Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 88-90).

XVI

LE VOL.


Le père Sansfaçon, en fouaillant son fils, lâchait des jurons à faire dresser le poil sur le casque d’un policeman.

Le petit Pite courait comme un perdu dans tous les coins de l’appartement pour échapper aux taloches du bonhomme.

Celui-ci n’y allait pas de main morte. Chaque coup qu’il portait à son fils laissait sa marque. L’apparition de Cléophas eut pour effet d’arrêter les opérations du père Sansfaçon.

Au moment où le visiteur entrait dans l’appartement, le vieux venait d’appliquer sa botte avec succès sur la partie du corps du petit Pite où le dos n’a plus cours, coup qui étendit le gamin à plein ventre sur le plancher.

— Batège ! père Sansfaçon, dit Cléophas, qu’est-ce que cela veut dire ? Avez-vous envie de tuer l’enfant ?

— À binche ! répondit le vieux, c’est vous ! Vous me prenez à donner une correction à mon garçon.

Imaginez-vous que ce polisson-là a déserté du collège pour aller bommer avec des créatures qu’il promenait en voitures au Sault. Ce soir vers six heures je l’ai poigné chez Péloquin en train de payer des traites à une jeune fille dans un des salons de l’hôtel. Ça n’a pas treize ans et ça veut se lancer auprès des créatures comme un homme de trente ans.

— Ah, oui da, oui, père Sansfaçon. J’arrive bien à propos. Si le petit Pite venait à nous échapper nous perdrions tous deux une jolie petite fortune. Tenez, il faut que je vous explique ça de fil en aiguille.

Le vieux charretier offrit une chaise à Cléophas et prêta une oreille attentive à son discours. Celui-ci lui raconta les différentes aventures qui lui étaient arrivées depuis le jour où dans le salon de la mère Gigogne le pacte avait été signé avec le comte de Bouctouche.

Cléophas dit au bonhomme qu’il était sous l’impression que le petit Pite était appelé à recueillir un héritage immense en personnifiant le jeune vicomte, et qu’il fallait de toute nécessité que le gamin fut conduit chez la comtesse à St-Jérôme.

Après une longue délibération entremêlée d’une demi-douzaine de verres de Molson, il fut convenu que le petit Pite monterait en voiture avec son père et se rendrait chez la comtesse, avec qui il devait rester jusqu’à nouvel ordre.

Cléophas sortit son argent et donna au bonhomme la somme nécessaire pour le voyage.

Le charretier attela et partit avec son fils pendant que Cléophas reprit la route de l’Hôtel du Canada. Il était dix heures et demie, Caraquette n’était pas encore revenu du théâtre.

Cléophas savait que le trésor des Bouctouche était contenu dans les malles de l’homme au chapeau de castor gris.

Il s’agissait de frapper un grand coup, de risquer tout pour tout.

Cléophas se décida à enlever la malle contenant les valeurs les plus importantes.

Il essaya sa clé dans la serrure de la chambre de Caraquette.

La clé s’adaptait à la serrure. Elle joua dans la gâche et la porte s’ouvrit.

Cléophas entra dans l’appartement et alluma le gaz.

À l’aide d’un poinçon d’acier il ouvrit une à une les malles de Caraquette.

En ouvrant la dernière il eut un éblouissement.

Cette malle contenait plusieurs mille louis en belles pièces d’or rutilantes à la lumière du gaz.

Son parti fut bientôt pris.

Il referma la malle et alla ouvrir la fenêtre de la chambre qui était au-dessus d’une galerie communiquant avec les logis des servantes.

Sur cette galerie il vit une échelle apposée au mur d’un entrepôt dont la façade était sur la ruelle Vaudreuil.

Cléophas ferma le gaz et descendit silencieusement la valise par la fenêtre.

Il monta sur l’échelle avec la malle qu’il lança sur la toiture de ferblanc de l’entrepôt. La valise alla tomber avec fracas dans la ruelle Vaudreuil.

Cléophas après cet exploit jugea qu’il n’était pas prudent pour lui de rester plus longtemps dans l’hôtel.

Caraquette allait rentrer et il s’apercevrait du vol.

Cléophas rentra dans son appartement après avoir fermé à clé celui de l’homme au chapeau de castor gris.

Onze heures venaient de sonner. Un pas lourd retentit dans le corridor.

C’était Caraquette qui allait entrer dans sa chambre.

Il devait s’apercevoir de la disparition de sa malle et l’alarme serait donnée dans l’hôtel.

Cléophas mit son feutre et en rabattit les larges bords sur ses yeux.

Il passa près de Caraquette qui ne le reconnut pas à la lumière indécise de l’unique jet de gaz qui éclairait le corridor.

Pour Cléophas la situation était sauvée.

Il sortit de l’hôtel sans éveiller les soupçons de personne.

Il se rendit dans la ruelle Vaudreuil qui était déserte.

Personne n’avait vu la chute de la malle. Cléophas la posa sur ses épaules et alla la jeter dans la porte cochère de la vieille maison de la rue Ste-Thérèse autrefois occupée par le « Pays », c’est-à-dire à une dizaine de pas de l’endroit où elle était tombée.