Les pirates du golfe St-Laurent/Double contrebande

L’Album universel (13, 20, 27 octobre ; 3, 10 novembre 1906p. 93-101).

CHAPITRE XII

DOUBLE CONTREBANDE


Laissons pour un instant notre jeune ami voyager dans le pays des songes, — pays mystérieux où l’esprit humain, se débarrassant de ses entraves matérielles, prend d’étranges ébats, sans souci des lois physiques ou des idées ayant cours.

Près de la moitié de la vie humaine se passe ainsi dans des conditions d’indépendance psychique, propres à dérouter tous les philosophes de notre raisonneuse planète.

Ce feu central, — qu’on l’appelle âme, esprit ou être moral, — ne s’éteint pas complètement pendant notre sommeil.

On dirait plutôt qu’il se condense sous sa propre cendre, pour fuser à travers les scories de la matière animale, en jets capricieux, sans ordre et sans but.

Wapwi, dormant, voyageait d’un coup d’aile de la baie de Kécarpoui au Mécatina, du chalet de la baie au rocher du fleuve.

Et, toujours, derrière les figures sympathiques de ses amis Arthur, Suzanne, Mimie, etc, se dressait le sombre masque de Gaspard, que dominait de toute la tête la silhouette anguleuse de la Grande-Ourse.

Ce fut même le fantôme grimaçant de cette dernière qui devint la figure principale dans la sarabande de personnages divers s’agitant sous le crâne ahuri du petit dormeur.

À force de repousser, dans son rêve, la vieille guenon menaçante, Wapwi en arriva à frapper réellement… la paroi rocheuse de son alcôve.

Ce qui suffit pour l’éveiller.

Il faisait noir comme en un four autour de lui, — on le comprendra sans peine.

Mais, au dehors, mille bruits divers, — chants d’oiseaux de mer, clameur du flot battant les rochers, beuglements lointains de sirènes de navires à vapeur, et cette espèce de vibration universelle qui laisse deviner la présence du soleil au-dessus de l’horizon, — tout ce remue-ménage inappréciable pour une oreille ordinaire, mais perceptible aux sens affinés de l’homme de la nature, toute cette mise en scène fut un grimoire parfaitement déchiffrable pour Wapwi.

— Le jour ! se dit-il.

Puis, après cinq secondes de réflexion :

— Quatre heures du matin !… Assez dormi… ajouta-t-il, en se redressant avec précaution.

Une fois sur son séant, suivant son habitude avant d’agir, Wapwi analysa en vrai « peau-rouge » la situation et surtout prêta l’oreille pour saisir au vol le moindre bruit indiquant le réveil de ses voisines.

Laissons-le à ses réflexions, comme nous l’avons laissé à son sommeil, au commencement de ce chapitre, et voyons un peu ce qui se passe à quelques pieds de là, dans la grotte contigüe.

Sur des madriers soutenus par des futailles vides, une paillasse est étendue, dissimulée sous d’épaisses couvertures de laine.

Suzanne Noël, la femme du capitaine Labarou, gît sur ce grabat improvisé.

À quelques pas de là, se vautrant au sein d’un tas de menues branches garnies de leurs feuilles, la Grande-Ourse, à moitié assoupie, fume du mauvais tabac dans un calumet de bois façonné grossièrement.

Après son chant de tout à l’heure, la vieille « squaw » est tombée dans un mutisme abruti dont elle ne sortira que trop tôt.

Éclairant cette chambre à coucher digne des temps préhistoriques, une lampe de fer à mèche fumeuse jette un jour sinistre sur les figures à la Rembrandt qui animent ce sombre tableau.

La lampe est placée sur une saillie du roc, en face de la prisonnière, et n’éclaire que faiblement sa figure marmoréenne.

Depuis au-delà de vingt heures, Suzanne est aux mains de la Grande-Ourse.

On devine la scène qui s’était passée.

La nuit précédente, comme le capitaine Labarou mettait le pied sur le pont du « Vengeur », sa femme tombait entre les mains de la Grande-Ourse, qui n’attendait que son départ pour exécuter son coup.

Un châle, plusieurs fois enroulé autour de sa tête et de ses bras, empêcha la prisonnière de faire la moindre résistance.

Toutefois, le bâillonnement, si vite fût-il exécuté, laissa une seconde à la victime pour lancer dans la nuit calme ce cri d’agonie qui fut entendu du « Vengeur. »

Mais la belle-mère de Wapwi n’était pas, on le sait, une petite maîtresse prête à perdre la tête à la moindre alerte.

Sans s’émouvoir, elle chargea son léger fardeau sur son épaule et prit sa course sous bois, se dirigeant vers l’est, suivie de ses compagnons qui avaient fait le guet aux alentours.

On refit au pas de course, en se relayant pour porter le fardeau, le chemin parcouru quelques heures auparavant, sans même se soucier de Wapwi, près duquel les ravisseurs passèrent, toujours courant.

Puis on arriva au canot, hâlé sur la berge orientale de la pointe, sans malencontre, cette fois.

Et la grande pirogue, portant toute l’expédition, s’éloigna vers le large, pagayée par six vigoureux canotiers.

Une goélette se tenait en panne, à plus d’un mille de distance de la rive, fanaux éteints et voiles « brassées » de façon à garder une certaine immobilité.

C’était le « Marsouin », retour de Miquelon.

La pirogue aborda, et les deux femmes, l’une portant l’autre, furent aussitôt hissées sur le pont, puis dirigées en silence vers une cabine de l’arrière.

Pas un mot ne fut échangé, tant que la prisonnière n’eût pas été confortablement couchée sur le lit qui meublait cette cabine.

Quand ce fut fait, Gaspard se contenta de dire :

— Dormez sans inquiétude, madame : nous causerons plus tard. Pour le moment, vous êtes sous la sauvegarde de votre cher voisin de la baie, qui ne vous veut aucun mal, — bien au contraire.

Puis, s’adressant à la veuve micmaque :

— La mère Ourse, commanda-t-il, enlevez ce châle qui empêche madame de respirer à l’aise.

Quand ce fut fait, Gaspard ajouta :

— Bonne nuit, madame. Je vous conseille de ne pas vous agiter inutilement… Nous avons une petite course à faire pour vous trouver un palais à la fois confortable et sûr, où vous vivrez comme une reine, jusqu’à… nouvel ordre… Au revoir, madame !

Et Gaspard, un mauvais sourire aux lèvres, remonta sur le pont ; non sans avoir soigneusement verrouillé la porte de la cabine.

La pirogue était repartie, laissant la Grande-Ourse à bord.

Maître Gaspard, avisant Thomas à la roue, le rejoignit.

— Eh bien, fit celui-ci, comment ça va-t-il en bas ?

Gaspard haussa les épaules, sans répondre.

Il avait la mine fort bourrue, le compère.

— Que dit-elle ? continua tranquillement Thomas.

— Pas un mot ! articula sèchement Gaspard.

— Ah ! ah !… Elle n’est pas malade, au moins ?

— Oh ! que non !… Ses yeux sont comme des volcans en éruption… Gare la lave !

— Je conçois ça… On serait vexé à moins,

Et Thomas eut un petit rire qui sonnait faux.

Après quoi, il reprit de sa voix la plus tranquille :

— Elle ne sait pas encore qu’elle est ici sous la sauvegarde du chef de sa famille… Sans cela…

— Sans cela ?…

— … Il nous faudrait subir une scène un peu… Comment dit-on cela sur le plancher des vaches ?

— Peu importe : je devine le mot.

— Je parie que non : c’est « pathétique » que j’ai dans l’idée.

— Celui-là ou un autre : la scène en question se jouera assez tôt…

— Aussi ai-je résolu de lui laisser ignorer que je suis à bord et de ne me laisser voir que s’il n’y a pas moyen de faire autrement.

— Comme tu voudras, compère. Je suis de ton avis, bien que, à vrai dire, je ne vois pas comment il te sera possible de garder longtemps le rôle de capitaine invisible.

— Qui sait ?… Ne pressons rien… Il sera toujours temps… murmura le capitaine, plus perplexe qu’il ne voulait se l’avouer.

Puis, avec impatience :

— En attendant, n’oublie pas, n’oublie jamais, même pendant l’espace d’une demi-minute, les conditions formelles de notre association : respect absolu à ma sœur ; point de menaces ni de promesses trompeuses ; aucun piège de ton imagination diabolique, — où je ramène chez nous la femme du capitaine et je te fais pendre à Saint-Pierre, par-dessus le marché. Est-ce compris ?

— Eh oui ! nom d’un phoque !… il faudrait être borné pour ne pas saisir nettement la morale de tes discours.

— Bon, alors. Pourtant, je veux te répéter une dernière fois :

Nous sommes associés pour la contrebande. Mais je n’ai consenti à t’aider dans l’enlèvement de Suzanne qu’à la condition formelle que tu ne lui parleras qu’avec mon autorisation et ne lui causeras aucune frayeur inutile.

J’ai à me venger de son mari, qui trouve que j’ai une tête de négrier ; mais je ne veux pas que ma sœur subisse d’inutiles tourments d’esprit.

Au reste, ça ne sera pas long…

En attendant, laisse porter un peu davantage et ne serre pas le vent comme ça. Nous serons toujours assez en vue, même à plusieurs milles au large.

— Ah ! bah ! qui pourrait se douter que c’est nous qui avons fait le coup ?

Ton frère, parbleu !… Je veux dire ton cousin le capitaine.

— La bonne plaisanterie !… Puisque nous lui avons brûlé la politesse le propre jour de ses noces et que la « frousse » nous a fait quitter le pays, sans demander notre reste !…

— Il y a du vrai là-dedans, mais…

— Eh bien ?

— Nous n’en avons pas moins décampé un peu… lestement, ce matin-là, sans demander aucune permission… Tu t’en souviens, ami Gaspard ?

Et Thomas eut ce petit rire sardonique qui avait le don de mettre hors de lui son bilieux associé.

Pourtant, cette fois-ci, le trait manqua son but, car Gaspard répliqua sur le même ton :

— Il n’était que temps, nom d’un phoque… Quelle apparition !… J’en ai encore froid entre les deux épaules.

— Moi, c’est dans le creux de l’estomac que ces coups-là portent. J’en ai presque mal dîné, si mon sac à vivre a bonne mémoire. Aussi ai-je gardé rancune à mon beau-frère de m’avoir, comme ça, coupé l’appétit avec ses allures de revenant… Toutefois, je me console en songeant au bon tour que nous lui jouons en ce moment.

— Savoir… murmura Gaspard, si la nuit qui s’écoule nous donnera le temps de mettre notre trésor en lieu sûr et de filer ensuite hors de vue.

— De quel trésor veux-tu parler ?… De celui qui est en jupes ou de celui qui est en fûts ?

Thomas, toujours pince-sans-rire, faisait allusion au chargement de la goélette et à sa pauvre sœur prisonnière.

— Tu sais bien, répliqua aigrement Gaspard, que je me soucie comme d’une sardine de notre cargaison de contrebande, comparée à Suzanne.

— Voilà qui est du dernier galant… Merci pour ma sœur ! déclama le capitaine, d’un ton moitié figue, moitié raisin.

Puis, reprenant sa voix ordinaire :

— Mais il ne s’agit pas de ces fariboles sucrées pour le quart d’heure… Nous verra-t-on passer, ce tantôt ?… Hum ! je ne réponds de rien : il fera grand jour quand nous aurons la baie par notre travers de bâbord… Mais il y aura tout de même joliment des milles entre Kécarpoui et notre « Marsouin »… Au petit bonheur, futur beau-frère, et tirons une bonne bordée vers le large : c’est ce qu’il y a de mieux à faire pour le quart-d’heure.

Gaspard acquiesça d’un mouvement d’épaules, et, changeant de propos :

— Tu as donné aux gens du canot le prix convenu ?

— Oui : un baril d’eau-de-vie.

Et il ajouta, après un coup d’œil jeté du côté de terre :

— Pourvu que nos gaillards ne s’avisent pas de le mettre en perce avant d’avoir regagné la côte, s’ils ne voient rien de suspect là-bas…

— Quelles instructions leur as-tu données ?

— D’atteindre la côte, sans retard, et de se cacher, eux et leur canot, dans la première anse venue, du moins tant que le « Vengeur » sera dans leurs parages.

— Très bien. Une fois installés dans quelque trou des falaises, qu’ils se soûlent tout à leur aise : ils seront moins enclins à battre les grèves.

Thomas, fort occupé à allumer sa pipe, ne répondit pas ; et, ayant cédé la roue à son compagnon pour cette importante opération, il négligea de la reprendre, préférant marcher deci-delà sur le pont.

Cependant l’horizon rougeoyait tout là-bas, à l’orient.

Le jour allait venir.

Où se trouvait-on ?

Un coup-d’œil du côté de terre montrait le Gros-Mécatina derrière la poupe du « Marsouin » à une quinzaine de milles de distance et à une bonne lieue en aval.

On pouvait virer de bord, sans crainte des regards indiscrets, et changer d’amures pour mettre le cap sur le Petit-Mécatina, qui était l’étape en vue.

Thomas s’approcha du gaillard d’avant et héla à haute voix :

— Jean Bec ! Jean Brest !… Debout, mes caplans : il s’en va midi !

Une tête hérissée, bouffie de sommeil, surgit de l’écoutille.

C’était celle de Jean Brest.

Le porteur de la susdite jeta un coup-d’œil à l’orient, teinté d’une lueur rouge-pâle, et grommela :

— Il s’en va midi !… Je le crois sans peine… Il s’en va même demain matin, mais il s’en faut de vingt-quatre bonnes heures.

— Debout, tout de même, espèces de lamentins. Nous avons rude besogne à faire aujourd’hui.

Jean Brest sauta sur le pont, suivi de son confrère Jean Bec, non moins ébouriffé que lui.

Et tous deux se portèrent aussitôt aux écoutes, car Thomas venait de commander :

— Pare à virer !

Gaspard obéit comme les autres, en manœuvrant sa roue de façon à amener le vaisseau vent debout.

Les voiles battirent un instant. Les anneaux de fer des écoutes glissèrent bruyamment sur leurs tringles. Le « Marsouin », redressé d’aplomb, eut quelques mouvements de tangage, comme un coursier qui « encense »… Puis, ayant fait son « abattée » sur le flanc droit, il reprit son élan à travers les vagues, ayant cette fois le cap directement sur le « Petit-Mécatina », que l’on commençait à distinguer nettement dans le nord-ouest, à une dizaine de milles de distance.

Il était exactement quatre heures du matin.

Si la brise continuait à souffler ferme, on pouvait espérer atteindre l’escale et décharger le plus gros de la cargaison avant qu’il fît jour.

En effet, trois heures plus tard, le « Marsouin » avait accompli sa louche besogne et quittait l’île « Mystérieuse », allégé d’un poids de quelques milliers de livres et d’un fardeau bien autrement lourd : la femme du capitaine Arthur Labarou, désormais prisonnière de son plus mortel ennemi.

Le « Marsouin » gagna directement la côte nord, en face, et se dissimula si adroitement dans l’estuaire de la « Petite-Mécatina », que la meilleure longue-vue marine l’eut en vain cherché dans les fjords sans nombre qui échancrent le littoral de cette rivière.