Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 120-122).

X

OÙ L’ON RETROUVE LE PETIT PITE.


Caraquette était inquiet de l’absence de Cléophas.

Il ne s’expliquait pas comment cette sentinelle vigilante put quitter son poste sans lui en donner avis.

Il soupçonna la trahison ; Cléophas trouvant l’occasion favorable aurait pu décamper avec le magot.

Caraquette voulut sortir au plus tôt de cette position embarrassante.

Il se rendit près de la résidence du père Sansfaçon, et arpenta le trottoir pendant une couple d’heures. Pas de Cléophas.

Ce dernier allait indubitablement, avec l’argent volé, se tailler quelque ribotte colossale.

Il s’agissait de veiller au grain les pochards qui fréquentaient les caboulots patronisés par Cléophas.

Caraquette était engagé, dans une lutte où il n’était pas bien certain de la victoire. Il avait de son côté la ruse diplomatique servie par une bonne éducation. Son adversaire était une nature grossière et mal équarrie, n’ayant pour se guider que son propre instinct et des notions élémentaires du crime.

La partie promettait d’être dure, mais avec de l’esprit, de l’activité et de la persévérance, Caraquette crut qu’il aplanirait toutes les difficultés et qu’il remettrait à la comtesse de Bouctouche l’héritage de son enfant.

En revenant de sa promenade près de la résidence du père Sansfaçon, l’homme au chapeau de castor gris marchait la tête basse et les bras ballants comme un individu occupé à suivre une série de réflexions profondes.

Il fut tiré de sa rêverie par un cocher qui lui lança un juron énergique parce qu’il occupait le milieu de la Côte à Baron.

Caraquette s’effaça devant le cheval et prit le trottoir rendu glissant par une forte gelée.

La neige durcie criait sous ses souliers ferrés et un vent violent lui coupait la figure.

Le thermomètre accusait ce soir-là 120° au-dessus de la valeur de l’échevin Lavigne dans le conseil de ville de Montréal.

Il avait fait une dizaine de pas sur le trottoir lorsqu’il sentit un choc au mollet. Il tomba les quatre fers en l’air. Il venait d’être frappé par le traîneau d’un gamin qui glissait dans la côte.

Il attrapa le jeune homme au traîneau au coin de la rue Ontario.

L’homme au chapeau de castor gris saisit le gamin par le collet de sa blouse et le poussa dans la direction de la station de police.

— Lâchez-moi, dit le prisonnier. Lâchez-moi, monsieur, pour l’amour du bon Dieu. Je vous promets que je ne le ferai plus.

Caraquette crut reconnaître la voix du gamin, comme celle d’une personne qu’il avait déjà rencontrée.

Il examina les traits de son prisonnier à la lueur tremblotante d’un fanal et il reconnut l’écolier qu’il avait rencontré à St-Jérôme chez la comtesse de Bouctouche après la mort de son mari.

— Quoi, jeune homme, c’est toi, toi le vicomte de Bouctouche, que je rencontre à cette heure faisant le polisson dans les rues ! Où est ta mère ?

— Mais non, monsieur, répondit le gamin, je crois que vous vous trompez. Je suis le petit Sansfaçon. Laissez-moi, je vous prie.

— Comment, petit, tu ne serais pas le fils de la belle dame chez qui tu étais l’été dernier à St-Jérôme ? Réponds-moi de suite ou je t’amène à la station.

— Je vous ai déjà dit que j’étais un petit Sansfaçon. Poupa est un des charretiers qui roulent à la « stand » du carré Jacques-Cartier.

— Tu vas me suivre, Sansfaçon, et tu me répondras la vérité à toutes les questions que je te poserai. Remarque bien, que si tu me fais des colles, je te fais envoyer à l’École de Réforme. Je sais que tu as déserté du Collège Ste-Thérèse.

— Je vous reconnais : vous êtes le monsieur qui est venu chez la dame de St-Jérôme. Oh, oui, monsieur, je vous le promets. Si la police ne me prend pas, je vous conterai tout.

L’homme au chapeau de castor gris amena le gamin avec lui à son hôtel. Il le fit entrer dans sa chambre à coucher et commença à le questionner sur tous les sens.

Le petit Pite, craignant le « black hole », répondit à toutes les questions avec un accent de sincérité qui lui gagna la confiance de Caraquette.

Ce dernier, après avoir entendu les révélations du petit Pite, se crut le jouet d’un songe.

Il ne pouvait pas s’expliquer comment la comtesse consentit à reconnaître pour son propre fils l’enfant d’un pauvre cocher.

Elle avait sans doute cédé aux obsessions de son mari qui avait tissé une trame ténébreuse pour garder la fortune des St-Simon.

Les yeux de Caraquette se dessillèrent lorsque le gamin lui raconta les scènes qui s’étaient passées à St-Jérôme.

Cependant le plus grand mystère planait encore sur une partie du récit du petit Pite qui ne se rappela pas d’avoir été tatoué par Cléophas dans l’auberge Ste-Thérèse.

Pour jeter plus de lumière sur cette sombre intrigue, Caraquette résolut d’aller voir le père Sansfaçon en compagnie du petit Pite.

Il prit une voiture le soir même et se fit transporter à la résidence du vieux charretier.

C’était la soirée du Jour de l’An et Madame Sansfaçon la passait chez elle avec des parents et ses intimes.

Le vieux cocher étendu sur un banc-lit ronflait comme un tuyau d’orgue après avoir dignement chômé le premier janvier.

Madame Sansfaçon ouvrit la porte à Caraquette. Celui-ci entra dans la salle suivie par le petit Pite dont la figure était marquée par une épaisse crème.

L’homme au chapeau de castor gris demanda à la bonne femme s’il pouvait dire quelques mots à son mari.

Madame Sansfaçon alla pousser son vieux qui, réveillé en sursaut, s’écria :

— Ô la police ! la police ! ne me prenez pas ! Ce n’est pas moi qui l’ai caché ici !

Le vieux qui était encore sous l’influence des spiritueux venait de commettre une indiscrétion dont Caraquette devait tirer profit.

La mère Sansfaçon, de son côté, poussa un cri en reconnaissant son fils qui venait de se débarrasser de sa crémone.