Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/05

M. Lévy (tome IIp. 32-38).

V

LES FUTAIES GRISES.


Trois ans avant ceci, à quelque distance du château d’Amboise, il se passait une scène dont le souvenir se lie étroitement à cette histoire.

Un peu en deçà du pont qui mène à ce colossal manoir dont la destinée fut de servir de prison jusque sous la république française, le regard du voyageur suivant les rivet de la Loire s’égarait à plaisir dans une large partie boisée qui longeait le fleuve et qu’on appelait les futaies grises.

Le voisinage sévère du château d’Amboise, qui était alors une prison d’État, rendait cette langue de terrain presque inhabitée.

Autour ce ces vastes murs, réfléchissant dans la Loire leurs clochetons aigus et noirâtres, tout se taisait, tout, excepté le bruit des barques sur l’eau ou celui du vent duos les oseraies. Les sentinelles éparses dans leurs logettes de pierre interrompaient seules ce silence en criant l’heure.

Le gouvernement de ce morne château d’Amboise et celui de la province elle-même appartenaient alors à M. le marquis d’Alluye[1]. Le comte de Lauzun se trouvait son prisonnier.

Prison plus douce à coup sûr que Pignerol, Amboise offrait au comte une apparence de liberté. Là, du moins, il pouvait sortir et se promener à cheval ; là, il n’était qu’exilé. Pourvu que Lauzun fût rentré au château avant minuit, qu’il eût passé devant le guichetier et s’en fût fait reconnaître, il disposait de lui tout le jour, et à la réserve de deux officiers de M. d’Alluye qui le suivaient, l’ancien capitaine des gardes de Sa Majesté pouvait se croire libre. Aussi, une fois à Amboise, n’avait-il que trop justifié les craintes jalouses de Mademoiselle : grand jeu, cadeaux, collations, tous les plaisirs permis et tous ceux qui ne l’étaient pas signalaient l’exil du comte. Madame de Montespan avait conseillé à Lauzun, après sa disgrâce, de demander Lyon pour retraite ; il refusa cette ville. On parla de la Touraine, et ce fut alors que Mademoiselle trembla.

Mademoiselle, en effet, n’ignorait pas qu’à Amboise régnait alors en véritable souveraine une des anciennes amies de M. de Lauzun, madame d’Alluye, la femme du gouverneur.

Madame d’Alluye était non seulement une belle personne, mais c’était de plus une personne spirituelle.

Sensible à la disgrâce de M. de Lauzun qu’elle plaignait, tendre avec lui jusqu’à la faiblesse, d’une humeur à donner beaucoup aux soins d’une forte inclination, elle se faisait presque au fond du cœur une sorte de passion glorieuse de ce qui n’était pour le comte qu’un pur caprice. Un visage charmant, des yeux bleus, un front bombé comme celui de Diane, un regard doux et mélancolique, une taille de fée, des mains de princesse, c’était beaucoup plus qu’il n’en fallait pour charmer Lauzun, et si l’on joint à ces traits la finesse de goût et le discernement exquis de la marquise, on comprendra facilement pourquoi le comte refusa Lyon pour Amboise.

Le marquis d’Alluye fut quelque temps à soupçonner ce commerce ; c’était un homme marchant le front haut, gonflé de sa charge et de son gouvernement, sauvage au dernier point, et inquiétant sa femme par ses violences. Enseveli dans le contour noir de sa perruque, la barbe en désordre, et sa canne de commandant à la main, on le voyait dès l’aube commander ses gardes et exiger des respects et des soumissions qui faisaient rire.

Quant à ses prisonniers, tous étaient loin de se voir traités par lui aussi galamment que Lauzun.

Leurs cellules verrouillées ne recevaient le plus souvent qu’un jour humide, la paille de leurs cachots était rarement renouvelée. Les paysans tourangeaux se parlaient bas entre eux des oubliettes du château d’Amboise, et l’on accusait le rébarbatif gouverneur d’en faire graisser les trappes.

Ce soir-là, c’était à onze heures, au mois de juin, un exprès revêtu de la jaquette blanche des villageois de la Loire s’enfonça dans la partie boisée dont il a été parié plus haut, et, pressant sa marche en raison de la pluie qui tombait à larges gouttes, il frappa au milieu des futaies grises à la porte d’une petite maison perdue sous d’énormes touffes d’acacias et de sorbiers.

En ce lieu déjà solitaire, cette habitation cachée avait l’air d’un ermitage ; une faible lumière échancrait alors ses persiennes, et l’on n’entendait autour d’elle que le cri du grillon tapi dans l’herbe.

Une fenêtre s’ouvrit au-dessus d’un massif embaumé de la tiède senteur des lilas, et une voix de femme demanda au messager : — Est-ce vous ?

— Certainement, madame, répondit le rustre, c’est moi. Et par un beau temps, comme vous le pouvez voir à mon haut-de-chausses. Rassurez-vous, tout va bien, et dès que vous m’aurez ouvert…

Une servante en coiffe noire introduisit l’homme ; sa maîtresse ne tarda pas à descendre.

C’était une personne d’une cinquantaine d’années, mais dont le seul aspect commandait l’admiration et le respect. Elle était encore belle, de cette beauté que donne la noblesse du visage et des manières ; son air était grand, ce devait être une femme de cour.

— Eh bien, quelles nouvelles ? dit-elle à l’exprès.

Une lettre de M. le comte, madame ; il n’a pu venir vous voir en cachette comme ces jours-ci, attendu qu’il a joué à la paume avec trois de ses amis, et de là à la bassette. Il s’excuse sans doute, lisez.

La dame parcourut la lettre. Tout en la lisant, elle hochait la tête et frappait du pied avec impatience.

— Il suffit, reprit-elle en congédiant son messager, laissez-moi.

Elle remonta alors à la petite chambre qu’elle occupait au premier étage de cette maison qui n’en avait que deux, et qu’un large fossé, au talus plein d’herbes et de roseaux, entourait comme une ceinture de défense.

La pièce qu’elle habitait dans cette demeure, sorte d’ancien presbytère, avait une fenêtre donnant sur la Loire ; de cette fenêtre, l’œil embrassait la façade du château d’Amboise.

La dame se plaça à l’appui de cette ouverture, encadrée dans de larges bouquets de sureaux et d’aubépines.

L’orage commençait à devenir intense ; des éclairs rougeâtres sillonnaient le château. La dame compta une à une chaque lumière qui s’éteignait dans le vaste corps de logis ; quand elle fut à celle qui partait de la chambre de Lauzun, elle mit la main sur son cœur comme pour en contenir les battements. Cette lumière une fois éteinte, la dame fit signe à sa camériste de refermer la fenêtre.

S’approchant d’un guéridon à pieds de biche où reposait une Bible, elle l’ouvrit en s’asseyant dans un grand fauteuil.

Le calme de cette chambre avait je ne sais quoi de particulier et de triste… Rien de ce qui compose les délicatesses de luxe ne l’entourait ; sa tapisserie tombait en lambeaux, le mobilier consistait en deux chaises de paille, un fauteuil éraillé, une table et deux images collées au mur. Ces deux images étaient encadrées sous verre.

L’une représentait Luther, l’apôtre de la réforme l’autre une des lumières du clergé de France, Mascaron, alors évêque d’Agen.

Quelques fleurs, coupées la veille, baignaient dans un vase et répandaient un parfum étiolé au milieu de cette pièce où brûlait alors une lampe.

Quelques indices d’élégance épars çà et là trahissaient pourtant en cette retraite la présence d’une femme habituée à la vie de cour : une montre ornée de sa châtelaine à cachets, une bague de grand prix et un petit carnet armorié traînaient sur le guéridon près de la Bible. Enfin, une boite en chagrin dans laquelle était renfermé un médaillon sur qui le couvercle n’était point abaissé et représentant un fort bel homme, donnait à penser que la dame en question n’était pas une recluse ordinaire, et qu’un grand ennui ou un grand amour lui avait fait choisir cette Thébaïde.

Elle avait passé l’âge des imprudences et des plaisirs, l’âge où l’on recherche la parure et les mille raffinements de la coquetterie. Des mèches de cheveux gris s’échappaient de sa coiffe, et des plis nombreux ridaient son front. Un certain air mortifié voilait alors les grâces languissantes de son visage, mais cette apparence était douce plutôt qu’austère, et l’extrême modestie de ses habits semblait l’embellir. Les yeux fixés sur sa Bible, elle paraissait en peser chaque passage, posant le livre saint, puis le reprenant, et s’interrogeant elle-même avec un grand trouble. Son regard errait de temps à autre sur les deux images attachées à la muraille, un combat violent semblait la briser ; elle termina sa pieuse méditation par un déluge de larmes.

— Dieu m’est témoin, murmura-t-elle affaissée que je l’aurai cherché dans la sincérité de mon cœur ; un mot de lui, une révélation venue d’en haut finirait mes doutes. Luttes opiniâtres, débats ardents qui m’épuisez, vous ne m’avez pas encore ôté l’amour, l’amour inaltérable que je garde à cet indigne, cet amour ne me quittera qu’avec la vie !

En parlant ainsi, elle regardait le médaillon.

Le personnage retracé dans cette peinture offrait avec M. de Lauzun une si exacte ressemblance, qu’il devenait impossible de ne pas le reconnaître. La dame observait cet émail avec une attention mêlée de bonheur et de crainte.

— Ainsi, pensait-elle, il ne viendra pas ce soir, son messager me l’a dit. La lumière qui brille à sa chambre vient de s’éteindre, il est rentré au château. Quand finira donc pour moi cette vie pleine d’alarmes ? Il y a si longtemps que je souffre ; ah ! je suis lasse d’espérer ! Qui me rendra jamais le cœur sur lequel j’ai seule des droits ? Quand il vient ici, on dirait que c’est pour accomplir un devoir, il se hâte de partir avant que j’aie pu même le consoler. Je ne le vois que trop, je ne suis plus rien pour lui ! Dans les premiers jours qu’il habitait ce château, ou plutôt cette prison, il m’écrivait vingt lettres plus pressantes les unes que les autres… — Parlez au roi, disait-il, parlez-lui, vous seule pouvez me sauver ! Hélas ! oubliait-il donc que je suis marquée moi-même au yeux de Louis d’un signe réprobateur ! Lorsque je me suis jetée à ses pieds une première fois, je l’ai entendu demander tout bas à M. le Premier quelle était ma religion. M. le Premier lui a répondu, sans doute, car le roi a subitement détourné la tête. Ah ! malheureuse que je suis, je ne me sens pas encore la force de prendre vis-à-vis de moi une résolution forte et courageuse ; je veille ici, mon Dieu, je veille et je vous cherche nuit et jour à travers mes larmes ! C’est à vous de me donner cette foi que je demande, que j’implore ! Dissipez vous seul les ténèbres de mon esprit, faites tomber de mes yeux le bandeau qui me cache votre lumière. Idolâtre jusqu’à ce jour, j’abjurerai, oui, ne fût-ce que pour lui !

Pour lui, continua-t-elle, oui, pour lui qui ne sait pas, l’ingrat, que mon cœur est et sera toujours son seul refuge. Il aura sans doute repris ici ses dépenses folles, son jeu effréné, ses dissipations coupables. Touchez-le, mon Dieu, touchez-le de ce même doigt qui me touchera !

Elle s’était jetée à genoux, les mains jointes et élevées vers le ciel.

Tout ce que le découragement renferme d’amer et le doute de souffrances était empreint sur ce front sévère et noble…

Elle se releva et feuilleta quelques papiers contenus dans une cassette.

— Des lettres de Mademoiselle ! Elle promet beaucoup, mais le roi, mais madame de Montespan, quand donc comprendront-ils ma douleur et mes angoisses ! Quelle est cette autre épître ? Une lettre de Saint-Evremont ; hélas ! le pauvre maréchal de camp n’est-il pas lui-même exilé ? Que faire ? Qu’entreprendre ? Si je m’adressais de nouveau à M. de Colbert ? Folle que je suis ! Louvois règne et il nous hait. Si la guerre pouvait au moins retenir ! Lauzun, Lauzun est brave ; il sauverait peut-être les jours de Sa Majesté !

Elle rêvait encore, lorsqu’un coup de tonnerre violent retentit au loin sur les hauts clochers d’Amboise. Presque au même instant, et à travers les rafales d’un vent furieux, elle crut entendre un cri…

Des pas pressés, sonores, ébranlaient déjà l’escalier qui conduisait à sa chambre ; ces pas étaient ceux d’un homme. An seul craquement de ses bottines, la dame tressaillit et se leva. Un rayon de joie et d’espoir brûlait sur son front, elle prit sa lampe et se dirigea vers la porte.

— Oh ! murmura-t-elle, ce ne peut être que lui.

Tout d’un coup elle recala, les lèvres serrées, le visage pâle…

Un homme, les traits bouleversés, les cheveux en désordre, les habits tachés de sang, se précipitait vers elle les mains étendues. Vêtu d’une cape grossière pareille à celles que portaient les Camisards dans les Cévennes, il venait de refermer la porte sur lui, en s’écriant : — Sauvez-moi !

  1. Paul d’Esconbleau, marquis d’Alluye et de Sourdis, avait épousé, en 1667, Bénigne de Meaux du Fouilloux, fille d’honneur de la reine. C’était le fils aîné du marquis de Sourdis ; il était allé, en 1644, apprendre en Hollande le métier de la guerre.
    (Tallemant, t. IX, p. 228.)