Les pirates du golfe St-Laurent/Où Wapwi retrouve une bonne mère et une… belle-mère

L’Album universel (13, 20, 27 octobre ; 3, 10 novembre 1906p. 101-107).

CHAPITRE XIII

OÙ WAPWI RETROUVE UNE BONNE MÈRE ET UNE… BELLE-MÈRE.


Le jour ! s’était donc dit le petit sauvage, en s’éveillant au sein de l’obscurité des catacombes du Mécatina.

Par une des failles de la caverne qu’il observait, Wapwi voyait bien surgir un rideau de lumière artificielle, émanée de la lampe de la Grande-Ourse.

Mais cette nappe de clarté rougeâtre ne lui en imposait pas : il savait qu’au dehors c’était le soleil lui-même qui illuminait la vaste demi-sphère du firmament.

Ce qui le confirmait encore dans son raisonnement, c’est le silence absolu régnant dans la grotte observée.

La Grande-Ourse, comme les fauves à quatre pattes, s’était tue et dormait probablement, une fois les ténèbres du dehors fondues dans l’aube.

Wapwi redescendit la faille où il s’était insinué, toucha du pied le talus sableux et tenta de s’orienter.

D’abord, il constata que la mer montante avait bouché l’ouverture des grottes et qu’il n’y avait rien à faire de ce côté-là.

Il lui fallait attendre la mi-marée baissante pour sortir des entrailles du rocher par la même voie qui l’avait introduit.

Mais c’était bien long, une attente de quelques heures, à ne rien faire, après un bon somme !

Le petit sauvage tournait donc, fanal en mains, ses yeux attentifs sur les voûtes et les piliers du massif.

Il avançait ici, reculait là, tournant à droite, tournant à gauche, virevoltant, sans but précis, lorsqu’il mit le nez dans une faille ascendante qui le mena tout droit dans un coin du magasin des contrebandiers.

La fissure partait de là, béant de plus d’un pied, mais obliquement et de façon presque imperceptible.

Il y avait, dans cette « salle », tout un pandémonium de tonnes, de futailles, de bouteilles, entassées dans un certain ordre, mais ayant tout de même un aspect plutôt chaotique…

Une idée surgit aussitôt de l’imagination de Wapwi :

Soûler la Grande-Ourse et enlever Suzanne !

Il avait bien songé, plusieurs fois, à paralyser sa belle-mère d’un bon coup de fusil…

Mais la crainte de causer une trop forte émotion à Suzanne l’avait arrêté.

Il avait cherché autre chose…

Et voilà que le hasard lui faisait trouver un moyen moins aléatoire pour réduire le cerbère de la grotte !

Wapwi choisit donc une bonne bouteille d’eau-de-vie, qu’il prit la peine de déboucher pour en constater la force, et retourna vers son canot.

Ayant eu le soin de se munir d’une pelote de fil, il attacha sa bouteille par le goulot et se mit en frais de sortir de la caverne par l’arcade qui l’y avait introduit.

Mais, au moment de diriger son canot sous la voûte qui commençait à s’ajourer, le petit Abénaki sentit gigoter dans sa cervelle des lambeaux d’idées, qui se condensèrent pour prendre consistance de suite…

Il avait remarqué tout à l’heure un certain tonnelet, soigneusement mis à part dans un angle surélevé de la caverne aux liqueurs.

Heurté du joint, ce tonnelet n’avait « sonné » ni creux ni plein.

Que contenait-il et pourquoi la précaution prise de le placer à peu près hors d’atteinte ?

— « Ça doit être de la poudre ! » pensait, depuis lors et de fois à autres, le garçonnet, tout en continuant ses apprêts de départ.

Et la tête lui travaillait, quand ce mot tragique : « poudre », y faisait irruption.

Si bien qu’au moment de s’engager sous l’arcade avec sa pirogue, Wapwi s’arrêta net et… recula, au lieu d’avancer.

D’un bras nerveux, il fit… aviron en arrière, remit le canot où il était un instant auparavant et retourna dans le « magasin », d’où il venait de sortir.

Le petit tonneau ayant été atteint, soupesé et secoué, Wapwi murmura souriant d’une façon mystérieuse :

— C’est bien de la poudre… De quoi faire sauter ma belle-mère jusqu’aux nuages !

Et, sans une seconde d’hésitation, Wapwi se mit aussitôt en mesure de préparer une petite combinaison tout à fait… micmaque, sinon abénaquise.

Il commença par enlever le tonnelet, qu’il logea entre deux tonnes.

Cela fait, il se prit à fureter partout et revint bientôt, portant un rouleau de câble dans le pli du coude et une cordelette dans la main qui était libre.

La cordelette fut arrosée d’huile de charbon, saupoudrée de quelques pincées du contenu du petit baril… et mise à portée de la main en haut de la faille, tandis qu’un de ses bouts plongeait dans le tonnelet, par la bonde.

Et, pour être plus sûr de mener à bonne fin son œuvre de destruction, Wapwi perça avec la pointe de son couteau une des tonnes, de façon à ce que le tonneau put se répandre lentement sur les madriers qui la supportaient.

Alors, content de son œuvre, le petit justicier revint à son canot, muni de sa corde en rouleau et de sa bouteille suspendue à un fil.

Cette fois-ci, il s’agissait de sortir du rocher, coûte que coûte.

Ce ne fut pas sans peine.

Mais, enfin, le petit aventurier réussit en pesant sur la voûte, étant couché sur le dos au fond de sa pirogue, avec ses pieds et ses mains, à sortir de là.

Une fois dehors, il gagna une anse, du côté du large, attacha solidement son canot et grimpa sur les hauteurs par le premier sentier venu.

Il avait sa bouteille pendue au cou et son fusil sur l’épaule.

Arrivé au point culminant du cap, où un mince tuyau de tôle émergeait du sommet de la grotte servant de prison, Wapwi introduisit délicatement dans le tuyau sa bouteille, qu’il laissa filer jusqu’au poêle, en la retenant par sa ficelle.

Alors il n’eut plus qu’à soulever un peu le tuyau, pour diriger la bouteille à côté de l’ouverture dégagée.

Après quoi, laissant tomber le fil, il replaça le tuyau à l’endroit ordinaire.

Tout cela avait été exécuté si habilement, que les deux femmes ne parurent avoir rien entendu.

Du reste, l’obscurité était encore à peu près complète dans la grotte.

Wapwi, couché sur le ventre, son fusil à portée, ne perdait pas de vue sa « petite mère », qui commençait à s’agiter…

À un moment donné, il entendit même un sanglot étouffé, auquel répondit aussitôt une voix rauque qui commandait :

— La paix, là !… La Grande-Ourse veut dormir.

Mais un nouveau sanglot ayant troublé le silence, la sauvagesse surgit de son tas de feuillage et s’approcha, menaçante…

Wapwi, toujours silencieux, allongea la main vers son fusil.

Pourtant, la Grande-Ourse ne soufflait mot. Elle venait d’apercevoir la bouteille descendue là mystérieusement… Elle s’en était emparée et la mirait à la lumière matinale de l’unique fenêtre de la grotte…

Reculant à petits pas jusqu’à l’angle de la « porte » d’entrée, la vieille gardienne, ayant débouché la mystérieuse bouteille, la humait à larges narines, souriant de la bouche et des yeux.

Finalement, satisfaite de ses investigations, quoique assez interloquée, l’Ourse n’y tint plus et s’introduisant le goulot dans la bouche, elle leva le culot en l’air et l’y maintint longtemps.

Quand la buveuse eut abaissé la bouteille pour respirer, Wapwi s’aperçut avec stupeur que le vaisseau en question était à peu près vide.

— Oach ! fit-il : il faut avoir l’œil ouvert… L’Ourse a son compte !

Débarrassant les alentours du tuyau des branches vertes qui y étaient accumulées, le petit Abénaki constata avec une joie vive que l’ouverture quadrangulaire résultant de la jonction imparfaite des pièces du rocher était suffisante pour laisser passer un corps humain.

Dans le temps de le dire, il fit un gros œil au bout de sa corde et, après avoir tiré doucement à lui le tuyau, laissa pendre celle-ci dans l’ouverture, au moment même où la Grande-Ourse s’écroulait sur son tas de feuillage.

— Vite ! petite mère, dit-il anxieusement, quoique à voix contenue, mets tes pieds dans la boucle et tes mains sur la corde : Wapwi va te hisser.

Suzanne, bien que surprise à l’extrême en entendant cette voix connue, ne fut pas lente à s’exécuter et se sentit partir de terre, monter, puis se vit dehors, sans avoir eu seulement le temps de prononcer une parole.

Wapwi, toujours méthodique et calme, remit en place tuyau et branches. Puis, prenant sa protégée sous un bras, il la guida rapidement vers le littoral, par le chemin que lui-même avait choisi.

Alors, seulement, pendant que Suzanne lui sautait au cou et le serrait dans ses bras comme un fils, il sourit, disant :

— Ah ! petite mère, comme Wapwi est content !

— Cher enfant, « mon fils » ! dit Suzanne, je te dois la vie, comme mon mari te la doit aussi… Tu ne nous quitteras plus jamais… Mais comment as-tu pu faire ?…

— Je te conterai ça… En attendant, cachons-nous.

Et il conduisit la jeune femme à travers la saulaie, jusqu’à un rocher de la rive, qu’il contourna pour le gravir par derrière, grâce à un plan incliné que lui seul aurait pu découvrir.

De cet observatoire, éloigné d’une dizaine d’arpents du cap, l’œil pouvait embrasser l’horizon circulaire, moins un tout petit espace masqué par le « Refugium. »

Il était grand jour et tout, dans la nature environnante, respirait le calme vibrant d’une atmosphère zébrée de rayons de soleil.

Wapwi, rayonnant lui aussi, mais non disposé au repos, se mit en frais de construire une sorte d’abri avec des branches fichées dans les fissures du roc, sans pourtant laisser prendre à son travail la physionomie d’une « cabane. »

Tout de même, après une petite heure d’agissements multiples, Suzanne se trouva avoir une voûte de feuillage au-dessus de la tête et un bon lit de fougère sous les hanches.

Mieux encore, elle avait devant elle du jambon, du fromage, du pain et même… une bouteille d’eau fraîche.

Tout cela tiré du canot de Wapwi.

Ce fut un moment de réel bonheur.

Une fois Suzanne bien restaurée et mise au fait des agissements de son mari, qui ne devait pas tarder à rallier la Mécatina, après sa pointe vers Anticosti, elle fit remarquer à son jeune protecteur :

— Mon petit Wapwi, jusqu’à présent tu as manœuvré comme un vrai sorcier… Mais si le « Marsouin » allait revenir !…

— Oh ! pas avant la nuit prochaine… Les marsouins de l’air ne voyagent pas le jour.

— Mais… une fois la nuit revenue… ?

— Petite mère, dors tranquille. D’ici là, Wapwi va veiller, lui.

— Et… quand le soleil aura plongé derrière les montagnes, nous laissant tout seuls, dans l’obscurité ?

Le petit Abénaki, les yeux mi-clos et un étrange sourire aux lèvres, murmura tout bas :

— Le méchant oiseau de proie se faufilera vers la grande chauve-souris, pour voir si la colombe blanche est toujours dans le rocher… Mais le rocher frémira et fera : pouf ! pouf !

Et Wapwi aura du plaisir.

Suzanne regardait, un peu ahurie, son petit compagnon, qui, du reste, poursuivit, sans s’expliquer davantage :

— Et la goélette du capitaine arrivera, avec ses grandes voiles ouvertes… Et petite mère mise à bord pour retourner chez nous, dans la baie.

— « Amen » ! cher enfant, dit la jeune femme. D’ici la, je vais dormir sous ta garde.

— C’est ça, petite mère. Wapwi veillera.