Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/30

M. Lévy (tome IIp. 228-235).

XII

LE CARROSSE BLEU.


Nos lecteurs se demanderont peut-être comment cet homme unique passait aussi soudainement d’un caprice à l’autre, et quel corps d’acier il mettait au service de ses plaisirs. Ce n’est point à nous qu’il appartient d’expliquer ici des constitutions organiques dans le genre de celles de Buckingham, de Lauzun ou de Richelieu. En formant ces hommes privilégiés, la nature voulut sans doute se mirer dans elle-même, à des âges différents ; aucun d’eux ne se ressembla. Les uns obéirent à leurs instincts, d’autres à la mode, d’autres à l’ambition. Vouloir les définir serait une tâche pour laquelle nous ne nous sentons aucune aptitude. Le portrait que la Bruyère a laissé lui-même de Lauzun[1] est imparfait, et fût-il exquis, il n’expliquerait encore rien. Comment définir, en effet, cette soif insatiable de bonnes fortunes, cette rage de succès qui tourmentait le comte, même après sa sortie de Pignerol, et quand il n’eût dû songer qu’au repos ? Est-ce parce que Lauzun n’aimait point Mademoiselle ? Est-ce parce qu’il était véritablement encore jeune, et que la prison, loin d’amoindrir ses forces, les avait doublées ? Ou bien la vanité seule était-elle le mobile de ce roué sérieux qui se vantait[2] d’avoir fait morfondre le roi à la porte de madame de Monaco ?

Mais laissons à de plus habiles que nous le soin de préciser les motifs de cette humeur inconstante, fantasque et souvent coupable, au vent de laquelle le comte s’abandonnait. Disons cependant que cette fois, en se rabattant ainsi sur un autre espoir, le comte avait une excuse. Un sorcier l’avait joué indignement ; Riom, témoin de la scène, ne manquerait pas de la conter. En proie au dépit, à la colère, Lauzun ne pouvait balancer ; il lui fallait ou s’avouer vaincu devant Riom, ou prendre sa revanche par une action d’éclat.

Le comte ressemblait alors à un général désappointé, qui lance son cheval à corps perdu au milieu d’une bataille.

Il ne savait pas plus que Riom ce qui adviendrait.

Tout ce qu’il savait, c’est que l’enlèvement de mademoiselle de Retz constituait pour lui une de ces victoires qui effacent tout. Gravelines, Courtray, le passage du Rhin n’étaient rien près de cela.

La route d’Orléans une fois prise, Lauzun sentit renaître ses esprits et sa gaieté. Riom mettait le nez à chaque seconde à la portière, espérant voir le carrosse après lequel ils couraient, mais rien ne se dessinait à l’horizon.

— Le carrosse est bleu, dit le comte, et la lettre m’indique que mademoiselle de Retz voyage sans laquais. Ils l’attendent à la première couchée, car ils ont pris les devants de ce matin.

— Et nulle autre femme n’accompagne la belle enfant ? demanda Riom, qui voulait à toute force entrer pour quelque chose dans le siège.

— Si fait, il y a madame de Pontchartrain.

— Grand merci, on la dit laide.

— Riom, mon ami, ne trouves-tu pas que nous sommes deux grands sots ?

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’en vérité nous nous donnons un mal extrême à courir les champs, tandis que Barailles nous avait fait un dîner… oh ! mais un dîner que Sillery mettrait au-dessus de ceux de Vatel. C’est étonnant, je commence à avoir faim.

— Souvenez-vous, mon oncle, qu’un général d’armée ne doit pas manger, à moins que ce ne soit sur le pouce et à la tranchée.

— Diable ! c’est un peu dur ; mais cependant voici une auberge…

— De belle apparence, c’est vrai, et de plus là-bas un gros nuage noir de mauvaise mine.

— Entrons dans l’auberge et laissons passer le grain. Nous saurons en ce lieu si l’on a aperçu le carrosse en question.

Ils passèrent tous deux dans la salle à manger de la Raquette d’or, l’hôtesse y tournait elle-même la broche. C’était un bouchon des plus médiocres, et il n’y avait pas apparence qu’on s’y arrêtât, à moins d’une roue cassée.

— Bonne femme, dit Lauzun en s’adressant à l’hôtesse, n’auriez-vous point vu passer tout à l’heure un carrosse bleu ?

— Ma foi, mon cher monsieur, il en passe sur cette route-ci de toutes les couleurs ; je ne me souviens que d’un grand homme pâle qui s’est arrêté chez nous, et m’a fait la même question. Par parenthèse, il courait la poste dans une chaise digne du diable. Il n’a pris que le temps de manger un morceau et de faire raccommoder sa boîte, à laquelle il manque autant de clous, sur mon honneur, que d’écus dans ma tirelire.

— C’est peut-être Brancas… Il aura oublié l’heure, dit Riom ; il est si distrait ! N’a-t-il pas pris à l’armée une vache sellée pour son cheval ?

— Ne perdons pas de temps, Riom, vite ! vite ! cria Lauzun.

— Laissons donc au moins passer cette ondée, grommela le postillon ; nous courons le risque d’être enlevés ; voyez donc.

La pluie menaçait, les arbres ployaient au vent. Un orage accompagné de grêle se forma bientôt, et le postillon se vit forcé de remiser la voiture.

— Un joli temps ! dit Riom ; le carrosse qui nous précède doit marcher au pas nous l’aurons bientôt rejoint.

— Madame, reprit Lauzun en s’adressant à l’hôtesse, quelle mine avait le voyageur en question ?

— La mine d’une âme en peine. Il suait sang et eau, et promettait jusqu’à sa perruque au postillon pour dépêcher.

— Plus de doute, c’est Brancas ! Le pauvre cher homme, il aura cru que ces dames l’attendraient. Je ne vous donne pas dix minutes, l’ami, ajouta Riom au postillon, pour que vous ne rencontriez sa chaise.

Le temps s’était éclairci, Lauzun et Riom repartirent à tours de roues. Ils voyaient fuir les arbres, les villages, le ciel, avec une merveilleuse rapidité. L’unique plat qu’on leur avait servi à l’hôtel était loin de valoir un seul écu, il fallut s’en contenter.

— Du diable ! si je vois un seul carrosse sur cette damnée route ! dit Riom après un quart d’heure. Ne trouvez-vous pas, mon oncle, que ce serait le cas de causer un peu de nos affaires ? Notre postillon a le mot, il saura bien distinguer la couleur de l’équipage.

— De quelles affaires veux-tu causer ? demanda Lauzun d’un air distrait.

— Des miennes et des vôtres, mordieu ! N’êtes-vous point mon oncle, et ne devez-vous point tenir à ce que mon train soit raisonnable ?

— Sans doute.

— Eh bien, mon oncle, je n’ai plus un sou vaillant.

— Tant pis, dit Lauzun en regardant par la portière. Vous voilà, monsieur, comme mon autre neveu Armand de Gontaut-Biron !

— Par exemple, mon oncle, Biran est un joueur, un débauché.

— Et vous donc ! ne croyez-vous pas que j’ignore vos escapades ? Henri de Castelmoron, le fils de ma plus jeune sœur, doit vous faire rougir, vous et Biron.

— Mon oncle, dit Riom, il me semble voir un carrosse bleu.

— Que dis-tu ? répliqua Lauzun impatiemment et faisant trêve à sa morale, que Riom trouvait à coup sûr intempestive, es-tu bien sûr de ce que tu vois, et n’as-tu point la berlue ?

— Je vous dis, mon oncle, que c’est là un carrosse bleu, répondit Riom en indiquant à Lauzun un point vague à l’horizon.

— Et moi, Riom, je dis que tu te trompes.

— Gageons !

— Je ne gage pas, je n’ai plus mes yeux de vingt ans.

— Vous aviez raison, c’est une simple charrette. À propos, irez-vous chez la Montespan ? On doit y arranger les présentations pour le jour de la Saint-Louis.

— Va-t’en au diable ! tu sais bien que la marquise est mon ennemie la plus dévouée…

— Mais je sais aussi qu’elle vous regrette toujours. « Ce cher comte, disait-elle l’autre jour à Seignelay, nous sommes comme Annibal et le poison, nous ne pouvons nous tuer ! »

— Elle a dit cela ?

— Et bien d’autres choses encore. Mais comme vous touchez, mon oncle, au moment d’être heureux, je ne veux pas vous en dire davantage.

— Continue.

— Donc la marquise espère vous voir à la Saint-Louis à Versailles. « Il me fera danser, a-t-elle dit, j’en suis bien sûre. »

— Compte sur cela, vieille folle !

— « Vous aussi, Riom, a-t-elle eu la bonté de me dire, vous mettrez pour ce jour-là un habit des plus galants. Votre oncle vous le payera. »

— C’est ingénieux.

— C’est juste, c’est de toute nécessité ! D’abord, mon cher oncle, j’ai ma liste sur moi, et si vous en voulez le détail ?…

— Laisse-moi tranquille, tu dois à Dieu et au diable !

— Deux créanciers inconnus à moi, cher oncle, je n’ai que Prud’homme, votre baigneur, et celui de la Feuillade…

— Prud’nomme, un juif, un grippe-sou !

— C’est votre caissier. Il m’a dit qu’en vous pressant, vous consentiriez…

— À rien, à rien, monsieur, interrompit le comte, à moins que… Par ma foi, Riom, c’est là une idée, reprit-il en fixant un regard diabolique sur son neveu.

— Que voulez-vous de moi ?

— Que tu te charges de madame de Pontchartrain, mon bon, mon cher Riom, moi j’en aurais peur ; on dit qu’elle a bec et ongles…

— Et vous voudriez qu’elle m’égratigne ? Non pas, vous l’attaquerez de front comme mademoiselle de Retz.

— Mais si elle se gendarmait ? c’est une maîtresse femme.

— Bah ! vous saurez bien en triompher comme de madame d’Humières. C’est convenu ; moi je suis simple témoin.

— Riom, il serait temps que je fisse quelque chose pour vous !

— Ah ! mon oncle, dit Riom, en lui prenant les mains affectueusement, je vous reconnais bien là ! qu’allez-vous faire ?

— Riom, mon ami, je veux te nommer mon historien.

— Moi, mon oncle ?

— Certainement, le roi a bien Pelisson.

— Et ses émoluments sont convenables, reprit Riom. Mais, mon oncle, je vous ferai observer que vos plus beaux faits surpassent ceux de Sa Majesté. Celui-ci, par exemple. C’est seulement dommage que la Pontchartrain en soit.

— Riom, dit Lauzun en retirant tout d’un coup sa tête de la portière du carrosse, cette fois je ne me trompe pas, vois toi-même.

— C’est le carrosse bleu, reprit Riom, ivre de joie, en gesticulant et en criant.

Lauzun lui-même ne se tenait plus de joie, on eût dit d’un éclaireur qui a surpris l’ennemi. Il avait le vertige, lui Lauzun !

Il distinguait déjà de plus près la couleur de la voiture…

Il pensait à l’admirable jeune fille qu’elle contenait, à Brancas le rêveur, à madame de Pontchartrain…

Il allait enfin reconquérir sa souveraineté sur l’opinion, sur la mode, tout cela par une audace calculée, mathématique.

— Riom ! s’écria-t-il ivre de joie, voici l’heure de l’assaut !

— Ah çà, mon oncle, disposons nos batteries. Je ne suis point jaloux de jouer ici le rôle de Bussy près madame de Miramon ; à vous l’honneur de l’attaque.

— Poltron !

— Écoutez donc, mademoiselle de Retz est aussi belle, pour le moins, que le fut mademoiselle du Lude. Son enlèvement fera à Paris un bruit d’enfer.

— Et c’est ce que je veux. Sans cela, je pars, je m’exile dès demain, je vais à l’armée.

— Mais s’il y a mort d’homme ?

— Je sais viser juste, je ne tuerai qu’un cheval.

— Pour un cheval, passe. Mais si, à son tour, M. de Brancas, dans sa distraction, nous prenait aussi pour des chevaux !… Enfin, je me risque.

— C’est heureux !

Le postillon du comte courait à bride abattue ; son pourboire était triplé. À quelques pas de la voiture bleue, il ralentit ses chevaux ; Lauzun distingua les armoiries du carrosse, c’était bien celui de mademoiselle… de Retz. Les mantelets de cette voiture étaient tous baissés. Le comte prit ses pistolets.

— Pas de résistance, cria Lauzun, rendez-vous de bonne grâce !

Pour toute réponse, le postillon du carrosse bleu lança ses chevaux à triple train.

Celui du comte ne se laissa pas gagner de vitesse, il fit si bien que les deux voitures se touchèrent.

— Si vous n’arrêtez, je fais feu ! cria le comte.

En dépit de cette injonction menaçante, le postillon de mademoiselle de Retz fouetta de nouveau : les deux coups du comte partirent.

Le postillon de Lauzun eut son porteur tué. Celui du carrosse bleu et ses chevaux n’eurent rien.

On riposta du fond du carrosse bleu.

Lauzun, furieux, s’élança de sa voiture, il ouvrit de force la portière du carrosse bleu.

À sa grande surprise, il trouva dans le fond de la voiture un homme enveloppé dans son manteau jusqu’aux yeux.

— Que veut dire ceci ? demanda-t-il.

— Ceci veut dire simplement, monsieur le comte, que mademoiselle de Retz a trouvé bon de prendre ma voiture, dit l’inconnu. Je me charge pour elle de vos commissions, car je la rejoins bientôt. Quant à vos pistolets, c’est galant à vous de n’avoir tiré qu’à poudre ! Postillon, ajouta l’homme en refermant la portière, tiens, voilà pour ton cheval !

Et il lui jeta sa bourse.

Son postillon, qui avait reçu ses instructions, comprit son geste, et il repartit comme l’éclair.


  1. V. Straton, chapitre de la Cour
  2. Choisy.