Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 122-125).

X

OÙ LE PÈRE SANSFAÇON EST DANS DE MAUVAIS DRAPS.


La mère Sansfaçon pressa convulsivement sur son sein le fils qu’elle croyait perdu.

Le vieux charretier sentit tressaillir ses entrailles de père et d’une voix émue il donna sa bénédiction à l’enfant prodigue.

Le petit Pite reconnaissant les erreurs de sa vie passée avait fondu en larmes.

Ursule partageait la joie de ses parents.

Caraquette ne se laissa point gagner par l’émotion générale. Il resta sur son siège, la tête baissée, muet et impassible, attendant avec anxiété la fin de cette scène extraordinaire.

Le petit Pite raconta à ses parents sa vie d’aventures depuis qu’il avait quitté le toit paternel.

Caraquette n’avait pas interrompu le récit du gamin, et il écoutait avec attention tous les détails de la conduite du comte de Bouctouche pendant son séjour à St-Jérôme, espérant renouer toutes les ficelles de l’intrigue criminelle de son ennemi.

Le vieux charretier devint plus communicatif et raconta comment il avait vendu son enfant à un inconnu pour la somme de $100.

L’homme au chapeau de castor gris voulut profiter de la circonstance pour obtenir du père Sansfaçon le secret de ses dernières relations avec Bénoni et Cléophas et lui demanda de vouloir bien passer dans un autre appartement où il pourrait lui dire quelque chose de confidentiel.

Le vieux charretier le fit entrer dans la cuisine dont il ferma la porte avec soin.

Caraquette s’assit en face du père Sansfaçon et fixant sur lui des regards à percer un madrier de six pouces, il lui dit :

— Père Sansfaçon, savez-vous qu’aujourd’hui je ne donnerais pas deux sous pour votre peau ? Je vous croyais un honnête homme et j’avais en vous une confiance aveugle, mais maintenant je suis désabusé. Vous avez été trop faible pour Bénoni, cette faiblesse sera la cause de votre perte. J’arrive du bureau de police et j’ai appris que vous alliez être arrêté et traduit devant la Cour Criminelle.

Le vieux charretier pâlit et fit un soubresaut sur sa chaise.

— Comment ça ? fit-il d’une voix entrecoupée. Comment ça ?

— Comment ça ! mais c’est bien simple. Des papiers, des bijoux et une grande quantité de pièces d’or ont été volés il y a une couple de jours sur le chemin Papineau. Vous êtes accusé d’être le complice des voleurs et le receleur des valeurs dérobées.

— Oh ! sainte bénite, peut-on dire une chose pareille !

— Mais la police croit avoir des preuves contre vous.

— La police ! la police ! dit le père Sansfaçon en se levant de son siège, la police dites-vous ?

— Oui, la police qui vous poursuit dans vos rêves. La police qui tourmente le sommeil du coupable. Lorsque je suis entré chez vous, vous étiez couché sur le banc-lit. Je vous ai secoué pour vous réveiller et votre premier cri a été la police ! la police !

— C’est-y possible ! que vais-je devenir ! Je vous jure ma grande conscience du bon Dieu que je ne suis pas coupable.

— Si vous êtes réellement innocent vous allez suivre mon avis et je promets que vous ne serez pas inquiété. C’est moi-même qui ai déposé une plainte contre vous. Je crois à votre innocence, mais je suis convaincu que vous êtes capable de me livrer le voleur. Je retirerai ma plainte au cas où vous me ferez des aveux complets.

— Je vous dirai tout ce que je sais, mais je vous garantis que c’est pas grand’chose.

Le vieux charretier reprit son siège et fit à Caraquette une confession de tout ce qui s’était passé chez lui. Il nia énergiquement que Bénoni eut déposé de l’argent dans sa maison. Bénoni avait fait des dépenses extravagantes et payait toujours avec de l’or. Il n’avait pas travaillé depuis sa sortie de prison et l’origine de sa fortune semblait assez mystérieuse.

L’homme au chapeau de castor gris tenait les informations qu’il désirait depuis si longtemps.

Il ne lui restait plus qu’à pincer le coquin, chose qui serait facile avec l’aide des détectives.

Caraquette ajouta foi aux paroles du vieux charretier qui lui avait dit que le coffret volé n’était pas dans sa maison.

En faisant une hypothèse des plus plausibles, le trésor caché ne devait pas être bien loin, et Bénoni ne tarderait pas à faire un tour dans les environs afin de regarnir son gousset avec les pièces du coffret.

Caraquette sortit de la cuisine avec le vieux charretier. Il causa quelques instants avec la famille, et s’emmitouflant de manière à ne pas être reconnu sur la rue, il sortit de la maison.

L’homme au chapeau de castor gris s’était décidé à faire le guet dans l’écurie du père Sansfaçon afin d’attendre le voleur toute la nuit s’il le fallait. Il était alors onze heures, et comme le père Sansfaçon ne devait pas rouler cette nuit-là, Caraquette s’étala dans la sleigh du vieux charretier. Il était masqué par le siège de devant qui était beaucoup plus élevé que celui de l’arrière.

Il prêtait l’oreille au moindre bruit. Bénoni ne pouvait entrer dans la cour sans qu’il le vit par l’entrebâillement de la porte de l’écurie.

Caraquette entendit sonner une heure du matin à l’église Molson. Pas un chat n’avait remué dans la cour.

Engourdi par le froid pénétrant qu’il faisait cette nuit-là, Caraquette se sentit gagner par le sommeil.

Pour ne pas être congelé il dut sortir de sa cachette, battre la semelle sur le plancher de l’écurie et se frapper les bras sur la poitrine.

Il sortit de sa poche un petit « flask » et avala quelques gouttes de liqueur qui lui réchauffèrent les intestins.

Il reprit son siège dans la voiture résolu d’attendre jusqu’au jour.

Deux heures sonnèrent.

Caraquette entendit un léger bruit, puis le grincement strident de la porte de cour sur ses gonds rendus criards par la forte gelée. Quelqu’un s’approchait de l’écurie.

Pour ne pas être vu Caraquette se couvrait le corps avec une couverte de cheval et par un coin relevé il put observer tous les mouvements du visiteur nocturne.

Celui-ci était entré dans la cour avec précaution après s’être assuré qu’aucune lumière n’éclairait la maison du vieux charretier, il alla au fond de l’écurie et se mit à remuer les balles de foin et les bottes de paille.

Il tenait à la main une lanterne sourde qui éclaira tout à coup le coffret.

Il ouvrit la boîte et se choisit une douzaine de pièces d’or qu’il enveloppa dans son mouchoir et plaça dans la poche de son ulster.

Caraquette n’avait pas la force physique nécessaire pour terrasser un adversaire aussi bien pris. L’homme au chapeau de castor gris était brave avec un revolver, mais il chniquait lorsqu’il fallait en venir aux coups de poing.

Il avait reconnu son homme et son plan était tout tracé.

Il le laissa partir sans l’inquiéter.