Les pirates du golfe St-Laurent/Shécatica. — Terre-Neuve. — Mécatina. — Anticosti.

L’Album universel (13, 20, 27 octobre ; 3, 10 novembre 1906p. 80-93).

CHAPITRE XI

SHÉCATICA. — TERRE-NEUVE. — MÉCATINA. — ANTICOSTI.


Une fois tout son monde à bord du « Vengeur », Arthur Labarou tint une sorte de conseil de guerre.

Il s’agissait de décider quelle direction on allait prendre, et surtout de ne pas lanterner.

Chaque heure de retard, en effet, favorisait la fuite des ravisseurs et amoindrissait les chances de les découvrir.

On décida de forcer de voiles et de se diriger vers les parages de Terre-Neuve, dont on suivrait le littoral nord-ouest, depuis la baie Saint-Jean jusqu’à la Pointe Riche, où il s’infléchit dans la direction du sud-est pour former la baie d’Ingrenachaig. De là, on retournerait à Kécarpoui, après avoir contourné, à l’ouest, le Grand Mécatina, qui fait face à la baie.

À Kécarpoui, on prendrait langue et la chasse continuerait vers l’ouest.

Tout étant ainsi ordonné, on leva l’ancre et le « Vengeur », tout son canevas de toile au vent, tourna le cap au sud et prit sa course vers la côte occidentale de Terre-Neuve.

Il était jour depuis longtemps et une jolie brise de vent d’ouest rafraîchissait agréablement l’atmosphère toute ensoleillée.

Les rives de la grande île, qui, comme une énorme sentinelle, garde l’entrée du golfe Saint-Laurent, se profilaient, sur le bleu-sombre de l’horizon méridional, avec une crudité vaporeuse et semblaient fumer au soleil matinal pour se débarrasser des rosées nocturnes.

Les marins du « Vengeur », les yeux fixés sur ce panorama magique qui se magnifiait à mesure qu’avançait leur vaisseau, pouvaient à peine se défendre d’éprouver l’illusion que c’était le paysage terreneuvien qui venait à eux, et non eux qui allaient à lui.

Cette sorte d’illusion visuelle est fréquente, et il suffit, pour en éprouver la curieuse impression, de s’isoler du véhicule qui nous transporte et de ne concentrer son regard que sur le but à atteindre.

Cependant le yacht filait toujours…

Après deux heures de course, avait parcouru vingt-cinq milles, et les côtes occidentales de Terre-Neuve apparaissaient dans toute leur sauvage majesté, hérissées de caps rougeâtres et dentelées de baies capricieuses.

Droit en face de la proue du « Vengeur » s’ouvrait la baie d’ « Ingrenachaig », dont la rive septentrionale est elle-même échancrée par trois petites baies secondaires.

Le yacht s’y engouffra et fendit les eaux calmes de ce bras de mer, jusqu’au delà de la pointe « Naunders », d’où l’on put voir le fond de la baie, absolument vierge de tout vaisseau d’un certain tonnage.

Il n’y avait plus qu’à virer de bord et à gagner le golfe.

C’est ce qui fut fait sans une minute de retard.

Le cap fut mis sur le « Grand-Mécatina », qui dresse ses hauts mornes sous la même longitude que Kécarpoui, mais plusieurs milles en amont, si l’on tient compte de la direction oblique du fleuve par rapport au méridien de la Terre.

Partout autour de ce vertigineux entassement de rochers chauves, on ne trouva que la solitude, — mais non le silence, car les oiseaux y faisaient un vacarme étourdissant.

Après en avoir fait le tour, — ce qui prit bien une couple d’heures, — on dirigea la proue du vaisseau vers la baie de Kécarpoui, où l’on aurait peut-être des nouvelles du « Marsouin », si toutefois aucun autre indice de la jeune femme disparue n’était arrivé à la connaissance des deux familles.

Au moment où le « Vengeur » embouquait l’ouverture de la baie, deux embarcations s’élancèrent des rives opposées et abordèrent le yacht, avant même qu’il ne fut complètement immobilisé dans son mouillage.

Il était alors cinq heures de relevée.

Les gens de la baie ne savaient rien de particulièrement intéressant, — si ce n’est toutefois que, vers le petit jour, une goélette, ressemblant par ses agrès et sa voilure au « Marsouin » avait remonté le golfe, mais si loin dans le sud qu’on ne pouvait jurer de rien.

D’ailleurs les fonds de cette goélette étaient peints en rouge, tandis que la carène du « Marsouin » avait toujours été enduite de goudron, c’est à dire noire.

— Ce sont eux ! s’écria le capitaine Labarou : le badigeonnage de « leurs fonds » est une frime de contrebandiers. En chasse, camarades !…

L’ancre fut aussitôt remontée.

Puis, la voilure étant orientée tribord amures, le « Vengeur » se pencha sur son flanc gauche et reprit sa course vers le golfe, — vers l’inconnu.

Comme la mer avait encore une couple d’heure à monter, il s’agissait de profiter du courant pour se rapprocher le plus possible des forbans qui fuyaient sur le « Marsouin » et de tâcher de les rattraper avant la nuit.

Mais il devint bientôt évident que la goélette des ravisseurs avait une forte avance, car les lunettes marines furent en vain braquées sur le golfe, dans toutes les directions : on ne put la signaler.

Vers le milieu de la nuit, le « Vengeur » passa à quelques encâblures du Petit-Mécatina, — du côté septentrional, — sans rien voir qui ressemblât de près ou de loin à une goélette.

Contournant l’île au nord-ouest, il reprit sa course vers le large, longeant la côte occidentale de cette terre inhospitalière.

Mais il n’avait pas fait un demi-mille, que Wapwi, — qui avait obtenu que son canot fût à bord, — fut pris d’un désir aussi singulier qu’impérieux.

Il demanda qu’on lui permît de gagner l’île avec sa pirogue et de séjourner là jusqu’au retour du « Vengeur. »

— Mais, que comptes-tu faire dans ce pays de Robinson ? lui demanda Arthur Labarou : il n’y a pas un chat au milieu de ces rochers…

— J’attendrai ici le retour de la goélette… Les « squaws » de Shécatica m’ont dit que la Grande-Ourse gardera petite mère sur une grande île… Si c’était ici ?

— Nous avons à peu près fait le tour du Mécatina, et, tu vois, le « Marsouin » n’y est pas. Ce doit être l’Anticosti qu’elles ont voulu désigner.

— Allez à l’Anticosti, maître.. Moi, je vous attendrai ici, sur le Mécatina. Wapwi a dans la tête un petit oiseau qui chante : Viens ! viens !

Le capitaine sourit tristement et demeura un instant songeur. Puis, se décidant tout à coup :

— Allons, c’est dit… Puisque tu y tiens, je vais te faire donner des munitions, des vivres et du luminaire, et ton canot va être mis à la mer… Quand le « Vengeur » repassera, dans un jour ou deux, nous ferons escale pour te reprendre.

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé, que Wapwi quittait le bord, dans sa pirogue bien approvisionnée, et disparaissait au sein de la zone d’ombre entourant les hautes rives du Petit-Mécatina.

De son côté, le « Vengeur » se fondait bientôt dans la vague obscurité du golfe, la proue tournée vers l’île d’Anticosti…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous laisserons la goélette continuer sa croisière vers le haut du golfe, à la recherche du « Marsouin », pour suivre le canot du jeune Abénaki.

Aussitôt installé dans son frêle esquif, un double aviron en mains, Wapwi ne s’amusa pas à se créer des fantômes imaginaires (ils le sont tous), — comme n’aurait pas manqué de le faire tout autre enfant de son âge en se voyant ainsi abandonné seul, en pleine nuit, dans les parages les plus déserts du grand fleuve canadien.

Il se hâta de pagayer vers la rive, anxieux de gagner le plus tôt possible la zone d’ombre protectrice qui ourlait l’île « mystérieuse. »

Ce qu’il voulait tout d’abord, c’était se dérober aux regards humains, afin de pouvoir mener à bonne fin son petit programme d’investigations.

Il entra donc dans la ceinture de ténèbres qui estompait la base capricieusement zigzaguée des falaises septentrionales du Petit-Mécatina.

Puis, quand il se crut absolument invisible, il cessa de pagayer et déposa doucement son aviron dans le fond du canot.

Ses yeux perçants lui permirent de constater, en dépit de l’obscurité presque complète, qu’il se trouvait à deux ou trois encâblures d’une muraille de rochers très élevés qui courait, vers sa gauche, jusqu’à la tête de l’île, et s’abaissait, au contraire, à mesure que le regard s’éloignait dans la direction méridionale.

Wapwi, reprenant son aviron, pagaya doucement le cap au nord, longeant la muraille de roches à une distance qui lui permit de tout voir et entendre.

Mais il n’alla pas loin.

Au détour d’un cap qui faisait une forte saillie, il crut voir une vague clarté filtrant d’une crevasse élevée, presque au même niveau de la crête rocheuse, à une couple de cents pieds en avant.

Le nocturne canotier crut d’abord à un effet de lune sur quelque roche luisante. Mais un court examen lui permit de se rendre compte que l’astre des nuits « brillait par son absence », comme on dit, et que la clarté observée était bien d’une origine terrestre.

Robinson Crusoë, en voyant l’empreinte de pieds nus sur la grève de son île, ne fut pas plus étonné que Wapwi, à la vue d’une lumière « humaine » rayonnant au sein des rochers du Petit-Mécatina.

« Ils sont là ! » se dit l’enfant.

« Ils », dans son idée, c’étaient sa petite mère Suzanne et ceux qui la gardaient, après l’avoir enlevée.

Aussitôt, dans une conception rapide comme l’éclair, Wapwi forma le projet de pénétrer dans cette forteresse de pierre et d’arriver jusqu’à la jeune femme, qu’il aimait comme un fils aime sa mère.

Il se baissa pour reprendre son aviron. Mais, en se relevant, il éprouva la plus étrange sensation de sa vie…


La mère Noël se lamentait à tous les saints du paradis

Le firmament, jusque là assombri, mais encore visible tout de même, s’était soudain transformé en cloaque noir comme de l’encre.

Pas une étoile !…

Pas même cette vague translucidité dans l’air qui semble garder, au milieu des nuits les plus noires, le reflet amoindri du jour qui s’en est allé !

Le néant, — pour tout dire.

Le petit Abénaki, bouche bée, leva son aviron dans un geste de surprise et d’effroi involontaire.

L’aviron toucha une voûte de pierre, qui bientôt s’enleva comme par enchantement, et tout bruit du dehors s’évanouit.

Après les ténèbres, le silence.

Le canot s’était arrêté doucement.

Il avait heurté un fond malléable, car son immobilité presque subite n’avait en rien troublé l’équilibre du jeune nautonier qui le montait.

Wapwi se demandait, en son âme de naïf sauvage, s’il ne venait pas de mourir et de tomber dans le pays des ombres.

Mais un sourd murmure de voix, semblant venir du voisinage au-dessus de sa tête, le rappela soudain à la réalité et lui rendit son sang-froid habituel.

Il battit le briquet, alluma son fanal, — dont il avait eu la précaution de se munir, — et… regarda autour de lui.

Alors seulement il comprit…

Pendant qu’il observait la clarté jaillissant d’une fissure de la falaise, le reflux avait entraîné son canot sous une des nombreuses arcades, qui se voient à mi-marée, au niveau de l’eau.

Et l’embarcation s’y était engouffrée, poussée par le courant.

Cette constatation faite, et bien sûr d’être encore en ce bas-monde, Wapwi redevint absolument maître de lui.

Quant à sortir de là, il ne s’en préoccupa même pas, pour l’instant.

— Puisque je ne suis pas dans le pays des ombres, se dit-il, je finirai bien par revoir le jour.

Et il se mit à examiner curieusement, en élevant son fanal au-dessus de sa tête, le « wigwam » quasi-sous-marin où le jusant l’avait poussé.

Le sol, couvert de sable fin, se relevait en montée raide vers l’intérieur, — talus fortement cloisonné de piliers informes tapissés d’une mousse verdâtre.

Wapwi choisit le coin de la caverne le plus élevé au-dessus du niveau de la marée haute et s’y installa tant bien que mal, ayant soin de tirer à lui sa pirogue et de l’amarrer à une aspérité du roc.

Comme il était là à peine depuis cinq minutes, un chant bizarre, une mélopée traînante, solfiée d’une voix basse et gutturale, arriva jusqu’à ses oreilles, singulièrement intensifiée par les échos roulants des cavernes.

Et cette mélopée, en langue micmaque, entendue au milieu de la nuit, dans les entrailles d’un rocher perdu, produisit l’effet d’un chant de sirène sur l’esprit superstitieux du jeune sauvage.

Allongé dans le boyau souterrain, s’appuyant sur les genoux et les mains, le cou tendu et respirant à peine, Wapwi se tint immobile, cloué au sol par cette voix étrange qui lui parlait de ses aïeux.

Mais un goéland noctambule ayant fait entendre, sur les rochers, son cri déchirant, la chanteuse se tut pendant une minute.

Puis la voix gutturale recommença, après un court répit, reprenant la mélopée du commencement.

Voici ce que disait ce chant un peu triste, qui fut toute une révélation pour Wapwi :


Dans la hutte d’écorce,
Ouverte à l’orient,
L’innocence et la force
Dorment paisiblement.

Le père tient son arme
Et l’enfant, son joujou…
Dors, petit, sans alarme
Sous l’œil du manitou.

Ho ! qui vient là dans l’ombre
Du bois silencieux ?…
C’est l’Abénaki sombre.
À l’œil audacieux.

D’un trait sûr et rapide,
Le père est transpercé…
Petit enfant, sans guide,
Que faire, délaissé ?

Ma hutte est solitaire…
Viens : tu seras mon fils.
Et l’orphelin sans père
Écouta mon avis.

Mais l’homme blanc que mène
Le souffle du vent fort
Vient un jour… Il emmène
Mon fils, mon doux trésor !

Et l’Ourse est misérable
D’avoir perdu l’Ourson.
Manitou secourable,
Rends-lui son nourrisson !


Ici, la voix se tut, — ou plutôt le chant cessa, — car l’organe qui venait de moduler une si touchante élégie monta d’une octave pour crier :

— Hé bien ! ma fille, tu ne dis pas seulement merci à la Grande-Ourse, qui s’arrache le gosier pour te chanter ses plus rares palabres ?…

Aucune voix ne répondit à cette apostrophe ; mais Wapwi, qui en avait parfaitement saisi le sens, se dit à lui-même : « Petite mère est là. L’Ourse la garde. Mais Wapwi veille. »

Et le jeune Abénaki, s’allongeant tant bien que mal dans son boyau souterrain, souffla son falot, ferma les yeux et demeura immobile.

Ce n’est pas que la musique vocale de sa belle-mère eût amolli son cœur ou amoindri sa rancune d’enfant maltraité par une marâtre.

Oh ! non. Les traces du bâton de la vieille Micmaque lui brûlaient encore le dos et, la rancune indienne aidant, il se promettait bien toujours, le cas échéant, de venger à la fois, un de ces jours, son défunt père mené à la baguette et lui-même, enfant sans défense, éduqué à coups de trique.

Mais les souvenirs du « pays » où s’était écoulée son enfance, où il avait grandi, lui étaient venus au cœur avec ce chant approprié aux circonstances de son départ.

Et il avait soudain éprouvé une grande lassitude, comme si toutes les fatigues des jours précédents se fussent appesanties à la fois sur ses membres courbaturés…

Ses paupières s’alourdirent ; le souffle de sa respiration se ralentit d’abord, puis s’égalisa dans un rythme à peine perceptible…

L’enfant dormait.