Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/31

M. Lévy (tome IIp. 235-243).

XIII

LA CELLULE.


Onze heures du soir venaient de sonner, Lauzun frappa un coup sec à la porte de son hôtel, traversa la cour d’un pas pressé, et se trouva bientôt dans la première pièce où Barailles l’attendait, en lisant un tome de mademoiselle de Scudéry avec courage.

Le comte était couvert de boue de la tête aux pieds, il se dégagea de son manteau, jeta son feutre aux mains de Barailles et se promena à grands pas, en donnant les signes de la plus vive impatience. Barailles suivait tous ses mouvements avec une profonde anxiété.

— Eh bien, Barailles, parle, M. de la Reynie est-il venu ? qu’a-t-il dit ?

— M. de la Reynie était absent, monsieur le comte, pour une arrestation qu’il doit faire à Saint-Germain.

— Mais ici, chez moi, n’a-t-on donc rien découvert ?

— Absolument rien, et pourtant je me suis mis à la tête de notre petite armée. Nous avons fouillé l’hôtel, ni plus ni moins que si c’était celui d’un partisan.

— Barailles, cher Barailles, je chasse de malheur, s’écria le comte, me voilà joué, joué encore une fois !

— Quoi ! ce diable d’homme ?…

— Encore lui, Barailles, je l’ai reconnu au moment où je ne pouvais plus me venger. Imagine-toi qu’il avait ôté les balles de mes pistolets.

— Monsieur le comte, dit Barailles, m’a pourtant bien vu les charger ce matin devant lui comme d’habitude…

— Oui, mais il t’aura vu aussi par le trou de quelque serrure. Enfin, laisse-moi, j’ai à écrire, je suis d’une colère !… Oh ! il faudra bien que la Reynie s’en mêle, sinon je le fais casser ! Où diable le roi ramasse-t-il ces gens-là pour sa police ?

— Monsieur le comte, reprit Barailles, n’attend pas sans doute de visites ce soir ? M. de Riom ne viendra pas ?

— Ah bien oui ! je l’ai laissé, il y a quatre heures, se lamentant sur la route avec mon postillon dont un des chevaux était tué. Je me suis élancé sur l’autre, que j’ai quitté à la porte Saint-Antoine.

Barailles n’osa donner aucune consolation à Lauzun, car il les eût mal reçue. Sa violence devint telle qu’il brisa plusieurs de ses meubles, une fois rentré dans son vaste appartement. Il venait d’apercevoir à la muraille le portrait de mademoiselle de Retz au milieu de plusieurs autres belles de la cour, ce portrait doublait sa rage.

Il voulut écrire, il fit jouer un tiroir, il y rencontra le dessin qu’il avait fait de mademoiselle Fouquet à Pignerol.

— Honte sur moi, murmura-t-il, devrai-je donc toujours être le jouet de cet homme ? Quel est-il, après tout, pour lutter ainsi obstinément avec moi ? Sait-il que d’une seule étreinte je puis le tuer, et qu’il n’aurait pas si bon marché de moi en champ clos ! Grâce à ce misérable, me voici devenu la risée de la cour et de la ville. Oh ! mais c’est indigne, conspirer ainsi contre moi sans nuls motifs ; épier mes moindres démarches, et se cacher, n’est-ce pas le fait d’un lâche ? Oui, continua-t-il dans l’exaltation de sa fureur et en frappant du poing les panneaux du boudoir où il était, cet homme est un lâche, c’est moi, moi, Lauzun, qui le lui crie. Si c’était seulement un noble adversaire, il viendrait, il se montrerait, mais il ne sait qu’une chose, se faire le laquais des femmes. C’est un lâche, un lâche !

Et la voix du comte s’éteignait dans son gosier, de larges gouttes de sueur mouillaient son front ; il laissa retomber ses mains meurtries sur le marbre de la cheminée. Son regard s’était attaché vaguement à la glace, il poussa tout d’un coup un cri de surprise.

Un homme, le front découvert, l’œil altier, flamboyant, venait de paraître au milieu même du boudoir, il se tint debout fièrement devant Lauzun.

— Vous m’avez appelé, dit-il au comte, je suis prêt. Aussi bien que moi, monsieur de Lauzun, vous devez connaître la valeur d’une insulte, et celle-ci vaut du sang. Toutefois, avant de vider notre querelle, souffrez que je vous entretienne quelques minutes.

Le comte, éperdu, glacé, regardait encore ce mystérieux personnage, quand celui-ci fit glisser rapidement un châssis de la muraille, et prenant lui-même un flambeau devant Lauzun, lui enjoignit de le suivre.

Le comte obéit machinalement à l’inconnu.

Tous deux descendirent les marches d’un escalier dérobé que Lauzun ne soupçonnait pas et dans lequel un seul homme pouvait passer. Le vent menaçait à chaque instant d’éteindre la lumière que portait le guide du comte, et ce vent humide paraissait venir d’une sortie souterraine. Un long corridor se présenta bientôt devant eux ; il aboutissait sous l’hôtel même à la Seine. Tout d’un coup l’inconnu prit une clef et la fit entrer dans une serrure. Le comte se trouva alors dans une vaste pièce éclairée uniquement par un bec fumeux de lampe, et dont son regard s’accoutuma à discerner peu à peu les objets.

Au milieu, se trouvait une table recouverte d’une foule de livres, d’in-folio, de papiers ; sur plusieurs des livres, il y avait des armes gravées, et le comte ne fut pas peu surpris en reconnaissant celles de sa famille. Ces divers volumes étaient presque tous ouverts, remplis de notes et de marques ; c’étaient des ouvrages ascétiques, des disputes, des conférences de théologie. Une cruche remplie d’eau et un morceau de pain noir étaient placés au-dessous de la table, à côté d’un cilice en pointes de fer. Dans le fond de cette cellule souterraine, Lauzun vit aussi une large croix de bois, cette croix avait du sang. En portant les yeux à la voûte, il fut effrayé de certaines sentences bizarres, toutes tirées de l’Écriture ; elles étaient peintes en noir. Une bêche et une fosse à demi creusée frappèrent aussi ses regards ; il remarqua encore un fouet dont les mille cordes étaient émoussées… Le mépris de la vie humaine éclatait dans chaque détail de la cellule ; une chaise de paille, une couche de crin formaient tout l’ameublement avec la table. Cette tombe sous un palais, cet homme au front chauve qui avait ainsi installé le cloître et les austérités chez lui, frappèrent l’esprit de Lauzun. Il ne songea pas sans une véritable frayeur à cet hôte silencieux séparé de ses plaisirs par le seul soubassement d’une voûte. Qui était-il donc, cet homme singulier, pour avoir rompu ainsi tout d’un coup avec le monde, pour se condamner à cette nuit dont lui seul avait le secret ? Lauzun appela à son secours ce même regard que don Juan retrouva devant le convive de pierre, mais il rencontra des yeux ardents, intrépides. Ce corps sec et voûté par les fatigues, les misères, la privation, s’était redressé ; le comte se vit tout à coup devant une de ces figures de capitaine, tels que durent être Montluc ou le baron des Adrets. L’ensemble de l’inconnu annonçait une de ces natures vigoureuses qui ne reculent devant rien ; il eût pu être tour à tour, en Italie, condottiere ; en Espagne, brigand dans les Sierras ; en France, chef de parti. Une épée, la sienne, sans doute, reposait à côté d’un uniforme usé et sali. Il présenta sa chaise à Lauzun et lui dit de s’asseoir, le comte resta debout. Lauzun était courageux, il l’avait prouvé plus d’une fois ; il lui sembla au-dessous de lui de sortir de ce lieu sans avoir le cœur net de cette énigme. Résolu à provoquer lui-même un aussi important débat, il allait prendre la parole, mais son hôte commença en jetant sur lui un regard clair et perçant.

— M’excuserez-vous, monsieur de Lauzun, de vous recevoir chez moi ? Je ne pense pas que ce misérable lieu puisse jamais servir à Votre Excellence ; il lui était inconnu, sans doute ; elle n’y retrouve ni l’or, ni la soie de son hôtel ; mais à défaut de cette coûteuse parure, le comte de Lauzun rencontrera dans cette tombe un homme qui lui parlera franchement comme à son frère.

— Parlez donc, monsieur, dit Lauzun, je vous écoute.

— Vous êtes encore jeune, monsieur le comte, mais l’adversité, cette dure conseillère, n’a rien pu sur vous. Loin de là, elle a fait germer dans votre cœur des désirs insatiables. L’honneur, la réputation d’une femme, son repos même, tout cela n’est rien pour vous ; il vous tarde de vous venger de votre passé, vous voulez dompter l’avenir ! — À moi, vous êtes-vous écrié, tout ce qui peut me consoler d’un hymen pesant ! à moi tout ce qui brille et palpite dans cette cour émue encore au seul bruit de mon nom, de mes triomphes ! Louis fut jaloux, injuste envers moi, il s’attend à me voir jouer le rôle d’un repenti ; prouvons-lui que je suis son maître ! Accourez ici, vous toutes qui vous souvenez de Lauzun, vous encore qui ne le connaissez pas ; son palais splendide vous est ouvert : l’or, comme un fleuve brûlant, inonde ses tables de jeu. Que me parlez-vous de ce qui s’est passé durant mon absence, et que m’importe à moi que Rancé ait un habit de prieur ? Mon chemin est celui de Buckingham, de Concini, de Cinq-Mars. Seulement, j’étais jadis le favori de Sa Majesté ; aujourd’hui c’est ma faveur qu’on briguera : je suis plus riche qu’un prince ! Voyez si le bonheur ne m’a pas suivi : Fouquet, le surintendant, est mort de sa chute et de ses blessures, les miennes me font revivre plus fort, plus audacieux que jamais ! Cet hôtel sera pour moi comme un fort inaccessible ; là, se passeront d’étranges drames ; les murs en sont épais, ils étouffent bien des soupirs. Ma thébaïde, à moi, sera brillante, fastueuse, la Seine elle-même reflétera sa grande ombre ; à défaut de Versailles, j’aurai encore des admirations et des envies. J’y serai seul, bien seul. J’en écarterai tout ce qui sent les conseils et la sagesse : ma mère d’abord, ma mère à qui chacun de mes désordres retombe sur le cœur ; puis ces hommes droits dont la parole seule est une censure. Il me faut des vices et des passions d’éclat, je ne dois point déroger au Lauzun des premiers jours ! — Ainsi disiez-vous dans votre incurable folie.

— Je vous remercie, monsieur, de vous être fait ainsi le confident de mes plus secrètes pensées, répondit le comte avec un sourire ironique.

— Ainsi disiez-vous, poursuivit Saint-Preuil, comme si le ver ne rongeait pas les plus sûres solives, comme si le flot ne minait pas peu à peu, comme si la mort n’établissait pas partout son royaume et sa menace ! Monsieur de Lauzun, regardez celui qui vous parle. Pensez-vous d’aventure qu’il ait toujours ignoré la langue des hommes, qu’il ait scellé de bonne heure et volontairement sur lui la pierre du sépulcre

? Demandez à Nîmes, à Montpellier, aux échos du Languedoc et des Cévennes ! Ils vous répondront que, jeune encore, il passa ses heures entre les folles joies et la licence, voluptueux d’abord, puis blasphémateur effréné, défiant la foudre elle-même de faire trembler le cornet de jeu placé dans sa main ; puis, bientôt emporté par la fureur la plus aveugle, celle d’un religionnaire obstiné, instruisant ses propres vassaux à laver leurs bras dans le sang, dépouillant les autels tièdes encore du pas des prêtres et portant à ses lèvres un calice de sainteté ! Vous rappelez-vous cet homme dont l’évasion du château d’Amboise frappa de terreur toute la contrée, ce pâle criminel dont le nom seul répandait l’effroi ?

— Saint-Preuil ! s’écria Lauzun.

— Oui, Saint-Preuil, que vous retrouvez ici courbé sous le poids de l’expiation et du remords, haïssant la vie d’une haine passionnée, macérant son corps la nuit et le jour, apportant enfin lui-même ses bras pantelants à cette croix ! Oui, comte de Lauzun, c’est un misérable, un réprouvé qui vous parle. Il vous crie de vous repentir, il en est temps ! Ah ! n’allez pas croire que sa lutte constante avec vous ne constituât qu’un jeu frivole, ne cherchez pas ici dans vos souvenirs à quelle rivalité futile vous pourriez attribuer mon inquisition de chaque jour, de chaque heure ! C’est à votre mère, à votre mère seule…

— Ma mère, ma mère, dites-vous ?

— Mais pourquoi vous parler ici de votre mère ! Est-elle jamais descendue ici ? m’a-t-elle dit : Saint-Preuil, vous veillerez sur cet homme qui est mon fils ? Non, elle ne me l’a point dit ; mais moi je l’ai deviné. J’ai deviné cette douleur aiguë, profonde, véritable, que lui causaient vos désordres. Je me suis dit : Elle m’a sauvé à Amboise, moi je sauverai son fils, dussé-je m’attirer son ressentiment, sa haine ! Calviniste comme elle, je lui ai juré de me convertir ; mais n’ai-je donc pas une jeunesse de sang et de crimes à expier ? Ai-je le droit seulement d’approcher des mêmes autels ? Non, je fus un monstre, un misérable égorgeur que Saint-Ruth eût pendu aux saules du chemin ; j’ai prêché la rébellion contre mon prince, j’ai soufflé la discorde dans le Dauphiné et le Vivarais. Grâce à madame dé Lauzun, votre mère, j’ai pu échapper au courroux du roi, mais je serais un lâche d’échapper à mes remords, il faut que je me punisse ! Ainsi ai-je fait en enfonçant ce cilice aux mailles aiguës dans ma chair, vivant de cette eau et de ce pain, accomplissant ici, sous vos parquets même, une vie de morne pénitence. Quand votre salon s’illuminait, quand tout n’était qu’orgie et danse éclatante autour de vous, quand des voix lascives se mêlaient en haut à la musique des concerts, moi je suspendais à ce clou mon habit de capitaine, j’étendais mon corps sur la cendre, j’évoquais mes fautes et ma pénitence autour de moi. Je ne craignais pas que l’air aspiré par tant de belles poitrines vînt passer alors sur moi comme une brise, qu’un son de l’archet de Lulli pût me distraire ; ces lieux sont mornes, voyez ! Jamais aucun autre pas que le mien n’a troublé ces solitudes, et cependant si j’eusse voulu en sortir, moi qui connaissais de longue date les moindres détours de votre hôtel, j’aurais pu renaître à la lumière, à la vie. Du jour où je vous prêtai mon épée à Vincennes, du jour où vous me vîtes, morne et sévère, glisser comme une ombre à travers le bois, de ce jour-là, comte, je commençai ma vie souterraine. Pour mériter de Dieu ce que j’en voulais, je résolus de vous disputer vous-même à Satan ! Ces femmes jeunes et belles, que vous espériez moissonner comme des colombes, je vous les arrachai une à une, au jour le jour, opposant la ruse à la violence de votre conduite, touché de leurs périls et plus alarmé des vôtres. Je devins ainsi votre démon et votre ange, votre sauveur et votre bourreau. Si dans ce que j’ai fait, un seul motif humain a pu me guider, ce ne serait, comte, que celui de la reconnaissance qu’un criminel comme moi a vouée à votre mère. Jugez-moi, vous savez tout.

Un silence glacé suivit cette confession de Saint-Preuil, pendant laquelle Lauzun, ému et troublé, se crut lui-même transporté dans un monde nouveau pour lui. Ce martyre résolu, dans un homme qui se croyait encore indigne de l’éclat d’une conversion, jetait son esprit dans un sombre étonnement. Il avait sous les yeux un cénobite et un capitaine, un homme dépassant les austérités d’un religieux et la mission d’un prêtre. Sa fureur s’éteignit devant ce cilice, ce pain noir et cette croix. Mais aussi, peu à peu sa terreur reprit le dessus, quand il considéra ce front sillonné de veines sanglantes, ces yeux qui avaient échauffé le meurtre, le pillage et l’incendie. Lauzun se souvint qu’il avait appelé Saint-Preuil d’un nom offensant, il se demanda si toute haine était morte au fond de ce cœur. Peut-être cette fosse creusée à demi allait-elle s’ouvrir pour cacher à jamais une ténébreuse vengeance. Le lieu était muet, la tombe inconnue, le meurtre sûr. Le comte ne se rappela pas sans frémir tout ce que Saint-Preuil avait été, la moindre résistance pouvait éveiller en lui des pensées farouches. Il s’avança pourtant et lui fit signe qu’il voulait sortir, tant ce lieu sinistre l’épouvantait.

— Comte de Lauzun, dit Saint-Preuil, vous êtes libre. Rappelez-vous seulement notre entretien, désormais je ne vous suis plus à charge. Cependant je dois vous dire que nos deux existences sont liées par un dessein de Dieu l’une à l’autre. Fils d’un calviniste, je n’embrasserai la nouvelle religion de votre mère que le jour où vous serez vous-même touché de vos fautes. Ma rénovation chrétienne, mon salut, sont à ce prix. Prenez garde que le ciel ne vous envoie le châtiment pour messager, tâchez que mon exemple vous suffise. Adieu, comte de Lauzun !

Ces paroles dites, Saint-Preuil ouvrit la porte à son prisonnier, qu’il accompagna pâle et tremblant jusqu’à son boudoir.

— Dormez en paix, comte, ajouta-t-il, cette nuit, je sors d’ici. Aucune ombre inquiète ne troublera plus vos rêves ; à moi la haine, à vous le monde, vivez ! Rien de ce que vous pourrez faire ne contrariera seulement l’avenir de Dieu. Votre règne incline déjà.

Il laissa le comte et disparut dans les ténèbres.