Revue L'Oiseau bleu (1p. 280-289).

XVI. — SAINT-DENIS !


Olivier n’avait pas tenu sa grand’mère au courant de la gravité extrême des derniers événements. À partir du seize novembre, date de l’émission des mandats d’arrestation à Montréal, contre Papineau et les chefs principaux des patriotes, le jeune homme jouait un double jeu terrible et exténuant. Il s’efforçait d’être calme, sans inquiétude, dès que l’aïeule paraissait et l’interrogeait anxieusement du regard. Chaque après-midi, sous prétexte d’affaires, il s’éloignait pour ne revenir que tard dans la soirée. En son absence, la consigne était donnée : nul n’approchait de la vieille dame sans que Sophie, dont le dévouement se montrait sans bornes depuis les dernières crises cardiaques de Mme Précourt, eût averti les visiteurs de ne point parler de batailles, ou lointaines, ou prochaines, soit à Saint-Denis, soit à Saint-Charles.

Quant à Michel et à Josephte, un mot d’Olivier avait suffi : ils garderaient le silence de la tombe, avaient-ils promis, sur tout ce qui se passait au village. Un soir, d’un air d’insouciance parfaitement joué, Olivier avait parlé à sa grand’mère d’une petite promenade que pourrait faire Josephte à Montréal. Sans le dire, le jeune homme trouvait prudent d’éloigner la petite. Qui sait ? Des scènes de carnage et de brutalité pouvaient se produire au cours de la lutte qui se dressait imminente. Comment ne pas essayer d’épargner ces visions horribles à l’enfant sensible et délicatement élevée, à cette petite Josephte qu’il entourait de tant de soins. Mais la grand’mère s’était récriée, citant les coups reçus par Michel lors de son expédition à Montréal. Olivier avait dû se résigner, tout en gémissant intérieurement de son impuissance.

Le 22 novembre au soir, il rentra vers huit heures à la maison. Il avait à cacher une bien vive inquiétude, car on craignait tout au village depuis que l’on avait appris que le colonel Gore, avec des forces considérables, venait de partir de Sorel, en route vers Saint-Charles. Il demeura donc une bonne demi-heure à mettre en ordre certains papiers importants, puis, pour mieux donner le change, fit un peu de toilette. Sa grand’mère, en le voyant paraître ainsi, avait souri de plaisir. On avait causé jusqu’à dix heures très doucement. L’aïeule ne s’était pas départie un instant de la fine grâce affectueuse qui lui était si particulière. Quel effort avait fait Olivier pour paraître intéressé aux mêmes choses quotidiennes, tandis que son cœur se serrait, que son oreille, attentive au moindre bruit, croyait toujours entendre quelque bruit inusité au dehors. Enfin, on se sépara.

La demie de onze heures sonnait dans la maison enveloppée de nuit et de silence lorsqu’Olivier, encore occupé à sa table de travail, perçut des pas rapides sur le gravier de l’allée du jardin. Il descendit rapidement, ouvrit sans bruit la porte et accueillit, un doigt sur la bouche, le visiteur tardif. Il reconnut en lui le capitaine Lacasse, de Saint-Denis. Ils montèrent. Bien enfermés dans la chambre d’Olivier, où ne dormait pas ce soir-là Michel, retenu au village chez mesdemoiselles Dormicour, mortes d’effroi depuis l’annonce des troupes, les deux hommes purent causer à leur aise. Olivier apprit alors la grave nouvelle de l’arrestation du lieutenant de Sa Majesté, George Weir, envoyé en éclair auprès de Gore à Sorel. Ses déclarations admettaient l’arrivée probable du colonel Gore, à Saint-Denis, le lendemain matin, de bonne heure. Nelson et Perreault, son aide-de-camp, disposaient tout à cet effet, en ce moment, et appelaient Olivier à l’aide.

Olivier, tout en écoutant, arpentait nerveusement la pièce. Enfin l’heure était venue de se rencontrer face à face avec des ennemis impitoyables. Il était prêt. Il sortirait à la faveur de la nuit de la chère vieille maison où dormaient ses aimées. Reviendrait-il jamais ?… À la grâce de Dieu !… Mais le chrétien, en lui, en cet instant, avait moins de sérénité que le patriote, si sincèrement convaincu de remplir un devoir nécessaire. Les exhortations pacifiques de sa grand’mère, les adjurations du curé de Saint-Denis, de tant d’autres hauts et fermes esprits avaient torturé son âme, mais hélas ! sans jamais affaiblir sa détermination sourde d’aller quand même jusqu’au bout, et surtout sans faire vaciller cette foi étrange qui lui assurait qu’au fond tous ces sacrifices sanglants accomplis porteraient tôt ou tard leur fruit bienfaisant. Le Canada sortirait fortifié de ce nouveau baptême de sang.

Mais le malheur voulut que, le lendemain matin, ce fût la grand’mère qui pénétra la première dans la chambre du jeune homme. Sous l’empire d’un rêve bouleversant, elle avait voulu causer un peu avec Olivier, lui recommander d’être prudent de plus en plus, au cas où ce songe serait un avertissement.

L’aïeule vit tout de suite que le jeune homme ne s’était pas couché la veille et que même, grand Dieu ! il avait dû partir de bien bonne heure. Que signifiait cette fuite imprévue ? Maîtrisant les battements de son cœur malade, la grand’mère s’approcha de la table et aperçut les mots que son petit-fils avait écrits à Sophie et à Josephte. Elle se laissa tomber sur le fauteuil placé près de la table de travail. Elle hésita, la main sur les billets d’Olivier. Pourquoi lire ces quelques lignes qui ne lui apprendraient, au fond, que ce qu’elle pressentait depuis longtemps ?

Soudain le canon au loin retentit. La bonne aïeule poussa alors un gémissement et se renversa, pâle, tremblante, au dossier du fauteuil. La porte s’ouvrit : Sophie et Josephte coururent auprès d’elle. La petite réprimait avec peine ses sanglots, tout en se pressant contre le cœur de la grand’mère qui lui avait tendu les bras en l’apercevant.

— Madame, oh ! pauvre madame, larmoyait Sophie, pourquoi avez-vous pénétré dans cette chambre sans me le dire ? Et ce matin, entre tous les matins ?

— Sophie, dit l’aïeule avec une énergie dont on ne la croyait plus capable, Sophie, ne me cachez plus la vérité. Aussi bien, ce serait une cruauté inutile. Olivier est parti, n’est-ce pas ?… pour se battre ? Saint-Denis a pris les armes ?… Écoutez, écoutez au loin cette fusillade !

— Madame, répondit Sophie en pleurant, je ne le savais pas plus que vous, ce matin, je vous le jure… Mais ces bruits affreux… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Ma petite Josephte, il faut avoir du courage. Ne pleure pas ainsi. Viens avec moi : nous ferons de ce jour affreux, où rôde la mort, une journée de prières, de supplications… Sophie, venez ! Aidez-moi à regagner mon appartement… Ah ! vous lisez le mot de mon héroïque et fol enfant ?… Tout ce que j’ai deviné, il vous l’écrit, n’est-ce pas, ainsi qu’à Josephte ? Prends ton précieux billet, petite… Bien… Pauvre Olivier ! Pourquoi a-t-il craint ainsi de me dire la vérité ?

— Madame, dit Sophie tout bas, dans son mot il ne parle que de vous… qu’il vous aime, madame… Ah ! cela, nul ne le sait mieux que moi…

— Remets-moi le billet alors, Sophie… Oh ! ces coups de canon !… Mon cœur les reçoit tous…

— Venez, madame, venez vite ; vous vous étendrez sur une chaise longue. Je vous donnerai votre potion…

— C’est cela, ma fille, car je veux, oui j’en aurai la force, je veux revoir encore mon petit-fils… Et coûte que coûte, je le bénirai encore une dernière fois !

Quelles heures affreuses ! Mais le courage de l’aïeule ne montra plus de faiblesse. Elle étonna même le Dr Cherrier, accouru durant l’avant-midi avec sa femme, très effrayée.

Vers trois heures et demie, alors que la lumière allait en diminuant, la fusillade cessa. Peu après, on vit entrer Michel, noir de poudre, les habits en lambeaux, mais les yeux étrangement éclairés. Il courut vers l’aïeule et Josephte, qui le regardaient venir, elles, avec de grands yeux dévorés d’anxiété.

— Non, non, madame Précourt, ne croyez rien de terrible pour M. Olivier. Non, non. Il est blessé au bras. C’est tout… Le Dr Nelson l’a pansé tout à l’heure…

— Pourquoi alors, reprit la grand’mère, ne revient-il pas auprès de moi ? Dis-le, mon petit Michel, sans crainte. Tu le sais bien, notre race canadienne-française est brave. Les femmes n’ont jamais été inférieures aux hommes là-dessus. Vois, mon cœur malade a résisté en cette journée si terrible.

— Parle, mon petit homme, fit le Dr Cherrier. Sophie, donnez-lui un peu de vin. Il n’a pas dû se nourrir beaucoup aujourd’hui.

— Madame Précourt, apprit Michel qui avait avalé avec une grimace le vin prescrit par le docteur, M. Olivier ne reviendra que ce soir, parce qu’il est auprès d’un grand ami mourant. Il m’a dit de vous l’apprendre, que vous le comprendriez si bien !

— Quel ami, hélas ? demanda l’aïeule.

— M. Charles-Ovide Perrault.

— Oh ! l’holocauste est de taille ! s’exclama le Dr Cherrier. Cœur, esprit, caractère, tout était supérieur en ce jeune avocat.

— Mon petit, demanda à son tour madame Cherrier, qui donc est victorieux, en ce moment ? C’est important pourtant cela, et personne n’y songe. Qui a remporté la bataille ?

— Nous, madame, les patriotes ! cria l’enfant, fièrement.

— Pauvre Michel ! fit l’aïeule en soupirant, ton orgueil français est satisfait, mais si tu savais comme la paix, la paix à tout prix, est une chose infiniment plus précieuse… Mais où vas-tu ?

— À la recherche, madame, de Mlle Thérèse Dormicour. Elle s’est enfuie ce matin de la maison, folle de terreur… Sa sœur a été plus brave… En ce moment, elle soigne six blessés anglais. Elle m’envoie pour retrouver bien vite sa sœur. Elle lui aiderait si bien, car elle connaît un peu la médecine, elle aussi.

— Vas-y, mon bon enfant, vas-y, déclara le docteur. Tiens, j’y pense, je l’ai vue, cette vieille demoiselle, se diriger, vers midi, du côté du pont de l’Amyot. Ma vieille cervelle se trouble, vraiment, en face de tous ces événements incroyables… J’oublie… Dis-moi encore cependant, avant de t’éloigner, petit, il y a beaucoup de morts parmi les nôtres ?

— Douze morts, M. le docteur, et presque autant de blessés, a déclaré devant moi, à M. l’abbé Lagorce et à M. Olivier, le grand chef des patriotes de Saint-Denis, le Dr Nelson. Excusez-moi maintenant, il faut que je fasse mon devoir…

— Grand’mère, laissez-moi accompagner Michel, pria Josephte.

— Laissez-la courir un peu la route, en effet, la petite, dit le docteur. Cela fera du bien à ses nerfs trop secoués… Bien ! Et maintenant, madame Précourt, vous allez vous mettre au lit avec une nouvelle potion que je vais prescrire. Aucun adieu, voyons ! Ma femme et moi nous retournerons au village. Ma voiture est ici, vous le savez.