Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/06

M. Lévy (tome IIp. 39-46).

VI

L’IMAGE.


La brusque apparition de ce personnage glaçait la dame de frayeur ; elle s’appuya tremblante contre le marbre de la cheminée.

— Que me voulez-vous ? qui êtes-vous ?

Ce furent les seules paroles que sa bouche pût prononcer. En même temps elle avait levé le couvercle de sa lampe et considérait avec un regard plein d’angoisse le visiteur inattendu qui se présentait.

C’était un homme d’un aspect inculte et presque sauvage. L’eau ruisselait alors sur sa cape d’étoffe grise, déchirée en vingt endroits ; il n’avait point d’armes, et il traînait à son bras gauche un reste de chaîne brisée.

Sa taille était haute et sa tournure militaire, une ceinture de cuir fauve serrait ses reins, ses pieds étaient nus, meurtris par les ronces et les cailloux.

Il eût été difficile de distinguer, au premier abord, si ce singulier personnage était un héros de grand chemin évadé de quelque geôle, ou un prisonnier de conséquence.

En effet, ses mains étaient robustes et calleuses, son vêtement, vulgaire et misérable.

D’un autre côté, ses traits étaient aussi beaux que réguliers, sa lèvre dédaigneuse semblait encore garder l’habitude du commandement. Doué d’une miraculeuse agilité, il venait sans doute de se frayer un passage à travers les baies et les fourrés, véritables barrières de ce terrain ; quelques gouttes de sang collées à ses cheveux et à ses habits prouvaient que la lutte avait été âpre, cruelle.

— Rassurez-vous, dit-il à la dame en s’apercevant de la crainte qu’il inspirait, ce n’est qu’à moi qu’on en veut ; le danger qui me menace, a pu seul me déterminer à vous demander asile. Je suis gentilhomme, je me nomme Saint-Preuil !

— M. de Saint-Preuil ! reprit-elle comme rassurée, je connais ce nom… Oui, mon père m’en a parlé.

— Ce nom, madame, reprit Saint-Preuil avec une douleur mêlée de noblesse, est celui d’un homme assez malheureux pour se trouver en ce moment rebelle aux ordres du roi ; prisonnier encore il n’y a qu’une heure, je suis parvenu à m’évader de l’une des tours du château d’Amboise, mais on est à ma recherche…

— Vous venez de vous échapper, dites-vous, vous avez pu fuir de cette prison ?

— Oui, madame ; mais, je vous le répète, je suis poursuivi, traqué comme une bête fauve… Mon courage est à bout ainsi que mes forces, je vais périr, oh ! oui… périr si vous ne me sauvez !

— Eh ! le puis-je, monsieur ? Est-ce donc à une femme qu’il appartient de se mettre ainsi que vous en rébellion ouverte avec le roi ? Le délit pour lequel on vous avait enfermé…

— Ce délit, madame, interrompit Saint-Preuil avec une douloureuse dignité, m’est commun avec beaucoup de sujets du roi ; vous n’ignorez pas, vous ne pouvez ignorer les rigueurs de Sa Majesté et de ses édits contre ceux qui ne partagent pas sa religion…

— Vous êtes calviniste, monsieur ? demanda la dame à Saint-Preuil avec un intérêt mal déguisé.

— J’ai ce malheur, madame ; vous voyez du moins que ce n’est pas pour un crime honteux que j’ai subi ma captivité. Elle dure depuis deux ans. J’ai participé, je dois vous le dire, aux assemblées séditieuses du Languedoc, du Vivarez, des Cévennes. La guerre s’en est suivie et j’ai fait la guerre ; aujourd’hui ma tête est mise à prix. Je n’ai point de protecteurs, ajouta Saint-Preuil avec amertume ; et d’ailleurs, madame, nous avons tous notre étoile. Le chemin de la disgrâce m’était frayé ; mon père n’a-t-il pas péri après s’être lui-même perdu en cour ? C’est à ce malheur, ou plutôt à cette injustice violente de Richelieu envers un homme qui avait servi la France dès l’âge de quatorze ans, que je dois toute ma misère. Le supplice de mon père m’a poussé à la rébellion, en me faisant abjurer ma propre doctrine. J’ai voulu me venger de mon pays ; ah ! j’aurais dû m’en bannir ! J’offense ici, peut-être, ajouta Saint-Preuil en interrogeant les yeux de celle qui l’écoutait, des croyances que je ne partage plus, moi qui suis né pourtant dans le sein de l’église romaine ; mais la fin sinistre de mon père m’a fait seule ce que je suis, un apostat !

Et comme elle fit un mouvement :

— Oh ! ne me maudissez pas, reprit-il ; laissez-moi ce soin, laissez-moi me débattre, madame, avec le remords ; ma punition est assez dure. Dans cette prison, j’ai reconnu aux rayons d’en haut qui tombaient sur moi l’énormité de ma faute ; désormais, elle ne sera égalée que par mon repentir. Sauvez-moi, madame, vous que je ne connais pas ; rendez au prince, au pays, un homme qui peut-être lui sera un jour utile ; il est temps que je brûle ce que j’ai osé adorer ; il est temps que je retourne à ce Dieu que j’ai osé trahir en lui imputant la faute des hommes. Vous ne me répondez pas ! Chez qui suis-je ? Je l’ignore ; mais je vois à ce mur deux images qui semblent mutuellement s’accuser ; vis-à-vis de Luther, je vois un évêque du clergé de France. Ah ! madame, qui que vous soyez, je vous en conjure par l’un ou l’autre de ces portraits, arrachez-moi à l’horreur de sortir du royaume comme un proscrit, ou de porter ma tête sur l’échafaud comme un rebelle.

En prononçant ces mots, il s’était jeté à genoux, éperdu et suppliant. La dame l’examinait dans une stupeur immobile ; lui, de son côté, cherchait à se rappeler confusément les traits de cette femme qu’il croyait avoir entrevue.

— Monsieur de Saint-Preuil, reprit-elle, ce n’est pas à moi d’apprécier ici le délit dont vous êtes coupable ; vous êtes fugitif, blessé, il faut que je vous sauve, oh ! oui. Mon Dieu, oh ! mon Dieu, mais que faire pour vous sauver ? murmura-t-elle dans son trouble.

— Me cacher ici, ou m’enseigner une issue…

— Je n’en sais aucune.

— Ce fossé… là, sous ces broussailles… reprit Saint-Preuil en ouvrant l’une des fenêtres.

— Ce fossé…

— Oui, je ne me trompe pas, c’était autrefois un aqueduc ; il doit se continuer assez avant dans la campagne…

— La nuit est si profonde que vous ne sauriez vous en tirer…

— Laissez donc, par cette issue…

— Monsieur de Saint-Preuil, reprit la dame, c’est aller au-devant de la mort, c’est impossible…

— La mort, dites-vous ? Et tout à l’heure, madame, ne l’ai-je pas bravée cette mort ? Ne puis-je l’affronter encore de nouveau ?… Regardez plutôt ; pour sortir de ce triste cachot d’Amboise, j’ai dû ramper d’abord sur les genoux et les mains ; l’un de mes bras, celui-ci, a été traversé par l’un des piquants de la citerne. Doutez-vous maintenant, madame, de mon courage ?… Oui, c’est une volupté sombre et bizarre, j’en conviens, que celle que j’éprouve à lutter contre la mort ! Ce fossé… ajouta-t-il en le mesurant des yeux.

— Mais c’est un sacrilège !… Oui, cela serait infâme que de disposer ainsi de votre vie, reprit-elle en refermant la fenêtre par un geste résolu. Vous êtes venu implorer ici ma pitié, vous ne voudriez pas, vous ne devez pas me rendre témoin d’une mort aussi affreuse !… Vous retrouver là, sanglant, défiguré !… Un pareil spectacle, mon Dieu, ce serait horrible !…

Il y eut dans ces paroles heurtées par l’effroi, un accent sincère et pénétré que Saint-Preuil méconnut.

— Je vous comprends, reprit-il ; vous préférez, madame, que ma tête roule sous la hache du bourreau !

— Ah ! s’écria-t-elle par un mouvement d’horreur et de révolte, ah ! monsieur, vous me croyez donc bien lâche ?…

Saint-Preuil resta atterré.

— Et quel intérêt, reprit-il avec une lente douleur, pouvez-vous cependant porter, madame, à un malheureux tel que moi, à un calviniste, vous qui êtes catholique ?

— Vous vous trompez, monsieur, répondit-elle froidement, moi aussi je suis calviniste.

— Calviniste ! répéta Saint-Preuil étonné.

— Oui, mais je n’ai pas comme vous, monsieur, le malheur d’avoir renié ma première croyance je lutte ici, je combats, et si le ciel daignait m’éclairer…

— Vous me méprisez, madame, oui, vous me méprisez, reprit amèrement Saint-Preuil, oh ! je le vois bien.

— Je ne vous méprise pas, je vous plains, monsieur de Saint-Preuil. Vous sortez d’Amboise… oh ! ce nom suffit pour que ma pitié vous soit acquise. Que n’avez-vous pu, dans votre fuite, assurer celle d’un autre. Oh ! je vous aurais béni, j’aurais appelé sur vous toutes les grâces du ciel.

— Quel est donc cet homme à qui vous semblez porter, madame, un si étrange intérêt ?

— M. de Lauzun.

— M. de Lauzun ! répéta Saint-Preuil avec un geste de surprise.

— Oui, M. de Lauzun, continua-t-elle, M. de Lauzun que vous devez avoir connu.

Et en disant ces mots, elle avait plongé dans le regard da Saint-Preuil un regard d’agitation et de fièvre. SaintPreuil la considéra quelques secondes pendant lesquelles la dame semblait aspirer jusqu’à son souffle.

— Par grâce, reprit-elle, donnez-moi des nouvelles de M. de Lauzun.

La physionomie de Saint-Preuil revêtit tout à coup une teinte de sévérité et de mépris.

— Que je vous parle de ce débauché, de ce vicieux répondit-il, de cet homme que le roi lui-même…

— Arrêtez, monsieur, s’écria-t-elle avec un accent de courageuse fierté, pas un mot de plus, je suis sa mère !…

— Sa mère ! répéta Saint-Preuil douloureusement ému. Oh ! madame, pardon… Ce n’est pas trop du sacrifice de ma vie pour effacer de semblables paroles ; acceptez mon repentir, je me jette à vos genoux.

— Vous êtes bien sévère pour M. de Lanzun, vous, monsieur, envers qui les hommes pourraient se montrer sévères !

— Vous avez raison, madame, répondit Saint-Preuil, oh ! oui, vous avez raison… Encore une fois, souffrez que je ne me relève pas avant d’avoir obtenu de vous l’entier oubli de mes torts ?

— Monsieur de Saint-Preuil…

En ce moment, des cris et des menaces retentirent au dehors. Des pas de chevaux ébranlaient le sentier voisin de la maison.

— C’est moi que l’on vient chercher, madame, dit Saint-Preuil ; hâtez-vous d’ouvrir, vous ne pouvez plus me sauver.

— Qu’avez-vous dit ?

— Que tout à l’heure, madame, répondit Saint-Preuil d’un son de voix altérée, je viens de vous insulter dans ce que vous aviez de plus cher ; je ne suis plus digne de cette compassion que vous m’accordiez, je reste.

— Y songez-vous, monsieur ? Mais ce sont vos ennemis, oh ! oui, ce sont eux, reprit-elle en soulevant d’une main tremblante le rideau de la fenêtre.

On frappait déjà à la porte de l’escalier.

— Madame, poursuivit Saint-Preuil, permettez que je me livre à ces hommes.

— Vous ne le ferez pas, répondit-elle éperdue et presque sans voix ; je les entends, monsieur, ils arment leurs mousquets ; encore un moment, et malgré ce verrou, la porte de cette pièce tombera en éclats et sera criblée de balles…

— Ouvrez, ouvrez ! cria en dehors une voix que la comtesse de Lauzun et Saint-Preuil reconnurent pour celle de M. d’Alluye, le gouverneur.

Madame de Lauzun garda le silence. Égarée, à demi morte, elle ne voyait déjà plus qu’à travers un nuage les objets de cette chambre.

Saint-Preuil s’était croisé les bras, il attendait debout, immobile…

— Obéissez au roi ! reprit de nouveau la voix de M. d’Alluye.

Presque an même moment une balle traversa la porte de la chambre et s’en fut briser le verre qui encadrait l’image de Luther, suspendue à la muraille.

Les débris de verre jonchèrent le parquet.

Une indicible stupeur succéda chez la comtesse à ce coup inattendu, il produisit sur elle l’effet d’une vision… Saint-Preuil vit bientôt son regard appesanti s’allumer d’une flamme soudaine, des effluves célestes, inattendues, baignaient son front.

À la voir ainsi, on eût dit que sa force venait d’en haut…

Déchirant avec rapidité le premier feuillet de sa Bible, elle y écrivit dessus trois lignes à la hâte.

— Vous remettrez ceci à monseigneur d’Agen, dit-elle en donnant le feuillet à Saint-Preuil ; prenez, lui seul vous protégera !

— Oh ! merci, merci ! ma vie désormais, ma vie tout entière à vous !

— Mais par où fuir ? continua-t-elle d’une voix étranglée par la frayeur.

— Par ici, vous dis-je, ce fossé… oui… il n’y a que ce moyen.

— Malheureux ! mais c’est la mort !

— Non, si vous me donnez ce livre, ce livre saint dont vous venez de déchirer la première page… Il sera mon talisman !

— Oui, vous avez raison, oh ! oui, il vous a sauvé !

Elle lui tendit la Bible. Saisissant une écharpe de la comtesse, Saint-Preuil se laissa glisser contre la muraille.

– Sauvé ! murmura-t-elle en refermant la fenêtre… Sauvé par vous, ô mon Dieu !

Quand elle se retourna, la porte tombait dans la pièce avec fracas. Le front menaçant, les lèvres pâles de colère, M. d’Alluye entrait.

— Le prisonnier, madame, s’écria-t-il, le prisonnier ! Vous m’en répondez sur votre tête !

— Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit-elle ; cherchez, monsieur le gouverneur, je ne cache ici personne.