Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 93-95).

XVIII

LA CACHETTE


Après avoir transporté sa malle chez le père Sansfaçon, Cléophas songea à mettre son trésor en sûreté.

Lorsque minuit sonna au cadran de l’église Molson, il loua un cheval et une voiture et se rendit avec sa malle sur le chemin Papineau.

Pour ne pas être trouvé en contravention avec l’Almanach Rolland, la lune ne s’était pas montrée cette nuit-là.

L’obscurité la plus complète enveloppait Montréal.

Le silence n’était interrompu que par la semelle ferrée du policeman qui battait mélancoliquement le pavé du faubourg Québec.

La voiture de Cléophas s’arrêta près de l’ancien cimetière des soldats.

Après s’être assuré que personne n’épiait ses mouvements, Cléophas descendit de sa voiture et lança sa malle et une bêche par-dessus la clôture du cimetière.

Il ramena le cheval à l’écurie de louage et revint à pied au cimetière.


Ancien cimetière des soldats.

Il creusa une fosse de trois ou quatre pieds et y descendit le trésor qu’il recouvra de gazon.

Cette tâche accomplie, il retourna chez la bonne femme Sansfaçon.

Il alluma sa pipe et se confectionna un grog qu’il lampa à petits traits en réfléchissant sérieusement sur les embarras de la situation.

Il était en possession du trésor, mais la justice l’accusait de la tentative de meurtre sur Ursule.

Il lui fallait à tout prix se débarrasser de Caraquette.

Caraquette était le seul obstacle qu’il rencontrait sur le chemin de la fortune.

Cet obstacle il fallait le faire disparaître.

Maintenant, nous allons laisser Cléophas à ses réflexions pour retourner à St-Jérôme, où nous avons laissé la comtesse de Bouctouche.

Le lendemain de l’attentat contre sa servante elle apprit la mort de son mari en lisant les journaux de Montréal.

Après les obsèques du comte de Bouctouche, qui avaient été faites avec beaucoup de solennité, la comtesse comprit toute l’horreur de sa situation.

Son fils était mort et elle ignorait l’endroit de sa sépulture.

Caraquette devait arrêter le paiement de ses rentes. Le spectre de la misère se dressait devant elle dans toute sa hideur.

La pauvre veuve, affolée par la douleur, s’était enfermée chez elle et ne voulait recevoir de consolation de personne.

Le père Sansfaçon arriva avec le petit Pite.

Le vieux charretier qui était le père d’Ursule entra dans le cottage et présenta son fils à la veuve.

Celle-ci écouta le récit du bonhomme et consentit à garder chez elle le petit Pite, qui devait passer pour le comte de Bouctouche.

Elle savait que les regards de lynx de Caraquette pénétreraient dans son intérieur et que le secret de Cléophas serait dévoilé.

Il s’agissait pour elle de circonvenir l’ennemi dans ses plans.

Avant de congédier le père Sansfaçon elle lui dit qu’il fallait de toute nécessité que Cléophas eut une entrevue avec elle.

Le bonhomme partit, laissant son fils chez la comtesse.

En entrant dans l’hôtel Beaulieu, le vieux charretier rencontra l’homme au chapeau de castor gris, qui se prélassait sur un banc, dans la buvette.

Cléophas lui avait donné le signalement de Caraquette.

À première vue il reconnut son homme.

Caraquette, en voyant le père Sansfaçon revenir de l’autre côté de la rivière, comprit immédiatement qu’il était un émissaire de Cléophas et qu’il tenait dans ses mains un des principaux fils de l’intrigue.

Sansfaçon invité à boire par Caraquette resta muet comme la tombe sur le secret de Cléophas.

L’homme au chapeau de castor gris épuisa des trésors de diplomatie afin d’arracher les vers du nez du vieux charretier. Peine inutile, Sansfaçon lui répondit qu’il ne connaissait ni Cléophas, ni la comtesse.

Caraquette avait appris l’arrivée du petit Pite à St-Jérôme.

Le gamin était entré dans le cottage de la comtesse et n’en était pas sorti.

Il était urgent pour lui de faire une visite à madame de Bouctouche et de s’assurer.