Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/19

M. Lévy (tome IIp. 133-139).

TROISIÈME PARTIE


I

UN PÈRE.


Les paroles de Leclerc avaient semblé une énigme à la jeune fille. Elle le savait bourru, grondeur, emporté ; mais elle répugnait à le croire dur et insensible. Quel crime odieux avait donc commis ce fils, pour que sur la seule nouvelle de son retour, son père regrettât de ne pas voir y élever une barrière entre lui et ses caresses ? Comment s’expliquer cette résistance cruelle, cette aversion que des larmes ne pourraient vaincre ? Dès le matin, Leclerc avait armé son front de rigueur ; dans la maison même, il régnait un air d’inquiétude, Paquette n’osait interroger le vieillard ; elle s’était mise tristement à la fenêtre.

De cet endroit l’œil de la jeune fille embrassait l’enceinte de la place Royale, au milieu de laquelle s’élevait comme aujourd’hui la statue équestre de Louis XIII.

Il était midi, des groupes animés circulaient sous les arcades.

Le soleil éclairait en ce moment un cercle de personnages placés vis-à-vis de Paquette, sur l’un des bancs du jardin, c’étaient pour la plupart des hommes au visage hâlé, aux gestes rudes et expressifs ; ils parlaient entre eux vivement et bruyamment.

Paquette remarqua de longs rubans à leur feutre ; ils portaient l’habit bleu de roi et la ceinture rouge.

C’étaient des marins que M. du Quesne, ne pouvant plus tenir la mer dans la rade d’Alger, avait ramenés en France.

Nombre de bourgeois et d’oisifs les entouraient, suspendus en quelque sorte à leur bouche pour en recueillir de nouveaux détails sur cette merveilleuse expédition[1].

Tous leur demandaient des nouvelles de cette escadre de onze vaisseaux, dirigée par du Quesne et le marquis d’Amfrevilles. Cinq cents esclaves chrétiens, ramenés par eux de l’esclavage pour servir de préliminaire à la paix conclue par les Barbaresques l’année suivante, témoignaient assez en faveur du courage de nos marins ; aussi la foule devenait-elle de moment en moment plus compacte autour de ces hommes échappés à la mort et à ses dangers.

Ces natures vigoureuses tranchaient vite à l’œil de l’observateur sur la teinte commune et uniforme des curieux. Paquette elle-même eût voulu descendre pour écouter leurs récits. Le vin circulait, et le cabaret à l’enseigne du Coq hardi abreuvait déjà les narrateurs, pour le prix de leurs histoires.

En ce moment, un jeune homme descendait la rue du Roi-de-Sicile d’un pas rapide, sa plume et son écharpe frappèrent Paquette.

Il était de belle taille, et l’étroitesse de son uniforme le faisait paraître encore plus long et plus mince ; sa cravate brodée flottait au vent comme la frange de sa ceinture ; son haut-de-chausses bleu à boutons d’or était de la même couleur que son habit ; il portait la moustache et la royale fort galamment.

De temps à autre il levait la tête, et cherchait à reconnaître l’une des maisons de la place Royale, où sans doute il avait affaire ; puis il reprenait sa route et regardait de nouveau. En voyant Paquette ainsi appuyée à la fenêtre, il sourit ; sa figure pale et mélancolique s’éclaira ; il considéra tour à tour la porte de la demeure de Leclerc et la jeune fille, qui en eût fait, à coup sûr, la plus belle enseigne.

Mettant un terme à son hésitation d’une seconde, il souleva le marteau résolument.

— Henri ! s’écria sous la porte même une voix fêlée que Paquette reconnut aisément pour celle d’Ursule.

— Oui, c’est moi, ma bonne Ursule, c’est moi qui viens te surprendre, à ce qu’il me semble, quoique j’aie écrit pourtant à mon père. Mais il ne t’a donc rien dit ? Je crains dès lors que M. Lecamus n’ait point reçu ma lettre. Enfin, me voici, je te retrouve, Dieu soit loué… Conduis-moi vite à mon père…

Et le jeune homme s’était débarrassé de l’étreinte de la vieille femme, il montait les degrés de l’escalier, Ursule eut peine à le suivre.

— De quel pas vous y allez, monsieur l’enseigne, on voit bien que vous ne marchez pas sur terre, comme nous, ah ! vous vous dédommagez !

— C’est vrai, bonne Ursule, je vais peut-être un peu trop vite pour tes jambes. Que veux-tu, pardonne-moi ! et songe qu’il y a longtemps que je n’ai revu mon père ! Me reconnaîtra-t-il seulement sous mon uniforme ?

— M. Leclerc est dans son cabinet de travail, reprit Ursule, je vais de ce pas le prévenir.

Paquette descendait l’escalier en cet instant, elle se trouva vis-à-vis du jeune enseigne.

— Vous êtes monsieur Henri ? lui demanda-t-elle en rougissant. Oh ! l’on vous attend ! oh soyez le bienvenu !

En parlant ainsi, la naïve enfant marchait la première vers le cabinet du financier.

Henri la regarda avec une admiration mêlée de surprise. Il ne savait trop à quoi attribuer un pareil empressement.

Paquette le savait, elle qui était loin d’avoir oublié les désolantes paroles de Leclerc, elle pâlit, elle trembla, quand elle le vit paraître sur le seuil de cette pièce…

L’air du financier était morne, son front était sans rayon et sa lèvre sans sourire.

À son aspect seul, Paquette sentit son cœur se briser, elle chancela…

Cependant Henri venait de se jeter dans les bras de son père avec un cri de joie étouffé, ses beaux cheveux noirs touchaient la joue du vieillard.

— Mon père ! s’écria-t-il.

— Bonjour, monsieur, bonjour, reprit Leclerc en se dégageant froidement des bras du jeune homme.

Le visage de Henri devint blanc comme la cire, il fixa son père, et il le trouva sans larmes…

— Mon père… balbutia-t-il… mon père, ne me reconnaissez-vous pas, je suis Henri !

Et déjà les pleurs obscurcissaient ses jeux, les sanglots coupaient sa voix.

— Mon père, ajouta-t-il, j’ai servi trois ans avec honneur sous les ordres d’un homme que le roi tout le premier estime et révère, je vous reviens enseigne, je suis votre fils, je suis Henri !

— Monsieur, dit le vieillard, je suis ravi que vous n’ayez point été blessé dans cette dernière affaire. Vous avez sans doute à me parler, entrons dans mon cabinet.

La douleur et l’inquiétude navraient Henri ; il essuya une larme furtive qui roulait de son œil bleu, et il suivit le vieillard.

Le cabinet de Leclerc ressemblait à un tombeau ; on eût dit que les murs y assuraient le secret, la tapisserie étouffait presque la voix. Un bureau immense, chargé de papiers, en était le seul ornement. En se retrouvant seul ainsi devant le vieillard, Henri se berça d’abord d’une espérance impossible, il crut que son père, gêné par quelque motif inconnu, dans l’élan de sa tendresse, allait enfin lui ouvrir ses bras, le couvrir de ses caresses. Le jeune homme se trompait.

— Qu’avez-vous à me dire, monsieur ? demanda le vieillard en gardant un front de glace.

— Rien, oh ! rien, mon père, si ce n’est que la joie, le bonheur de vous retrouver.

— Assez, monsieur, assez ; moi j’ai quelque chose à vous apprendre.

— Quoi donc, mon père ? parlez, oh ! parlez, dit le jeune homme. Seulement, je vous en supplie, défaites-vous avec moi de ce ton sévère qui m’alarme comme s’il recouvrait un reproche. Je vous le répète, je vous reviens digne de la France et de vous… M. du Quesne pourra lui-même vous dire…

— Je vous crois, monsieur, reprit Leclerc sur le même ton d’aigreur ; aussi n’est-ce point de vous qu’il s’agit ici, mais bien d’une jeune fille que vous avez pu voir, que vous avez vue déjà. Elle était là tout à l’heure.

— Quoi mon père, cette jeune et belle enfant qui venait elle-même vous prévenir ? Je ne la connais pas… mais son air de candeur et de bonté…

— Qu’il vous suffise de savoir que des raisons graves m’obligent à la garder chez moi… Tout le monde la croit ma fille.

— Votre fille !

— Oui ; mes gens tous les premiers m’ont vu lui donner ce titre. Ne cherchez point à approfondir ce mystère, et contentez-vous d’avoir pour elle la politesse la plus froide, la plus réservée…

— Je ferai ce que vous exigez de moi, mon père ; loin de moi la pensée d’apporter le moindre trouble dans les habitudes de cette maison. Je respecte vos secrets, et ne vous demande en échange qu’un peu de tendresse, je devrai dire de pitié… Oui, continua le jeune homme, cédant à la violence de son chagrin, ce que d’autres obtiennent si facilement d’un père, moi je le demande à genoux, moi Henri, moi votre fils !

En parlant ainsi, il allait se précipiter aux pieds de Leclerc, le vieillard le retint d’un geste.

Se levant lui-même de son siège, il s’approcha de la cheminée et il sonna.

— Ursule, dit-il à la gouvernante dès qu’elle parut, conduisez monsieur à sa chambre, vous m’entendez.

Ursule obéit, et le jeune homme sortit du cabinet les larmes aux yeux.

Dès qu’il se vit seul dans la petite chambre que venait de quitter Paquette, il s’assit la tête entre ses mains en donnant un libre cours à ses sanglots.

Henri avait vingt ans, il était beau, de ce caractère de beauté que donne la jeunesse et que relève la douleur ; la sienne était profonde, elle avait chez lui devancé l’âge. À peine avait-il connu sa mère, promptement enlevée aux caresses de son berceau ; enrôlé de bonne heure dans la marine du roi par son père, il n’avait guère aperçu Leclerc lui-même qu’à de rares intervalles. Le ton brusque du financier, sa roideur, son parti pris de ne jamais lui écrire, avaient agi sur son cœur d’une manière inverse à celle que Leclerc se proposait. Henri, tout en souffrant, s’accusait lui-même de causer les chagrins de ce vieillard, il les attribuait au mauvais état de ses affaires et aux sacrifices que son éducation lui avait peut-être nécessités. Le cœur d’un enfant a sa pudeur comme celui d’une jeune fille, Henri excusait tout bas son père, et se reprochait intérieurement de lui être à charge.

Il s’était mis en tête de se faire tuer pour son pays, et ce n’était pas sa faute si les boulets turcs l’avaient cette fois épargné.

— Encore ma mauvaise étoile, murmurait-il, qu’avais-je besoin de revenir ! Un pareil accueil à moi qui donnerais mon sang et ma vie pour lui épargner une seule larme. Ah ! les miennes m’oppressent, mon cœur éclate à la seule pensée que je ne suis rien pour lui ! rien, pas même un souvenir vivant de celle qu’il a tant aimée ! Ah ! pourquoi la mitraille des Algériens m’a-t-elle épargné ! pourquoi ne suis-je pas mort sous le feu des Hollandais à ma première campagne ! Je ne suis plus qu’un câble de rebut, un objet d’horreur pour lui ! Mon Dieu ! que lui ai-je donc fait ?

Et cette jeune fille dont il m’a parlé, reprit-il bientôt, qui est-elle donc ? qu’est-elle à mon père pour venir usurper ma place ? Il la nomme sa fille ! sa fille ! lui-même me l’a dit. Oh ! quoi qu’il en puisse arriver, j’éclaircirai cette énigme ; oui, demain, ce soir même…

Henri s’était levé et il se promenait dans cette chambre à grands pas. La honte et le désespoir brûlaient son front comme un fer rouge ; il se parlait à lui-même avec une rage insensée en se tordant les mains en pleurant.

Tout d’un coup il s’arrêta…


  1. Le second bombardement d’Alger.