Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/20

M. Lévy (tome IIp. 139-145).

II

LE MARIN.


L’aspect de cette pièce, où se trouvait suspendu le portrait dé son amiral, paraissait à la fois le surprendre et l’émouvoir, il y reconnaissait à plusieurs indices le passage récent d’une femme…

Un voile, une mante et divers autres objets de toilette y avaient été laissés par Ursule, Henri s’en approcha et les examina d’un œil distrait. Sa vue se fixa sur l’herbier de la jeune fille ouvert encore à la page où reposait la lettre de cet inconnu de la cour du Fer à cheval à Pignerol.

À la seule inspection rapide de ces caractères, le front du jeune homme se colora subitement, il semblait connaître cette écriture, il en parcourut les lignes avec une singulière avidité.

— Lui ! s’écria-t-il, lui que je croyais à jamais perdu ! Il connaît donc cette enfant ! Oh merci, mon Dieu, grâce à cet indice, je vais savoir…

Henri se hâta de refermer le livre de Paquette, elle-même entrait alors d’un pas léger dans la chambre.

Le jeune homme se retourna, comme il l’eût fait au bruit furtif d’un oiseau.

— Mille pardons, monsieur, je venais… j’allais…

— C’est moi, mademoiselle, qui n’eusse pas dû m’installer ici, je l’avoue, avant que vous n’eussiez repris ce qui vous appartient.

— Vous êtes le maître, monsieur, dit Paquette avec tristesse, croyez seulement que je m’en veux de vous avoir troublé dans votre lecture… Il me semble que vous lisiez…

Paquette pâlit ; elle venait de reconnaître son herbier entre les mains du jeune homme.

— Une indiscrétion… mademoiselle… reprit à son tour Henri ; je suis bien coupable, je le sens, je le confesse. La faute en est à Ursule, et cependant promettez-moi de ne pas l’en blâmer…

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle toute tremblante, et en arrêtant sur Henri un regard plein de surprise.

— Qu’il y a dans cet herbier, mademoiselle, un secret que je tiens tout d’abord à éclaircir… Vous paraissez si bonne que vous voudrez bien m’aider…

— À quoi ?

— À savoir l’adresse et le nom de la personne qui vous a écrit ces lignes.

— En vérité, monsieur, je l’ignore, répondit-elle tremblante et confuse qu’Henri eût si vite mis le doigt sur un de ses secrets, mais je donnerais tout au monde pour le savoir.

— Eh bien, moi, je vais vous le dire, reprit Henri en fixant Paquette avec une expression de joie, de bonheur et de triomphe.

— Vous !

— Moi-même, poursuivit-il avec une véritable exaltation ; l’homme qui a écrit ceci est le plus noble, le plus généreux des hommes ! Je lui dois la vie, il m’a sauvé.

Paquette le regarda avec un trouble dont rien ne pourrait donner une idée. Le visage de Henri reflétait alors son âme, son regard brillait d’une flamme aussi acérée qu’un glaive. Il reprit d’une voix qui décelait en lui la plus vive émotion :

— Oui, il m’a sauvé quand j’allais périr ; il m’a arraché à une mort barbare et trop certaine. Tandis que le Turc assiégeait Vienne, le roi faisait bombarder Alger pour la seconde fois. Notre amiral était résolu à ne point ménager les habitants de la ville. Dans un engagement qui avait eu lieu huit jours avant, j’étais tombé au pouvoir des Barbaresques avec plusieurs officiers. Les Algériens venaient de voir leur ville foudroyée, leurs maisons et leurs magasins en cendre. Poussés au désespoir, ils se réfugièrent dans les représailles, ils poussèrent la cruauté jusqu’à l’excès. Non contents de nous accabler d’outrages, ils attachaient à la bouche de leurs canons des esclaves français, arrachés de leur prison, et les tiraient sur la rade en guise de boulets. Je fus du nombre. Déjà tout se préparait pour mon supplice, j’allais subir le même sort qui en avait fait périr tant d’autres. Attaché à la bouche du canon fatal, je recommandais mon âme à Dieu. Tout d’un coup un homme fend la presse, il s’approche de mes bourreaux, il sollicite ma grâce ; il était vêtu comme eux, comme eux il parlait leur langue. C’était un de ces aventuriers qui vont partout offrir leur épée et leurs services, un de ces réfugiés fuyant la colère du roi à la suite des dernières révoltes de religion. — Je suis Français ! cria-t-il, arrêtez je connais le père de ce jeune homme, tuez-moi vite à sa place.

En parlant ainsi, il m’arracha par trois fois d’entre les mains de ces misérables corsaires, et trois fois ils me reprirent. Ne pouvant empêcher qu’on se rendît maître de moi et qu’on me liât à la bouche du canon, il voulut aussi s’y faire attacher, il se jeta sur mes chaînes et il les serra étroitement. S’adressant alors au canonnier du dey, spectateur de cette scène : « Tire, lui cria-t-il ; puisque je ne puis le sauver, je dois mourir avec lui ! » Le dey fut frappé de cette générosité, il me fit grâce. « Au revoir, me dit alors mon généreux libérateur, au revoir ; voici mon nom. » Et sur une lettre écrite de sa main, une lettre qu’il déchira, je pus lire le nom d’un homme connu de Montrevel et de Rochegude, les agitateurs calvinistes ; mais ce nom, désormais j’ai fait une croix sur lui, je l’ai enseveli au fond de mon cœur, il doit mourir avec moi.

En prononçant ces mots, le front de Henri paraissait morne et couvert d’une sueur froide… Paquette crut assister elle-même à cette scène, et elle ne le regardait qu’avec terreur, sans se rendre compte de l’ivresse qu’elle éprouvait de le voir sauvé.

— Et maintenant, ajouta Henri, maintenant que je vous ai dit ce qu’a fait cet homme pour moi, si vous le rencontrez, suivez-le partout s’il vous aime, aimez-le si le péril vous menace, il vous sauvera. Que ne donnerais-je pas pour le découvrir, pour l’avoir en ce moment auprès de moi ! À lui, à lui seul, j’oserais dire mes chagrins, il saurait qu’à peine de retour, mon père m’a fermé son sein, qu’il a repoussé mon amour et mes caresses. Il lui parlerait, et mon père se surprendrait vite à l’écouter ; sa froideur cesserait en écoutant ses seules paroles ; lui seul, mademoiselle, pourrait me justifier à ses yeux, car, je le sens bien, personne ne m’aime, personne n’a pitié de moi. Oh ! je suis bien malheureux !

Les larmes du jeune homme avaient coulé en abondance après son récit. Henri ne craignait pas de pleurer devant une femme. Il est des instants où les cœurs faits de l’acier le plus fort se brisent comme un roseau.

Encore atterrée de la scène du matin, Paquette observait le fils de Leclerc dans un silence attendri. Cette noire tristesse et ce découragement précoce l’épouvantaient. Un père entraîner son fils dans cette horrible affliction, un pareil jeune homme humilié, repoussé. Une voix lui criait de venir au secours de cette douleur ; elle s’approcha de Henri avec une grâce indicible.

— Vous devez, lui dit-elle, accuser le hasard, monsieur ; il me traite mieux, jusqu’à présent, moi qui ne suis ici qu’une étrangère.

— Une étrangère, vous reprit Henri d’un air égaré ; ne m’a-t-il pas dit qu’il vous appelait sa fille ?

— Dès lors, Henri, je suis votre sœur, convenez-en, ajouta-t-elle avec un sourire qu’eussent envié les anges.

— Ma sœur ? demanda-t-il. Quoi ! vous pourriez un jour me plaindre, me consoler ; vous pourriez…

Henri s’arrêta ; il allait lui-même donner l’essor à une pensée trop prompte à s’échapper de son cœur ; il l’y retint prisonnière. Il regardait Paquette comme il avait déjà regardé plus d’une fois une éclaircie du ciel au milieu d’un jour d’orage.

Pour elle, toute son âme contenait à peine sa joie. Elle venait d’apprendre de la bouche même de Henri qu’elle avait dans le monde un ami noble, généreux. Invisible ou présent, cet ami la rassurait. Et puis cette affliction si cruelle à consoler, cette injustice à réparer l’exaltaient. Elle promit à Henri de parler pour lui à son père, et cela tout de suite, afin qu’il ne se désolât plus. Dût-elle s’exposer cette fois à sa colère, il faudrait bien qu’il fût bon, car il devait être juste.

— Oui, dit-elle au jeune homme, je lui demanderai qu’il aime mon frère ; autrement, je ne veux plus être sa fille. Séchez vos larmes, Henri ; ayez bon espoir, comme moi j’ai bon courage ! Je ne suis qu’une femme, mais Dieu a mis souvent sur nos lèvres des paroles qui persuadent et qui entraînent. Adieu, souvenez-vous que le chagrin est souvent un lien plus sûr pour deux cœurs que la famille. Attendez-moi ici, c’est l’heure où votre père va quitter son cabinet. Moi je serai là, immobile sur le seuil ; quand il passera, je lui dirai : Vous ne pouvez dormir sans embrasser votre fils ! Et il vous embrassera, Henri ; il s’accusera devant vous tout le premier. Adieu, encore une fois ; vous, parlez à Dieu pendant que je vais parler à votre père. Celui-là, Henri, a pitié de ses enfants !

Quand Leclerc sortit de son cabinet de travail, il trouva en effet la jeune fille placée à la porte comme une blanche statue. Elle était si pâle, qu’on eût dit vraiment que c’était d’elle qu’il allait s’agir.

— Que faites-vous là ? que me voulez-vous ? demanda le financier d’un ton rude.

— Je venais, dit Paquette, vous dire qu’il est là… près de vous… bien triste, bien malheureux.

— Et qui donc ?

— Henri, Henri, votre fils, Henri que vous avez repoussé si cruellement ce matin, mais que vous allez rassurer ce soir en le pressant contre votre cœur.

— Henri, dites-vous, Henri, répéta le vieillard d’une voix sourde. Oh ! laissez-moi, laissez-moi !

— Non, je ne vous laisserai pas, je ne souffrirai pas, je vous en préviens, que vous vous couchiez sur une mauvaise action.

— Malheureuse ! Et qui êtes-vous donc pour me parler de Henri ? Savez-vous donc, pouvez-vous savoir…

— Je sais, reprit-elle, que vous m’appelez votre fille. Eh bien, poursuivit-elle en se mettant à genoux devant le vieillard, en couvrant ses mains froides de baisers et de caresses, mon père, mon bon père, écoutez-moi !

— Paquette, dit Leclerc, en cherchant à dissimuler son émotion, je n’ai pas cherché à connaître votre secret, respectez ici le mien.

— Je le respecterai, oh ! je le jure devant Dieu ! répondit-elle, le visage noyé de larmes ; mais, au nom du ciel ! la grâce de votre fils, sa grâce !

— Enfant, relevez-vous, dit Leclerc d’une voix grave. Je veux bien promettre à vos prières… à vos larmes… un aveu qui me coûte et qui me pèse… Vous m’avez juré en échange de ma discrétion de ne jamais enfreindre la vôtre… Entrez dans cette chambre avec moi, vous saurez tout.