Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/04

M. Lévy (tome IIp. 25-31).

IV

UN REVENANT.


Ce trouble, cette pâleur n’échappa point à l’œil jaloux du marquis d’Alluye, que le retour inopiné de Lauzun glaçait d’une sueur froide.

Il s’approcha de la marquise et l’interrogea sur son émotion.

Madame d’Alluye balbutiait un prétexte, et se rejetait sans doute sur la fatigue du bal, quand le duc de Roquelaure arriva près d’elle d’un air affairé en s’écriant :

— Madame la marquise, votre éventail !

Et comme elle hésitait :

— Votre éventail, dit-il, pour madame de Roquelaure ; elle a perdu le sien, et la chaleur la suffoque !

En prononçant ces mots, le duc s’empara de l’éventail ; il en tomba un papier.

— Que veut dire ceci ? demanda le marquis en ramassant le billet.

— Madame d’Alluye, reprit Lauzun en s’avançant et sans avoir vu le mouvement du marquis, veut-elle accepter mon bras pour la première courante ?

— Pas avant que je ne vous aie dit un mot, monsieur de Lauzun, reprit le marquis.

— Deux, si cela vous plaît, monsieur d’Alluye. Dans un instant, madame la marquise.

MM. d’Alluye et de Lauzun parlèrent seuls à voix basse. Quand Lauzun revint, la marquise était plus morte que vive. L’archet donnait le signal, Lauzun lui prit la main ; elle se trouvait placée dans le quadrille vis-à-vis mademoiselle de Retz.

— Entre Minerve et Vénus… dit Lauzun en souriant, le hasard me gâte, c’est de bon augure pour demain.

— C’est donc pour demain ? demanda madame d’Alluye que ses genoux pouvaient à peine soutenir, tant elle tremblait.

— Pour demain, chère marquise, mais vous me restez ce soir.

Comme elle commençait la danse, mademoiselle de Retz accrocha l’une des dentelles de Lauzun.

— La sagesse me retient, dit-il à la marquise, mais auprès de vous la mienne s’en va. Savez-vous bien que dans tout ce bal je n’aime que vous !

Lauzun en dit autant, dans la courante qui suivit, à mademoiselle de Retz. Il fut jeune, brillant, il| retrouvait d’un seul coup ses amours et ses duels.

— À merveille, pensa-t-il, je ne ferai pas ma rentrée comme un acteur ordinaire. Pourvu que demain au petit lever, on n’aille pas trop me noircir aux yeux du roi ! Il est certain que la marquise d’Alluye me voit ici d’un œil plus indulgent que les autres. Si l’on pouvait mordre du regard, madame de Roquelaure m’aurait déjà dévoré. Tout de même, c’est là une invention originale. Je pourrais passer au besoin pour un véritable revenant. Le bal que je me donne à moi-même est un bal délicieux ! Avoir rassemblé ici, en quelques jours, grâce aux soins de Barailles qui s’y entend, tout ce que la ville et la cour possèdent de brillant, de noble ; m’être composé de la sorte un bouquet dont tous les parfums me sont connus ; pouvoir écrire un nom sur chacun de ces visages que j’ai attirés dans ce guet-apens splendide ; me remontrer à tous plein de vie, dé verve caustique ; marcher avec ces courtisans que je force me toucher la main de bonne grâce et à me parler comme autrefois de chevaux, de rubans et de dentelles, si ce n’est pas là un rêve magique, inouï, que ce rêve conçu sous les verroux de Pignerol ! Victoire, Lauzun, victoire ! Cette heure de minuit qui vient de sonner avec son battant d’argent te rouvre enfin les portes de ce monde merveilleux ! Oui, te le courroux du roi devra fléchir ; oui, la chance te revient, heureux joueur ; va, relève ton front, le succès seul nous fait jeune ! Regarde plutôt, regarde en ce moment-ci autour de toi, hommes te détestent mais ils t’envient, les femmes prennent à ta vue un air troublé, inquiet. Jeunesse, beauté, splendeur, coups d’œil complaisants, oreilles faciles, mains qui tremblent, voix qui implorent, tout cela est devant toi ! Oui, tu ressembles à l’homme qui s’éveille d’un long sommeil, ou plutôt, Lauzun, te voici comme le soldat qui ressaisit à la fois sa place et ses armes ! La guerre sera rude, elle doit l’être, une guerre de dix-neuf ans ! Tous ces cœurs, tu le sais, sont remplis de trahisons, de bassesses, de perfidies ! Raison de plus pour arracher de ton chemin ces ronces nouvelles, pour confondre l’envie par le dédain ! Oh ! la belle vie que celle où l’on se sent enfin maître de soi, où l’on demande compte à tous les moments de ceux que l’on a perdus ! Tant de lumière après tant de nuit, tant de bruit après un si morne silence ! Suis-je bien encore dans mon cachot à me débattre contre un rêve, est-ce un démon qui me parle, ou tout ceci est-il vrai ? Non, je suis chez moi, à Paris, dans mon hôtel, je pourrais dire mon palais. Oh ! mon orgueil humilié se relève enfin ; je te reconnais, tyran de mes anciens jours, tu me redemanderas une pâture. Reprends-moi donc, formidable dieu que j’ai toujours servi à genoux, rattache-moi d’un seul coup par un câble d’or à la chaîne de mes espérances trompées ! Oui, je suis Lauzun, je suis jeune, je puis retirer ce large filet que je viens de tendre et j’y trouverai encore au fond une pêche facile. Mes mains, mes mains brûlantes s’agitent enfin dans l’espace, plus de fers, plus de prison ! Oh ! oui, je suis libre, libre…

Et Lauzun, ravi, exalté, voyait les quadrilles passer et repasser devant ses yeux, il rouvrait enfin ce livre si longtemps fermé, ce livre de la cour dont ses doigts fiévreux interrogeaient chaque page.

La foule se dirigeait vers la salle où était servie la collation ; madame de Roquelaure saisit Lauzun par le bras.

— Savez-vous, monsieur le comte, que c’est une indignité, me choisir pour lectrice d’un testament qui injurie tout le monde et moi la première ! Heureusement que j’ai en le bon esprit de passer sous silence la clause qui me concernait. Mais ce que je ne puis passer sous silence, c’est votre oubli de tous les devoirs. Ah ! si madame de Lauzun votre mère était ici, ce n’est pas devant elle que vous eussiez joué une pareille comédie !

— Mais ne m’avez-vous pas un peu aidé, madame la maréchale ?

— Le ciel m’est témoin que j’ignorais la première le contenu de cet indigne testament. M’y traiter comme une vieille folle, m’y railler, et venir ensuite là… sous mes yeux… saisir le bouquet de madame de Monaco, danser avec mademoiselle de Retz et donner un billet à madame d’Alluye ! Mais le roi le saura ; oh ! je me vengerai, et d’abord je dirai tout à Mademoiselle.

— Vous ne lui apprendrez rien.

— Comment, elle sait tout ?

— Excepté ce que je ne dois pas lui dire. Ainsi, tenez, ma chère maréchale, je ne lui ai jamais dit qu’à la petite porte du parc de Choisy… et pendant qu’elle était à Paris, au Luxembourg…

— Silence, monsieur de Lauzun, par pitié, silence ! fit la maréchale effrayée. Au nom du ciel ! ne voyez-vous pas qu’on nous observe ! Il est vrai, je fus vous voir à Choisy, mais…

— Oh ! rassurez-vous, madame la maréchale, je suis discret, j’ai appris à me taire à Pignerol. N’est-il pas vrai, mesdames, continua-t-il en se tournant vers un essaim curieux et craintif de belles dames qui s’avançait, n’est-il pas vrai que nulle de vous n’a rien à craindre d’un prisonnier de Sa Majesté ?

— Oui, mais vous ne l’êtes plus, monsieur le comte, objecta la princesse de Monaco avec une coquetterie alarmée.

— Prisonnier à Pignerol, oh ! non, mais…

— Mais vous allez revoir Versailles, Saint-Germain, toute la cour ; chacun vous pressera, vous interrogera après ce silence forcé. Le roi vous attend, il vous demande.

— Le roi, la cour, Versailles répéta Lauzun, arraché par ces derniers mots aux charmes délicieux de son rêve, détrompez-vous, mesdames, je demeure prisonnier.

— Comment, cet hôtel ?…

— N’est pour moi qu’une prison dorée, un nouvel exil, reprit le comte tristement. Rancunier dans sa grâce, le roi m’avait permis d’abord de revoir la France sans Paris, maintenant il me permet Paris sans Versailles. La cour n’est plus rien pour moi, on m’en juge indigne ; je dois courber ma tête sous l’arrêt de Sa Majesté. À vous de me remplacer, Cavoie, Grammont, La Feuillade ! à vous de fouler d’un pied joyeux les pelouses royales où nous sourîmes tant de fois ensemble aux contes faits par Hamilton, où nous admirions là beauté de La Vallière ! La Seine, continua Lauzun en jetant à madame d’Alluye un regard plein de mélancolique passion, remplacera pour moi la vue de la Loire et les tours crénelées du château d’Amboise ; mais là, comme à Amboise, mon horizon est borné, la vigilance et la délation m’épient. Oui, poursuivit-il avec amertume, voilà la liberté que l’on me rend !

Et comme une larme semblait rouler alors dans les yeux de la marquise :

— Mais pourquoi me plaindre ! reprit-il en changeant de ton ; ces plafonds de Lesueur ne valent-ils pas ceux de Versailles, cet Olympe celui des dieux ? Tant que vous resterez auprès de moi, divinités d’une heure qui m’entourez, pourrais-je me croire captif ? Que me font le Louvre et Versailles, que me fait l’envie, la haine ? Restez, oh ! restez auprès de moi, belles sirènes ; voilez sous des fleurs la chaîne du prisonnier ! Dans un mois je vous invite toutes, toutes ici, à pareil jour, et avant ce temps j’espère que vous consentirez à m’y visiter plus d’une fois. Vous, madame d’Humière, avec votre carrosse ; vous, madame d’Hautefort, avec votre parure ; vous, monsieur de Lavardin, avec votre coup d’épée.

Et vous, monsieur, ajouta Lauzun à voix basse, en s’adressant à M. d’Alluye, oh ! vous ne m’empêcherez pas d’y rentrer, quoique j’en sorte pour vous dès demain !

— Et moi, monsieur Lauzun ? dit une voix qui retentit au milieu du silence glacé que les paroles du comte avaient fait.

— Qui m’appelle ainsi ? demanda Lauzun en replaçant sur la cheminée le flambeau qu’il y prenait pour conduire lui-même l’assemblée à la salle de collation.

— Par ici reprit la voix, qui semblait sortir du fond de la galerie.

Lauzun devint pâle, il porta la main à son épée ; saisissant le flambeau qu’il avait laissé, il courut vers cet endroit.

Dans l’obscurité produite au bout de la galerie par l’enlèvement subit des lumières que les valets portaient à la table de Lauzun, une forme humaine semblait se mouvoir.

Lauzun s’avança d’un pas assuré.

Il n’y eut que Cavoie et La Fare qui le suivirent, mais de loin.

Arrivé à deux pas de l’objet, Lauzun pencha son flambeau, et il vit un linceul blanc…

— Que veut dire ceci ? dit-il résolument. Ah ! mort ou vivant, je saurai bien te démasquer !

Et, de sa main crispée, il arracha le drap couvrant la tête du fantôme. Il vit alors un personnage d’une cinquantaine d’années, dont une large balafre lui traversait le front. Sa barbe et ses cheveux étaient en désordre, il portait à la main un livre de forme bizarre.

— Monsieur de Lauzun, dit-il d’une voix brève, et moi aussi, je m’invite ! Je m’invite à toutes vos fêtes… vous m’y verrez…

— L’homme de pignerol ! s’écria Lauzun en s’appuyant à l’une des colonnes de la galerie. La sueur mouillait les cheveux du comte, ses traits étaient bouleversés.

Au cri de Lauzun, Cavoie et La Fare volèrent à son secours.

— Là… là… murmura-t-il en leur montrant la place où l’homme lui avait parlé.

Cavoie et La Fare l’y cherchèrent en vain : le personnage mystérieux avait disparu.

En se baissant pour trouver sur le parquet la trace de son passage, l’un d’eux heurta un livre, qu’il ramassa…

C’était une Bible…