Les oiseaux dans les harmonies de la nature/Partie 1/Chapitre 2

J.-B. Baillière, Victor Palmé, Firmin Marchand (p. 54-76).

CHAPITRE II.


De l’Élimination.
§ 1. — SES CARACTÈRES PRINCIPAUX. — SA PUISSANCE ABSOLUE ET RELATIVE.

Après avoir parlé des éliminateurs, déterminons les caractères distinctifs de l’élimination.

L’élimination complète d’un végétal ou d’un animal comprend trois opérations : la mise à mort, le déplacement et la transformation en humus. Ces trois opérations ne sont pas toujours pratiquées par le même éliminateur. La gelée fait périr une plante, mais sans la déplacer ni la transformer. Au contraire, le corbeau, en mangeant un animal en putréfaction, ne fait que le déplacer et le transformer. Le moineau, en prenant et en avalant une chenille, l’élimine complétement.

À la différence de la moisson, de la fenaison, du défrichement, de la coupe de bois, de la cueillette des fruits, qui sont autant de destructions générales nécessaires à la consommation, l’élimination ne s’attaque qu’à une faible partie des genres ou espèces des végétaux ou des animaux qui sont groupés dans le même lieu, ou même, par voie d’amputation, à un seul de leurs membres.

L’élimination est doublement extensible. Elle peut : 1o attaquer une partie très-limitée d’un être ou un nombre plus ou moins considérable de végétaux ou d’animaux de différentes espèces d’un même groupe ; 2o ne pas rester concentrée en un même lieu et au contraire se propager de contrée en contrée, d’une région à l’autre. Une gelée frappe ordinairement plusieurs territoires. Les semences des végétaux sont emportées par le vent ou par les animaux. Les invasions lentes, mais progressives, des insectes deviennent régionales. L’action des oiseaux s’étend à d’immenses surfaces.

Par suite de cette force d’extension, l’élimination s’opère ainsi plus ou moins rapidement, selon les circonstances.

L’élimination détruit tantôt un végétal ou un animal plein de vie, tantôt un être débile, tantôt enfin elle décompose un corps organique qui a été frappé de mort.

Dans ces diverses circonstances, son but principal n’est pas, comme celui de la moisson, de pourvoir avant tout à la consommation de l’homme, mais de faire disparaître, dans une sage mesure, les végétaux et les animaux qui languissent ou surabondent dans un lieu quelconque et les corps organiques qui se trouvent privés de vie, afin de favoriser par un certain déplacement de force de la production le complet développement des êtres qu’elle y laisse ou qui doivent succéder à ceux qu’elle enlève.

Une autre conséquence de l’élimination, c’est que les produits qu’elle détruit sont convertis en produits nouveaux.

Et il arrive ainsi que, si l’élimination, dans le moment où elle se produit, prive l’homme d’une partie, d’ailleurs très-faible et de peu de valeur, des végétaux et des animaux qui existent, elle lui prépare pour plus tard des ressources beaucoup plus précieuses.

L’énumération des nombreuses espèces d’éliminateurs et de leurs moyens si variés d’action nous a déjà fait connaître sa puissance.

Tantôt par l’action de la chaleur, du froid, de l’humidité et du vent, elle opère de véritables razzias, mais seulement dans telle ou telle contrée, telle ou telle région, et par intermittence ; tantôt, quand les végétaux sont très-rapprochés, elle fait succomber les plus faibles sous l’action des plus vigoureux. Le plus souvent, elle se porte d’un point à un autre pour produire en détail et d’une manière avantageuse tous ses efforts.

Les insectes, les petits animaux et les oiseaux qui sont chargés de ce dernier travail de répartir l’élimination sur tous les points, de la pratiquer en détail, mais quelquefois aussi en grand où elle devient particulièrement nécessaire, sont conformés et outillés de façon à attaquer, dans certains pays ou certaines parties de territoire, tels ou tels êtres, telles ou telles parties de ces êtres, pour les détruire et les transformer immédiatement.

C’est pour accomplir la partie la plus difficile et la plus importante de cette tâche, que les oiseaux ont le privilége de faire des déplacements très-multipliés, très-rapides et très-éloignés, malgré tous les obstacles.

Quoique puissante, l’élimination n’est que secondaire par rapport à la production ; mais elle est à cette force principale, dont elle est inséparable, ce que le frein et l’aiguillon sont pour l’animal de trait, ce que sont le frein, le volant et le régulateur par rapport au moteur d’une machine.

Or, nous savons que le régulateur d’une force est, malgré ses faibles proportions, capable de grands effets. Un enrayoir et une guide, si petits en comparaison d’une voiture, d’un cheval, suffisent pour les arrêter.

Il pouvait donc arriver que les éliminateurs vinssent bouleverser la production végétale et animale, produire le désordre, le chaos et rendre la terre inhabitable pour l’homme.

Mais Dieu a tout combiné si merveilleusement dans cette partie de la mécanique terrestre, que d’immenses bienfaits nous sont assurés quand nous n’y mettons pas obstacle.

Il convient donc de résumer ce que nous avons le plus d’intérêt à connaître de ces grandes harmonies.


§ 2. — HARMONIES DES FORCES DE LA PRODUCTION

ET DE l’ÉLIMINATION.


No 1. — La force éliminatrice est toujours assez grande pour dominer l’être à éliminer ; elle n’est pas tellement grande qu’elle ne puisse être elle-même dominée par une autre force.

L’élimination apparaît partout où les forces de la vie végétale ou animale se montrent en excès ou en décomposition, quand elles se développent trop ou trop peu et qu’elles ont besoin d’être partiellement déplacées, augmentées ou diminuées.

Non-seulement elle est variée de manière qu’à chaque mal il puisse y avoir un ou plusieurs remèdes, sur tous les points où cela est particulièrement nécessaire ; mais sa puissance est toujours en raison des obstacles qu’elle a à surmonter ; ainsi, la partie qui élimine est généralement plus forte que la partie qui est éliminée.

L’oiseau est, par la force, supérieur à l’insecte, et l’oiseau de proie est plus fort que les autres oiseaux ; cependant il a également été donné aux êtres de petite taille d’arriver, par la spécialité et la multiplication de l’attaque, à maîtriser les êtres les plus puissants ; c’est ainsi que les chênes peuvent succomber sous les attaques des chenilles processionnaires, les petits naissants d’un aigle être enlevés par un chat sauvage, un lion abattu être rapidement dévoré par des vers. « Trois mouches », dit Linnée, « décomposent un cheval mort plus vite que ne le ferait un lion ».

No 2. — Les forces de l’élimination doivent concorder avec l’augmentation, la durée et la diminution des forces de la production, et avec la décomposition des corps.


A.


L’élimination, ayant pour objet principal de favoriser la puissance, la variété et le renouvellement de la production, devait, pour être efficace, intervenir partout, aussitôt que la production et les matières en décomposition se montrent en excès, et notamment augmenter quand la production augmente : c’est ce qui a lieu.

Quand, à chaque printemps, la végétation prend un nouvel essor, les insectes qui sont chargés de l’élimination se reproduisent eux-mêmes, et les oiseaux qui sont les éliminateurs de ces insectes se reproduisent immédiatement après, en sorte que chaque nouveau contingent d’insectes trouve de suite un nouveau et proportionnel contingent d’éliminateurs. C’est d’après ces principes que sont répartis les nids sur les différents points de nos habitations, des plaines, des bois et des eaux, et les pontes d’oiseaux entre les diverses périodes de la belle saison. Les pontes des oiseaux suivent le mouvement qui est imprimé à toute la végétation par la chaleur printanière. Elles ont lieu plus tôt ou plus tard, selon que cette chaleur avance ou retarde. La buse, qui se nourrit très-souvent de mulots et de campagnols, fait sa ponte dans la deuxième moitié d’avril, tandis que la bondrée, dont la femelle ressemble, extérieurement du moins, à la buse, mais qui recherche les chenilles, les hannetons et surtout les guêpes et les frelons, pond ordinairement au commencement de juin. Nous avons des buses toute l’année, tandis que la bondrée nous arrive dans les premiers jours de mai et nous quitte dans les premiers jours de septembre. Le merle, qui doit surtout à sa qualité de vermivore d’hiverner dans nos contrées, fait sa ponte dans les premiers jours d’avril, et même quelquefois dès le 20, le 15 et le 10 mars, tandis que les émoucheurs, comme les hirondelles et les gobemouches, ne pondent que dans les premiers jours de mai ; de même encore, lorsque, à l’automne, la nature se prépare au repos de l’hiver, quand beaucoup de végétaux et d’animaux donnent leurs derniers produits et qu’un grand nombre d’entre eux vont être soumis à l’action de la décomposition, les insectes pullulent, alors aussi les oiseaux sédentaires et surtout les oiseaux de passage, quoique très-nombreux, trouvent à en manger en si grande quantité, qu’ils ne sont jamais aussi gras qu’à cette saison-là. L’époque, la durée, le nombre des passages correspondent à des nécessités de ce genre.

Il peut bien arriver que telle ou telle espèce d’insectes se multiplie considérablement et que les oiseaux chargés de les éliminer ne se multiplient pas dans la même proportion ; si pour notre raisonnement nous considérons un instant comme applicable à la Champagne et au Bassigny l’état des espèces de plantes et d’animaux dressé pour la Lorraine par M. Godron ; si sur les nombres qu’il a indiqués, et que nous avons reproduits, pages 40 et 41, nous faisons des réductions, parce que certains insectes vivent dans le corps des animaux, que d’autres sont de taille microscopique ou fort grande, que dans les plantes il y a beaucoup de cryptogames auxquels les oiseaux ne touchent pas, si nous tenons compte également de ce que la partie sud de la Lorraine comprend une partie des Vosges, nous trouvons que les oiseaux sauvages de notre vallée de la Marne prennent part à l’élimination d’environ 5,000 espèces d’animaux et de 1,000 espèces de végétaux ; de ces animaux, beaucoup passent par les phases de l’œuf et de la larve. Les formes de racines, de bois, d’aubier, de peau, de feuille, de fleur, de fruit, constituent aussi dans un végétal des états très-distincts.

Ces formes si différentes des animaux et des végétaux donneraient lieu à environ 20,000 éliminations distinctes ; réduites à moitié, elles ne changeraient pas les conclusions que j’ai à tirer.

En effet, dans l’état actuel de mes recherches, nous n’avons que 287 espèces d’oiseaux, et, de la comparaison de ces chiffres, il résulte que chaque espèce d’oiseaux a reçu dans ses attributions la mission de surveiller et de régulariser l’élimination dans des circonstances très-nombreuses, quoique bien déterminées.

Il n’est donc pas étonnant que la science ne soit pas arrivée à établir quelle est la tâche de tel ou tel oiseau à toutes les heures et dans toutes les circonstances de l’année. M. Florent-Prévost, que la science vient de perdre, me disait, en 1871, en me montrant sa collection de 5,000 estomacs d’oiseaux et ses nombreuses notes, que le hanneton, soit à l’état de larve, soit surtout à l’état d’insecte parfait, était dévoré par plus de trente espèces de nos oiseaux[1].

On peut ajouter que le hanneton est aussi très-recherché par beaucoup de mammifères et d’insectes. Quand il est très-abondant, tous les animaux qui en font leur nourriture, soit habituelle soit accidentelle, se jettent naturellement sur lui, et alors la destruction de ces insectes est d’autant plus grande qu’ils étaient plus nombreux. Autres faits : Si un laboureur ensemence des terres incultes, si un horticulteur fait d’un champ un jardin potager ou fruitier, ou une pépinière, les insectes s’y multiplient en raison de l’augmentation de production, et si l’homme n’y met pas obstacle, les oiseaux viennent y nicher en nombre tel que leur multiplication se proportionne à celle des insectes. Si les oiseaux qui ne nichent que sur les buissons et les arbustes et dans les trous d’arbres ne trouvent en certains lieux ni buissons, ni arbres, ils y viennent, à l’époque du passage, ainsi que leurs congénères du Nord, accomplir une part de la tâche qui n’a pas été entreprise ou terminée en été.

Quand un terrain est mis en luzerne, les insectes s’y multiplient et aussitôt on y trouve des oiseaux et du gibier de plume et de poil. Naturellement les uns et les autres se répandent dans les champs rapprochés plutôt que dans ceux qui sont éloignés ; il faut se préoccuper de ces insectes quand, dans le voisinage, on a certaines cultures à pratiquer, de même que c’est là qu’il faut aller chasser, pour avoir des chances de réussite. Cette concordance des forces de la production et de l’élimination se fait avec une admirable simplicité ; car les augmentations des unes et des autres ont lieu, en général, par suite des mêmes causes, de la chaleur ou du froid intense ou modéré, prolongé, subit ou de courte durée, c’est-à-dire, de l’action solaire. Les animaux, en général, se propagent plus abondamment quand leur nourriture est copieuse.

Si l’on crée un parc, si l’on creuse un réservoir, les éliminateurs de gibier et de poisson se montrent bientôt en plus grand nombre. Qu’un étang soit pêché, alors des milliers de petits animaux qui se cachaient dans les eaux restent en évidence, aussitôt il arrive de tous les points de l’horizon des échassiers et des palmipèdes qui les dévorent jusqu’au dernier. Que des animaux meurent et se corrompent, les oiseaux de proie et les corbeaux viennent s’en repaître.

Ces exemples démontrent donc qu’il existe toujours une parfaite concordance entre les forces de la production et celle de l’élimination, et que la puissance de la seconde se proportionne à la puissance de la première, de manière à pouvoir, selon les circonstances, la modérer ou l’activer.


B.


Examinons un instant une autre hypothèse. Si les plantes ou les animaux à éliminer s’étaient trouvés en petite quantité et que leurs éliminateurs eussent été trop nombreux, ces derniers auraient été exposés à mourir de faim ; mais là encore, comme partout, nous pouvons admirer la sagesse du Créateur.

Ainsi que nous l’avons dit, il a été donné à chaque éliminateur de trouver sa nourriture dans plusieurs espèces, soit de végétaux, soit d’animaux ; par exemple, le moineau est à la fois granivore et insectivore, et de plus, il mange plusieurs espèces d’insectes et de graines. Il est même des oiseaux qui sont en quelque sorte omnivores. Il en résulte que, si un oiseau ne trouve pas sa nourriture de prédilection, il en cherche une autre ; il se jette naturellement sur celle de ces nourritures qui est la plus abondante, et il donne, ainsi que nous l’avons dit, à la destruction qu’il pratique, le véritable caractère d’une sage élimination.

Supposons encore que la nourriture ordinaire de tel ou tel éliminateur vienne à manquer dans le lieu qu’il a l’habitude de fréquenter, alors il ne s’y établit pas, il émigre, il passe sans stationner.

L’oiseau, guidé par de merveilleux instincts et disposant des moyens les plus variés et les plus puissants de la locomotion animale, est un instrument principal des diminutions comme des accroissements dans les éliminations.

En 1871, notre région était infestée par les mulots et les souris, et nous avons eu beaucoup de nids de hulotte, moyen-duc, chevêche, effraie, buse. Pour la première fois, j’ai même vu des nids de hibou brachyote.

L’hiver suivant a été rigoureux et heureusement meurtrier pour les petits mammifères, aussi cette année-là, je n’ai pas trouvé de nids de hulotte ni de moyen-duc, et il y avait même très-peu de nids de buse.

Autre observation : Un de mes amis et collègues en ornithologie, M. le vicomte de Hédouville, possède, sur le plateau qui domine Sommermont (Haute-Marne), une ferme avec corps de bâtiments. Jusqu’en 1869, cette ferme avait été exploitée par un cultivateur qui habitait la maison. Comme dans toutes les habitations de ce genre, le bétail, les matières en décomposition ou sujettes à décomposition, attiraient les mouches et les vers que produisent les mouches ; ces mouches, à leur tour, attiraient les hirondelles. En 1869, M. Garola, qui réside à quelques kilomètres de là, loue la ferme de M. de Hédouville et l’exploite, sans en occuper les bâtiments. Alors plus de bétail, plus de mouches, et au lieu de cinq nids d’hirondelles rustiques qui s’y trouvaient chaque année, il n’y a plus qu’un seul nid ; encore ce couple d’hirondelles a-t-il quitté la ferme après sa première nichée.

En 1870, M. Garola, directeur de ferme-école et lauréat de la prime d’honneur, obtient de l’État le dépôt de moutons Mauchamp-mérinos de l’ancienne bergerie de Gévrolles ; non-seulement il va occuper les bâtiments de la ferme de M. de Hédouville, mais il agrandit les bergeries. Le troupeau y fait son entrée le 21 avril ; alors il n’y avait pas une seule hirondelle rustique, quoique les oiseaux de cette espèce fussent arrivés dans nos pays depuis le 2 de ce mois. Au 21 avril, les hirondelles étaient partout occupées à la nidification ; malgré cela, le 24, il en vint un couple, et même, le 6 mai, quand, dans les nids du dehors, il y avait déjà 3, 4 et 5 œufs, il en vint un second couple.

En 1876, M. Garola a quitté cette ferme. De nombreux troupeaux ont été vendus et les hirondelles qui étaient devenues très-nombreuses ont presque toutes disparu.

En 1872, année remarquable par l’abondance des fourrages et des insectes, j’ai connu plusieurs nids de râle de genêt et je n’ai jamais trouvé que ceux-là.

Que l’on défriche une forêt pour créer une ferme, les sylvains, ou oiseaux des bois, émigreront, pendant que les oiseaux des habitations et des champs accourront ; qu’un marais soit desséché, aussitôt les oiseaux d’eau disparaîtront.

Mais l’exemple le plus merveilleux de la répartition des éliminateurs sur les divers points de la terre, est celui de l’émigration générale des oiseaux à chaque automne. Alors la plus grande partie de la végétation tendre et printanière de la plaine et des bois va disparaître ; la plupart des insectes et des petits animaux vont hiverner dans le sein de la terre ; que feront les oiseaux ? Le plus grand nombre des nôtres porteront dans des pays plus chauds, quelquefois à des milliers de lieues, des services qui, dans notre région, ne sont ni utiles ni possibles, et en même temps nous verrons sans cesse passer les oiseaux du Nord qui, pour les mêmes causes, opèrent la même évolution.

Ces migrations sont d’autant plus intéressantes qu’elles varient sensiblement d’époque et de durée, d’après la durée et l’intensité de l’hiver et selon que telles ou telles éliminations sont nécessaires sur certains points du globe. C’est ainsi que s’expliquent, par exemple, l’arrivée tardive des martinets et leur départ dès le mois de juillet.


C.


La permanence des dangers d’une production excessive ou d’une décomposition organique trop lente devait également mettre en permanence les forces de l’élimination.

Aussi, pendant le printemps et l’été, les dangers d’une reproduction excessive se renouvelant sans cesse, on trouve chez les agents de l’élimination une stabilité proportionnelle.

Pendant cette période, les oiseaux se fixent sur les points de notre contrée où leur intervention est spécialement nécessaire.

Au printemps, époque principale de la reproduction, les oiseaux font un véritable domicile du nid qui est leur centre d’action ; quand les jeunes prennent leur envolée, les ressources de l’exploitation étant sensiblement diminuées, ils vont établir leur résidence dans le voisinage du domicile paternel et répartissent ainsi l’élimination sur les points de la contrée où elle a été insuffisante. L’automne nous amène ensuite les oiseaux de passage qui, soit isolément, soit par familles, soit par bandes, stationnent plus ou moins longtemps dans nos contrées pour vérifier, rectifier et compléter les travaux de l’élimination. Grâce à ces résidences successives des oiseaux sédentaires et de passage, la permanence de leur élimination est toujours en rapport avec la continuité d’une production surabondante ou d’une décomposition trop lente.

De plus, les mêmes causes donnant lieu chaque année aux mêmes effets : un oiseau qui a trouvé avantageuse l’élimination sur un point quelconque de notre pays est porté par son propre intérêt à y revenir l’année suivante, et en général il y revient. Il en résulte que cet oiseau, le plus mobile des êtres, a cependant, à ces points de vue, la fixité d’un rouage de machine, et que, pour ses travaux d’élimination, il a au moins toute la stabilité nécessaire.


§3. — CONSÉQUENCES DU PRINCIPE DE L’ÉLIMINATION.


No 1. — Elle a pour objet d’assurer la perpétuité des espèces et le complet développement des produits quelle n’atteint pas.


Dans la nature, les forces et leurs agents ont en maximum, en minimum et en moyenne, des proportions qui sont constantes. La science le reconnaît, et l’homme sage ne se livre à aucun travail matériel sans s’en préoccuper. C’est pour cette raison qu’il ne demande pas à un are de terrain de produire autant qu’un hectare, qu’il plante à des distances déterminées des peupliers, des betteraves, des salades, etc.

Mais un écueil pour une plantation réduite à son minimum est que, par suite de circonstances extraordinaires qui, dans une certaine période de temps, arrivent infailliblement, l’opération peut manquer complétement.

Or, si Dieu avait procédé de la sorte, combien d’espèces n’auraient pas disparu depuis la création du monde !

Mais la puissance de reproduction qu’il a donnée aux végétaux et aux animaux est si grande que les espèces sont impérissables ; il n’y a guère que les espèces du dronte et du grand manchot, qui aient succombé sous l’acharnement aussi malfaisant qu’aveugle de l’homme.

Ordinairement seuls, les individus sont sacrifiés et seulement de manière qu’il ne reste sur la terre que ce qu’elle peut développer complétement.

Grâce à ces merveilleuses combinaisons, sont assurés la perpétuelle reproduction des espèces et le complet développement de leurs produits.

De plus, les produits éliminés sont transformés en engrais, etc…

Quand donc l’homme ne vient pas rompre et bouleverser ces harmonies de la vie végétale et animale, il se produit toujours un équilibre parfait, entièrement profitable à nos plus grands intérêts.

« Nous en trouvons une preuve dans les pays encore peu habités », dit Gloger, « et qui, par cela même, sont peu ou point cultivés, de sorte que l’ordre primitif y subsiste encore, peu différent de ce qu’il était au commencement des choses ; là rien ne vient troubler les relations bien réglées entre le règne animal et le règne végétal, ou le trouble n’est que temporaire ; car aussitôt qu’il vient à se produire, tout se rétablit de soi-même, d’une manière prompte et facile. C’est que la nature a pris les précautions les mieux entendues pour remédier à tout désordre. Ainsi, dans les contrées où personne ne pense à écheniller les arbres, soit parce qu’elles ne sont pas habitées par l’homme, soit parce que la population y est peu nombreuse, jamais on ne voit d’arbre dont les chenilles aient dévoré les feuilles, et encore moins de forêts entières qu’elles soient parvenues à dévaster ».

Grâce à l’élimination si bien proportionnée et qui s’accomplit naturellement, les êtres conservés atteignent le maximum de leur vie et de leur développement ; au lieu de 32,000 chênes sans valeur et même impossibles sur une surface de deux ares, nous n’en avons qu’un, mais à lui seul il peut valoir 500 francs, 1,000 francs et plus, et fournir en une année 32,000 glands. Près de Saint-Dizier, dans la forêt du Val, canton du Champ-Jean-Claude, il y a un chêne cubant 130 décistères au cinquième réduit, et valant environ 3,000 francs.


No 2. — L’élimination, appliquée à la décomposition de certains corps organiques privés de la vie, est nécessaire à la salubrité de l’air et de l’eau, et au renouvellement des végétaux et des animaux.


Chacun sait combien il importe, dans tous les temps et surtout pendant les épidémies, que l’air et l’eau, qui sont la base de notre alimentation, ne soient pas corrompus ; les fièvres paludéennes, le charbon et beaucoup d’autres maladies, plus ou moins graves, sont souvent la conséquence de la corruption de l’air, de l’eau et des corps organiques.

D’un autre côté, les plantes et les animaux ne peuvent apparaître en un lieu quelconque pendant qu’il est occupé par d’autres. Pour que cela devienne possible, il ne suffit même pas que ces derniers soient privés de vie, il faut qu’ils aient cessé de former des unités distinctes, qu’ils soient pulvérisés pour être agrégés à d’autres corps ; par exemple, il faut que des plantes de 1869 aient été réduites en poussière et disséminées, pour que des plantes de 1870 prennent racines dans les mêmes lieux qu’elles.

L’élimination, qui a pour objet de réduire promptement en poussière certains corps organiques dont la lente décomposition cause des dangers pour la santé publique et des obstacles aux reproductions périodiques, est donc encore un bienfait.


No 3. — L’élimination transforme en engrais et en produits nouveaux les corps, vivants ou morts, auxquels elle s’attaque.


Nous devons à l’élimination non-seulement le complet développement de certains produits, mais encore la transformation de ceux qui sont éliminés, en engrais et en produits nouveaux. Les végétaux, qui se décomposent sous l’action de l’hiver, du froid, de la chaleur, de la sécheresse et de l’humidité, forment un engrais très-important.

Ces résidus comptent pour beaucoup dans la fertilité continue et même croissante de nos forêts. Tous les petits animaux, soit en vivant et par leurs excréments, soit en mourant et par leur décomposition, disséminent également un engrais à la surface de la terre. C’est par sa concentration sur quelques points que se sont formés les amas de guano et que se forme chaque jour la poudrette de nos poulaillers et de nos colombiers, engrais qui, dans le commerce, se vend fort cher sous le nom de colombine et de poulette.

Les insectes nous produisent de la soie, de la cire, du miel, des teintures, des médicaments, des ornements.

Ils sont nécessaires à la fécondation de beaucoup de plantes ; chaque abeille féconde chaque jour des milliers de fleurs, aussi les abeilles sauvages sont-elles nécessaires dans nos forêts.

Les oiseaux nous donnent de la chair, des plumes pour la literie et les parures.

Les insectes et les oiseaux, par la supériorité des instincts, de la beauté, du chant, procurent des joies qui sont appréciées de tous les hommes de goût et de cœur. Quant aux autres insectes qui ne contribuent pas directement à nous faire jouir de ces bienfaits, ils y contribuent partiellement et indirectement en servant de nourriture aux premiers.

Grâce à ces nombreuses combinaisons, l’élimination, qui contient un principe de mort, nous apparaît encore et surtout comme un principe de vie, comme un rouage principal du mécanisme de la terre, de l’extension de nos richesses. Employons donc avec beaucoup de réserve les expressions inutile et nuisible, quand il s’agit d’un éliminateur animal.

À ce sujet, certaines explications sont encore nécessaires.

Quelques plantes, l’ivraie entre autres, sont considérées par tout le monde comme de mauvaises herbes. L’épine, l’églantier et le chardon sont garnis de pointes. De cela nous pouvons au moins tirer deux leçons : la première c’est que le Tout-Puissant, au lieu de nous faire de si utiles et de si beaux cadeaux en végétaux et en animaux, aurait pu être beaucoup moins libéral ; de même que l’enfant s’attache à son père, lorsque celui-ci s’affirme par des actes de bonté, ainsi les hommes sont portés à l’amour de Dieu devant les manifestations de son infinie libéralité ; la seconde leçon, c’est que la vie terrestre n’est qu’une épreuve, une étape et non un but, qu’elle ne comporte pas de bonheur sans mélange, et que cette loi fondamentale se trouve partout proclamée, dans l’ordre de la nature comme dans l’ordre de la grâce, sur la tige de la rose comme sur la croix du Calvaire.

Est-ce à dire que beaucoup de plantes sont au moins nuisibles à nos intérêts matériels ? Un certain nombre ont été créées non comme substances alimentaires, mais comme remède pour guérir ou prévenir une maladie. À la suite des progrès et des découvertes de la science, beaucoup ont été à la vérité abandonnées par les pharmaciens et remplacées par des préparations chimiques ; mais, si dans nos deux départements de la Marne et de la Haute-Marne il y a environ 660,228 habitants, on y a constaté environ 6.000 espèces d’animaux, représentées par des milliards d’individus, lesquels devaient avoir et ont leurs plantes médicinales. Les granivores savent trouver le laxatif qui leur est nécessaire, et des animalivores un astringent. Un jeune chien élevé au chenil a l’instinct de découvrir à sa première sortie le chiendent dont il a besoin pour se purger.

Et puis, ces herbes dites mauvaises ne sont-elles pas pour les animaux sauvages et pour la vaine pâture une variété complémentaire et nécessaire des aliments ordinaires ? Sont-elles sans influence sur le sol ?

Il est probable qu’en étudiant tout ce qui se rattache à ces questions, on aurait de bonnes raisons de croire que les plantes dites nuisibles ne le sont que relativement, et qu’en détruire complétement les espèces serait appauvrir les hommes et rendre leur vie plus difficile.

Parmi les animaux éliminateurs de notre région, y en aurait-il de nuisibles au point que la destruction de leurs espèces soit pour nous un avantage ? Je n’ai aucune raison de le penser.

Mais il est certain que tous les végétaux et tous les animaux, même les meilleurs, peuvent être nuisibles, en devenant surabondants et qu’ils seraient bientôt surabondants, s’ils n’étaient contenus par des éliminateurs aussi variés que nombreux.

L’expression de nuisibilité appliquée aux végétaux et surtout aux éliminateurs de notre région ne nous semble donc vraie que relativement, avec des distinctions, et jamais dans un sens absolu.

Appuyons noire pensée d’un exemple.

Voici une forêt et un cours d’eau. Les arbres et les plantes aquatiques y sont d’une beauté remarquable et l’homme n’est jamais intervenu que pour couper, prendre et emporter une partie des végétaux. Or, le zoologiste, l’entomologiste et l’ornithologiste y trouveront toujours, avec des proportions quelconques d’individus, celles des espèces animales de la région qui ont été chargées de modérer la végétation des bois, des plantes et des eaux, aussitôt qu’elle devient surabondante ; car l’intervention de ces éliminateurs y est et surtout y a été d’autant plus nécessaire que les végétaux les plus vigoureux sont ceux qui se reproduisent le plus.

Il est donc évident que l’élimination était ici indispensable, qu’en la pratiquant par leurs moyens combinés et dans une certaine mesure, les petits animaux, les insectes et les oiseaux d’un nombre d’espèces déterminé par le Créateur, ont, à leur insu, directement ou indirectement, le plus souvent sans être entendus, ni vus, aidé les plantes à atteindre leur plus grande valeur, et il en est résulté que tous ces animaux se sont rendus utiles. En cette circonstance, l’excellence des résultats prouve l’excellence des moyens.

Et les insectes, comme le ver blanc du hanneton et la chenille, ont rendu des services considérables ; puisqu’ils ont pris une plus grande part à ces travaux d’élimination.

Seulement, et par cela même que leur puissance est grande, ils peuvent commettre de véritables dommages quand ils ne sont pas suffisamment contenus. Alors on peut dire qu’ils sont nuisibles ; mais cette nuisibilité n’est pas absolue, elle n’est que relative au temps, au lieu, à diverses circonstances, et quand l’action des régulateurs naturels n’est pas entravée par l’homme.

Il se trouve même ainsi quelquefois que l’insecte dit nuisible est plus utile que tout autre à l’équilibre de la production.

Nous allons voir ce qu’en particulier on doit penser de l’oiseau.


Séparateur

  1. Note adressée à l’auteur par M. Florent-Prévost.
    Liste des oiseaux d’Europe qui mêlent des hannetons
    à leur nourriture.
    Epervier Hannetons 8, 14 mai
    Buse 12 avril
    Cresserelle 27 av. ; 5, 14, 15 mai ; 1, 4, 7 juin
    Hibou moyen-duc 1, 18, 23 mai
    brachiote 30 avril ; 1, 12, 21 mai
    Chouette hulotte 7, 15, 17, 21 mai
    Chevêche 20 mai
    Effraie 5, 6, 12, 17 mai
    Scops 5, 6, 9, 28 mai ; 8, 10 juin
    Corneille freux 5 juin
    Corneille noire Larves 3, 7, 17 janv. ; 4, 20 fév. ; 3 mars
    Chrysalides 30 avril
    Hannetons 15 mai
    Corneille choucas Hannetons 7 mai
    Pie Larves 3, 9 15 janvier ; 8, 11 mars
    Hannetons 20, 21, 24, 29 av. ; 3, 11, 20, 24 mai
    Geai Larves 21 janvier ; 2, 4, 18 mai
    Rollier Hannetons
    Etourneau Larves 21, 29 mars ; 2 novembre
    Hannetons 30 mars ; 3 juin
    Pie-grièche grise 3, 5 mai
    Pie-grièche écorcheur 30 avril ; 3, 10 mai
    Larves 11 mars
    Loriot 5, 17 mai
    Merle-bleu Hannetons
    Rossignol 2, 14 mai
    Tarier 5 mai
    Pipi rousseline
    Engoulevent 11, 13, 20, 29 mai
    Mésange charbonnière 3, 5, 6 juillet
    Moineau 19, 26 mai ; 9 juin
    Pinson 11, 19 avril ; 9, 27 mai
    Linotte avril ; 25 mai
    Coucou 21 avril ; 5, 6, 30 mai