Les oiseaux dans les harmonies de la nature/Partie 1/Chapitre 1

J.-B. Baillière, Victor Palmé, Firmin Marchand (p. 17-53).

I.


DE L’ÉLIMINATION


DANS LES


PRODUCTIONS VÉGÉTALES ET ANIMALES.




CHAPITRE Ier.


Des Éliminateurs et de leur action.


§ 1. — FÉCONDITÉ DE LA TERRE.


On sait en général que les végétaux sont doués d’une grande fécondité ; mais tout le monde ne sait pas jusqu’où elle va pour quelques-uns.

L’année dernière, on a ramassé, sous un gros chêne pédonculé de la forêt de Saint-Dizier, 10 doubles décalitres de glands ; il fallait 160 glands pour un litre ; ce chêne avait donc produit 32.000 glands.

Un hêtre a fourni 57.600 faînes, un aune a donné 2 doubles décalitres de graines ; un frêne, 2 doubles 1/2 ; un charme, 3 doubles 1/2.

Un orme à l’état d’arbre peut produire, chaque printemps, 500.000 fruits. Un seul pied de pavot somnifère a fourni 3.000 graines[1] ; un grain de blé peut produire 15 tiges, et un épi plus de 60 grains. Un grain de seigle multicaule a donné 125 tiges à 76 grains chacune, soit 9.348 grains[2].

Tous les végétaux ne se reproduisent pas aussi puissamment les uns que les autres ; mais leur fécondité, est toujours bien plus considérable que ne le réclame la conservation de l’espèce.

De plus, certains d’entre eux conservent très-longtemps leur faculté germinative, ainsi qu’il résulte des citations suivantes :

« C’est un fait connu que les graines de certains végétaux, enfoncées suffisamment dans le sol pour être à l’abri de l’air et de l’humidité, peuvent s’y conserver pendant un temps souvent très-long, sans perdre leur faculté germinative ; mais, si quelque circonstance fortuite les place dans les conditions nécessaires à la germination, elles se développent et reproduisent exactement les mêmes plantes que les graines de même espèce qui ne datent que de l’année précédente. Aussi, dans les forêts qui s’exploitent en coupes réglées, on voit naître, après chaque exploitation, des espèces d’arbres qui ne faisaient pas partie des essences composant la forêt abattue ; c’est ce qu’on nomme la recrue. Après chaque coupe, cette recrue est formée des mêmes espèces ; il faut donc admettre que les graines de ces arbres se conservent dans le sol pendant la période de vingt, de trente, de cinquante et même de cent ans que peut durer la végétation de l’essence principale. En France, ce sont spécialement les Salix cinerea et capræa, le tremble, le bouleau, les genêts, les ajoncs, les bruyères, etc., qui caractérisent la végétation temporaire du sol des forêts[3]».

« Il est d’autres plantes dont les graines, profondément enfouies dans le sol, n’ont pu reproduire leur espèce jusqu’au moment où des travaux de terrassement ont replacé ces graines dans des conditions favorables ; ainsi l’Atriplex nitens avait été cultivé au Jardin des Plantes de Nancy par Willemet père, mort en 1807, et cette plante n’y reparut plus jusqu’en 1839, époque où le terrain, depuis longtemps inculte, ayant été remué, elle s’y montra en abondance[4] ».

« M. Jacques a vu reparaître, après quarante ans, dans des circonstances analogues, l’Inula Pulicaria aux environs de Neuilly[5]. Suivant Dawies, des graines de Datura-Stramonium ont germé après avoir été enterrées pendant plus d’un siècle, et les plantes se sont bien développées[6] ».

« M. Teinturier rapporte le fait suivant : « À Rouen, en 1844, on exécuta des travaux de défoncement le long de la maison de détention et on se servit, pour remblayer, de terre extraite de la cour de la chapelle, à 1m 60 de profondeur. Cette terre faisait partie de la couche naturelle du sol, autrefois marécageux, mais qui, assaini par des travaux de desséchement que fit exécuter le cardinal Georges d’Amboise, fut converti en jardin, vers l’an 1530. Lorsque, en 1606, le noviciat des Jésuites fut établi dans ce local, le jardin fut couvert de remblais sur une épaisseur de 0m 60. C’est donc après 242 ans que la terre de ce jardin a été ramenée à la surface et mise en contact avec l’air, et dès la première année on a vu apparaître des plantes assez variées, telles que le Matricaria parthenium, le Viola tricolor, le Geranium dissectum ; l’Erigeron canadense, le Senebiera Coronopus, l’Œthusa cynapium, le Mercurialis annua, et, qui plus est, l’Epilobium palustre, plantes des lieux marécageux et dont les graines devaient être plus anciennes encore et remonter tout au moins à l’époque du défrichement de l’ancien marais, c’est-à-dire à l’année 1530[7] ».

« À l’époque de l’introduction du christianisme dans les Gaules, on plaçait dans quelques provinces des graines de végétaux dans les tombeaux ; ainsi l’abbé Croiset a rencontré dans le tombeau d’un diacre, nommé Bardorio, mort vers l’an 500, et inhumé dans le cimetière de Condé en Auvergne, des semences qui ont produit des pieds de camomille et de romarin[8] ».

« Charles Desmoulins rapporte que des graines de Medicago lupilina, de bluet et à d’Heliotropium europæum, trouvées à Mouzie, canton de la Force, arrondissement de Bergerac (Dordogne), dans les tombeaux romains remontant, suivant toutes les probabilités, au deuxième ou au troisième siècle de l’ère chrétienne, ont non-seulement germé, mais donné naissance à des individus qui ont fleuri et fructifié[9] ».

« Dans la pyramide de Dasbour et dans les ruines de Ramser, remontant à 3.500 ans avant l’année actuelle, les briques ont offert au professeur Unger des débris de pailles et de tiges permettant de connaître :

« Le chénépode des murs, le radis, le chrysantème des moissons, le lin, le teff, le pois, l’orge et le froment.

Le comte de Sternberg a semé des graines de cette dernière céréale, recueillies dans une momie : elles ont germé, après tant de siècles, et le végétal développé s’est trouvé identique au froment commun, à épis lâches, mustiques, blancs et glabres[10] ».

De plus, beaucoup de végétaux vivent longtemps et, en donnant annuellement un nouveau contingent de graines, ils arrivent pendant le cours entier de leur existence à en produire un nombre extrêmement considérable.

L’histoire raconte que le bois qui servit à la construction du Temple de Salomon fut tiré d’une forêt de cèdres du Liban. Un petit nombre de cèdres antiques subsistent encore ; le voyageur admire leur majestueuse beauté, la dimension prodigieuse de leurs troncs ; ces arbres vénérables sont comme des monuments des temps bibliques. Un religieux respect les environne.

Les patriarches maronites ont depuis longtemps interdit d’y toucher, et personne, pas même les Druses, n’aurait garde de manquer à cette injonction.

Mais les ouragans n’obéissent pas aux lois humaines : un coup de vent d’une violence extraordinaire a abattu, sur les hauteurs du Liban, un de ces arbres contemporains de Salomon et du roi Hiram, et l’idée est venue à Mgr Debs, archevêque maronite de Beyrouth, d’en offrir, avec l’assentiment du patriarche et au nom de la nation, douze magnifiques planches à l’archevêque de Paris, pour l’église du vœu national. Il se trouve donc que le cèdre qui a fourni ces planches a vécu au moins 3,000 ans.

La durée de la vie d’un chêne a quelquefois dépassé cinq siècles[11] ; mais les chênes ne vivent communément que 120 à 150 ans. Or, combien des cèdres et des chênes de ces âges n’ont-ils pas produit de fruits.

Il est donc évident que, dans le règne végétal, la force reproductive est prodigieuse. Eh bien, supposons que rien ne soit venu en modifier les conséquences, les végétaux n’auraient pu prendre aucun développement, et l’on aurait bien plus perdu en qualité que l’on n’aurait gagné en quantité.


§2. — ÉLIMINATIONS FAITES PAR L’HOMME, POUR DONNER AUX PRODUITS AGRICOLES LEUR COMPLET DÉVELOPPEMENT.


Dans les circonstances que nous venons d’énumérer et dans d’autres du même genre, que faisons-nous ?

Si nous voulons ensemencer une planche de jardin, nous commençons par enlever, pour notre consommation, les plantes qui sont arrivées au terme de leur développement ou de leur vie ; ensuite, et surtout pour nous garantir contre les chances de destruction, nous répandons beaucoup de graines. Il arrive ainsi que souvent notre terrain est couvert de plantes. Alors nous arrachons les mauvaises herbes et même, parmi les bonnes plantes, nous enlevons celles qui ont un air chétif ; souvent encore nous sommes obligés d’enlever celles qui ont bonne apparence. Par cette sage élimination, au lieu de 300 plantes chétives, maladives et inutiles, nous en avons 100 qui ont toute leur valeur naturelle.

Le cultivateur agit comme le jardinier. Il cherche d’abord à ne pas répandre trop de semence, et, s’il le peut, il se pourvoit d’un semoir rayonneur ; quand les plantes lèvent et qu’elles sont trop serrées, il en élimine quelques-unes, ce qui se pratique, par exemple, dans les semis de betteraves ; il passe la herse dans les jeunes blés pour détruire un certain nombre de tiges. Il enlève de ses récoltes non-seulement les plantes qui sont une surcharge pour la terre, mais surtout celles qui sont nuisibles aux animaux ; ainsi, il sarcle les chardons, arrache les sénés qui étouffent les avoines, etc.

Qu’un arbre devienne malade ou qu’il meure, le sylviculteur l’enlève ; il élague même la futaie et les taillis.

L’horticulteur taille ses arbres de manière à faire porter la sève, soit sur les branches qui restent, soit sur les fruits ; pour mettre une quenouille à fruits, il coupe quelquefois plusieurs de ses racines (il est bon de dire que cette pratique est désapprouvée par la science) ; il enlève même quelques pêches, abricots, pommes, poires, des arbres qui en sont trop chargés, parce qu’ils n’ont pas été ébourgeonnés.

Le viticulteur taille sa vigne d’après des principes analogues ; dans nos vignobles, en été, il bêche trois fois la terre.

Le pisciculteur aussi, en empoissonnant un étang, a soin d’y mettre un certain nombre de brochets, dans le but surtout d’empêcher la trop grande multiplication des petits poissons.

Par ces exemples, que nous venons de prendre dans les principales branches de l’agriculture, on voit que le travail de l’élimination est absolument nécessaire au développement de la richesse agricole.


§ 3. — ÉLIMINATIONS NATURELLES.


Ce que l’homme fait en petit. Dieu a commencé par le faire en grand.

En dotant la terre d’une fécondité prodigieuse, il l’a également dotée d’agents qui doivent avancer la mort des êtres languissants et sans avenir, réduire dans de justes bornes le nombre des êtres qui sont surabondants, accélérer, mais avec une modération relative, la décomposition des corps organiques qui sont privés de la vie, rendre à la terre et sous forme d’engrais pulvérisés une partie des choses éliminées, et transformer l’autre en produits nouveaux.

Tels sont les merveilleux travaux que les éliminateurs naturels se trouvent accomplir et auxquels nous devons une très-grande partie des richesses de la terre.

Si l’homme, qui trouve ennuyeuses, onéreuses ou presque impossibles la plupart des éliminations, avait été chargé d’accomplir toutes celles qui sont nécessaires et qui sont faites constamment par des agents naturels extrêmement nombreux et d’une spécialité très-remarquable, que serait-il advenu ? La réponse à cette question sera facile quand nous aurons examiné, même sommairement, les principaux éliminateurs.

§ 4. — ÉLIMINATIONS PAR LA CHALEUR, LE FROID, LA PLUIE.

D’abord la chaleur, le froid, la pluie, sont de puissants agents dont le Créateur se sert quelquefois comme d’éliminateurs. Ainsi, la pluie peut être utile au développement des graines de raisins en faisant couler quelques fleurs au moment de la fécondation ; le froid pendant l’hiver arrête le développement très-précoce de nos céréales. La gelée sans neige soulève quelquefois le jeune pied de blé, le déracine, le détruit, ce qui est avantageux s’il a été semé trop dru.

Mais la chaleur, le froid, la pluie, sont les principaux agents de la production de la terre ; ils ne pouvaient être complétement employés au service spécial de l’élimination des plantes, sans que de plus grands intérêts fussent compromis ; cela est surtout vrai dans nos contrées qui se trouvent à la limite septentrionale des zones de la culture de la vigne, du maïs et de quelques autres végétaux, et principalement sur certains coteaux qui doivent à la variété de leurs aspects des différences très-sensibles de végétation.

Il arrive ainsi qu’une pluie qui dans l’intérêt de la production générale dure longtemps, rend trop abondante la coulure des raisins ; qu’une gelée très-forte et sans neige, également utile à l’intérêt général, déracine parfois un trop grand nombre de pieds de blé.

Ainsi une gelée du 29 mai 1868, qui est arrivée au moment de l’éclosion des chenilles processionnaires, a porté un coup mortel à la plupart de ces insectes qui, depuis 1864, rongeaient nos chênes et en préparaient la ruine ; mais du même coup elle a gelé les raisins, et, si elle a été favorable à nos forêts, elle a été funeste à nos vignes.

L’hiver long et rigoureux de 1869 à 1870 a fait périr les mulots et les campagnols qui dévastaient nos plaines depuis plusieurs années, mais il a fait souffrir les blés et même périr beaucoup de colzas.

Les plantes qui sont privées trop longtemps de lumière sont frappées de stérilité, d’étiolement et quelquefois de mort, et ainsi l’obscurité devient quelquefois un agent d’élimination.

Les vents, quand ils sont violents, éliminent les arbres qui ne sont pas bien enracinés ou bien équilibrés.

De loin en loin, dans telle ou telle contrée, ces razzias, du genre de celles qu’opèrent les épidémies et la famine, sont utiles et même nécessaires ; mais, si elles se renouvelaient souvent, elles seraient désastreuses.

Il était naturel que les forces telles que la lumière, l’obscurité, la chaleur et le froid, la sécheresse et l’humidité, qui étaient déjà nécessaires la constitution de notre planète, à l’organisme humain et à la production végétale, fussent également utilisées dans une certaine mesure pour les éliminations.

Mais ces forces n’opèrent que sur de grandes étendues et sur la généralité des espèces et non sur un point restreint de la terre, sur une seule plante ou sur l’un de ses organes. De plus elles concourent avant tout et presque toujours à la production des plantes d’une région par une action qui est limitée dans sa moyenne et dans ses extrêmes. Ce n’est qu’en dépassant un peu et de loin en loin les limites de cette action qu’elles éliminent les végétaux les moins vigoureux.

Et remarquons encore qu’une plante qui, dans ces circonstances, est frappée de mort, n’est décomposée que plus tard et avec le concours d’autres forces. Ainsi l’arbuste gelé n’est réduit en poussière qu’en un temps très-variable et par l’action alternative de la sécheresse ou de l’humidité. On s’explique donc que, par des agents atmosphériques, on n’arrive qu’à certaines spécialités d’élimination, les éliminations régionales et par intermittence des plantes les moins vigoureuses de toutes les espèces.

D’autres agents étaient nécessaires.


§ 5. — ÉLIMINATIONS PAR LES PLANTES.


Les plantes ont été chargées, dans une certaine mesure, de s’éliminer les unes les autres. Nous voyons, en effet, que les plus fortes accaparent la nourriture de la terre et de l’air au détriment de leurs voisines, que surtout, en les dominant de leur couvert, elles les privent de la lumière directe indispensable à toute végétation, et qu’ainsi elles les font ou dépérir ou mourir.

De ce fait les exemples sont fort nombreux. C’est l’histoire de beaucoup de graines et de fruits qui tombent de l’arbre, de tiges qui jaunissent et meurent ; les forêts empiètent toujours sur la plaine. Quand une coupe de bois vient d’être faite, les ronces poussent et éliminent beaucoup de semis, et, quatre ou cinq ans plus tard, elles sont elles-mêmes éliminées par les taillis qui leur ont survécu et qui croissent dès lors proportionnellement plus qu’avant. Les essences les plus vigoureuses prennent ensuite le dessus ; ainsi le chêne devient à la végétation ce que l’aigle est aux oiseaux, et il domine dans la plupart de nos forêts ; cependant, dans certains sols, il est dominé par le hêtre.

Quelquefois aussi un végétal est éliminé soit totalement, soit partiellement, par d’autres végétaux qui viennent s’implanter sur lui. Au nombre de ces parasites se trouvent le gui et la plupart des espèces de champignons. De ces cryptogames, beaucoup sont très-petits et même microscopiques, comme l’oïdium ; mais ils se multiplient d’autant plus. D’autres, comme le dedalea quercina et le perypolus sont très-gros et plus durs que le liége.

Dans ces diverses circonstances, l’agent éliminateur n’agit que dans son voisinage, il n’étend plus loin son action qu’à l’aide des animaux et surtout du vent, qui transportent ses semences ; néanmoins cette action reste très-circonscrite sous ce rapport.

Cette force de destruction ne s’attaque pas uniquement à telle ou telle partie d’un végétal ; elle n’atteint pas certains arbres comme le sapin des Vosges qui vit très-longtemps sous le couvert, souvent elle réduit une plante à l’état de chétivité et, quand elle la fait mourir, elle ne la décompose pas.

§ 6. — ÉLIMINATIONS PAR LES INSECTES ET AUTRES PETITS ANIMAUX. — PUISSANCE QUE LEUR DONNENT LA SPÉCIALITÉ DU TRAVAIL ET LEUR NOMBRE. — DANGERS QU’ILS PEUVENT NOUS FAIRE COURIR.

De ce qui précède, il résulte qu’il fallait, pour rendre l’élimination complétement bienfaisante, certains auxiliaires capables d’opérer partout, aussitôt que cela est nécessaire, dans le plus petit détail, quelquefois aussi d’une manière plus générale, les destructions nécessaires de plantes surabondantes, maladives ou mortes, épargnées totalement ou partiellement par les agents atmosphériques et par les plantes absorbantes.

La création des animaux a rendu possible ce genre d’élimination.

Pour l’immense travail qu’elle nécessite. Dieu a créé des milliers d’animaux qui sont chargés d’opérer en détail toutes les variétés d’éliminations, partout où elles sont nécessaires et profitables à l’homme, et de fournir encore des produits nouveaux et variés. Les uns accélèrent la décomposition des plantes mortes, et la mort de celles qui sont débiles ; d’autres éliminent les plantes vivantes.

En général, ils sont de petite taille ; il en est même beaucoup qui sont de taille microscopique et que l’on prend quelquefois pour de la poussière. Par cela même qu’ils sont petits, il leur est facile d’opérer sur un champ très-restreint. Du reste, ils sont relativement plus forts que ceux qui sont de grande taille ; ensuite, la division du travail, si pratiquée dans l’industrie moderne, leur a été largement appliquée ; car dans notre région il existe un grand nombre d’espèces d’insectes et autres espèces d’animaux de petite taille. Or, chacune de ces espèces possède naturellement dans la spécialité de son travail une puissance véritable ; elles sont outillées pour détruire non-seulement telles ou telles plantes, tels ou tels arbres, mais encore telle ou telle partie de ces plantes ou de ces arbres ; ainsi les unes attaquent les feuilles, les autres l’écorce des arbres, d’autres le bois lui-même ; il en est qui détruisent les graines, quelques-unes sont chargées d’attaquer les racines.

Le chêne robuste a pour ennemis le lucane, le cérambyx héros, le corœbe bifacié, etc. Les pins et sapins sont attaqués par les bostriches, la nonne, le scarabée typographe. L’olivier a son bois miné par le phlæotribus et ses fruits par la mouche de l’olivier, dacus oleæ. Le blé et d’autres céréales sont attaqués dans leurs racines par le ver blanc ou elfan (larve du hanneton), par les larves du zabre et du taupin ; sur pied, avant la floraison, par la cécydomie ; plus tard, au moment où se forme le grain, par le charançon, l’alucite, etc. Les herbes de nos prairies sont dévorées par les grillons, les larves de la typule, les vers blancs, les sauterelles.

Dans la spécialité de son travail, chaque espèce trouve naturellement une puissance véritable.

De plus, tous ces petits animaux sont d’une fécondité qui est proportionnée à la fécondité des végétaux et qui est comme elle, prodigieuse.

Il en est, comme les mouches, les cousins, les fourmis, qui, à chaque ponte, produisent des milliers d’œufs, 5, 10, 20, 30 et 40.000[12], chaque femelle de coccus pond de 2 à 4.000 œufs qui ne demandent que 15 jours pour éclore[13].

Beaucoup d’espèces d’insectes font par an plusieurs pontes, et pour certaines, les petits issus des premières éclosions pondent eux-mêmes dans l’année et quelquefois dans le mois de leur naissance. « Un couple de bombyx du pin produit en deux ans 845.750 œufs[14].

On estime que la mouche domestique pond en trois mois plus de 700.000 œufs[15].

« Un couple de pucerons donne ordinairement 90 jeunes individus ; à la seconde génération, ces 90 en auront donné 8.100 ; ceux-ci donneront une troisième génération qui sera de 729.000 individus ; ceux-ci devront fournir à leur tour 65.610.000 ; la cinquième génération, étant de 590.490.000 individus, donnera une progéniture de 53 billions, 142.100.000 individus ; à la septième, nous aurons ainsi 4.782.789.000.000, et la huitième donnera 441,461,010,000,000. Nous ne pousserons pas plus loin ce tableau qui peut s’élever bien davantage encore, quand il y a onze générations dans l’espace d’une année. M. Morren a calculé qu’une seule famille du printemps était la souche annuelle d’un quintillion d’individus[16] ».

Enfin beaucoup d’œufs offrent assez de résistance pour traverser sans périr toutes les intempéries de l’hiver et de l’été ; on a pu congeler à 50° des œufs de chenille, sans tuer l’animal[17].

Les insectes se développent avec une rapidité prodigieuse. Une larve de la mouche de la viande pèse, au bout de vingt-quatre heures, 140 fois plus qu’au moment de son éclosion. La larve du cossus gâte-bois, ayant acquis toutes ses dimensions, est 72,000 fois plus lourde que lorsqu’elle est sortie de l’œuf[18].

Enfin un insecte à l’état ailé peut être transporté par les vents à de grandes distances.

Un pin sylvestre, qui se trouve isolé dans une vigne d’un de mes amis, à dix kilomètres d’une sapinière envahie par le Lophyrus pini, a été, en un seul jour, couvert des chenilles de cet insecte, et il est arrivé ainsi que plusieurs faibles papillons ont été transportés à dix kilomètres.

Les petits éliminateurs, relativement très-forts et qui trouvent encore dans la division et la spécialité de leur travail, et dans leur fécondité, une remarquable augmentation de forces, pourraient en peu de temps, s’ils n’étaient contenus, couvrir de ruines le règne végétal ; alors, au lieu d’être de bienfaisants éliminateurs, ils deviendraient les consommateurs des produits de la terre et les plus grands ennemis de l’homme.

Dieu merci ! ce danger n’est pas à craindre ; mais l’expérience nous prouve que partiellement ces malheurs peuvent nous atteindre.

Souvent nous payons aux insectes un tribut plus élevé que celui que nous demande l’État ; il n’est pas un jardinier, un cultivateur, un vigneron, un forestier qui n’ait gémi sur cet impôt désastreux.

M. Arbeaumont, pépiniériste à Vitry-le-François, estime à 10,000 fr. les pertes que lui ont causées les vers blancs du hanneton en 1870 ; sur 5,000 pieds d’églantiers, 4,000 ont eu leurs racines rongées par ces insectes, quoiqu’il eût pratiqué le hannetonnage et répandu sur la terre quelques produits chimiques recommandés.

M. Regnault, pépiniériste à Bulgnéville (Vosges), estime qu’en 1872 les vers blancs lui ont détruit environ 5.000.000 de plants forestiers.

À Épagne (Aube), les pépinières de MM. Leclerc frères, dans lesquelles les vers blancs du hanneton ne s’étaient jamais montrés, ont été envahies par ces insectes, en 1870, à tel point que les plantations faites cette année-là ont été ravagées presque complétement.

« Suivant la grandeur d’un arbre », dit Gloger[19], il suffit ordinairement de 2, 3, 4 ou 5,000 chenilles au plus, pour le dégarnir de son feuillage et pour le faire mourir quelquefois dès la première année. Si donc, pour une cause quelconque, l’éclosion de ces chenilles réussit complétement pendant plusieurs années, les arbres courent les plus grands dangers.

« Dans la province de l’est de la Prusse, il a fallu abattre (ajoute Gloger, p. 45), dans les forêts de l’État (abstraction faite des forêts particulières), plus de 3.000.000 de toises cubes de bois de sapin, contrairement à toutes les règles d’exploitation forestière ; car la plupart étaient encore trop jeunes. Cette triste mesure était indispensable, parce que les arbres, dépourvus de leurs feuilles aciculaires, allaient dépérir. En même temps, l’abondance du bois mis ainsi tout à coup en vente, en fit baisser le prix de plus de moitié ».

Dans la région que j’habite, on n’a pas été obligé de défricher les forêts, mais on a fait des pertes très-sensibles. À ce sujet, j’ai recueilli, d’un marchand de bois fort intelligent, les renseignements suivants : Depuis quelques années, il avait remarqué que la croissance produite par la sève d’août n’atteignait pas toujours, dans certains chênes, son épaisseur ordinaire, et que ce manque de développement ne semblait pas provenir des influences extrêmes de la température. En mai 1868, il va faire l’inventaire d’un bois situé près du Châtellier (Marne), il l’achète ; en novembre de la même année il fait une coupe dans ce bois et, une fois de plus, il constate que la croissance produite par la sève d’août 1868, n’avait que le quart en épaisseur de ce qu’elle devait avoir et de ce qu’avaient d’autres chênes qu’il abattait dans le même moment, à 16 kilomètres de là, près de Rosay. Son étonnement était d’autant plus grand que les trembles, les aunes de son bois du Châtellier avaient, au contraire, fourni leur sève ordinaire. Or, quand, en mai 1870, il fit l’inventaire de son bois, les chênes étaient sans feuilles ; toutes avaient été mangées par les chenilles processionnaires, tandis que les chênes de Rosay avaient échappé à cette invasion et que les trembles et les aunes du Châtellier avaient été également respectés par les chenilles qui ont mission de les attaquer[20]. En se reportant à ses souvenirs, il arriva à conclure que, pour le moins, les chenilles processionnaires, en dépouillant un chêne de ses feuilles, lui font perdre un tiers ou un quart de la croissance produite par la sève d’août.

Eh bien ! pendant quatre ans, de 1864 à 1868, je n’ai jamais exploré au printemps nos vastes forêts, sans rencontrer fréquemment des chênes dépouillés de leurs feuilles. En 1868, j’ai pu compter, dans les premiers jours de juin, des milliers de chênes qui en étaient complétement privés. Malheureusement aussi, beaucoup de ces chênes qui, pendant plusieurs années, ont souffert de cette invasion, se sont découronnés et sont condamnés à végéter et à mourir prématurément. Le chêne, le roi de la forêt feuillue, pouvant se trouver à la merci de quelques millions de chenilles, quels dangers n’auraient pas à courir tous les arbres et toutes les plantes, si ces petits animaux, chargés d’en modérer et d’en régulariser la production, n’étaient pas eux-mêmes modérés par d’autres forces.

Aussi, quand les hommes, par incurie ou ignorance, neutralisent ce contre-poids des forces naturelles, ils occasionnent des pertes qui se chiffrent par des millions. MM. Ducuing et de la Sicotière estiment à 300.000.000 les pertes annuelles moyennes que les insectes occasionnent à la France, et dans cette évaluation ils ne comprennent pas les ravages du phylloxéra vastatrix[21].

M. de la Sicotière ajoute :

En admettant que la production de la France, année moyenne, soit de 48.000.000 d’hectolitres de vins, de 95.000.000 d’hectolitres de blé, de 32.000.000 de quintaux de betteraves, et que cette production dans son ensemble représente une valeur de plus de 3 milliards, il faut reconnaître, avec un savant entomologiste, M. Guérin-Menneville, que les dommages annuels atteignent un dixième, un cinquième, parfois même le quart des récoltes, soit au minimum 300.000.000. Dans cette évaluation ne sont pas compris les 300.000.000 du phylloxéra. C’est donc un impôt total de plus de 600.000.000, de près d’un milliard, suivant quelques économistes, c’est-à-dire deux ou trois fois plus lourd que l’impôt foncier, y compris les centimes additionnels, que les insectes nuisibles prélèvent chaque année sur nos récoltes.

Et cet impôt va toujours croissant.


§ 7. — ÉLIMINATIONS DES INSECTES ET AUTRES PETITS ÊTRES, PAR LE FROID, LA PLUIE ET D’AUTRES ANIMAUX.


Comme on le voit, les légions des plus petites espèces d’animaux créés pour le travail des éliminations nécessaires pourraient, si elles n’étaient pas contenues, détruire tous les végétaux de la terre et réduire l’homme à la dernière des famines.

Mais là, comme toujours et partout, Dieu est venu à son secours.

Les gelées précoces ou tardives et qui arrivent subitement, surprennent et tuent beaucoup de petits animaux. Les excès de chaleur, d’humidité et de pluie en font aussi, dans d’autres circonstances, périr un certain nombre. Au 11 novembre dernier, des blés étaient coupés à rase terre par des insectes. Ce jour-là il a gelé à deux degrés et ces animaux furent détruits. Quand, dans les grandes chaleurs d’été, le ver blanc du hanneton est mis à découvert par la charrue, il meurt. Quand les chenilles muent, s’il fait frais ou s’il pleut, elles succombent. Ensuite, ces animaux sont, dans la nature, hiérarchiquement étagés, de manière que telle espèce qui en modère une plus petite soit elle-même modérée par une plus grande ; que même une grande espèce puisse être maîtrisée par plusieurs petites devenues puissantes par le nombre et la spécialité de l’attaque ; que toutes puissent toujours se modérer les unes les autres et rétablir dans la nature l’équilibre nécessaire à ses harmonies et à ses richesses.

En pratiquant ces éliminations, ces animaux, sans le vouloir et à leur insu, se donnent beaucoup de peine pour concourir au développement et au renouvellement des produits de la terre ; mais ils s’acquittent de cette tâche avec d’autant plus de zèle que l’élimination est pour eux le seul moyen de trouver la nourriture dont ils ont besoin. Ils ne peuvent vivre qu’en travaillant pour nous, et vivre dans l’abondance qu’en travaillant beaucoup.

Ils se portent de préférence là où il y a surabondance, parce qu’ils ont ainsi moins de peine à se donner, et, mécanisme admirable, plus ils sont égoïstes et plus ils servent nos intérêts.

De tous ces animaux il n’en est pas un seul qui n’ait son importance comme éliminateur et qu’il ne soit intéressant d’étudier ; mais les plus remarquables de tous, à tous les points de vue, sont les oiseaux ; aussi nous proposons-nous de nous occuper d’eux d’une manière très-particulière.


§ 8. — DES VÉGÉTAUX ET DES ANIMAUX.


No 1. — Nombre des espèces. Hiérarchie animale. Séries principales.


De combien d’espèces de végétaux et d’animaux le Créateur a-t-il trouvé bon de doter la terre pour rendre possible la vie humaine ? L’ouvrage : L’unité dans la Création, de M. le comte H. de Villeneuve-Flayosc, nous donne les chiffres que voici :

Pour les plantes 
100.000 espèces
Pour les vers 
 6.000
26.000
Pour les mollusques 
 20.000
À reporter 
26.000 100.000 espèces
 Report 
26.000 100.000 espèces
Pour les insectes 
130.000
Pour les crustacés 
10.000
Pour les poissons 
10.000
Pour les amphibiens 
2.000
Pour les mammifères 
3.000
Pour les oiseaux 
10.000
Total pour les animaux 
191.000 191.000
Total général 
291.000 espèces

Il est certain que la science n’a pas encore découvert toutes les espèces d’animaux, et, quant au nombre même approximatif des individus de chacune d’elles, il est et il restera toujours incalculable.

Pour apprécier les harmonies du règne végétal et du règne animal, qui du reste se remarquent partout, il suffit de circonscrire l’observation et l’étude à tel ou tel lieu de notre globe, mais en l’étendant à tous les corps organiques matériels qui s’y trouvent.

Dans quelques régions, on est arrivé à indiquer à peu près exactement la distribution géographique des plantes et des animaux. Ce travail a été parfaitement accompli, pour la Lorraine et la partie des Vosges qui la limite au midi, par M. Godron, doyen honoraire de la faculté des sciences de Nancy. Comme il n’a pas été entrepris pour la Champagne et que la Champagne est voisine de la Lorraine, appuyons-nous d’abord, pour les énonciations que nous avons à faire, sur les indications fournies par ce savant.

Plantes indigènes, phanérogames et cryptogames vasculaires[22] 
1.348 espèces
Plantes importées.
Plantes étrangères importées accidentellement dans les cultures et naturalisées 
117
Plantes étrangères cultivées et naturalisées[23] 
39
Arbres ou arbustes étrangers, cultivés et naturalisés[24] 
13
Plantes étrangères importées dans les cultures et non naturalisées (ne nourrissant pas habituellement leurs graines dans le climat de la Lorraine) 
10
Plantes étrangères naturalisées et importées par les moyens de transport, voitures, chemin de fer, canaux, bagages, marchandises. 
27
Total dans les plantes 
206 206
Total général 
1.554 espèces
Annelés.
Insectes
coléoptères 
 3.129
4.729
orthoptères 
 25
névroptères 
 50
hyménoptères 
 215
lépidoptères 
 1.310
À reporter 
4.729 1.554 espèces
Report 
4.729 1.554 espèces
Insectes
hémiptères 
 251
501
diptères 
 195
siphonaptères 
 6
anoplures 
 33
thysanoures 
 16
Myriapodes 
 20
175
Arachnides 
 125
Crustacés 
 30
Annélides 
 18
18
Tubellariés 
 2
23
Nématoïdes 
 16
Cestoïdes 
 5
Mollusques.
Gastéropodes 
 122
154
Acéphales 
 28
Briozoaires 
 4
Zoophytes.
Polypes 
 1
3
Spongiaires 
 2
Poissons 
264
Amphibiens 
12
Reptiles 
8
Mammifères 
48
Oiseaux 
264
Total des animaux 
6.199 6.199
Total[25] des espèces de plantes et d’animaux 
7.753 espèces

Supposons, sauf au lecteur à tenir compte des différences certaines, mais probablement pas très-importantes, que la flore et la faune de Champagne et du Bassigny donnent les mêmes chiffres, et prenons-les pour base de nos appréciations.

Préliminairement, disons qu’il serait bien difficile d’établir clairement tous les rapports de concordance qui existent entre les forces dont les végétaux et les animaux sont l’expression, parce que les ramifications de ces forces s’entrecroisent presque à l’infini. Nous nous proposons seulement d’en indiquer les principales, celles qui sont le plus caractéristiques des principes de l’élimination.

Sous forme de moisson, de vendange, de cueillette et de pâturage, il se fait chaque année une destruction générale de végétaux pour la nourriture et d’autres besoins de l’homme et pour la consommation des gros et très-gros animaux soit sauvages, soit surtout domestiques ; mais il est facile de remarquer, d’après l’état dressé par M. Godron, que ces animaux sont beaucoup moins nombreux que ceux de très-petite, de petite et de moyenne taille. Sur 5.980 espèces, il n’y a que 377 vertébrés ; encore parmi ceux-ci les plus petits sont-ils en grande majorité. Cette proportion se retrouve à peu près dans l’état dressé par M. de Villeneuve. De plus, remarquons que beaucoup d’espèces doivent, au point de vue de la forme et du travail, compter comme doubles : c’est ainsi que le hanneton, si distinct en apparence du ver blanc dont il n’est que l’insecte parfait, se livre à l’élimination des feuilles d’arbres, tandis que sous sa forme primitive il éliminait les racines.

Or, plus un animal est petit et plus la destruction qu’il opère parmi les végétaux a le caractère d’une élimination ; d’où la conclusion que la plus grande partie des animaux ont été créés pour constituer l’armée des éliminateurs.

Afin de savoir pourquoi il y a des éliminateurs en nombre si considérable, de taille et de rang si variés, commençons par une digression.

Nous avons souvent besoin, pour utiliser une force, de l’augmenter ou de la diminuer et nous tenons surtout à nous ménager les moyens d’en agir ainsi quand les circonstances sont graves.

C’est un principe dont s’est inspiré dernièrement un propriétaire de ma connaissance. Il avait à mettre en terre, sur une surface de six hectares, des plants d’arbres à feuilles caduques et des plants d’arbres verts, les premiers à la suite d’une charrue, les seconds dans des trous faits à la bêche. De plus, des fossés d’assainissement étaient nécessaires. Dans la plus grande partie de la pièce et pour le travail de la charrue il lui fallait cinq hommes. Au lieu de les occuper d’abord à cette plantation, ensuite à celle des arbres verts et enfin au creusement des fossés, il en demanda sept et il leur fit exécuter dans le même temps tous ces travaux. Il pensa avec raison que, si dans la terre légère la charrue allait plus vite, il faudrait donner un ou deux aides aux cinq ouvriers qui plaçaient, recouvraient et redressaient les plants ; qu’au contraire si la charrue ralentissait son allure dans les fondrières un ou deux de ces derniers s’adjoindraient aux deux autres plus particulièrement chargés de planter à la bêche et de creuser les fossés. L’expérience prouva que ces dispositions étaient excellentes ; car la plantation se termina sans la moindre perte de temps.

Dans une chasse bien organisée, les tireurs sont placés de telle sorte qu’il puissent facilement, selon toutes les éventualités, ou se détacher de leur groupe ou se joindre à un autre.

C’est pour des raisons du même genre que les éliminateurs me semblent avoir été créés en si grand nombre et de taille si différente.

Afin de se porter de préférence là où l’élimination en détail est nécessaire, il fallait de l’intelligence et de la volonté à l’agent éliminateur. Or, si fort que soit l’instinct qui le pousse à accomplir sa tâche, l’animal conserve encore assez d’initiative pour dévier de la voie qui lui est tracée, et, dans la nature, les opérations de l’élimination sont trop importantes, pour rester à la merci de l’erreur, de la mauvaise volonté, de la maladie, de la mort, de l’épidémie. La création d’éliminateurs même d’une seule espèce pour chaque spécialité d’élimination végétale, n’eût pas offert assez de garantie. Avec des animaux d’aptitude et de constitution différentes, il y avait plus de chance pour que, les uns étant empêchés, d’autres pussent les suppléer, qu’il y eût plus de concurrence, et pour que l’élimination fût assurée. Enfin un autre moyen de donner à ce travail plus de puissance et plus de permanence, c’était d’en créer parmi ces espèces quelques-unes de plus forte taille et par suite capables, quoique en nombre restreint, d’éliminer davantage, sans multiplier les déplacements, et quelques autres avec des moyens de locomotion plus rapide, mangeant beaucoup, en raison de l’exercice qu’elles sont obligées de prendre et pouvant se transporter vite là où un surcroît d’élimination est nécessaire.

Organisés de la sorte, les végétalivores auraient même trop détruit dans beaucoup de circonstances, et il fallait aussi modérer leur action, ce qui n’était avantageusement possible qu’en réduisant leur nombre par la mort et particulièrement en les faisant manger. Or, ils ne pouvaient être tués et mangés que par des animaux plus forts qu’eux et en général plus gros, en sorte que les éliminateurs des végétalivores devaient être de plus grande taille que ces derniers.

Pour des raisons du même genre, il était bon que cette première série d’animalivores eût pour la contenir à son tour une seconde série d’animalivores également plus forts qu’eux, les rapaces et les voraces.

Un autre moyen de modérer l’action des éliminateurs était d’en limiter le nombre, en limitant leur reproduction.

Or, nous constatons que les animaux de la première série sont de taille moindre que ceux de la seconde, que ceux-ci sont moins gros que ceux de la troisième et que plus les éliminateurs sont petits, plus leur reproduction annuelle est abondante. Deux pucerons du printemps sont la souche annuelle d’un quatrillion d’individus, tandis que pendant un an la fauvette grisette n’a que dix petits en deux nichées, et le milan royal trois en une.

C’est ainsi que l’élimination en détail des végétaux a nécessité la création d’agents animés très-nombreux, tous de taille relativement petite, mais cependant de grosseur variée et d’une fécondité d’autant plus grande qu’ils sont petits. C’est ainsi que l’élimination a été activée et modérée suivant les circonstances et par suite régularisée et fixée toujours dans de sages limites.

Ainsi encore a été établie l’admirable hiérarchie des éliminateurs.

Au degré inférieur de leur échelle sociale se trouvent les végétalivores, dont une tâche principale est de déplacer la force végétale quand elle se porte trop abondamment sur une partie d’une plante, d’un arbre ou d’un groupe de végétaux, pour la forcer à se répartir et concentrer sur le reste et à donner ainsi des produits d’une plus grande valeur.

Les éliminations pratiquées par les agents de la seconde série ont pour conséquence directe de diminuer le nombre et par suite l’action de ceux de la première et de laisser ainsi à la production végétale une partie des plantes ou des parties de plantes qu’il est nécessaire de ne pas détruire.

Par un même genre d’action, les éliminateurs de la troisième modèrent la deuxième série et, par voie de conséquence, ils activent la première et prennent une nouvelle part à l’élimination des végétaux.

Cette chaîne de régulateurs se continue quelquefois, comme autant de contre-poids variés, au delà de ces trois degrés. Ainsi il arrive qu’une feuille est éliminée par une chenille, la chenille par un coléoptère, le coléoptère par une pie, la pie par un faucon crescerelle, la crescerelle par l’homme.

Il se trouve aussi qu’un éliminateur qui détruit la nichée d’un autre éliminateur a ses petits dévorés par ce dernier. Un chat sauvage épie le moment où l’oiseau de proie quitte son nid pour prendre les jeunes, et j’ai vu sur un nid de milan royal un jeune chat sauvage qui venait d’être tué et apporté.

Donc, grâce à ce merveilleux mécanisme et surtout à ses nombreux régulateurs, les forces de l’élimination ont, dans les circonstances les plus variées, la fixité de la force de la pesanteur, et à la différence de cette dernière, elles se manifestent à notre regard, non-seulement par les effets, mais encore par les agents qu’elles mettent en mouvement. Elles nous comblent de bienfaits et elles les proclament autant que cela est possible.


No 2. — Groupes principaux.


Entrons maintenant dans quelques détails relatifs à la division des groupes principaux de la hiérarchie animale.

Une première classe d’animaux s’offre d’abord à notre attention, c’est celle des zoophytes. Ils se rapprochent des plantes, ainsi que l’indique l’étymologie de leur nom ζῷον, animal, φυτόν, plante. Ils ne se déplacent pas et ils ne sont éliminateurs qu’à la façon du gui et des champignons. Ils ne sont représentés que par trois espèces. C’est donc dans les autres animaux qu’il faut chercher les divisions dont nous avons à parler.

Ce qui constitue avant tout chacun d’eux, c’est un appareil du genre d’un alambic de distillateur, comprenant une cornue ou bourse avec cellule et canaux, un préhenseur, un déjecteur et des acides capables, à une certaine température, de transformer la matière à éliminer. En général les proportions de cet appareil varient d’après la nature et la puissance d’élimination qui a été attribuée à l’animal, en sorte que la grosseur de ce dernier est particulièrement caractéristique de cette force et donne lieu à la division fondamentale que nous avons déjà établie.

De sa nature, l’élimination est une destruction partielle, limitée, et doit se faire plutôt sur un point plus ou moins éloigné que sur un autre ; elle implique donc un déplacement ou de la chose à éliminer ou de l’éliminateur.

L’éponge se nourrit des œufs que la mer lui apporte ; mais les végétaux sont des espèces d’excroissances du sol et comme lui immobiles. Pour les découvrir et les manger, l’animal est obligé de se déplacer. Souvent aussi, il doit ou se lancer pour prendre sa proie, ou se sauver pour éviter son ennemi. L’existence d’un animal éliminateur n’était donc pas possible sans de nombreux déplacements.

Pour cette raison, il devait avoir dans son ensemble la forme arrondie ou pointue des corps qui en pénètrent d’autres. Le plus souvent cette forme est ovalaire. Quelquefois elle s’allonge dans le genre de la flèche. Les araignées sont rondes, l’oiseau est ovalaire, le ver est très-allongé.

De plus il fallait à l’animal des appareils de locomotion appropriés à tous les genres possibles de déplacements.

Il est des animaux, comme la limace, qui n’ont pas besoin de faire des déplacements éloignés ou rapides ; aussi leur corps mou est, dans le sens de la longueur, garni de muscles au moyen desquels ils peuvent se raccourcir, s’allonger et ainsi avancer alternativement l’avant et l’arrière. L’aplatissement de la face ventrale sur laquelle le corps se porte et des suintements glaireux leur permettent d’adhérer fortement à la matière sur laquelle ils se traînent et ainsi de grimper sur les arbres et d’en descendre, de se coller sur un fruit et de se glisser au milieu des feuilles d’un chou. On les a appelés avec raison gastéropodes.

Quelquefois le corps mou est de forme cylindrique et garni, comme un tonneau, de cercles qui sont en peau renforcée et quelquefois en substance cornée. Ces cercles, que la science appelle anneaux, servent à contenir le corps et plus encore à le préserver d’un écrasement. Serrés les uns contre les autres, ils offrent aux muscles du corps mou des points d’appui assez forts pour qu’il se pousse et pénètre dans les corps solides. Les vers appartiennent à cette classe.

D’autres animaux également à corps mou très-flexible, comme la chenille, ont des pattes très-petites et à crochets qui leur permettent de se promener dans tous les sens d’une feuille. Quelques-uns d’entre eux ont de plus le pouvoir de se filer des cordages au moyen desquels ils descendent facilement d’une branche à l’autre et des branches à terre.

Beaucoup de ces animaux, constitués surtout pour vaincre certains obstacles qui s’opposent à leur locomotion, peuvent opérer des déplacements d’une certaine étendue ; mais alors c’est sous une autre forme. Ainsi le ver qui attaque les viandes de cuisine provient d’une mouche, le calliphora vomi- toria, qui a pu venir d’une extrémité de la ville. Le ver qui ronge telle racine provient d’un œuf de hanneton peut-être venu de plusieurs kilomètres.

Par ces derniers exemples on voit que, pour des déplacements longs et rapides, il est nécessaire que le corps de l’animal ait à sa disposition des appareils de locomotion moins simples que ceux qui servent aux corps mous.

Pour ces appareils il faut d’abord des points solides d’appui et d’attache. Aussi, dans la plupart des moyens et gros animaux, il a été incorporé des parties dures qui sont au mécanisme général, et surtout à celui de la locomotion, ce que sont les fondations à une maison, la poutre aux crochets qu’on y attache, l’essieu aux roues. Les points d’appui consistent en général, chez les petits animaux, en anneaux formés d’une substance cornée comme chez les insectes et toute la division des articulés, et, chez ceux de plus grande taille, en un squelette intérieur, formé de parties solides, la plupart mobiles les unes sur les autres comme chez les vertébrés.

Aux parties dures, cornées ou osseuses des articulés et des vertébrés, sont attachées des pattes, des nageoires et des ailes composées principalement d’os et de muscles vigoureux, et chaque animal a reçu celui ou ceux de ces appareils qui conviennent le mieux au genre d’élimination dont il est chargé.

Le reptile, qui a plutôt à vaincre certains obstacles de locomotion qu’à aller vite, se crée d’arrière en avant, au moyen de sinuosités qu’il fait décrire à ses vertèbres, des points d’appui du genre de ceux que lui donneraient des pattes, et ainsi, sans l’embarras de ces appendices, il rampe même assez lestement quand il a un danger à éviter.

De ce qui précède il semble résulter ce qui suit :

La force de l’animal a été nécessitée en grande partie par les appareils de la locomotion.

Grâce à leur variété, l’animal se rend lentement ou vite partout où l’élimination est nécessaire, là où l’homme n’arrive qu’avec beaucoup de temps, de machines, et où il ne peut même pas pénétrer.

Les vers, comme des mineurs et des foreurs, creusent la terre, le bois, et rampent ainsi dans les solides.

D’autres animaux, comme les poissons, nagent dans les eaux.

La plupart rampent, marchent et sautent ou courent sur la terre.

Quelques-uns se posent, marchent et sautillent sur les arbres.

D’autres enfin ont le vol pour parcourir les airs.

Ainsi se trouvent indiqués leurs facilités particulières de déplacement et le lieu où chacun travaille habituellement et les régions assignées aux espèces.

Ces faits, d’autant plus importants que l’on peut les constater à la simple vue, permettent de faire des observations suivies, de surprendre les animaux à manger, d’en tuer de manière à savoir ce qu’ils ont dans l’estomac, et de déterminer ainsi quelle est la nature et l’importance des éliminations.

On découvre dans la première série des éliminateurs beaucoup de petits animaux à locomotion peu rapide, des annelés qui entrent dans la terre, pour atteindre les racines, et qui pénètrent dans le bois, les graines et les fruits ; des rampants, comme la limace et la chenille qui atteignent les feuilles à tous les étages ; des criquets qui sautent d’une branche à l’autre ; mais aussi des poissons, des quadrupèdes et des oiseaux.

Dans la deuxième série sont des animaux capables de faire des déplacements plus éloignés, plus répétés et plus rapides, afin de multiplier leurs explorations, et de saisir les végétalivores pour s’en nourrir. On y remarque beaucoup d’espèces d’oiseaux.

Une troisième série se compose d’animalivores destructeurs des plus gros insectes et d’autres animaux de moyenne taille. Enfin la quatrième comprend les meilleurs coureurs, les plus forts nageurs, les plus grands voiliers et particulièrement les aigles.

Comme on le voit, les oiseaux forment des groupes importants de la première série et surtout de la deuxième, de la troisième et de la quatrième.


§ 9. — DE L’HOMME COMME RÉGULATEUR DE L’ÉLIMINATION.


Quand la nature est restée livrée à elle-même et que l’homme n’est pas encore intervenu pour la modifier, les forces de la production et de l’élimination se combinent de telle sorte qu’elles donnent leurs plus remarquables produits.

Doit-on en conclure que l’homme n’aurait pas dû toucher à la nature primitive ? Assurément non. C’est pour lui un droit et même un devoir de la modifier dans le sens le plus profitable à ses intérets.

Mais, s’il veut réussir dans ses exploitations du sol, il doit étudier en particulier les forces et les agents de l’élimination, de manière à pouvoir les augmenter ou les diminuer selon les circonstances nouvelles qui résultent des changements opérés par lui dans la production.

Comme dans toutes les spécialités de la science et de la pratique agricole, il doit apporter sa part d’initiative et de travail s’il veut arriver au succès.

La supériorité de son intelligence et de ses moyens d’action fait même de lui le principal régulateur de l’élimination, et à ce titre et dans cet ordre de choses il est capable de faire ou beaucoup de bien ou beaucoup de mal.

En pensant aux désastres que nous a valus l’introduction si récente du phylloxéra, il est facile de s’en convaincre.

De l’importance de ces intérêts il résulte que la société doit elle-même intervenir pour les sauvegarder.

  1. Morphologie végétale, d’Auguste Saint-Hilaire, p. 761.
  2. Bossin, Rapport à la Société d’agriculture de Nancy, 3 févr. 1838.
  3. Godron, De l’espèce et des races, t. I, p. 147.
  4. Godron, De l’espèce et des races, t. I, p. 148.
  5. Annales de Flore et de Pomone, 1834, p. 193.
  6. Welsh Botany, p. 23.
  7. Mémoire de la Société centrale d’agriculture de la Seine, 6 août 1848.
  8. De Caumont, Cours d’antiquités monumentales, t. VI, p. 283.
  9. Act. Soc. Linn. de Bordeaux, tr. vii, avril 1835.
  10. Journal de l’Institut, 24 octobre 1866.
  11. Bouillet, Dictionnaire.
  12. Pouchet, de l’Institut, Histoire naturelle et agricole du hanneton et de sa larve. Rouen, 1853.
  13. De la Blanchère, Les ravageurs des forêts et des arbres d’agrément, p. 19.
  14. Ibid., p. 48.
  15. Mathieu, professeur d’histoire naturelle à l’école forestière de Nancy, Cours de zoologie forestière, 1851, p. 201.
  16. Dictionnaire universel d’histoire naturelle, par Charles d’Orbigny, au mot Puceron.
  17. De la Blanchère, Les ravageurs des forêts et des arbres d’agrément, p. 67.
  18. Mathieu, Cours de zoologie forestière, p. 204.
  19. Gloger, de Berlin, De la nécessité de protéger les animaux utiles, p. 44.
  20. Le coucou mange les chenilles processionnaires. A. Mathieu, ibid., p. 100.
  21. Rapport de M. Ducuing à l’Assemblée nationale, 7 fév. 1874 ; Rapport de M. de la Sicotière au Sénat, 10 déc. 1877.
  22. Si ce chiffre n’est pas plus élevé, c’est que les naturalistes lorrains n’ont pas encore étudié les champignons avec autant d’ardeur que le docteur Richon, qui, m’a-t-il dit, en a déjà découvert plus de 1.200 espèces dans la vallée de la Marne.
  23. Ne sont comptés que pour une espèce les pommiers, pour une autre les poiriers, etc…
  24. Blé, avoine, etc…
  25. Extrait de la Zoologie de la Lorraine, par M. Godron, Mémoire de l’Académie de Stanislas, année 1862.