Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 85-88).

XV

RENCONTRE INATTENDUE.


Cléophas en suivant la track du chemin de fer du Nord faisait de sérieuses réflexions sur son aventure de St-Jérôme.

— C’est drôle tout de même, se disait-il. Ce n’est pas Bénoni qui m’a tiré. Celui qui avait le revolver m’a manqué et a attrapé la servante, mon ange, Ursule. C’était à moi qu’il en voulait, puisqu’il m’a tiré quatre fois lorsque je suis revenu au village. Il y a du démon là-dedans.

Rappelons-nous bien les choses. J’arrive à St-Jérôme pour annoncer à Madame la comtesse de Bouctouche la mort de son mari. J’entre dans l’hôtel et je V. C. le coup en payant la traite à tout le monde dans la barre. Quand j’ai montré mon argent il y avait un homme portant un chapeau de castor gris qui essaya de devenir gros manche avec moi. Il a fait tout son possible pour me tirer les vers du nez. J’étais un peu lancé et j’ai pu parler un peu trop. Oui, il m’a fait bavasser.

Celui qui m’a tiré en voulait à mon argent. Il y a pas de « gologne » c’est l’homme au tuyau gris qui a essayé de me crever avec ses balles, n’importe, je le rencontrerai plus tard et je lui ferai son biscuit.

Après ce monologue, Cléophas s’assit sur une roche et commença à faire l’inventaire des papiers contenus dans le portefeuille du comte de Bouctouche.

Il se mit à lire quelques lettres de la comtesse. Dans l’une, elle faisait allusion au tatouage du gamin qu’elle n’avait jamais vu et devait reconnaître pour son fils. Dans une autre elle se plaignait de ne pas savoir l’endroit où son fils était enterré afin qu’elle put verser quelques larmes sur sa tombe. Dans une partie de la lettre, il était question de Caraquette et du trésor des Bouctouche qui devait être caché par ce dernier dans quelques endroits à Montréal.

Après la lecture de cette correspondance, Cléophas comprit une partie de l’intrigue dans laquelle il avait joué un rôle assez important.

Il reprit la route en tirant des plans pour l’avenir. Ce qu’il avait de mieux à faire était de se rendre à Montréal.

Ses accusateurs étaient des gens de St-Jérôme.

Le principal témoin était Ursule qui se promenait rarement dans les grandes rues de Montréal. Il courrait donc le risque de n’être pas repris.

— Allons, se dit-il, avec l’argent que j’ai dans ma poche je pourrai m’amuser encore pendant plusieurs mois.

À la brunante, Cléophas s’arrêtait à Ste-Thérèse. Le lundi matin il prenait un train qui arriva a Montréal vers midi.

Sa première pensée en descendant à la gare fut de ne pas aller trouver sa femme Scholastique. Celle-ci lui aurait levé un poil pour s’être absenté si longtemps sans donner de ses nouvelles. Quant à attraper une gratte il aimait autant en avoir une pour quinze jours d’absence que pour une semaine.

Il prit un charretier et se fit conduire à un magasin où il s’acheta des hardes, car il était parti trop vite de St-Jérôme et il n’avait pas eu le temps d’emporter sa malle. Une fois gréé il se rendit à l’Hôtel du Canada où Siméon le gérant, qui le prenait pour un monsieur de la campagne, lui donna la chambre 84, à quelques pas du 86 qui, comme nos lecteurs le savent, était occupé par Caraquette.

Cléophas fatigué par la longue marche qu’il avait faite resta dans l’hôtel toute la journée. Il sonna plusieurs fois et se fit monter un certain nombre de cocktails. Il se coucha de bonne heure et se leva vers huit heures du matin. Il ouvrit sa fenêtre et son regard pénétra dans la chambre 86. Il y vit un individu qui se promenait en manches de chemise dans son appartement.


Le père Sansfaçon s’était acheté un agrès neuf.

— Cré nom d’un petit bonhomme ! se dit Cléophas en refermant sa fenêtre et tirant les rideaux, j’ai vu ce coco-là quelque part. Tiens, au fait, oui, c’est lui, je crois, lui, l’homme au tuyau gris.

Cléophas ne se montra pas à table ce jour-là et fit monter ses repas dans son appartement.

Dans la soirée, en interrogeant un des petits messagers de l’hôtel, il apprit que l’homme au chapeau de castor gris était sorti pour assister à une représentation au théâtre de la rue Gosford.

Vers neuf heures du soir, Cléophas sortit de l’hôtel et dirigea ses pas vers le faubourg Québec.

Il avait appris d’un charretier de la stand de l’église Bonsecours que le père Sansfaçon avait fait de l’argent et qu’il s’était acheté un agrès neuf. Il ne roulait plus la nuit et se tenait le jour sur la stand du carré Jacques-Cartier.

Cléophas suivit la rue Ste-Marie, enfila la rue Visitation et tourna le coin de la rue Lagauchetière. Il accéléra le pas et bientôt il arriva devant la maison du père Sansfaçon.

La salle à dîner qui donnait sur le devant était éclairée. À travers les rideaux de coton il pouvait distinguer l’ombre du vieux charretier qui agitait ses bras comme des flots.

Il entendit de gros éclats de voix et des sacres auxquels se mêlaient les braillements d’un enfant.

Cléophas frappa à la porte.

Il entra et vit le bonhomme en train de donner au petit Pite une dégelée des mieux conditionnées.