvement. Une légère modification convertirait les feuilles linéaires de cette espèce en feuilles oblongues semblables à celles du Drosera anglica, et celles-ci se transformeraient aisément aussi en feuilles orbiculaires avec tiges telles que celles du Drosera rotundifolia. Les tiges de cette dernière espèce portent des poils multicellulaires qui, nous avons de bonnes raisons pour le croire, représentent des tentacules avortés.

L’ancêtre de la Dionée et de l’Aldrovandia semble avoir été étroitement allié au Drosera ; il possédait sans doute des feuilles arrondies, supportées par des pétioles distincts et garnies de tentacules tout autour de la circonférence avec d’autres tentacules et des glandes sessiles sur la surface supérieure des feuilles. Ce qui me porte à le croire, c’est que les poils marginaux de la Dionée représentent évidemment les tentacules marginaux extrêmes du Drosera ; les six et quelquefois les huit filaments sensitifs de la surface supérieure de la feuille de la Dionée, aussi bien que les filaments sensitifs plus nombreux de l’Aldrovandia correspondent aux tentacules centraux du Drosera dont les glandes ont avorté, mais qui ont gardé toute leur sensibilité. À ce sujet nous devons nous rappeler que le sommet des tentacules du Drosera, immédiatement au-dessous des glandes, est sensible.

Les trois caractères les plus remarquables que possèdent les divers membres de la famille des Droséracées consistent en ce que les feuilles de quelques-uns ont la faculté de se mouvoir quand elles sont excitées, en ce que leurs glandes sécrètent un liquide qui digère les matières animales et en ce qu’elles absorbent ces matières digérées. Ne serait-il pas possible de jeter quelque lumière sur les phases et les transformations graduelles qui ont permis à ces plantes d’acquérir ces facultés remarquables ?

Les parois des cellules étant nécessairement perméables pour que les glandes puissent sécréter, il n’est pas surprenant qu’elles permettent facilement aux liquides de passer de l’extérieur à l’intérieur ; or, ce passage mérite d’être appelé un acte d’absorption si les liquides qui pénètrent à l’intérieur des glandes se combinent avec leur contenu. À en juger par les preuves que nous avons accumulées, les glandes sécrétantes de beaucoup d’autres plantes peuvent absorber les sels d’ammoniaque que la pluie leur apporte en petite quantité. Deux espèces de Saxifrages sont douées de cette faculté ; en outre, les glandes de l’une de ces espèces absorbent probablement des substances provenant des insectes qu’elles capturent et certainement des matières contenues dans une infusion de viande crue. Il n’y a donc rien d’anormal à ce que les Droséracées aient acquis la faculté de l’absorption à un degré beaucoup plus élevé.

Mais il est un problème beaucoup plus difficile à résoudre : comment les membres de cette famille, comment le Pinguicula et, ainsi que le docteur Hooker l’a récemment démontré, les Nepenthes, ont-ils pu acquérir la faculté de sécréter un liquide qui dissout ou digère les substances animales ? Un ancêtre commun a sans doute transmis cette faculté par héritage aux six genres des Droséracées, mais cette explication ne peut s’appliquer ni aux Pinguicula, ni aux Nepenthes, car ces plantes ne sont alliées en aucune façon aux Droséracées. Toutefois la difficulté est loin d’être aussi grande qu’elle peut le sembler tout d’abord. En premier lieu, les sucs de beaucoup de plantes contiennent un acide, et il semble que tout acide doit servir à un acte de digestion. En second lieu, comme le docteur Hooker l’a fait remarquer dans le discours qu’il a prononcé sur ce sujet à Belfast (1874) et comme Sachs le répète si souvent[10], les embryons de quelques plantes sécrètent un liquide qui dissout les substances albumineuses qui se trouvent dans l’endosperme, bien que l’endosperme ne soit pas immédiatement uni à l’embryon, mais qu’il se trouve seulement en contact avec lui. En outre, toutes les plantes possèdent la faculté de dissoudre les substances albumineuses et protéiques telles que le protoplasma, la chlorophylle, le gluten, l’aleurone, et les transportent d’une partie à l’autre de leurs tissus. Cette dissolution doit s’effectuer au moyen d’un dissolvant qui se compose probablement d’un ferment joint à un acide[11]. Or, dans le cas des plantes qui peuvent absorber des matières déjà solubles provenant d’insectes capturés, bien qu’elles ne soient pas capables d’opérer une véritable digestion, le dissolvant dont nous venons de parler, qui doit parfois être présent dans les glandes, est sans doute apte à sortir de ces glandes en même temps que la sécrétion visqueuse, car l’endosmose est toujours accompagnée d’exosmose. Quand une semblable exsudation a lieu, le dissolvant doit agir sur les substances animales contenues dans les insectes capturés, et ceci constituerait un acte de véritable digestion. Or, comme il est certain que ce procédé rendrait d’immenses services aux plantes qui croissent dans un sol très-pauvre, la sélection naturelle doit constamment tendre à le perfectionner. En conséquence, toute plante ordinaire portant des glandes visqueuses qui capturent accidentellement des insectes, pourrait ainsi se transformer, les circonstances étant favorables, en une espèce apte à digérer réellement. Il n’est donc pas très extraordinaire que plusieurs genres de plantes qui ne sont en aucune façon étroitement alliées les unes aux autres aient acquis isolément cette faculté.

Comme il existe plusieurs plantes dont les glandes, autant que nous le sachions du moins, ne peuvent digérer les substances animales bien qu’elles puissent absorber les sels d’ammoniaque et les liquides animalisés, il est probable que cette dernière faculté est le premier degré vers l’acquisition de la faculté de la digestion. Il se pourrait toutefois que, dans certaines conditions, une plante après avoir acquis la faculté de la digestion dégénère et soit désormais apte seulement à absorber les substances animales en solution ou à l’état de décomposition, ou enfin les produits définitifs de la décomposition, c’est-à-dire les sels d’ammoniaque. Il semble que c’est là ce qui s’est passé en partie chez les feuilles de l’Aldrovandia dont les parties extérieures possèdent des organes absorbants, mais n’ont pas de glandes aptes à sécréter un liquide digestif, ces glandes étant confinées dans les parties internes[12].

Il est difficile de jeter quelque lumière sur le troisième caractère remarquable que possèdent les genres les plus hautement développés des Droséracées, c’est-à-dire la faculté du mouvement à la suite d’une excitation. Toutefois, il faut se rappeler que les feuilles et leurs homologues, aussi bien que les pédoncules des fleurs, ont dans d’innombrables cas acquis cette faculté indépendamment de toute hérédité d’un ancêtre commun ; par exemple, les plantes portant des vrilles et celles qui grimpent au moyen de leurs feuilles, c’est-à-dire les plantes dont les feuilles, les pétioles, les pédoncules des fleurs, etc., se sont modifiés pour la préhension : ces plantes appartiennent à un grand nombre des ordres les plus distincts. Les feuilles de beaucoup de plantes qui dorment la nuit ou qui se mettent en mouvement à la suite d’un attouchement ; les étamines et les pistils irritables de beaucoup d’espèces sont dans le même cas. Nous pouvons donc conclure que la faculté du mouvement peut s’acquérir facilement par divers moyens. Ces mouvements impliquent l’irritabilité ou la sensibilité ; toutefois, comme l’a fait remarquer Cohn[13], les tissus des plantes douées de ces facultés n’ont pas un caractère commun qui les différencie de ceux des plantes ordinaires ; il est donc probable que toutes les feuilles sont plus ou moins irritables. Quand un insecte se pose sur une feuille il est même probable qu’un léger changement moléculaire se transmet à une certaine distance à travers les tissus, avec cette seule différence qu’il ne se produit pas d’effet perceptible. Le fait qu’un seul attouchement des glandes du Drosera ne provoque pas l’inflexion est une preuve à l’appui de cette hypothèse. Cependant, cet attouchement doit produire quelque effet, car, si les glandes ont été plongées préalablement dans une solution de camphre, l’inflexion après l’attouchement se produit plus rapidement que si le camphre avait agi tout seul. De même, chez la Dionée, on peut toucher le limbe de la feuille à l’état ordinaire sans qu’elle se ferme, cependant cet attouchement doit produire un certain effet qui se transmet à travers toute la feuille, car si les glandes ont récemment absorbé des substances animales, un attouchement très-délicat suffit pour faire fermer les lobes instantanément. En résumé, nous pouvons conclure que l’acquisition d’une sensibilité très-développée et de la faculté du mouvement par plusieurs genres des Droséracées ne présente pas une explication plus difficile que celle que l’on aurait à faire pour des facultés analogues, mais plus faibles, possédées par une multitude d’autres végétaux.

La nature spéciale de la sensibilité que possèdent le Drosera, la Dionée et certaines autres plantes, mérite toute notre attention. On peut frapper une fois, deux fois, trois fois même, une glande de Drosera sans qu’il se produise aucun effet, tandis que la pression continue d’une parcelle très-petite provoque un mouvement. D’autre part, on peut déposer avec précaution un corps assez lourd sur un des filaments de la Dionée sans qu’aucun effet se produise, mais si l’on chatouille une fois seulement ce filament avec l’extrémité d’un poil très-fin les lobes se ferment immédiatement. Or, cette différence dans la nature de la sensibilité de ces deux plantes est une adaptation manifeste à leur façon de capturer les insectes. De même, lorsque les glandes centrales du Drosera absorbent des substances azotées, elles transmettent une impulsion motrice aux tentacules extérieurs beaucoup plus rapidement que lorsqu’on les irrite mécaniquement ; chez la Dionée, au contraire, l’absorption des substances azotées détermine les lobes à se presser l’un contre l’autre avec une extrême lenteur, tandis qu’un attouchement excite un mouvement rapide. On peut observer des exemples à peu près analogues, comme je l’ai démontré dans un autre ouvrage, sur les vrilles de diverses plantes ; les unes sont plus excitées quand elles se trouvent en contact avec des fibres très-petites, les autres quand elles se trouvent en contact avec des poils durs, d’autres enfin avec des surfaces plates ou crevassées[14]. Les organes sensitifs du Drosera et de la Dionée ont aussi contracté des habitudes spéciales de façon à ne pas se laisser affecter inutilement par le poids ou par le choc des gouttes de pluie ou des courants d’air. On peut expliquer ce phénomène par l’hypothèse que ces plantes et leurs ancêtres ont fini par s’accoutumer si bien à l’action répétée de la pluie et du vent, que ces causes ne provoquent chez elles aucun changement moléculaire ; tandis qu’au contraire la sélection naturelle les a rendues de plus en plus sensibles au contact et à la pression plus rare des corps solides. Bien que l’absorption de divers liquides par les glandes du Drosera provoque un mouvement, il existe une grande différence dans l’action des liquides combinés, par exemple la combinaison de certains acides végétaux avec le citrate ou le phosphate d’ammoniaque. La nature spéciale et la perfection de la sensibilité chez ces deux plantes est d’autant plus étonnante que personne ne suppose qu’elles possèdent des nerfs ; j’ai expérimenté sur le Drosera avec plusieurs substances qui agissent puissamment sur le système nerveux des animaux, et il ne m’a pas paru que les feuilles de cette plante ne renfermassent des matières diffuses analogues au tissu nerveux.

Bien que les cellules du Drosera et de la Dionée soient tout aussi sensibles à certains stimulants que le sont les tissus qui entourent l’extrémité des nerfs chez les animaux les plus élevés, cependant ces plantes sont inférieures même aux animaux placés fort bas sur l’échelle, en ce qu’elles ne sont affectées que par des stimulants qui se trouvent en contact avec leurs parties sensibles. Toutefois, elles seraient probablement affectées par la chaleur rayonnante, car l’eau chaude excite chez elles des mouvements énergiques. Quand on excite une glande de Drosera ou un des filaments de la Dionée, l’impulsion motrice rayonne dans toutes les directions, et ne se dirige pas, comme chez les animaux, vers des points ou des organes spéciaux. On observe ce fait chez le Drosera même ; si l’on place quelque substance excitante sur deux points du disque tous les tentacules adjacents s’infléchissent avec une précision merveilleuse vers ces deux points. La rapidité avec laquelle se transmet l’impulsion motrice, bien que très-grande chez la Dionée, est beaucoup plus lente que chez les animaux en général. Ce fait, ainsi que celui que l’impulsion motrice ne se dirige pas spécialement vers certains points, est dû sans doute à l’absence des nerfs. Toutefois, le fait que la transmission de l’impulsion motrice s’effectue beaucoup plus rapidement entre les tentacules adjacents du Drosera que partout ailleurs, et que cette transmission est un peu plus rapide à travers le disque dans le sens longitudinal que dans le sens transversal, nous explique peut-être l’origine de la formation des nerfs chez les animaux. L’absence de toute action réflexe, sauf toutefois en ce sens que les glandes du Drosera excitées à une certaine distance reçoivent une impulsion qui fait agréger le contenu des cellules jusqu’à la base des tentacules, démontre encore plus ouvertement l’infériorité de ces plantes comparativement aux animaux. Mais ce qui constitue leur plus grande infériorité, c’est qu’elles ne possèdent pas un organe central, apte à recevoir des impressions de toutes parts et transmettre leurs effets dans une direction définie, à les accumuler et à les reproduire.


  1. Sachs, Traité de Bot., 3e édit., 1874, p. 1026.
  2. On est loin de comprendre la distinction qui existe entre la véritable absorption et la simple imbibition. (Voir Müller, Physiology, trad. angl., 1838, vol. I, p. 280.)
  3. M. Druce dit (Pharmaceutical Journal, mai 1875), en parlant du Saxifraga tridactylites, qu’il a examiné plusieurs douzaines de plantes et qu’il a trouvé sur presque toutes des restes d’insectes adhérant aux feuilles. Un de mes amis m’apprend qu’il en est de même en Irlande.
  4. Comptes rendus, 15 juin 1874. Le Gardener’s Chronicle du 11 juillet 1874 a publié un excellent résumé de ce mémoire.
  5. Mon fils Francis a compté les poils sur un espace mesuré au moyen du micromètre, et en a trouvé 35,336 sur un pouce carré (6,4475 centimètres carrés), à la surface supérieure d’une feuille, et 30,035 à la surface inférieure ; c’est-à-dire à peu près dans la proportion de 100 sur la surface supérieure pour 85 sur la surface inférieure. Au total, le nombre des poils sur un pouce carré des deux surfaces s’élevait à 65,371 poils. Il prit alors un plant moyen portant douze feuilles (les plus grandes ayant un peu plus de deux pouces de diamètre (5,078 centim.), et, au moyen d’un planimètre, il calcula la superficie de toutes les feuilles, y compris leurs tiges, mais sans y comprendre les tiges à fleurs ; la superficie totale s’éleva à 39,285 pouces carrés, de telle sorte que la superficie totale des deux surfaces s’élevait à 78,57 pouces carrés. En conséquence, la plante, non compris les tiges à fleurs, devait porter le nombre extraordinaire de 2,568,099 poils glandulaires. Les poils furent comptés à la fin de l’automne, et, au printemps suivant (mai), les feuilles étaient d’un tiers à un quart plus larges et plus longues qu’auparavant ; de sorte que, sans aucun doute, le nombre des poils glandulaires avait augmenté et dépassait alors de beaucoup 3 millions.
  6. Fritz Müller ; Facts for Darwin, traduct. anglaise, 1869, p. 139. Les Crustacés rhizocéphales sont alliés aux Cirripèdes. Il est difficile d’imaginer une différence plus considérable que celle qui existe entre un animal doué de membres préhensiles, d’une bouche bien construite et d’un canal alimentaire, et un animal privé de tous ces organes et se nourrissant par absorption au moyen de processus ramifiés qui ressemblent à des racines. Si un cirripède fort rare, l’Anelasma squalicola, avait disparu, il eût été extrêmement difficile de conjecturer comment un changement aussi prodigieux a pu se produire graduellement. Mais, ainsi que Fritz Müller le fait remarquer, nous trouvons dans l’Anelasma un animal dans une condition presque exactement intermédiaire, car il possède des processus ressemblant à des racines qu’il enfonce dans la peau du requin, sur lequel il vit en parasite, et ses cirrhes préhensiles et sa bouche (ainsi qu’elles ont été décrites dans ma monographie sur les Lépadidées, Ray soc., 1851, p. 169) se trouvent réduits à un état atrophique et presque rudimentaire. Le Dr R. Kossmann, dans son ouvrage sur les Suctoria et les Lépadidées, 1873, s’est livré à une discussion très-intéressante sur ce sujet. (Voir aussi Dr Dohrn, Der Ursprung der Wirbelthiere, 1875, p. 77.)
  7. Bentham et Hooker, Genera plantarum. L’Australie est la métropole du genre, car, ainsi que me l’apprend le professeur Oliver, on en a trouvé quarante et une espèces dans ce pays.
  8. Sachs, Traité de Bot., 3e édit., 1874, p. 1026.
  9. Dr Warming, Sur la différence entre les Trichomes, Copenhague, 1873, p. 6. Extrait des Videnskabelige Meddelelser de la Soc. d’hist. nat. de Copenhague, nos 10-12, 1872.
  10. Traité de Bot., 3e édit., 1874, p. 844. Voir aussi, pour les faits suivants, p. 64, 76, 828, 831.
  11. Depuis que cette phrase a été écrite, j’ai reçu un mémoire de M. Gorup-Besanez (Berichte der Deutschen chemischen Gesellschaft, Berlin, 1874, p. 1478) qui, avec le concours du Dr H. Will, a découvert que les graines de la Vesce contiennent un ferment, et que ce ferment, extrait au moyen de la glycérine, dissout les matières albumineuses telles que la fibrine, et les transforme en véritables peptones.
  12. Convaincu de l’absorption des matières animales par les feuilles des Drosera, des Dionaea, des Nepenthes, etc. M. Édouard Morren s’est demandé quel pouvait être le mode d’assimilation de ces substances par l’organisme végétal : il a soumis ses idées à l’Académie de Bruxelles dans sa séance du 21 octobre 1876, sous la forme d’un mémoire intitulé : la Digestion végétale, Note sur le rôle des ferments dans la nutrition des Plantes. La digestion animale est, dit-il, considérée dans son essence comme une fermentation indirecte : elle consiste dans une hydratation suivie du dédoublement des matières digestibles ou fermentescibles ; ces substances sont converties en composés simples diffusibles et par suite absorbables. Cette transformation est opérée par les ferments indirects ou solubles qui dérivent probablement des matières albuminoïdes et semblent faire partie du protoplasma. Ces ferments sont particulièrement abondants dans les sucs appelés digestifs tels que la salive, le suc gastrique, le suc pancréatique et le suc intestinal. La ptyaline se trouve dans la salive, la pepsine dans le suc gastrique et sous la forme de ferment albuminosique dans le suc pancréatique avec de la diastase et du ferment inversif. La sécrétion du pancréas saccharifie l’amidon, saponifie les graisses et peptonifie les albuminoïdes. Le ferment des sucres dit inversif fait partie du suc intestinal ; c’est sous l’influence de ces ferments que la fibrine, les huiles, les fécules et les sucres sont dédoublés et rendus absorbables et assimilables.
    La digestion des végétaux est comparable en tout point à celle des animaux ; elle porte sur les mêmes substances et s’exerce par les mêmes ferments qui sont plus nombreux que ceux des animaux.
    La diastase ou ferment glycosique est le ferment des matières amylacées ; sous son influence, l’amidon se dédouble en dextrine et en glycose et, finalement, en glycoses solubles et absorbables ; c’est le rôle de la ptyaline. La diastase a été découverte dans l’orge en germination, elle attaque l’amidon accumulé et le rend assimilable pour l’embryon. La diastase existe également dans les tubercules de pomme de terre près des bourgeons et quand ils se développent, la fécule est convertie en glycose et absorbée. Pour les chimistes, la diastase végétale ne diffère pas de la diastase animale.
    Ferment inversif. — La saccharose (sucre de canne) est comme l’amidon accumulée dans certains tissus en vue de la nutrition ; ex. : la canne à sucre, les graminées en général, la racine de betterave avant la floraison. Le sucre n’est point absorbé ni assimilé s’il est converti par le ferment inversif en glycose (sucre de raisin) et en lévulose (sucre incristallisable) dont le mélange prend le nom de sucre interverti. Le ferment inversif existe dans le suc intestinal de l’homme, des chiens, des lapins, des oiseaux, du ver à soie, etc., il se trouve également dans les plantes, avant leur floraison, et transforme leur saccharose en glucose qui est immédiatement utilisée à l’état de cellulose pour la formation des parois des cellules.
    Ferment émulsif et saponifiant. — Les corps gras dans les animaux sont émulsionnés, puis saponifiés par le suc pancréatique. L’émulsion est une division mécanique qui permet l’absorption. Dans le lait, la matière grasse se trouve naturellement émulsionnée, de là sa digestibilité. Le ferment émulsif se produit dans les graines oléagineuses broyées dans l’eau ; ex. : celles des Crucifères, des Papaveracées, des Linum, des bulbes de l’oignon.
    Ferment albuminosique. — Pepsine. — Sous leur influence, les matières azotées ou albuminoïdes, la fibrine, par exemple, passent à l’état de syntonine et se dédoublent en peptones. Quoique ces transformations ne soient pas encore parfaitement connues, M. Darwin et M. Morren ne doutent pas, d’après les analyses de MM. Franckland, Max Rees et H. Will, que la pepsine n’existe dans les glandes du Drosera d’où ils l’ont retirée et fait servir à la digestion artificielle de la fibrine.
    M. Masters a constaté le pouvoir digestif du nectar des fleurs de l’Hellébore sur l’albumine coagulée ; et on sait que le latex du Carica papaya dissout la viande. De même MM. Gorup-Besanez et H. Will ont extrait des graines germées des pois des ferments tels que le gluten, la légumine et l’aleurone qui se trouvent dans les graines des Papilionacées à cotylédones épais. En l’isolant, ce ferment présente les mêmes phénomènes que le suc pancréatique. Quelques gouttes de sa solution dans l’eau ou la glycérine transforment de notables quantités de farine en sucre. De la fibrine du sang fut convertie en un liquide opalescent donnant toutes les réactions des peptones.
    On peut affirmer que les phénomènes digestifs sont plus variés, plus nombreux dans ces végétaux que dans les animaux et ont pour effet de transformer les substances plasmiques approvisionnées en principes solubles, cristalloïdes, diffusibles et assimilables. On a constaté depuis longtemps l’analogie qui existe entre la composition du lait sec et la farine de froment sèche. Or l’amidon entre dans la constitution de la plupart des graines.
    Dans les végétaux inférieurs dépourvus de chlorophylle, Myxomycètes, moisissures, Champignons, c’est le protoplasma qui seul est doué du pouvoir digestif ; mais dans la plupart des végétaux, la chlorophylle intervient efficacement : elle absorbe l’acide carbonique et avec le concours de la lumière élabore la fécule : la chlorophylle prépare les matériaux qui seront digérés et assimilés par le protoplasma qui résume toute l’activité végétale, mais son activité se manifeste avec une prodigieuse variété : 1o l’élaboration consiste dans la production d’un hydrate de carbone, c’est l’œuvre de la chlorophylle sous l’influence de la lumière ; le produit c’est l’amidon mis en réserve ; 2o la digestion s’opère par le protoplasma en mouvement activé par l’oxygène ; il y a production d’acide carbonique. L’amidon passe à l’état de glycose ; 3o l’assimilation c’est l’application de cette matière à l’organisme, le protoplasma se revêt de sa membrane cellulaire, dans le sein du cambium. On voit combien la nutrition végétale a de rapports avec la nutrition animale. Qu’un grain de blé serve à nourrir un animal ou à nourrir la plante à laquelle il donne naissance, les choses se passeront exactement de la même manière ; c’est ainsi que M. Van Tighem a pu nourrir des embryons de Belle de nuit extraits de la graine et séparés de leur albumen au moyen d’une pâte de fécule ou de sarrazin.
    La similitude de la nutrition dans les deux règnes nous explique pourquoi certains produits : les acides butyrique, formique, palmitique, oxalique, leur sont communs. On s’explique de même l’unité de structure organique, du protoplasma, dans les deux règnes ; il est la base et la cause de leur activité vitale. Ainsi les phénomènes des plantes carnivores sont un cas particulier d’une fonction générale. Chez elles la pepsine se sécrète à la surface de même que la levure de bière (Saccharomyces cerevisiæ) excrète le ferment inversif du sucre de canne. Seulement les faits constatés chez les Drosera et qualifiés légèrement par des juges incompétents ou prévenus, ont eu pour résultat de nous ouvrir de nouveaux horizons sur la physiologie comparée des deux branches du règne organisé, les végétaux et les animaux.
  13. Voir l’extrait de son mémoire sur les tissus contractiles des plantes dans les Annals and Magaz. of Nat. hist., 3e série, vol. XI, p. 188.
  14. Charles Darwin, les mouvements et les habitudes des plantes grimpantes. Traduction française par le Dr R. Gordon, p. 221.