Les mystères de Montréal/3/12

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 434-444).

CHAPITRE XII

un bal interrompu


Celui qu’on appelait banquier de Courval, avait réuni dans son vaste salon de la rue Bonaventure tout ce que Montréal comptait de distingué et de fashionable.

L’élite de la société canadienne-française et canadienne-anglaise s’y était donné rendez-vous, et plusieurs familles profitaient de cette occasion pour renouer entr’elles les relations longtemps interrompues à la suite des événements de 37-38.

Quel luxe dans le salon de ce célibataire ! L’éclat des bougies éblouit les yeux des invités. Et les décorations ! Comme elles sont arrangées avec goût, avec art !

On se regarde à la clarté des lumières, dans cet appartement, rempli d’un frémissement d’éventails et d’émanations de parfums qui caressent les narines.

Le banquier a demandé à Jeanne Duval pour faire les honneurs de la maison, avec lui. Elle n’a pas voulu refuser. Elle est bien jolie avec sa robe de soie couleur crème ; et son air modeste fait un contraste avec celui des dames coquettes qu’il y a dans le salon. Elle a un bon mot et un sourire pour tous ; cependant il lui répugne de marcher au bras de cet homme, que son beau-frère veut lui imposer comme mari. Si elle a accepté, c’est pour ne pas déplaire à monsieur Braun.

Le banquier paraissait calme, mais on eut pu remarquer qu’il jetait de temps en temps un coup d’œil à son ami Braun qui voulait dire « Ne manquons pas notre coup. »

Le bal commence : l’orchestre prélude en sourdine avec des intonations mélodieuses qui enivrent. Tous se saluent et la soirée est ouverte.

Chaque classe aisée de la société y est représentée. Ici, un avocat, là un médecin, sur cette causeuse un financier ; sur l’autre un marchand.

Le banquier tenait à n’avoir chez lui que des gens choisies : aussi, aux fêtes qu’il donnait, se disputait-on ses invitations.

Pendant que les uns dansent et que les autres se content fleurette, le banquier dit à Jeanne :

— Venez, nous allons nous asseoir.

Il prend une chaise et s’assit à ses côtés. Il la regarde longtemps sans parler. C’est là, qu’avec le poète, il voudrait vivre et mourir.

Enfin il lui dit :

— Regardez-donc ces jeunes gens, comme ils sont heureux, dans leurs tête-à-tête, où leurs cœurs s’épanchent les uns dans les autres. Pourquoi ne ferions-nous pas la même chose, nous aussi, Jeanne… ! Vous savez bien que je vous aime à la folie.

Jeanne répondit :

— Monsieur de Courval, vous savez bien, vous aussi, à quelle condition j’ai consenti à faire avec vous les honneurs de votre maison, à vous servir de sœur. Vous m’avez promis que vous ne me diriez pas un mot d’amour.

— Ah, mademoiselle, soyez donc indulgente, reprit le banquier.

— Monsieur, tenez donc votre promesse, répondit Jeanne en détournant la tête, vous savez bien ce que je vous ai dit il y a un mois.

Un instant après, le banquier laissa la fiancée de 37 et alla trouver son ami Braun.

L’ayant pris à part, il lui dit :

— Nous allons être obligés de mettre notre projet à exécution… Je viens de perdre ma dernière planche de salut.

— C’est bien, répondit Braun, d’un ton mécontent. Tout est prêt : venez voir.

Les deux hommes sortirent du salon et montèrent dans une chambre au deuxième étage.

Cette chambre était éclairée par deux lampes. Sur une table il y avait plusieurs papiers.

Braun, en prenant deux, enfouis sous les autres, et écrits de la main du banquier, lui dit :

— Tenez, voilà vos papiers.

Sur l’un étaient écrits les mots suivants :

Les soussignés s’engagent solennellement à s’épouser avant le quinze février mil huit cent quarante-six.

Sur l’autre :

Les soussignés s’engagent à fournir les montants suivant en faveur des incendiés de la rue Craig.

— Ces papiers, ajouta Charles Gagnon, sont absolument de la même dimension, ils présentent absolument le même aspect, ayant le même nombre de lignes, le même nombre de mots… Nous avons arrêté notre plan et vous m’avez bien compris, je suppose… Nous présenterons le second papier à Jeanne : je lui dirai que je veux voir son nom figurer le premier sur cette liste et que je payerai pour elle le montant qu’elle souscrira… Au moment précis où elle ira pour signer, le petit paquet que voici, tombera à terre, à ses pieds… Elle croira que c’est elle qui l’a fait tomber, et comme nous ne le ramasserons pas, elle se penchera pour le ramasser… Alors je substituerai le second papier au premier.

— C’est vous qui changerez les papiers ?

— C’est moi, mais lorsqu’elle signera, vous aurez soin, vous, sous prétexte de tenir le papier, de mettre quelque chose sur l’écriture, soit votre main, soit une feuille de papier buvard. Et aussitôt qu’elle aura signé je plierai le papier en l’étanchant.

— Si elle s’apercevait du truc.

— Nous userions de moyens extrêmes : nous la ferions signer bon gré mal gré :

— Quand nous ferez-vous monter ici ! demanda Braun, comme les deux complices redescendaient au salon, pensant que leur absence aurait pu être remarquée.

— Vers la fin du bal, répondit à voix basse le traître de 37, en entrant au salon.

Le fauteuil à côté de Jeanne Duval n’était pas resté vide. Le docteur Monceaux, un de ces jeunes gens qui promettent de faire leur marque, s’était approché de la fiancée du patriote.

— Vraiment, lui disait-il, je ne m’attendais pas à vous rencontrer ce soir. Causer avec vous deux fois dans la même semaine, me semblait un plaisir impossible. Aussi je bénis le hasard qui nous a réunis… Pour certaines personnes, il est fort heureux.

— Ah ! quelles sont donc ces personnes ? demanda Jeanne Duval.

— Vous n’ignorez pas sans doute que depuis le jour où vous êtes arrivée en ville, où vous avez fait votre entrée dans notre société, pour prendre part à nos fêtes, que plusieurs jeunes gens se disputent vos paroles, vos sourires et même vos regards.

La fiancée de 1837 baissa la tête, et après un moment de silence, elle regarda le docteur Monceaux.

— J’en doute, lui dit-elle.

— Vous êtes bien incrédule, reprit le jeune homme, et on dit même que sous peu vous serez la châtelaine d’un des plus beaux châteaux de la ville.

— Ah ! interrompit vivement l’orpheline.

— Oui, et savez-vous ce qu’on disait tantôt ?

— Non, répondit-elle en riant.

— Que dans un instant, continua le docteur, un monsieur vous passera au doigt l’anneau des fiançailles, et que ce bal est donné à l’occasion de cette cérémonie…

Jeanne Duval ne put s’empêcher de rire davantage.

— Oh, docteur, fit elle, vous êtes surprenant ! Qui a bien pu inventer cela et de quel monsieur voulez-vous parler ?

— Tenez, le voilà justement qui vient reprendre sa place à vos côtés ; il est juste que je la lui rende, n’est-ce pas ?

Jeanne regarda. Le banquier s’avançait vers elle et le docteur disparaissait en saluant.

Comme ce dernier venait de le dire, beaucoup de personnes pensaient que le banquier donnait cette fête à l’occasion de ses fiançailles qui, selon eux, devaient avoir lieu vers la fin du bal.

Il est bientôt onze heures.

Le bal est dans tout son entrain. Couples brillants, et beaux valseurs habiles, jeunes filles, adolescents, hommes murs, tous se laissent aller à la mélodie entraînante de la valse : heure où la jeune débutante, hors d’elle-même, rêve, devant les enivrantes images d’une grande soirée. C’est le temps de dire avec le poète :


C’est la première fois qu’elle entre dans ces fêtes.
Elle est en blanc : elle a dans les tresses défaites
De ses cheveux, un brin délicat de lilas,
Elle accueille d’abord, d’un sourire un peu las,

Le danseur qui lui tend la main et qui l’invite,
Et rougit vaguement et se lève bien vite,
Quand, parmi la clarté joyeuse des salons.
Ont préludé la flûte et les deux violons.
Et ce bal lui-même paraît étincelant, immense.
C’est le premier ! Avant que la valse commence,
Elle a peur tout à coup et regarde, en tremblant,
Au bras de son valseur, s’appuyer son gant blanc,
La voilà donc parmi les grandes demoiselles,
Oiselet tout surpris de l’émoi de ses ailes ;


C’est le bal avec ses attraits énervants. On s’amuse comme on s’amuse dans le grand monde.

Mais ce plaisir — on était loin de s’en douter — touchait à sa fin.

Onze heures sonnaient, quand une des portes du salon s’ouvrit toute grande, et livra passage à quatre hommes. Au premier rang était le détective Michaud.

Il s’avança vers le banquier, d’un pas résolu, et dit en lui mettant la main sur l’épaule, et en exhibant un mandat :

— Je vous constitue mon prisonnier !

Le banquier recule de deux pas pour regarder en pâlissant ce cortège inattendu. Une pensée affreuse traverse son cerveau… Il s’efforce de sourire… le sourire ne vient pas… Il veut répondre… la parole lui manque… Il veut reconnaître ces quatre hommes… il voit tout embrouillé… Cependant il reconnaît le détective et à côté, une figure qui ne lui est pas inconnue… Il veut s’empêcher de pâlir, et il sent qu’il pâlit davantage… Mais il veut payer d’audace jusqu’à la fin.

— Que voulez-vous, messieurs ? demanda-t-il !

— J’ai ordre de vous amener au poste de police, répondit le détective.

Le traître de 37 reprit sur un ton qui trahissait ses émotions :

— De quoi m’accuse-t-on ? Qui a porté plainte contre moi ?

— Moi ! répondit un des arrivés, je t’accuse d’avoir pratiqué la piraterie : d’avoir commis plus de cent meurtres, d’avoir volé, et de bien d’autres choses. Enfin, Charles Gagnon, nous nous rencontrons face à face, ce soir !

Un frémissement parcourut le salon. Le banquier grinça des dents, et d’une voix toujours faiblissante, balbutia :

— Vous faites erreur, et je vous conseillerais d’aller frapper ailleurs : je ne suis point celui que vous cherchez.

Le détective Michaud répondit :

— J’ai un mandat contre celui qu’on nomme Hubert de Courval, banquier… Vous vous expliquerez au poste, monsieur.

En parlant ainsi, le détective mettait les menottes à son prisonnier.

— C’est indigne, vous voyez bien qu’il y a erreur, murmuraient quelques personnes.

— Soyez sans inquiétude, leur répondit Michaud, nous savons ce que nous avons à faire.

Et les portes de la maison se refermèrent sur le banquier et sur ceux qui l’amenaient. On entendit le bruit de deux voitures qui glissaient sur la neige. Ce bruit se perdit peu à peu et tout rentra dans le calme de la nuit.

La réunion resta ébahie, stupéfiée. Seuls, quelques hommes mirent leurs paletots pour suivre leur hôte et lui prêter secours au besoin.

Plusieurs croyaient à une mystification : d’autres appréhendaient la vérité.

Tout à coup, un cri se fit entendre dans le salon : Jeanne Duval glissait évanouie dans son fauteuil.

Les invités pâlirent et s’approchèrent effrayés.

Quand la jeune fille reprit ses sens, elle balbutia :

— Je comprends, maintenant ; nous sommes dans la maison d’un assassin, d’un ancien pirate, qui vit sous un nom d’emprunt.

Et regardant sa sœur Marie, elle continua :

— C’est Charles Gagnon. Et c’est Paul Turcotte qui est venu le faire arrêter… Je savais bien que le patriote vivait encore…

— Je m’en doutais, soupira madame Braun.

Par ces paroles échangées entre les deux sœurs, les invités comprirent qu’il s’agissait de quelque chose de sérieux et qu’une affaire intéressante allait se dérouler.

Quelqu’un ayant demandé à Jeanne de raconter ce que signifiait cet incident dramatique, la fiancée de 37 raconta en deux mots l’histoire que nous savons.

Des exclamations de toute espèce accueillirent cette révélation. On y croyait, ou bien il y avait une mystification terrible.

Les personnes qui étaient sorties tantôt pour accompagner l’accusé rentrèrent à cet instant.

Ils dirent que cela ne semblait pas être une erreur d’autant plus que le banquier avait tenté de s’évader par un châssis du poste de police et de s’empoisonner en avalant une pilule d’arsenic, qu’il portait sur lui.

Un brouhaha extrême régnait dans le salon, brouhaha différent de celui de tantôt… Au lieu de physionomies souriantes, des physionomies surprises : au lieu de groupes de valseurs, se saluant les uns les autres, des groupes de personnes discutant avec animation et se posant des questions ; au lieu de l’harmonie caressante de l’orchestre, du pas cadencé du danseur, de l’aveu détourné de l’amoureux, le chuchotement intriguant des réunis, le pas précipité d’un homme allant aux informations, et l’opinion franche de tous les invités de cette fête.

On foulait au pied, distrait, intrigué, les fleurs encore fraîches tombées du corsage des femmes, et celles-ci, au milieu des frous-frous de leurs robes, se pâmaient de surprise.

Braun, parti en même temps que Charles Gagnon, n’était pas revenu. Ami intime du pirate, — on donnait déjà ce nom à celui qu’on appelait tantôt le banquier — on crut qu’il était resté au poste de police.

Sa femme, ayant envoyé voir, appris qu’il n’était pas là, et, que de plus, il n’y avait pas mis le pied. Il n’en fallut pas davantage pour le faire soupçonner de complicité.

Quand madame Braun et sa sœur retournèrent chez elles, elles trouvèrent la boîte à argent ouverte et vide, et les quelques bijoux, que les deux femmes possédaient, manquaient.