Revue L'Oiseau bleu (1p. 261-280).

XV. — L’ORAGE GRONDE SUR LA VALLÉE


Olivier ne quitta plus Saint-Denis à partir de l’assemblée de Saint-Charles. Il avait beaucoup à faire concernant ses magasins, où s’entassaient les grains. La récolte de l’année avait été excellente, mais le marché se ressentait de la gravité des événements politiques. Tout semblait se paralyser. Les commandes n’affluaient pas. Les offres venues des États-Unis, si elles étaient acceptées, accuseraient une baisse énorme dans le prix de vente. Aucun profit n’était à espérer. Le jeune homme devait faire face à une correspondance considérable.

En outre, plus il observait sa grand’mère, plus il constatait qu’elle devenait fébrile, exsangue, telle une flamme se ranimant puis s’éteignant sans cesse. Un air de détachement, de sérénité triste enveloppait ses traits délicats. Olivier notait en tressaillant son état d’esprit, parfois lointain, parfois semblant planer au-dessus des contingences de ce monde. Les tristes et définitives séparations sonnaient-elles donc leur glas autour de son cœur ? Et à Saint-Denis comme à Montréal ? Car il n’entendait plus parler de Mathilde depuis quelques semaines. Sans doute, il fallait tenir compte de la vie agitée et même tumultueuse que menaient ses amis à Montréal. Tous membres ardents de l’association des Fils de la Liberté, ils n’entretenaient Olivier, dans leurs lettres, que de leurs gestes quotidiens, militaires ou civils, qui préoccupaient beaucoup les autorités anglaises, « et même, ajoutaient-ils, empêchaient de dormir la plupart des familles des tories et des bureaucrates. »

Le cinq novembre au matin, un dimanche, Olivier causait sur la véranda de la maison avec sa grand’mère. Il l’avait forcée à venir prendre un peu d’air et marcher au dehors, bien enveloppée dans une pelisse. Il voyait, non loin, Michel aider à Alec, qui sellait son cheval, car le jeune homme voulait se rendre à Saint-Charles le plus tôt possible. Un peu plus loin, Josephte suivait comme à l’ordinaire Sophie, occupée à préparer un excellent dîner. Quel cadre de paix inaccoutumée environnait en ce moment la vieille maison ! Même novembre adoucissait sa venue en ce clair et tiède matin !…

Tout à coup, on entendit le roulement d’une voiture venant rapidement sur la route ; et quelques minutes plus tard, le Dr Duvert entrait dans la maison où le précédèrent la grand’mère et Olivier.

— Eh bien ! docteur, fit Olivier, après avoir installé sa grand’mère dans un fauteuil et indiqué un siège confortable au vieil ami de la famille, à quel événement devons-nous l’honneur de cette visite matinale ?

— Je me rends à Saint-Denis, chez le Dr Nelson. Comment ne pas entrer en passant ? répondit un peu évasivement celui-ci.

— Docteur, vous avez sûrement du nouveau à nous apprendre. Vous battez les buissons en tout cas de façon très maladroite, je vous assure, remarqua en souriant la grand’mère. Allons, parlez, ne craignez pas de m’émouvoir. Olivier s’étonne sans cesse de mon calme, qui n’a d’égal cependant que ma tristesse pour les épreuves qui fondent sur mon pays.

— Qu’arrive-t-il, docteur ? Mes services sont-ils requis ? ajouta Olivier avec empressement. Je suis prêt.

— Non, non, mon ami, rien d’aussi tragique n’est survenu. Seulement, hier soir, un décret de bannissement a été signifié par deux cents habitants, de Saint-Charles et d’ailleurs, et force les… les…

— Les Debartzch à quitter leur manoir, interrompit vivement Olivier. J’ai prévu cela, il y a quelques semaines. Les apparences sont contre nos amis… Ils ont abandonné notre parti, c’est vrai, mais ont-ils été jusqu’à le trahir, comme on le croit ?

— Ont-ils quitté vraiment Saint-Charles ? demanda la grand’mère. Ces pauvres jeunes filles ! Elles ont dû avoir grand’peur ?

— Non, madame, ne croyez pas cela. Tous sont partis pour Montréal, ce matin, après la messe, la tête bien haute, protestant contre notre injuste traitement.

— Le fait est, dit la grand’mère, qu’il faut toute cette surexcitation des esprits, dans le moment, pour expliquer un pareil geste chez nos bonnes gens. Olivier, poursuivit la vieille dame, il est heureux que notre Marie soit en ce moment aux États-Unis. Elle eût mal pris cette expulsion.

— J’espère que son voyage se prolongera encore quelque temps… car il peut se produire d’autres faits plus regrettables, dit Olivier d’un air sombre. Qu’est-ce que le départ des Debartzch, comparé à notre anxiété politique ?

— Docteur, reprit la grand’mère, mon petit-fils est un mauvais prophète, j’espère. À l’entendre, le canon tonnerait bientôt à Montréal, et même en notre village ?

— Nous pouvons être inquiets, certes, mais je ne désespère pas encore, répondit lentement le docteur. Puis, une prise d’armes est une chose si sérieuse… Les nôtres y peuvent-ils songer vraiment ? Où sont leurs armes ?

— Docteur, dit soudain Olivier, je me rends avec vous chez le Dr Nelson. Vous m’acceptez ? Grand’mère, ne vous inquiétez pas si je ne rentre pas dîner. J’ai plusieurs visites à rendre à Saint-Denis. Vers cinq heures, ce soir, envoyez-moi la voiture.

— Partons tout de suite, c’est cela, Olivier, fit le docteur, qui se levait et prenait congé de la grand’mère.

— Olivier, fit celle-ci, en retenant la main du jeune homme, Michel et Josephte voudront aller au-devant de toi, cet après-midi. Qu’en dis-tu ?

— Qu’ils viennent, c’est très bien, mais qu’ils ne s’avisent pas d’entrer ici ou là. Je veux souper auprès de vous, ce soir, à votre heure habituelle.

— Bien, mon grand. Tu sais que te savoir à la maison, quand l’ombre est venue, me fait du bien au cœur… ce cœur si peu raisonnable, parfois… Au revoir, docteur ! À bientôt, Olivier, finit la vieille dame en se renversant doucement au dossier de son fauteuil et en leur faisant signe de s’éloigner sans plus s’occuper d’elle.

Le même soir, retiré dans sa chambre et pris de je ne sais quel nouveau et puissant pressentiment, Olivier s’empressa d’écrire un mot à Mathilde. Il le projetait depuis quelques jours. Chose curieuse, il avait pu en parler à son ami, l’abbé Lagorce, rencontré par hasard l’après-midi, sur la route de Saint-Denis. Il l’avait convaincu de la nécessité de faire rendre une telle missive à destination le plus tôt possible. Olivier avait ajouté en souriant que ce serait en quelque sorte un testament qu’il ferait là. L’abbé Lagorce avait accepté de se charger de la lettre. Ne partait-il pas pour Montréal le lendemain ? Quant à la faire parvenir à la jeune fille, il ne pouvait y voir, naturellement. Olivier lui proposa d’emmener Michel. Le petit garçon verrait à rencontrer Mathilde et séjournerait, pour le temps que passerait à Montréal le jeune prêtre, chez une amie de la grand’mère Précourt. Puis l’abbé et Michel reviendraient ensemble à Saint-Denis, le sept novembre au soir.

Tout étant ainsi convenu, Michel prêt à partir le lendemain et dormant déjà à poings fermés près de lui, Olivier s’était mis à écrire les quelques lignes qui suivent :


« Ma douce et très aimée Mathilde,


Je me sens un peu troublé depuis quelques jours. On dirait qu’un cercle d’ombres mauvaises m’enserrent, m’étouffent. Je cherche ma voie. Je suis pressé intérieurement de faire quelque geste suprême. Mais lequel ? Si je vous avais près de moi, votre affection, jointe à cette intuition féminine que vous avez mise si souvent à mon service, agirait à la façon d’une lumière au milieu des ténèbres. Je pense également que, si ma grand’mère n’était pas aussi gravement atteinte, elle trouverait elle aussi, pour me venir en aide, quelque solution de clarté et d’apaisement. Mais voilà, les deux êtres d’élite que j’aime par-dessus tout au monde me manquent en ce moment. Oh ! mon énergie ne faiblit pas, Mathilde, ne vous effrayez pas. Mais je vous le répète, je me sens depuis quelque temps la proie de puissances intérieures qui gardent bien un lourd secret, tragique.

Ce soir, sachez-le cependant, je pose cet acte de vous écrire. Rien, aucune puissance au monde, ne m’empêcherait de vous écrire. Et à ce mot que je vous adresse, j’attache une importance extrême, je n’ose écrire suprême. Je veux, vous entendez, je veux absolument, coûte que coûte, qu’il vous parvienne dès demain, par l’entremise de mon petit Michel, si débrouillard et si dévoué. J’ai sa promesse de tenter l’impossible. Mais j’ai confiance que la Providence lui viendra en aide.

Vous dire de nouveau ce que vous êtes, ce que vous serez toujours pour moi, même dans l’au delà, est-ce bien nécessaire, mon unique ? Je ne conçois pas la vie sans vous, je vous l’ai dit souvent. La mort ? Je sais qu’elle ne pourra séparer nos âmes, qui se sont recherchées, aimées, unies, parce qu’elles avaient le même idéal de beauté, de vérité et de bonté. Si les contingences de ces temps pénibles viennent à disparaître, je réclamerai, avec vous à mes côtés, ma part de bonheur humain. Sinon, je me dirai que mon passage ici-bas fut marqué du seul signe sanglant du dévouement à la patrie jusqu’au bout, c’est-à-dire du sacrifice de toute joie comme de tout bien collectif ou personnel, et même de la grâce, sans égale, de la vie ; et cela, parce qu’il faut que la patrie vive, et vive libérée, honorée, grandie… Je suis prêt à tout, Mathilde, vous le voyez. Le plus difficile ne fut-il pas de consentir à m’éloigner de vous, du réconfort de votre sourire, même de votre blâme, de ne plus pouvoir tenir dans la mienne votre main si confiante, qui m’encourageait dans la marche vers une étoile si lointaine encore, celle d’un Canada délivré d’un joug odieux, avilissant, aussi immérité que défiant tout droit, tout honneur humain véritable. Vivre diminué, pour certains êtres, devient intolérable ; la mort pour le salut de tous, dans ces circonstances, semble un bienfait.

J’ai maintenant, ma chérie, deux services à vous demander. Je sais si bien que vous me rendriez tous les services, si je vous en priais au nom de notre amour. Voici : Toujours sous l’impression de l’approche, du frôlement même par instants, d’événements décisifs, je pense, Mathilde, à assurer quelque peu le bien-être de ma petite Josephte ; je pense également à répondre, dans la mesure du possible, aux responsabilités que j’ai encourues vis-à-vis de Michel, notre petit messager, dont vous connaissez l’affection de bon caniche pour moi.

Oh ! ce que je vous prie d’accomplir, et seulement, rappelez-vous, si les circonstances vous y obligent, n’est pas ardu, mon amie, non, et votre intelligence y verra clair tout de suite. D’abord, je vous demanderai de voir une de mes connaissances, le notaire Chevalier de Lorimier, que vous connaissez mieux que moi encore, et de lui faire signer la procuration que je vous envoie et dont vous prendrez connaissance auparavant. Vous y lirez que je vous abandonne pour les gérer selon votre sagesse les quelques capitaux que j’ai déposés à la banque, ou ailleurs, en valeurs, au nom de ma petite sœur Josephte. Que n’ai-je fait plus pour cette enfant quand je le pouvais ? Dans le moment, il m’est impossible de ne rien changer dans la marche de mes affaires. Les événements les bouleversent un peu. Mais, du moins, ce peu que Josephte possédera la mettra à l’abri du besoin, lui permettra de s’instruire et d’avoir plus tard un petit revenu personnel.

En ce qui regarde Michel, vous aurez à veiller sur la somme que j’ai eu dernièrement la bonne idée de déposer à la banque en son nom ; elle devait être consacrée, dans ma pensée, à payer les frais de son instruction, mais là une instruction complète qui puisse le mettre en état de choisir une carrière, quelle qu’elle soit…

Je puis compter sur vous, Mathilde, n’est-ce pas ? Vous aurez compassion de ces deux enfants qui lèvent si souvent vers moi leurs regards d’absolue confiance comme d’affection sans borne.

L’heure avance, mon aimée, mais le sommeil me fuit… Je suis obsédé par votre souvenir. Votre portrait — vous savez cette petite aquarelle qu’un de mes amis a si bien réussie, — est là sous mes yeux. Je le contemple avec ravissement, avec émotion ! Quelle misère de ne posséder qu’une image, alors qu’on voudrait, de toute sa tendresse assoiffée, avoir le bonheur de la présence véritable. Mathilde, mon amour, mon tout, saurez-vous jamais combien je vous aime !

À vous éternellement.
OLIVIER
Saint-Denis, 5 novembre 1837,
trois heures du matin. »


Le surlendemain au soir, Olivier arpentait anxieusement les bords du Richelieu. Le froid était vif, et peu s’en était fallu, sans doute, que les voyageurs, à Montréal, eussent rebroussé chemin, n’osant entreprendre le trajet de retour sur un bateau peu confortable et ouvert à tous les vents. Bientôt, plusieurs autres personnes se rassemblèrent sur la grève. On saluait le jeune homme avec affection, et même le vieux père Laflèche s’approchait de lui en souriant. Olivier lui tendit la main avec empressement. Il connaissait et estimait ce vieux chasseur qui lui avait donné, jadis, ses premières leçons de tir.

— M. Olivier, dit le père Laflèche, m’est avis que les affaires ne vont pas bien à Montréal, car le bateau retarde. Il retarde beaucoup même.

— Le vent est fort, M. Laflèche, répondit celui-ci. Mais… regardez bien là-bas, cette fumée ! Nos voyageurs ne sont pas loin.

— Tant mieux, M. Olivier, tant mieux !

Vingt minutes plus tard, Olivier entrait au presbytère avec l’abbé Lagorce et Michel, dont un bandeau couvrait l’œil droit. Peu de paroles avaient été échangées du bateau à la maison. Un seul mot du vicaire avait coupé court aux questions du jeune homme :


…tout avait été confié en hâte à la jeune fille, qui avait pleuré, « oui, pleuré, M. Olivier, en lisant votre lettre, »…

— Attendez, Olivier ! Venez chez moi, dans ma chambre, ainsi que Michel. Dès que j’aurai échangé quelques mots avec M. le curé, je vous rejoindrai. Nous causerons. Des événements graves et sans précédent encore dans la lutte politique actuelle ont éclaté hier soir, à Montréal. Nous vous mettrons au courant sans tarder.

Il va sans dire qu’une fois seul avec Michel Olivier questionna. Le garçonnet, tout en apprenant au jeune homme que les Fils de la Liberté avaient dû se battre au sortir d’une assemblée avec les membres du Doric Club, entretint surtout Olivier de sa mission auprès de la « princesse ». Il avait profité de l’affreux désordre qui régnait rue Notre-Dame, autour de la demeure de M. Octave Perrault, pour y pénétrer, dès que celui-ci eut franchi à la hâte le seuil de sa porte, qu’il oublia même, dans sa précipitation, de bien verrouiller. Elle n’avait été que poussée.

L’enfant était donc entré, puis avait frappé doucement à la porte du salon. Il y voyait la jeune fille qui se penchait à la fenêtre. Elle se retourna et l’aperçut soudain. Étouffant un cri, elle alla vers lui, lui prit la main et l’entraîna sans un mot dans sa chambre, dont elle referma à clef la porte. Alors, environné de ces précautions, tout avait été confié en hâte à la jeune fille, qui avait pleuré, « oui, pleuré, M. Olivier, en lisant votre lettre », avait déclaré Michel, qui remettait en même temps au jeune homme une enveloppe scellée venant de Mathilde.

— Tu es adroit, mon petit Michel, je le sais. Mais comment se fait-il que malgré tout tu reviennes l’œil en bien mauvais état ? La dernière fois, c’était une blessure au front. Tu n’es pas chanceux. Nous irons, dans une heure, sonner chez le Dr Nelson. J’ai besoin d’être rassuré à ton sujet. Mais raconte-moi ton nouvel accident ?

— Oh ! M. Olivier, c’est peu de chose, je vous assure. En quittant la maison de la princesse, deux soldats qui couraient m’ont renversé et ma tête a donné durement contre une borne-fontaine. Un passant est venu à moi, m’a transporté dans un magasin, car j’avais perdu connaissance ; et là, on m’a bien soigné ; même un médecin qui s’y trouvait par hasard a examiné mon œil.

— Personne ne te connaissait en cet endroit ?

— Non, personne. Et j’ai prié, supplié qu’on me laissât retourner seul à la maison, afin de ne pas inquiéter la bonne dame qui prenait soin de moi. On a fini par consentir. D’ailleurs, tous étaient terriblement excités. On venait d’apprendre que la troupe et des volontaires en grand nombre étaient allés briser les vitres à la demeure de M. Papineau et saccager l’imprimerie de M. Louis Perrault. J’entendais, du reste, comme tout le monde, les bruits affreux et les cris qu’on poussait dans les rues. Quelqu’un est entré tout à coup et a crié qu’on venait presque de tuer, à force de coups, à l’angle des rues Saint-François-Xavier et Saint-Jacques, M. Thomas Storrow Brown. Il retournait pourtant seul et bien paisiblement chez lui. Oh ! M. Olivier, comme c’était terrible tout cela ! Le cœur m’en faisait mal ! On avait donc osé toucher aux patriotes, eux si courageux, si fiers, si…

— Bien, bien, Michel, efforce-toi de ne pas trop penser à tout cela… Comme je me reproche de t’avoir chargé d’une mission en une pareille crise révolutionnaire.

— Je ne le regrette pas, moi, monsieur, car j’ai vu tous, tous les patriotes de Montréal défiler pour se rendre à leur assemblée. Je me suis caché dans la foule afin que M. Desrivières ne m’aperçut pas, ou encore M. Rodier, ou encore le bon docteur Gauvin… Ils étaient tous là.

L’abbé Lagorce entra à ce moment.

— Vous en savez déjà long, Olivier, je suppose. Votre petit témoin…

— Un petit patriote plutôt, mon ami, répondit en riant Olivier. Voyez, il a reçu le baptême du feu.

— Et je suis du Richelieu ! ajouta vivement l’enfant. On est encore plus brave quand on vient de notre village, M. l’abbé.

— Vous voyez, mon cher Lagorce, reprit Olivier, notre réputation, si elle n’est pas surfaite, va devenir terrible à soutenir… Mais… parlons maintenant des conséquences possibles de la rixe d’hier soir. Qu’en pensez-vous ? Que vous ont dit les patriotes de Montréal ? Qu’en dit M. Demers, notre curé ?

— Olivier, tous sont unanimes, partisans ou non-partisans de votre lutte, à voir dans cette bagarre malheureuse l’ouverture d’hostilités certaines et très prochaines.

— Évidemment, les faits seront invoqués contre nous. On saura si bien les dénaturer pour en arriver à des fins inavouables.

— Oui, je crois que vous prévoyez juste, Olivier. Mais… vous partez déjà ?

— Je veux faire examiner ce jeune preux par notre ami le Dr Nelson. Puis je reprendrai la route de la maison. Ma grand’mère s’inquiétera si je reviens tard.

— Lui apprendrez-vous les circonstances qui ont entouré le léger accident arrivé à Michel ?

— Il sera difficile d’échapper à toute question, que ce soit ce soir ou demain. J’userai de toute la prudence nécessaire, vous le pensez bien.

Quelques jours plus tard, de terribles nouvelles atteignaient de nouveau les villages de Saint-Denis et de Saint-Charles. Des mandats d’arrestation étaient sur le point d’être émis, paraissait-il, contre les chefs des patriotes et les principaux membres des Fils de la Liberté. Les tories et les bureaucrates arrivaient à leurs fins.

Olivier, qui se trouvait chez le Dr Cherrier, apprit l’un des premiers la sinistre rumeur. Il courut chez le Dr Nelson où se trouvaient déjà réunis David Bourdages, le capitaine Blanchard, Louis Pagé, Charles Saint-Germain, Louis Lacasse, le capitaine Jalbert et quelques autres. On parlait haut et ferme. On promettait, on jurait à Nelson qu’il n’avait rien à craindre, que tous à Saint-Denis sauraient le défendre, et que bien mal avisées seraient les troupes de Sa Majesté si elles voulaient entrer dans le village. Olivier fut accueilli avec des bravos et force poignées de mains.

Le Dr Nelson se déclara touché de ces témoignages spontanés et conclut par quelques mots vibrants et clairs comme l’épée :

— Mes amis, dit-il, je n’ai rien à me reprocher, vous le savez, dans ma conduite politique, et je suis prêt à faire face à toutes les accusations qui seront légalement et justement portées contre moi. Si on me somme de me remettre entre les mains des autorités, conformément à la loi et aux usages, je me rendrai ; mais je ne permettrai jamais qu’on m’arrête comme un malfaiteur et qu’on me traite ensuite comme tel.

— Ni non plus M. Papineau, cria une voix.

— Très bien, mon ami, répliqua vivement le Dr Nelson. Advenant le pire, nous prierons M. Papineau de se réfugier ici avec Charles-Ovide Perrault, le Dr O’Callaghan, et tous les autres patriotes qu’on tenterait d’arrêter.

Deux jours plus tard, les prévisions de ces braves se réalisaient. Vingt-six mandats d’arrestation étaient émis contre les patriotes, visant au moins, parmi eux, huit membres du Parlement. Heureusement, les chefs désignés purent fuir à temps. Huit seulement furent emprisonnés sur-le-champ, parmi lesquels le président des Fils de la Liberté, André Ouimet.

MM. Papineau, Ovide Perrault, le Dr O’Callaghan, Brown arrivèrent bientôt à Saint-Denis, en compagnie de plusieurs autres patriotes. Thomas Storrow Brown, mal guéri des terribles blessures reçues au cours de la rixe du six novembre, se résolut d’aller à Saint-Charles avec Rodolphe Desrivières et le docteur Gauvin. Ils s’y fortifieraient le mieux possible. L’on parla de la solide maison inhabitée des Debartzch pouvant servir de forteresse, tout comme à Saint-Denis la maison de pierre nouvellement construite de la veuve Saint-Germain.

Déjà, tous savaient que depuis le dix-sept novembre les troupes régulières partaient de Montréal pour opérer les nombreuses arrestations, soit à la rivière Chambly, soit sur tout le parcours du Richelieu. On certifiait que le colonel Gore, un vétéran de Waterloo, avait déjà descendu le fleuve jusqu’à Sorel.

Le vingt novembre, ce dernier fait fut confirmé. Gore allait même partir bientôt de Sorel, à la tête de plusieurs compagnies de fusilliers. Il projetait de rejoindre la petite armée du colonel Wetherall à Saint-Charles, venue de Montréal et ayant traversé à Saint-Hilaire.

Mais aux villages de Saint-Denis et de Saint-Charles les forces furent organisées rapidement. On jura que ni Gore à Saint-Denis, ni Wetherall à Saint-Charles ne passeraient sans qu’il leur en coûtât. L’élite des patriotes les attendait !