Les mystères de Montréal/3/13

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 445-453).

CHAPITRE XIII

le procès


Au jour on se répétait dans les rues une nouvelle surprenante. Bien qu’on fut en janvier et qu’il fit un froid de loup, on s’arrêtait pour parler.

On entendait des dialogues comme celui-ci :

— Vous connaissez la nouvelle ?

— Non.

— Vous savez ce banquier de Courval ?

— Oui ; eh bien ?

— Arrêté chez lui cette nuit, accusé d’être un meurtrier de première force, doublé d’un voleur, d’un ancien pirate et de tout ce que vous voudrez.

— Vous badinez.

— Je m’en garde bien. Mais écoutez, ce n’est pas tout.

— Quoi encore ?

— De Courval n’avait pas l’air mystérieux pour rien.

— Non ?

— C’est un ancien bureaucrate de Saint-Denis, nommé Charles Gagnon, qui s’est fait le valet de Colborne en 1837, en trahissant les patriotes.

— Allons donc… Vous me surprenez vraiment.

— Et vous rappelez-vous ce jeune patriote, Paul Turcotte ?

— Celui qui a sauté du quatrième étage de la prison ?

— Tout juste.

— Et qui a disparu en mer, etc, etc !

— Le voilà reparu. C’est lui qui a fait arrêter de Courval. On dit qu’il est immensément riche et qu’il est venu chercher, à Montréal, sa fiancée de 1837 qu’il avait perdue de vue, mais non pas oubliée. Enfin on raconte un tas d’histoires comme on en lit dans les romans.

— Alors le banquier n’est qu’un…

— Adroit filou.

Le détective Michaud qui soupçonnait cet homme depuis longtemps, l’avait fait interner dans la plus solide cellule du poste de police et, d’après ce qu’il dit au juge, celui-ci refusa de mettre l’accusé en liberté sous un cautionnement personnel de $20,000 et même de $40,000. Et l’élégant montréalais, encore hier l’âme d’une fête bruyante et joyeuse, dut se résoudre à vivre parmi les gens de sa véritable espèce, avec la perspective d’un avenir encore plus sombre.

Il n’était question dans la ville que de l’événement de la nuit précédente.

Presqu’en même temps, la nouvelle d’une catastrophe épouvantable se répandait dans Montréal. Le train de Buffalo, parti le matin à six heures et quart, était tombé en bas d’un remblai près de Lachine et vingt-neuf personnes avaient perdu la vie : de ce nombre était George Braun.

On sait pourquoi il avait pris passage à bord de ce train : son ami arrêté, lui se trouvait ruiné et plus que cela, déshonoré.

Paul Turcotte s’occupait peu des commentaires que son coup de théâtre suscitait. Ce qu’il lui importait était de retrouver Jeanne Duval.

Il la retrouva facilement.

Les deux fiancés de Saint-Denis se revirent fidèles au vieux serment de 1837. Les années parsemées d’écueils n’avaient rien changé à leurs sentiments. Ils avaient vieilli, chacun de sept ans, mais leur amour était encore dans toute sa jeunesse.

Depuis la scène du bal, ils se revirent souvent, et un soir, que, selon leur habitude, ils s’entretenaient sur le passé, dont chaque événement était vivace dans leurs mémoires, Paul dit à Jeanne :

— Pourquoi rappeler ces tristes souvenirs, ils nous percent le cœur pour rien, occupons-nous donc du présent… À quand le grand, l’heureux jour ?

La jeune fille rougit et baissa la tête, comme en ce soir lointain de 37, quand le même jeune homme lui avait posé la même question sur les bords du Richelieu.

— Quand il plaira à Dieu, répondit-elle dans un sourire langoureux. Remettons tout entre ses mains ; nous avons proposé souvent, il a toujours disposé.

— Oh, notre temps d’épreuves doit être fini… reprit le patriote. N’avons-nous pas suffisamment éprouvé notre amour au creuset de l’adversité ?… Cependant, si tu es de mon opinion, nous attendrons après le procès de ce misérable Charles… La cour criminelle s’ouvrira le 25 de ce mois et nous sommes au 14… Je veux attendre que tout cela soit fini et que le sort de cet être dangereux soit fixé… Alors, Jeanne, nous commencerons une vie nouvelle, exempte d’orages, je l’espère… Nous nous marierons à la Cathédrale.

— Ou plutôt non, interrompit Jeanne, nous nous marierons à Saint-Denis, c’est là qu’a commencé notre roman de misère, c’est là qu’il doit se terminer.

La cour criminelle s’ouvrit le 25 janvier sous la présidence du juge Paquet.

Jamais, depuis le procès retentissant des condamnés politiques de 37-38 on n’avait vu une foule aussi nombreuse aux abords du Palais de Justice. Tous se pressaient pour assister à ce procès qui promettait d’être intéressant et célèbre.

Il était dix heures et demie quand le banquier de la rue Bonaventure fit son apparition en cour. Il marchait entre quatre constables, était très pâle, mais affectait son sourire cynique d’habitude. Il était vêtu de noir et portait avec élégance son petit lorgnon d’or dont il tortillait la chaîne entre ses doigts.

Plusieurs spectateurs se demandaient si les accusations portées contre ce gentleman étaient bien fondées.

Il plaidait « non coupable » et avait retenu les services de deux éminents avocats : Wilfrid Daveluy et Charles Hénault.

Laurent Brousseau était l’avocat de la Couronne.

L’acte d’accusation qu’il formula ne fut pas un banal procès verbal, comme on en voit ordinairement, mais une pièce de maître qui relatait les crimes de l’accusé et qui montrait sa perversité.

« Dans l’après-midi du onze janvier courant, « commença-t-il, » trois hommes, disant se nommer respectivement Paul Turcotte, Alfred Labadie et John O’Connors, les deux premiers paraissant appartenir à la classe aisée, et l’autre à la classe pauvre et dégradée, se présentaient au bureau de police de Montréal et déclaraient sous serment que le banquier de la rue Bonaventure, connu sous le nom de Hubert de Courval, était un ancien pirate, recherché par plusieurs cours de justice, tant au Canada qu’à l’étranger, et qui avait commis plusieurs meurtres, faux, vols, etc., etc. »

« Les sieurs Turcotte et O’Connors, l’accusèrent d’avoir commis à Montréal, un homicide volontaire sur un nommé Pedro Carafalo, trouvé mort dans la dite ville sous les fenêtres du « London Club, » et sur la personne de son propre domestique Pierre Lafleur, mort mystérieusement au commencement de décembre (1845) et d’avoir, à plusieurs reprises tenter de les assassiner eux-mêmes. »

« Le sieur Labadie l’accusait d’avoir soustrait frauduleusement à sa mère, madame veuve Oscar Labadie, de la Nouvelle-Orléans, état de la Louisiane, la somme de $90,000, argent que le dit accusé avait apporté au Canada. »

« En vertu de quoi, les trois hommes prirent un mandat d’arrestation contre le dit banquier. »

« Durant la nuit suivante l’accusé était amené au poste central de police. Arrêté au milieu d’un bal, il portait encore un costume de soirée. Il était dans un état de grande surexcitation nerveuse et plusieurs citoyens notables l’accompagnaient.

« Peu de minutes après, il fut pris de vomissements étranges. Le docteur Vincelette, mandé, constata que le prisonnier avait tenté de s’empoisonner en avalant une pilule d’arsenic. La dose de poison, prise trop forte, n’eut pas l’effet attendu. »

Plus loin il disait :

« Je ne m’attacherai pas à montrer la vie de cet homme à l’étranger. Cela regarde les lois d’autres pays. Je vous montrerai cet être méchant qui, pendant le temps qu’il a habité le Canada a, à plusieurs reprises délibérément conçu le crime et qui, avec un sang-froid repoussant, en préparait la réalisation. »

Et dans un récit fidèle, l’avocat de la Couronne, fit voir la carrière criminelle du traître de 37, de celui qui avait été maudit par son père.

« La perversité de cet homme est telle, fit-il en terminant, qu’elle surpasse de beaucoup celle de n’importe quel criminel jamais amené devant ce tribunal. Elle est telle, qu’on s’est crû en présence d’un de ces êtres malheureux, tourmentés de la manie de faire le mal. Mais les médecins spécialistes, après l’avoir examiné, ont certifié qu’il jouit de la plénitude de ses facultés. »

« En conséquence Charles Gagnon alias Buscapié, alias Hubert de Courval est accusé : »

« 1o D’avoir, dans le mois de mai mil huit cent quarante-deux, causé la mort de neuf personnes, les abandonnant en pleine mer dans une mauvaise embarcation, après les avoir mises ou fait mettre à cette fin sous l’influence du chloroforme ; »

« 2o D’avoir dans la soirée du 18 ou 19 octobre mil huit cent quarante-cinq (1845), commis un homicide volontaire et prémédité sur la personne d’un nommé Pedro Garofalo. »

« 3o D’avoir le sept décembre mil huit cent quarante-cinq (1845), commis un deuxième homicide volontaire et prémédité sur la personne de son domestique Pierre Lafleur. »

« 4o D’avoir le deux juillet mil huit cent quarante-cinq apporté au Canada cent cinquante mille piastres ($150,000) d’argent volé. »

« 5o D’avoir le 13 mai 1844 soustrait frauduleusement à l’hôtel Albion de Montréal, la somme de $18,000. »

« 6o D’avoir dans la nuit du vingt-trois au vingt-quatre novembre mil huit cent quarante-cinq, tenté de faire disparaître le nommé John O’Connors, en le jetant, sous l’influence de la morphine, dans les eaux du Saint-Laurent. »

« 7o D’avoir tenté de s’enlever la vie, lors de son arrestation. »

« Crimes prévus par les articles 13, 29, 1307, 930, 485, 672 et 178 du code pénal. »

Paul Turcotte eut pu accuser Charles Gagnon de beaucoup d’autres crimes, de ceux qu’il avait commis à Saint-Denis, par exemple. Mais il ne voulut mentionner aucun événement de cette époque qui eut ramené sur le tapis la question de patriotes et bureaucrates.

Il dit au cours du procès.

— Ne cherchez pas dans ce procès une haine personnelle ; je veux seulement me mettre à l’abri de cet homme dangereux et je demande que la société en soit purgée à jamais.

La charge contre Charles Gagnon était forte, aussi les avocats de l’accusé ripostèrent-ils fortement.

Mais leurs plaidoyers ne firent rien contre l’évidence.

Le procès sur le premier chef d’accusation dura trois jours. Les jurés se retirèrent pour délibérer mais ce ne fut que pour la forme. Ils revinrent aussitôt et leur chef cria :

— Coupable !

Le prisonnier à la barre conserva l’attitude cynique qu’il montrait depuis le commencement du procès.

Ce fut la même chose quand le juge prononça de sa voix grave ces paroles terribles.

— …où vous serez pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Le banquier fut interdit, et sa fortune de $200,000 fut divisée entre quelques unes des personnes à qui elle avait été volée.

Madame Labadie reçut par son fils $95,000, McLean vint réclamer ses $7,000 avec intérêt à 6 p. c., l’hôtel Albion réclama $11,000 avec le même intérêt, et la compagnie Donalson, de New-York, se fit payer $45,000, étant la somme des billets de Braun, endossés par Hubert de Courval.

Quand toutes les différentes réclamations furent faites, il ne resta plus qu’un faible montant qui fut envoyé à la famille de Charles Gagnon, qui était allé cacher aux États-Unis la honte d’avoir un tel membre.

Celui-ci, réintégré dans la prison de Montréal, n’attendit pas qu’on lui infligea le châtiment dû à ses crimes. Il avança par sa faute l’heure de sa mort.

Durant une nuit obscure de février, un gardien de la prison distingua la silhouette d’un homme qui essayait d’escalader le mur à l’intérieur. Il lui ordonna de rebrousser chemin. Pour toute réponse, le prisonnier fit un suprême effort pour atteindre le sommet du mur. Alors le gardien, l’ayant couché en joue, lui tira une balle dans la tête. Lorsqu’on se précipita pour ramasser le prisonnier, on se trouva en face d’un cadavre. C’était celui du condamné à mort.