Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/32

M. Lévy (tome IIp. 244-252).

XIV

LE CABARET DE LA BELLE ÉPÉE.


Le lendemain, il y avait foule au cabaret de la Belle épée. Ce lieu de plaisance se trouvait non loin de l’hôtel Carnavalet. On y voyait de tout : des grands seigneurs et de pauvres hères, des suisses de bonne maison et des porteurs de chaises attendant fortune ; il s’y faisait des parties de paume, et le prince de Marsillac y venait souvent. Un certain chevalier, nommé Grimargin, y avait un jour été rossé de la belle manière par Seignelay, parce qu’il trichait au jeu, et depuis ce temps il s’était établi dans le cabaret une discipline sévère. L’hôte était un grand diable qui avait fait la guerre au bon temps ; il n’aimait que les gens d’épée. C’était peut-être à cause de cela qu’il avait pris son enseigne.

Une toile tendue sur l’arrière-partie de l’établissement, qui donnait sur un jardin, abritait un jeu de paume où les plus galants de la cour ne rougissaient pas de jouer à de certains jours, et ces jours-là le cabaret était plein.

Parmi ces hôtes assidus de la Belle épée, nos lecteurs eussent reconnu bon nombre de nos personnages.

C’était d’abord Roquelaure, à qui Ménage reprochait d’aimer l’argent[1] ; il espérait gagner à la paume celui du marquis d’Alluye. Lavardin y venait boire avec le marquis de Camardon, et Cavoie y avait amené Villequier. Dans un quart d’heure au plus, on y attendait le prince de Monaco, qui déjeunait chez le marquis de Grancé avec la Dumesnil, chez laquelle il allait tous les matins en pénitent, le chapelet à la main. On prétendait enfin que de Vardes, exilé pour ses méfaits, avait en ce lieu des affidés qui lui envoyaient sous main les nouvelles de la cour et de la ville. La conversation, en effet, était loin d’y chômer, et depuis l’aventure de la duchesse de la Ferté avec M. Lavocat, celle du comédien Baron et de madame de Bertillac, il n’était question en ce beau lieu que d’assaisonner son prochain à la belle sauce.

Roquelaure commençait le branle par une histoire assez verte sur madame de la Ferté et le chevalier de Lignerac, quand Lavardin lui frappa sur l’épaule impertinemment :

— Mon cher duc, lui dit-il, quoi que vous puissiez conter, cela ne vaudra pas l’histoire de mademoiselle de Retz.

— Son enlèvement ! reprit le duc, piqué ; allons, c’est de l’histoire ancienne, monsieur de Lavardin !

— Vous la saviez ? demanda Lavardin interdit ; c’est cependant Riom qui me l’a contée ce matin même, à l’auberge des Trois cuillers.

— Et madame de Lesdiguières m’avait donné tous les détails de la chose dès hier soir. Monsieur de Lavardin, levez-vous plus tôt une autre fois.

Lavardin se mordit les lèvres.

— Madame de Roquelaure, reprit-il, peut seule consoler M. de Lauzun de cette aventure.

— Et pourquoi cela, je vous prie, monsieur de Lavardin ?

— Parce qu’elle était cachée, bien cachée, monsieur de Roquelaure, dans l’un de ces cabinets où nous n’avons trouvé que madame d’Humières.

— En ce cas, c’est mal à elle d’avoir abandonné la maréchale. Elle vous eût aussi épargné ses coups de griffe.

— Monsieur le duc, reprit Lavardin, savez-vous que depuis votre duel à Vincennes, vous vous croyez un personnage, à ce qu’il paraît ?

— À ce qu’il paraît, monsieur de Lavardin, vous croyez que M. d’Humières est aveugle ! Allez, il sait bien d’où vous vient ce nœud de pierreries et ce gland d’épée que vous avez là.

— Et moi je sais aussi d’où vous vient votre faconde.

— Et d’où cela ? me le direz-vous ?

— De votre parti pris de ne pas vous battre, quand même. Croyez-moi, restez paisible.

— Nous sommes en pleine paix, monsieur de Lavardin je n’ai vu qu’une affaire depuis longtemps, votre duel de l’autre jour avec madame d’Humières.

La querelle allait s’échauffer, quand Seignelay et Camardon s’interposèrent.

— Laissez parler ce cher Roquelaure, dirent-ils ; de Vardes est exilé et nous n’avons plus que lui.

— N’y a-t-il pas, cher duc, quelque bonne histoire en l’air ? demanda gaiement Camardon ; pour moi, je m’ennuie, tant, que je voudrais me faire Turc.

— Par ma foi dit Roquelaure à Camardon, je n’en sais qu’une, arrivée, je crois, à la dernière foire de Saint-Germain, où votre femme se trouvait.

— Laissez mademoiselle de Laval en repos, reprit Camardon, enchanté de couper court, et donnez plutôt votre attention à ce merveilleux équipage qui s’arrête en ce moment-ci au bout de la rue Culture-Sainte-Catherine. Le duc de Foix et le prince de Marsillac n’ont rien de plus beau. Quel est donc le riche seigneur…

— Je gage pour le comédien Baron, dit Seignelay ; la Bertillac a vendu pour lui ses pierreries le mois dernier…

— Y pensez-vous ? le carrosse a des armoiries superbes.

— C’est un carrosse de la cour.

— Oui, ma foi ; mais tous ses mantelets sont abaissés.

— Je vous donne en cent, dit Roquelaure, qui avait fait quelques pas vers la voiture et s’en revenait tout essoufflé, qui vous allez voir passer dans cet équipage ?

— M. le Prince !

— M. le Dauphin !

— Non, messieurs : M. de Lauzun !

— Laissez donc !

— Et il n’est pas seul, poursuivit Roquelaure, il est avec une dame.

M. de Monaco s’approcha du groupe des causeurs, Roquelaure le remarqua.

— Arrivez donc, cher prince ; il y a du Lauzun en l’air. Un tête-à-tête nouveau, mystérieux ; j’ai reconnu sa voix, il causait avec une dame : voyez plutôt. Le carrosse s’est arrêté à la porte du magasin de la Belle brodeuse ; les commis leur apportent des étoffes miraculeuses. La voiture, je gage, va repasser par ici ; tenons-nous bien. Quand le duc se trouvera en face de nous, nous pousserons un grand cri. Il sera effrayé, il mettra la tête à la portière ; le mantelet levé, nous verrons avec qui il est.

— Bravo ! s’écrièrent en chœur Seignelay, Camardon et Lavardin, ravis de s’atteler à quelque nouveau tour de Roquelaure ; mais êtes-vous sûr au moins que ce soit lui ? Ce n’est pas là sa livrée.

— Vous commettez là une grande imprudence, messieurs, objecta le prince de Monaco, qui tremblait de tous ses membres ; cette voiture n’appartient pas à M. de Lauzun.

— Rassurez-vous, répondit Roquelaure à l’oreille du prince de Monaco, ce ne peut être la princesse ; elle est à l’Île Adam, vous le savez comme moi.

Malgré cette assurance, le prince de Monaco ne vit pas sans une secrète inquiétude les chevaux repartir en prenant tout d’un coup le pas au lieu de l’amble, comme si le cocher eût eu des ordres. Roquelaure avec sa bande se tenait prêt à crier, mais il n’en fut pas besoin ; arrivé devant le cabaret de la Belle épée, les mantelets de la voiture se levèrent tout d’un coup, et l’on put voir Lauzun en compagnie d’une dame fort splendidement parée. Une vive rougeur couvrit ses traits quand elle s’aperçut du tour indigne que le comte lui avait joué en la faisant voir avec complaisance aux seigneurs les plus caustiques de la cour. De sa main tremblante elle se hâta de tirer les rideaux de la voiture.

— Madame de Montespan ! s’écrièrent à la fois le prince de Monaco, Roquelaure, Seignelay, Camardon et Lavardin.

— Pour le coup, voilà qui est magique, reprit Cavoie en sortant, la raquette en main, du jeu de paume. Qui eût pu croire qu’ils se seraient jamais réconciliés ? Le serpent et la couleuvre !…

— Vous ne connaissez pas M. de Lauzun, tous tant que vous êtes. Il sait profiter à merveille des caprices du maître, et celui du roi pour mademoiselle de Fontanges lui aura sans doute ramené la Montespan. N’y a-t-il pas bal demain chez elle, et le comte ne lui manquerait-il pas ? Elle vient de faire ses emplettes avec lui, il aura taillé en plein drap.

— Tout de même, dit Monaco, voilà qui est bien osé ! Sortir avec lui dans son plus magnifique carrosse !

— Elle enrage que nous l’ayons vue, cette chère marquise, elle qui enrage assez déjà de mademoiselle de Fontanges et de sa grossesse. Que pouvait-elle dire à Lauzun ? Le temps de leurs amours est bien passé.

— M. de Lauzun, reprit Roquelaure, racontait peut-être à la marquise l’une de ses dernières expéditions. Il n’est pas toujours malheureux, croyez-le bien. Hier encore, ma foi, oui, pas plus tard qu’hier, j’ai vu, de mes deux yeux vu… Mais, est-ce que monsieur prendrait intérêt à cette histoire ? poursuivit le duc en apercevant un jeune homme qui se rapprochait du groupe où il pérorait.

Ce nouveau venu était si pâle, que le duc se sentit saisi malgré lui d’un certain trouble en le regardant. Toutefois, comme le cercle d’auditeurs qui lui était habituel paraissait avide de le voir continuer, il reprit :

— C’était hier, oui, sur les deux heures.

La physionomie du jeune homme exprimait une horrible anxiété. Sa main impatiente tordait le bout de sa cravate, sa poitrine était oppressée.

Le duc continua :

— Hier donc, deux heures, et comme je me rendais à l’Arsenal pour y voir le gouverneur, je vis une ombre rapide glisser à côté de moi. C’était une jeune fille, belle comme l’aurore ; elle avait beau tenir son voile abaissé, le vent me servait presque aussi bien que Bontemps sert le roi. Elle marchait si vite que j’avais peine à l’atteindre. Au tournant du pont Marie, il survint par bonheur un embarras de charrettes. Je me glisse avec mon agilité ordinaire, la belle s’était arrêtée. Je pus voir alors une charmante créature, aussi belle, plus belle qu’aucune de la cour, qui regardait avec un soupir les fenêtres de Lauzun. Ma première pensée, je l’avoue, fut de me jeter à sa tête et de lui décocher les compliments usités en pareil cas ; mais une petite moue dédaigneuse me prouva qu’elle me trouvait sans doute moins beau que l’ancien favori de Sa Majesté. Je ne sais pas même si, dans sa précipitation à gagner le quai d’Anjou, elle ne me donna pas un léger coup de coude ; ce qui est sûr, c’est que je la vis frapper à la porte de l’hôtel avec une rapidité qui me surprit.

Étourdi de son coup de coude ou de sa grâce, je demeurai là, à la porte, une grande heure, me demandant si elle n’allait point sortir, et si Lauzun, d’aventure, la faisait peindre. La pluie survint pendant ma faction, et quand je demandai au suisse du comte si la belle comptait demeurer longtemps, il me répondit en m’indiquant du doigt Riom et Lauzun qui allaient monter en chaise de poste dans la cour. Donc, la belle enfant avait accepté l’hospitalité du comte, elle avait fait élection de domicile à l’hôtel de l’Île. Si ce n’est pas là une bonne fortune que Lauzun m’a volée, je ne veux pas avoir fait le siège de Gravelines.

— Mais son nom, son nom ? demandèrent en chœur les assistants.

— Attendez donc… son nom… je l’ai écrit là, sur mon carnet. Oh ! je suis un homme d’ordre.

C’est, reprit le duc, en ouvrant son calepin, un nom plébéien s’il en fut, la fille ou la nièce d’un financier de la place Royale, à ce que j’ai pu en découvrir ; oui, parbleu, voilà le nom : Mademoiselle Leclerc !

— Vous en avez menti, monsieur le duc ! s’écria l’un des auditeurs de Roquelaure, dans lequel il n’eut pas de peine à reconnaître le jeune homme qui semblait suspendu à ses paroles.

Tous les regards se portèrent alors sur lui, et l’on vit un jeune enseigne de bonne mine, les cheveux au vent la main sur la garde de son épée.

Henri Leclerc, c’était lui, s’approcha du duc et lui dit à demi-voix :

— Monsieur le duc, je suis militaire, prouvez-moi que vous l’êtes ou que vous l’avez été.

La voix de Henri était brève, impérieuse, irritée… Le duc se troubla, mais reprenant bientôt son assurance :

— Vous savez aussi bien que moi, monsieur, que ce que vous demandez est impossible. Je suis placé trop haut pour vous rendre raison, et votre folie suffirait à vous faire destituer, peut-être même renfermer à la Bastille.

— N’importe, monsieur le duc, répliqua Henri avec assurance, je suis prêt à me dépouiller de mon uniforme pour vous faire rétracter. Ce que vous avez avancé là est un mensonge ; oui, monsieur, un mensonge, car je connais celle que vous déshonorez publiquement. Mademoiselle Leclerc n’a pas mis le pied chez le comte de Lauzun !

— Puisqu’il faut vous donner des preuves certaines, reprit le duc, je veux bien vous dire que ce mouchoir ramassé par moi…

Et le duc fit voir au jeune homme un mouchoir brodé, qu’il avait, disait-il, ramassé dans cet embarras de charrettes au pont Marie. Henri le reconnut pour avoir trouvé le pareil chez son père et l’avoir porté souvent à ses lèvres. Un nuage passa sur son front et sur sa vue ; il eût préféré un coup de poignard à ce qu’il souffrait. La veille, il avait apporté la bague à mademoiselle Fouquet, en lui faisant promettre de la lui rendre dès le lendemain, qu’en avait-elle fait ? où s’était-elle rendue ? Ce matin même, Henri, épuisé par l’insomnie et la fièvre, Henri, qui n’avait pas osé rentrer chez son père, dont il avait cependant appris la délivrance, s’était rendu de bonne heure chez madame de Lauzun. La comtesse était sortie ; pour mademoiselle Fouquet, elle était en conférence avec une personne qu’on ne put parvenir à lui nommer. Ce mystère acheva de briser les forces de Henri, il se retira les larmes aux yeux, le désespoir dans le cœur. C’était sur ces entrefaites que le jeune enseigne venait d’entrer au cabaret de la Belle épée, et qu’il recueillait les paroles de Roquelaure. Pressé d’en finir avec le duc. il reprit :

— Je consentirai, monsieur, à désavouer mes expressions, si vous me donnez ce mouchoir.

— Qu’à cela ne tienne, dit le duc, mais je ne vois pas trop…

— Comment ! s’écria Henri, vous ne voyez pas qu’avec cette preuve, je puis remonter à la source du mensonge ! Oui, monsieur te duc, j’irai trouver le comte de Lauzun, je lui dirai… Mais où le trouver ? poursuivit Henri, me recevra-t-il ? ne m’écartera-t-il pas ? Cependant, monsieur le duc, il faut que je le voie, que je lui parle. Oh ! mon Dieu ! ne se trouvera-t-il donc ici personne qui veuille aider un misérable jeune homme pressé de démasquer un imposteur ou un lâche !

— Disposez de moi, jeune homme, dit à Henri Leclerc une voix assourdie par la haine et par la rage. Je suis le marquis d’Alluye, gouverneur d’Amboise.

— Diable ! dit Roquelaure à Henri, vous avez là un brave compagnon, mon jeune ami.

— Je m’offre à monsieur pour son second, dit Lavardin.

— Y songez-vous, messieurs ! le roi défend les duels, reprit Seignelay.

— Je suis là pour en dégoûter, ajouta Cavoie. La Bastille m’aurait encore sans mademoiselle de Coëtlogon…

— Messieurs, fit Roquelaure, ceci ne doit pas nous empêcher de jouer à la paume. Pour moi, j’ai assez de mes affaires sur les bras, je me démets volontiers du rôle de témoin. Ce jeune homme trouvera d’ailleurs M. de Lauzun au bal de demain chez la marquise.

— Et je vous y présenterai, reprit d’Alluye. À dater de ce jour, je vous protège, monsieur.

D’Alluye et Lavardin sortirent en échangeant entre eux un signe d’intelligence. Henri Leclerc les suivit.

— Il faut vous mettre en armes, reprit d’Alluye une fois dehors, notre homme est rude.

Tous les trois entrèrent chez Rivalot, ancien écuyer de Monsieur, qui se faisait honneur d’avoir montré l’escrime à Bussy.


  1. Ménagiana.