Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/21

M. Lévy (tome IIp. 145-159).

III

L’AVEU.


En disant ces mots, le vieillard rouvrit la porte de son cabinet, il releva la mèche d’une lampe à demi baissée, qui répandit une clarté pâle.

Paquette, éperdue, mourante, sentait ses genoux fléchir sous elle. Leclerc en eut pitié, il lui avança un siège.

La pendule marquait minuit.

Ceux qui auraient vu la figure de Leclerc en cet instant, eussent pu croire chez cet homme à une décomposition soudaine.

Le financier avait ôté son immense perruque ; ses cheveux courts, grisonnants, étaient hérissés ; l’aspect de son visage était sinistre.

Il ouvrit un tiroir dans lequel était une cassette ; cette cassette, la jeune fille la reconnut : c’était celle qui l’avait frappée par sa forme dans la même chambre où elle avait vu le portrait de femme dont Ursule avait refusé de lui dire le nom.

Leclerc plaça la cassette vis-à-vis de lui ; la clef, cette fois, pendait après.

Ainsi qu’il a été dit, le bureau du financier était le seul meuble apparent du cabinet ; cependant il y avait, au milieu de cette pièce en tapisserie, une armoire sur laquelle tombait une portière de velours.

Le financier entrait seul dans ce cabinet ; il l’ouvrait le matin et le refermait le soir.

Ursule prétendait l’avoir entendu une fois y parler à quelqu’un, et cependant cette fois-là même il était seul… Leclerc s’était assis et paraissait plongé dans une lourde somnolence.

Le son de la pendule, tintant douze coups secs, le réveilla.

Il promena d’abord sa vue sur la chambre, puis sur Paquette ; l’œil du vieillard brillait alors de ce feu interne que donne la fièvre ; il la regarda longuement et en poussant un soupir.

— J’aurais cru, dit-il, qu’on ne pouvait mourir qu’une fois ; vous me demandez de recommencer mon agonie. N’importe ; malheureuse enfant, je soulèverai pour vous ce voile impénétrable derrière lequel se cache mon âme. Vous me croyez dur, méchant, cruel peut-être : je ne suis qu’un infortuné que l’espoir a fui. Pour me reprendre ainsi tout d’un coup à ma douleur, il ne fallait pas moins que vos larmes et vos prières. Vous m’avez parlé de mon fils, et mon cœur s’est soulevé ; vous m’avez reproché ma froideur, que direz-vous de ma haine ? Paquette, je hais Henri ; je le hais, sa vue me rappelle un crime…

Il avait prononcé ces mots d’une voit entrecoupée, et comme suffoqué par l’aveu qu’il allait faire. Sa personne, son air, son regard effrayèrent alors celle qui l’écoutait, elle joignit les mains en appuyant sur la table de Leclerc ses coudes tremblants.

— Paquette, reprit Leclerc, vous savez déjà, sans doute, par d’autres que par votre miroir, à quoi peut tenir la beauté d’une jeune fille de votre âge chez l’une, à des cheveux aux boucles soyeuses ; chez cette autre, à sa taille ; chez une troisième, à des yeux noyés de langueur. À peine âgé de trente ans, maître d’une fortune considérable, j’avais souvent rêvé l’une de ces rencontres bénies de Dieu, où les mains s’unissent étroitement comme le cœur, où l’air qu’on aspire devient le parfum d’un autre, où l’on se parle bas avec foi, avec amour. Mes parents étaient morts et j’étais libre de mon choix. Il ne tarda pas à tomber sur une enfant.

C’était une jeune fille sur laquelle mes pensées se concentrèrent en un jour, une enfant aussi belle et aussi charmante que vous. Élevée avec soin par sa grand-tante, dont le mari était l’un de nos premiers magistrats, elle était bien vite détenue sérieuse, austère même, en raison de son enfance solitaire, passée jusqu’alors en Auvergne. Tous les mouvements naïfs et purs d’un cœur pareil au vôtre, ces élans pieux et vrais, cette sensibilité profonde et noble, étaient devenus les qualités de sa nature. Sa beauté rayonnait avec douceur, sa parole était suave. Mon père, un des premiers partisans de ce royaume, m’avait élevé avec rigueur ; je ne connaissais guère aucun des plaisirs des jeunes gens de mon âge. Je regardai Adrienne avec une véritable admiration.

Elle parut heureuse de sortir, grâce à moi, d’une vie de repos et d’indolence. Nous quittâmes l’Auvergne, le parc aux grandes futaies, les fossés remplis d’eau, le manoir aux flèches aiguës, tout cela pour Paris, duquel eussent dû pourtant me détourner tous les instincts de mon âme. En y revenant, je ne sais pourquoi je tremblai.

Trembler, direz-vous, devant ce regard doux et craintif d’une jeune femme qui s’ignore et à qui l’on va bientôt s’unir ! Trembler, quand le ciel même sourit à vos espérances Ah ! vous ignorez ce que sont les pressentiments ! Je n’avais jamais entendu jusque-là parler de mon père qu’avec une ivresse triomphante. Son souvenir seul était l’âme de ma vie, le miroir de mes actions ; je prenais plaisir à l’évoquer dans mes discours, dans mes moindres entreprises. Tant qu’il avait vécu, je me complaisais à reconnaître en lui l’image de la droiture, du désintéressement et de la justice. La fortune qu’il m’avait transmise, il ne la devait qu’à son travail : il avait été, il est vrai, porté par le vent de la faveur, mais il y a des hommes qui se font absoudre du succès même. En me retrouvant dans sa maison, quelque chose d’inaccoutumé et de fatal m’y surprit. Les domestiques baissaient devant moi les yeux et évitaient mon regard ; la présence de ma femme semblait redoubler leur embarras. Adrienne se résolut bientôt à me demander d’où provenaient ces airs de contrainte, je pâlis, je tremblai en me cachant le visage dans mes deux mains.

Pendant mon absence, alors que j’étais en Auvergne, une enquête avait été ordonnée contre les papiers de mon père ; l’envie et la haine l’accusaient d’avoir pris part à quelques déprédations obscures. Ce n’était pas trop de ma fortune et de mon crédit pour laver sa mémoire de cette odieuse inculpation. Adrienne en ressentit comme moi une vive douleur ; trahi dans ce sentiment, le plus saint de tous, j’employai mes forces à triompher de la calomnie. Nous nous unîmes tous deux dans les mêmes efforts, le même but, tous deux jeunes, ardents, dévoués, infatigables ! À peine avais-je eu le temps de me livrer au bonheur d’aimer et d’être aimé, quand ce coup terrible retentit au fond de mon âme. Ma femme, par sa famille, disposait de l’oreille de nos juges ; il fallait se hâter, le procès était instruit. Sur ces entrefaites, elle se rappela l’un de nos amis, Pelisson.

Pelisson était le secrétaire de Fouquet, il se fit fort de ménager une audience à Adrienne.

L’heure de cette audience sonne encore pour moi ; je vois, je lis encore ce billet par lequel le surintendant invitait Adrienne à se rendre chez lui. Adrienne se vit elle-même parée de mes mains : j’attachai son voile, je nouai sa mante, je mis son masque. Hélas ! c’était un linceul dans lequel j’enveloppais alors cette frêle et noble créature. Je l’attendis en proie à de cruelles perplexités. Le surintendant ferait-il justice à la requête d’un fils désolé ? serait-il ému des larmes d’une femme, et comprendrait-il l’étendue de sa douleur ? Dans de pareilles extrémités, c’est à Dieu que l’on se confie ; je priais encore lorsque ma porte s’ouvrit. Adrienne m’apparut comme un ange libérateur. Elle avait gagné ma cause, un ordre exprès du roi venait de guérir d’un coup ma douleur et mes blessures. La mémoire de l’auteur de mes jours était sauvée, je pouvais reprendre à la fois mon amour et mon orgueil. Je remerciai Adrienne avec effusion. Moi qui avais surpris le premier éveil de son âme, je n’en soupçonnai pas la plaie la plus incurable. Malheureux que j’étais ! je n’admirai que sa beauté, sa grâce, son sourire, et je me dis qu’avec ce sourire le surintendant avait dû se voir aisément vaincu. Je serrai sa main entre les miennes, elle me caressait d’un doux et triste regard. En vérité, ce soir-là je me crus l’égal des anges ! Mon cerveau brûlait, mon cœur battait à se rompre, je pleurai comme un enfant. Grâce à elle, désormais, le souvenir de mon père serait chéri, respecté ; grâce à elle, je pouvais enfin m’enorgueillir des plus nobles penchants de ̃mon cœur ! Je sortais enfin d’un combat long et douloureux, l’honneur de mon père était sauf ; que m’importait le présent ? Ma nature hardie, aventureuse, me pressait, je cédai à sa voix, j’entrepris un long voyage. Pour me séparer d’Adrienne, il me fallait un motif ; en moins de neuf mois, je parvins à rétablir ma fortune.

Ambitieux projets, mobile édifice que celui qu’il me fallut alors construire ! Aujourd’hui encore, à cette heure que j’ai vieilli dans les courses lointaines, que j’ai traversé les mers, on me conteste ce que j’ai pu amasser, on me demande compte du chemin que j’ai mis vingt ans à parcourir ! Dieu m’est témoin pourtant que je ne consentis à l’exil que pour assurer le repos des êtres qui m’étaient chers ! Désormais il me fallait songer à deux avenirs, employer mon travail, mon industrie à préserver deux têtes bien-aimées de la misère. Adrienne portait dans son sein un gage sacré… un enfant vers lequel se tournaient souvent avec amour mes regards voilés de larmes. Que de fois, dans les plaines brûlantes du Cap, sous la case du nègre couverte de roseaux et de feuilles de latanier, sous la brise du soir ou la lueur rouge de l’éclair, j’entrevis comme en un mirage soudain ce berceau chéri sur lequel veillait Adrienne ! Que de fois je l’attirai sur mon cœur, cet enfant que devançaient mes caresses et mon espoir ! Comme le plongeur haletant au fond des eaux, j’eusse voulu pour lui des diamants et de l’or ; sa voix m’appelait, et je bravais la fatigue. J’étais jeune alors et je rêvais la fortune. Aujourd’hui que le sacrifice de mes espérances est fait, il en est un autre plus douloureux, plus terrible ! Celui-là, Paquette, je dois le dérouler à vos yeux ; mais avant tout, j’invoque votre clémence et votre pitié ; ne me condamnez pas sans m’avoir du moins entendu.

Le ton dont ces paroles furent dites glaçait le cœur de Paquette, car cette fois Leclerc paraissait si faible et si abattu qu’elle prévit dans ce drame quelque chose d’horrible et de coupable. Le seul visage du vieillard la plongeait dans une épouvante indicible, il semblait anéanti sous la poids des souvenirs.

— C’était un matin, reprit-il, je revenais de ce long voyage tenté pour elle. La contenance d’Ursule, ma gouvernante, me frappa, elle n’osait m’aborder. — Qu’as-tu donc ? lui demandai-je. Pour toute réponse elle me conduisit dans cette pièce qui formait alors la chambre à coucher d’Adrienne. En l’apercevant à demi levée sur son lit, je poussai un cri sourd et cachai ma tête entre mes mains. Le voile de la mort couvrait déjà son noble et touchant visage, elle eut cependant la force de me regarder avec une inquiète curiosité.

— Mon ami, dit-elle, oh ! vous arrivez à temps ; venez oh ! venez, je meurs !

La pâleur de la tombe, empreinte sur ses traits, ne démentait pas les paroles d’Adrienne. Effrayé des progrès du mal, je ne songeai plus qu’à sauver l’enfant qu’elle portait dans son sein.

Ce fut dans les ténèbres, à minuit, à pareille heure, que le médecin vint m’annoncer à la fois sa délivrance et sa mort. Nouvelle imprévue, terrible, et qui entra au plus profond de mes entrailles ! Dieu dans sa colère me montrait une tombe, dans sa clémence un berceau. Je me résignai, j’emportai mon fils comme un trésor.

Oui, ce fils que je hais, je l’aimai d’abord de toutes les forces de mon âme. En le pressant sur mon cœur, je croyais presser sa mère, je le regardais comme si ma vie ou ma mort dussent sortir de sa bouche ; c’était le dernier, le suprême espoir de mon malheur, mon orgueil et mon amour !

Ce coffret que vous voyez, rompit en un jour le seul lien qui m’attachât à la vie. Dans l’égarement de ma douleur, j’avais oublié d’abord de l’ouvrir ; en y portant la main la morsure d’un aspic m’eût moins blessé.

Leclerc étendit le bras vers le coffret, il l’ouvrit et il en tira une lettre dont les lignes, étaient tracées d’une main tremblante. Son papier jauni, froissé, indiquait assez qu’il avait dû souvent la relire ; en divers endroits l’écriture en était presque effacée.

Elle était ainsi conçue :

« Au moment de mourir et de paraître devant Dieu, c’est à vous que je m’adresse, ô mon ami, je devrais dire mon juge ! Je suis entrée avec vous dans ce monde, pure et sans tache, je serais infâme de vous laisser croire que j’en sors de même. Ce que je n’eusse osé vous dire, je vous l’écris ; ceci est ma confession.

» Il est une crainte qui prend certaines âmes vis-à-vis du bonheur des autres, la mienne fut réelle quand je me vis chargée du vôtre. Non qu’il n’y eût en vous, mon ami, tout ce qui assure et fait présager des jours paisibles ; non que l’avenir à vos côtés ne me semblât doux et propice ; mais j’éprouvais une singulière tristesse en quittant le pays où mon enfance s’était écoulée. En disant adieu à mes arbres centenaires, je me crus presque ingrate. Bien des fois j’avais écouté sous leurs longues feuilles palpitantes le bruit de l’orage, je prenais même un singulier plaisir à m’y exposer tête nue… L’un de ces orages, il m’en souvient, éclata le jour même que vous demandâtes ma main à ma tante, et son souvenir est encore trop présent à ma pensée pour que je vous en parle comme d’une chose indifférente.

» C’était vers cette heure déjà avancée du jour où les ténèbres envahissent les sillons des allées d’un crêpe noir. Les nuages se heurtaient dans l’air comme autant d’escadrons épouvantés, l’hirondelle rasait le sol, le vent roulait, en criant, le sable et les feuilles. La pluie tombait sur l’orme au-dessous duquel je m’étais réfugiée, mon âme était remplie d’une véritable admiration devant l’électricité de l’atmosphère et les éclats de la foudre. Autour de cet arbre s’élevait une haie de rosiers soignés jusqu’alors par mes mains seules, c’était là mon champ, mon jardin, toute ma vie ! Éveillée avec l’aube, j’allais à mes fleurs, je les visitais, je leur parlais, chacune d’elles avait son nom. La plus blanche et la plus belle portait le mien par un instinct de coquetterie et d’orgueil, j’interrogeais souvent jusqu’à son sommeil, je l’environnais de craintes superstitieuses. Comme une autre effeuille le collier d’une marguerite, il me prit envie ce soir-là de l’effeuiller, c’était le soir même où l’on vous attendait au château. À peine y avais-je porté la main que je vis auprès du cep qui soutenait le rosier une couleuvre énorme qui me fit pousser un cri sourd… Je m’enfuis bien vite, et regagnai le perron sans pouvoir articuler une parole. Vous sourirez peut-être de cette frayeur d’enfant, mais moi je ne pus même de la nuit en chasser le souvenir. Le lendemain mon petit champ de roses était détruit, l’orage en avait jeté les feuilles au vent, je ne vis plus la couleuvre, mais j’avais perdu mes roses. Nous partîmes pour Paris, et je ne songeai plus à cet incident.

» La destinée qui allait peser sur vous comme sur moi, devait cependant m’en faire souvenir. À peine arrivés dans la capitale, une nouvelle horrible, accablante, vous renversa. L’épouvante et l’étonnement se peignirent sur tous vos traits, le lendemain je savais de vous-même la vérité. La mémoire de votre père injustement attaquée, le scellé apposé sur ses papiers, la voix publique s’élevant déjà contre lui, tout vous faisait un devoir d’agir. Vous savez quelle part je pris aussitôt à vos alarmes. L’amitié de Pelisson vint alors à notre secours, elle me frayait accès jusqu’à un homme puissant, honoré de la confiance de son maître. Le surintendant disposait de tout : des charges, des crédits, de la clémence même du roi, de la justice de ses juges. Je ne le connaissais pas, mais je le savais grand, libéral, accessible, exempt de la fausseté et des raffinements du vice. On parlait de lui comme d’un homme que le sentiment et la noblesse d’âme gouvernaient. La lettre de Pelisson m’annonçait enfin qu’il daignait me recevoir dans sa maison même, voulant, disait-il, m’épargner l’ennui qui s’attachait aux moindres sollicitations.

» En approchant de son hôtel je me sentis prise, je l’avoue, d’un certain trouble.

» C’était la première fois que j’abordais le monde sans vous depuis notre mariage, je préparais d’avance mes paroles et ma contenance ; il semblait qu’une seule distraction pouvait me perdre. Un valet de chambre me reçut à ma sortie du carrosse, et me conduisit à travers mille détours dans une pièce octogone dont le demi-jour laissait à peine discerner l’ameublement. D’une main tremblante je levai un des stores intérieurs de la fenêtre.

» Je fus surprise, je l’avoue, du choix de cette chambre pour une audience, l’or et la soie y brillaient à profusion, les plus rares peintures en décoraient les panneaux ; c’était un lieu de plaisir bien plus qu’un lieu de travail, un luxe voluptueux de chiffres, de guirlandes, d’emblèmes tels qu’on n’en eût pu trouver à Anet ou à Versailles. Sur la fraise dorée, je vis des cantons d’armoiries fraîchement peints ; dans l’un je distinguai un écureuil, et dans l’autre une couleuvre. C’étaient, je l’ai su depuis, les armes du surintendant et celles de M. Colbert ; seulement, les premières, celles de M. Fouquet, étaient placées au-dessus des autres ; l’écureuil semblait étreindre la couleuvre.

» Dois-je en convenir ? Oui, cela est puéril, mais j’eus un mouvement de joie naïve à voir ce triomphe figuré sur la boiserie. La couleuvre de mes souvenirs me poursuivait.

» Quelle fut ma surprise en trouvant tout d’un coup un homme à côté de moi !

» Il fallait qu’il eût glissé comme une ombre sur le tapis et qu’il eût pressé le ressort d’un panneau secret, car je n’avais vu aucune porte s’ouvrir. Ses regards brûlaient d’un éclat qui me fit peur.

» Me voyant émue il voulut me prendre la main, tout mon cœur frémit au seul contact de la sienne.

» Je pouvais à peine considérer son visage. Il régnait, je vous l’ai dit, dans cette pièce une lueur faible, douteuse. J’étais si troublée que je tombai sur un fauteuil.

» — Quoi ! vous tremblez, madame, me demanda-t-il d’un son de voix plein de douceur ; rassurez-vous, vous êtes ici chez moi.

» – L’expression de ma gratitude vous est acquise, monsieur, repris-je en balbutiant, je vous remercie de m’avoir fait écrire ; M. Pelisson connaît de longue date ma famille…

» — Et je connaissais vos malheurs, madame, même avant que vous eussiez eu recours moi. Le roi est prévenu, je lui ai fait parler hier même. Victime d’une persécution injuste, votre mari peut être sûr désormais de voir déjouer l’odieux calcul de ses ennemis. Cette lettre de Sa Majesté…

» — Oh ! donnez, monsieur, donnez, m’écriai-je en me jetant à ses pieds ; la joie, le bonheur de ma maison, je vous les devrai ; nous sommes deux à vous aimer et à vous bénir. Jeune, hélas ! j’allais connaître la misère, la honte, le désespoir. Oh ! merci, merci, vous êtes mon ange, mon sauveur, mon seul ami !

» — Je n’ambitionnais que ce seul titre, reprit-il en n’examinant avec un trouble croissant ; vous secourir, madame, doit être le but de tout noble cœur ; mais vous aimer un jour, c’est le prix de toute une vie !

» En parlant ainsi, il paraissait en proie à la fièvre, à l’ivresse, à la folie. J’avais moins tremblé en voyant cette couleuvre de mon jardin, que je ne tremblai en me voyant près de cet homme. Il me répéta des mots de passion, de délire, de désirs immodérés, tantôt se roulant à mes genoux, m’invoquant, me suppliant, d’autres fois employant avec moi le ton de la menace et de la colère. Je me levai bientôt en poussant des cris aigus ; je le repoussai en l’accusant de m’avoir tendu un piège. Mais que pouvaient mes cris, ma détresse dans ce lieu maudit ; Je n’étais pas même la seule réprouvée de cet enfer, car en levant un rideau, il me fit voir avec complaisance les portraits de ses victimes. Il riait en me les montrant d’un rire amer, satanique… Épuisée, mourante, je m’attachai à ses, bras avec une force qui le surprit, une bague était à son doigt ; je l’en arrachai avec tant de promptitude qu’elle alla rouler sur le tapis.

» Maintenant, m’écriai-je, en me saisissant de cet anneau que je passai à mon doigt, j’irai ce soir même demander compte au roi de l’insulte d’un homme dont les armes, données par lui, sont gravées sur cette bague !

» Il ne me répondit pas, mais en cet instant même, je sentis ma langue se coller à mon palais, mes yeux se fermer, mes bras retomber comme vaincus par cette crise. Une demi-heure après, je me retrouvais à votre porte en carrosse, le regard vitré, le front morne, brûlée à la fois par le remords et la fièvre. En me traînant sur les marches de l’escalier, je sentis que j’avais besoin de votre pardon.

» — Malheureuse que je suis m’écriai-je en hésitant à me frapper le crâne contre la pierre.

» — Ah ! repris-je bientôt en attachant un regard égaré sur moi, je serai vengée… j’ai son anneau !

» En effet, cette bague, il n’avait pu l’arracher de mes doigts crispés ; une voix inconnue m’avait dit de ne point m’en dessaisir.

» Je voulais vous faire un aveu sincère, je compris qu’il vous perdrait.

» J’avais en main votre grâce, vous dire à quel prix je l’avais achetée eût provoqué son refus inévitable. Je me fis un masque, j’entrai chez vous, le front souriant.

» Il faut être femme pour savoir alors quelle torture j’éprouvais, tout devait me trahir, déceler ma honte et mon malheur ; il n’en fut rien. Vous étiez heureux, moi je soufrais le martyre. Martyre affreux, mon ami, car je ne pouvais même parler ; je n’avais pas d’amie, je n’étais pas même rassurée par le remords de cet homme. Je ne prévoyais que trop son abandon insultant, je tremblais surtout qu’il ne tirât vanité de mon malheur. Un mois après, vous partîtes, et moi, je vécus ayant horreur de moi-même ; on m’eût pris pour une folle. Dieu, pour m’accabler, m’avait laissé un témoignage vivant de ma faute ; mon effroi fut grand, mon désespoir inouï ! La froide lâcheté de mon séducteur m’apparut alors dans tout son jour, mais ce secret horrible vous eût tué ; vous étiez alors sur une terre étrangère, occupé de moi, de moi à qui l’on avait ravi l’honneur ! Cette page affreuse du livre de ma vie, je me résolus à l’écrire pour Dieu et pour vous, je compris, quel que fût le sort que me réservât la Providence, que vous ne deviez lire cette confession qu’à côté de mon cadavre. Ursule a reçu l’ordre de la placer sous mon chevet ; cette lettre vous dit le crime, cette bague aussi vous dira le nom de cet homme ! Adieu, et pardonnez-moi »

Cette lecture finie, Leclerc s’arrêta harassé, le regard morne…

Paquette l’avait écouté avec une curiosité singulière, insatiable… Son cœur battait à se rompre dans sa poitrine.

— Et cet homme, demanda-t-elle, qu’en avez-vous fait ? Vous vous êtes vengé, vous l’avez tué, n’est-ce pas ?

— Cet homme est mort, répondit Leclerc ; sa prison, ses propres malheurs m’ont ravi l’accomplissement de ma vengeance.

— Son nom, reprit Paquette, son nom ?

— Vous voulez le savoir ? Ce n’est que devant elle que je puis vous le dire. Voyez !

En parlant ainsi, Leclerc tira le rideau qui cachait l’armoire dont il a été parlé : cette armoire était de verre… elle couvrait la morte. Paquette poussa un grand cri.

Ce spectacle n’avait pourtant rien d’effrayant. Le corps était paré coquettement, et les joues avaient du fard. La bouche gardait un sourire d’une mélancolie sereine et douce. L’art des embaumements, porté au plus haut point par Ruisch, rendait alors à ces représentations de la mort une apparence de charme et de vie… Paquette n’eut pas de peine à reconnaître dans ce froid visage les lignes du portrait qu’elle avait vu. La bague dont Leclerc avait parlé était au doigt de la morte.

— Paquette, reprit Leclerc, approchant lui-même un flambeau de cette main glacée par la mort, j’ai promis de vous dire le nom de ce lâche, de ce misérable qui a consommé mon déshonneur, qui aujourd’hui même, à cette heure, me fait repousser loin de mon cœur celui que vous voudriez y voir pressé. Soyez satisfaite ce lâche, ce misérable, c’est Fouquet !

— Fouquet ! avez-vous dit ? Arrêtez, monsieur, vous blasphémez. Pas un mot de plus ; cet homme, c’était mon père !

— Votre père ?

— Mon père, reprit-elle, et je jure Dieu que jamais il a commis un tel crime. C’est bien assez de ceux que la méchanceté et la jalousie des hommes lui ont imputés ! Osez-vous ici l’attaquer devant sa fille ? La preuve, monsieur, la preuve !

Et pâle de colère, d’indignation, de fierté, la jeune fille avait saisi le bras du vieillard, quand il reprit :

— La preuve ? voyez cet anneau.

Paquette se pencha ; elle reconnut les armes de Fouquet gravées sur la bague. La main du cadavre, qu’elle avait saisie retomba froide et glacée entre les siennes. Un éclair terrible illuminait son esprit.

— Encore une fois, s’écria-t-elle, je proteste par tout ce qu’il y a de sacré contre une telle calomnie. Oui, par cette morte qui me voit et qui m’entend… qu’importe après tout les armes de mon père ? on les lui a prises, volées !

— Mais alors, quel est donc l’auteur de ce piège infâme ? Parlez, oh ! parlez, le connaissez-vous ? Son nom ?

— Je le connais, reprit la jeune fille, après une pause où toutes les fibres de son cœur semblèrent prêtes, à se rompre, je le connais, mais je ne puis vous le dire…

— Vous le connaissez ? demanda Leclerc, les dents serrées par la rage. Oh ! vous me rendez la vie, je vous devrai tout, si je retrouve ma vengeance !

— Le nom de cet homme est mon secret ; un jour, bientôt, peut-être je vous le dirai, car vous avez ma parole. En attendant, je ne dois pas demeurer, vous le comprendrez vous-même, un instant de plus dans cette maison. Ne me retenez pas, adieu !

Et franchissant d’un bond le seuil de la chambre, devant Leclerc atterré, la jeune fille atteignit la rue.

La nuit était sombre, le froid perçant. À cette heure, il y avait pour elle mille craintes et mille embûches. Le cœur de Paquette se serra d’inquiétude.

— Qui me sauvera, mon Dieu ! s’écria-t-elle en se précipitant sous les arcades semées d’ombres.

— Moi, mademoiselle, dit une voix qui fit retourner Paquette.

Et à la lueur d’un réverbère, elle reconnut l’homme qu’elle avait entrevu dans l’une des cours de la prison à Pignerol.