Les mystères de Montréal/XXVIII

Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 90-93).

XVII

LE TRÉSOR DES BOUCTOUCHE.


Le ciel s’était assombri et des nuages sinistres roulaient au-dessus de la ville.

Les grondements lointains du tonnerre commençaient à se faire entendre dans le nord.

Cléophas n’avait pas de temps à perdre pour mettre en lieu sûr le trésor qu’il venait d’enlever de l’Hôtel du Canada.

Il s’assit sur la malle dans la porte cochère, appuya ses coudes sur ses genoux et se prit la tête à deux mains dans l’attitude d’un homme qui veut se plonger dans les abîmes les plus profonds de la réflexion. Où fallait-il transporter la malle contenant les trésors de la famille Bouctouche ?

Une idée lumineuse lui traversa le cerveau. Le père Sansfaçon était parti pour St-Jérôme avec le petit Pite. Il lui était facile de transporter la malle chez le vieux charretier et de l’y laisser jusqu’à ce qu’il trouvât un endroit convenable pour le cacher.

Cléophas se leva et alla chercher un charretier sur la stand du carré Jacques-Cartier.

Il mit la malle dans la voiture et se fit conduire sur la rue Lagauchetière.

Pendant le trajet l’orage éclata et la pluie tomba par torrents.

Le tonnerre grondait avec un bruit lugubre et la foudre déchirait le sein de la nue.

Le ciel semblait protester contre le crime que Cléophas était en voie d’accomplir.

La voiture s’arrêta devant la résidence du père Sansfaçon.

Cléophas descendit, monta l’escalier de la galerie et alla frapper à la porte vitrée.

La mère Sansfaçon se leva et alla ouvrir.

Cléophas expliqua en peu de mots à la bonne femme l’objet de sa visite nocturne.

Madame Sansfaçon alluma une lampe et dit à Cléophas de déposer sa malle dans la salle à dîner.

— Écoutez, la mère, dit Cléophas en se mettant à l’aise dans une chaise berçante et allumant un partagas, votre fortune, la mienne et celle de votre mari dépendent du secret que vous allez garder sur ce que je vais vous dire. Dans la valise que vous voyez est un trésor qui appartient au petit Pite, qui aujourd’hui doit s’appeler le comte de Bouctouche. Un mauvais génie a poursuivi constamment la famille noble des Bouctouche. Ce mauvais génie, c’est monsieur Caraquette, qui deviendrait l’héritier du comte dans le cas où il mourrait sans enfants.

Le comte est mort dans une auberge de Ste-Thérèse, et avant de mourir il m’a légué ses papiers. Il m’a dit de veiller sur sa veuve et de la protéger contre Caraquette qui voudrait la dépouiller de sa fortune. L’unique enfant né du mariage du comte était un enfant qui est mort à St-Jérôme. Le petit défunt avait sur le corps l’image du castor. Aujourd’hui la même image est gravée sur la peau du petit Pite. De sorte qu’il devra passer pour l’héritier de Bouctouche. Caraquette a essayé de me tuer à St-Jérôme, parce qu’il sait que je suis en possession des papiers du comte. J’ai été accusé de meurtre par l’assassin lui-même.

La justice me poursuit mais elle ne me rattrapera pas avant que mon innocence éclate devant tout le monde. À l’heure où je vous parle les détectives doivent être à mes trousses. Je me tiendrai caché chez vous jusqu’au moment où il faudra frapper à grand coup. Je ne sortirai que la nuit et sous un déguisement qui trompera la police. Maintenant jurez-moi que vous allez être discrète comme la tombe.

La mère Sansfaçon se joignit les mains et dit : Je vous jure ma grande conscience du bon Dieu.

— C’est bien, reprit Cléophas, maintenant nous allons faire l’inventaire du contenu de cette valise.

Cléophas ouvrit la malle et en sortit les pièces d’or qu’il se mit à ranger par rouleaux sur la table.

Il y avait $450,000 en or et environ $75 en argent ou en monnaie anglaise.

La mère Sansfaçon n’en pouvait croire ses yeux. Elle se pensait dans le royaume des rêves.

Cléophas fit cinq ou six paquets avec l’or et l’enveloppa de vieux linges. Il plaça le trésor dans deux boîtes de bois dont il vissa solidement les couvercles.

Cet or, dit-il, ne doit pas rester ici bien longtemps. Je trouverai un endroit sûr pour le cacher. À minuit demain l’affaire sera faite.

Il passa à la bonne femme une vingtaine de piastres en acompte sur sa pension et après avoir réveillonné avec une tranche de tourquière froide, il alla se coucher sur le banc-lit au fond de la salle. Les vieux coussins de la voiture de nuit du père Sansfaçon lui servirent d’oreiller et il s’abrilla avec une vieille peau de carriole.

La bonne femme se retira dans sa chambre à coucher où elle ne ferma pas l’œil de la nuit tant elle avait été mise hors de ses gonds par les révélations de Cléophas.

Cléophas passa la journée à la maison. Pour tuer le temps il avait envoyé Cunégonde à la grocerie du coin pour lui acheter toutes espèces de boissons et de friandises.

Vers neuf heures du soir Cléophas sortit de la maison et se dirigea vers l’Hôtel du Canada.


Hôtel du Canada.

En descendant la rue St-Gabriel il vit au clair de la lune Caraquette qui fumait un cigare sur la galerie. Il le reconnut facilement à son chapeau de castor gris.

Il entra dans l’Hôtel, paya sa pension, et demanda un charretier pour transporter sa malle à sa nouvelle résidence. Le vol de la nuit précédente faisait le thème de toutes les conversations. Le compte rendu du « Star » avait une colonne et demie. Les soupçons de la police planaient sur deux touristes américains qui étaient partis la veille avec un nombre considérable de malles. Les détectives cherchaient les voleurs aux États-Unis.