Les mystères de Montréal/3/11

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 423-433).

CHAPITRE XI

le voleur.


Les deux survivants de la campagne du Mexique arrivèrent à Montréal deux mois après leur départ de Vera-Cruz, c’est-à-dire en plein hiver.

Une voiture les conduisit à l’hôtel Rasco.

Pendant le trajet, Paul Turcotte dit à son compagnon :

— Tu ne saurais croire tout ce que cette neige me rappelle… C’est elle qui m’a redonné la vie et la liberté quand je me suis évadé de la prison de Montréal, à la veille d’être pendu… Il y en avait durant le mois d’angoisse que j’ai passé à Rouse’s Point, en compagnie du notaire Duval et du docteur Nelson… Il y en avait aussi à Terreneuve quand j’ai écrit ma dernière lettre à ma fiancée, lettre dont je n’ai jamais reçu de réponse… C’est la première fois depuis longtemps que je vois de la neige et, à cette vue, les souvenirs viennent se heurter en foule dans mon esprit…

Le « Rasco » était une grande bâtisse en pierre à trois étages avec une mansarde percée de lucarnes. C’était une des plus hautes de la rue Saint-Paul. Sa façade avait soixante pieds. C’était le second hôtel de Montréal. Il était surtout patronisé par les Canadiens-français et pouvait recevoir deux cents pensionnaires.

Turcotte eut pu descendre au meilleur hôtel de Montréal, mais il avait pour principe d’encourager les établissements canadiens français et de donner aux Anglais le moins d’argent possible.

En passant à New-York, les voyageurs avaient changé leurs vêtements légers contre des vêtements chauds et convenables à la zone sous laquelle ils allaient séjourner. Ils étaient habillés en noir et portait chacun un feutre gris mou. Sans leurs traits bronzés on les eut pris pour de vrais New-Yorkais.

À leur entrée dans l’hôtel, un employé voyant qu’il avait affaire à des clients distingués, alla au devant d’eux et leur ayant enlevé leurs sacs de voyage, leur demanda en anglais s’ils désiraient des chambres immédiatement.

Paul Turcotte, voyant que cet employé n’était pas Anglais, lui répondit en français.

— Nous en voulons une double, fit-il, deux bons lits, ce qu’il y a de mieux.

L’employé le regarda avec un air qui signifiait « Tiens, mais il aime donc bien le français, celui-là. pourtant il n’a pas l’air d’un Canadien, ni d’un Français. » Cependant il répondit en français.

— Nous en avons pour tous les goûts. Messieurs, c’est toujours le « Rasco » vous savez.

Les trois hommes montèrent au second étage et ouvrirent la porte de la chambre No 11.

C’était sans contredit la meilleure de l’établissement. Elle avait 22 pieds sur 12 et donnait sur la rue Saint-Paul. L’ameublement était bien confortable, consistant en deux lits situés l’un à chaque extrémité de la chambre, deux bureaux de toilette en noyer noir, surmontés d’une glace où l’on se voyait presque de pied en cap, deux lave-mains, six chaises, et une grande table où il y avait du papier, de l’encre et des plumes.

— N’est-ce pas que je t’ai amené dans un bon hôtel ? dit Turcotte à son compagnon.

— On voit que tu connais bien la ville ; lui répondit le Louisianais.

Turcotte et Labadie réparèrent un peu leur toilette et le premier dit :

— Maintenant il serait peut-être bon que nous prenions une bouchée.

— L’idée n’est pas mauvaise, répondit le deuxième.

Allons-nous descendre ou va-t-on nous monter cela ?

— Je descendrai.

— Alors descendons.

Pendant que les voyageurs prenaient leur souper, un homme mal vêtu se chauffait dans l’appartement voisin. Il prêtait une attention furtive à ces deux étrangers qui lui paraissaient très riches.

Turcotte lui tournait le dos et l’individu en haillons ne distinguait ses traits qu’imparfaitement. Il s’informa à quelle chambre logeaient les nouveaux arrivés et sortit de l’hôtel.

Les voyageurs montèrent à leur chambre, à bonne heure. Harassés par les fatigues d’un long voyage, à neuf heures ils dormaient déjà d’un profond sommeil.

Au milieu de la nuit, Turcotte fut réveillé en sursaut par un bruit dans la porte de sa chambre. Il prêta l’oreille et vit que la porte s’ouvrait petit à petit. Puis il distingua la silhouette d’un homme qui pénétrait à pas de loup. C’était un voleur et il se prépara à l’empoigner.

Ce dernier, en apercevant deux lits, parut indécis. On ne le distinguait pas très bien mais assez pour deviner son intention.

Il se dirigea vers le lit de Labadie et au moment où il mettait la main sur l’habit du Louisianais, Paul Turcotte s’élança d’un bond hors du lit et tomba près du voleur qu’il empoigna à la gorge :

— Voleur ! lui cria-t-il.

Pour réponse, l’intrus essaya de se dégager mais il avait affaire à un poignet solide.

Cette petite lutte réveilla Labadie.

Son compagnon lui dit en riant :

— Mon ami, nous avons de la visite, donne-nous donc de la lumière.

À peine la lumière s’était-elle faite dans la chambre que le voleur poussa une exclamation.

— Ciel, le capitaine du Marie-Céleste !

Le bras de Turcotte, mû comme par un ressort électrique, envoya rouler le voleur à six pas.

— Tu me connais, lui dit-il, qui es-tu pour prononcer ce nom ?

Le voleur regardait avec des yeux hagards et tremblait.

— Parle ! parle ! comment as-tu nommé le Marie-Céleste ?

Le héros de la baie d’Eselona attendait une réponse. Il ne pensait plus à tenir cet homme qui venait de prononcer un nom qui l’avait électrisé.

— Tu as nommé le Marie-Céleste, fit-il, comment cela se fait-il ?

— Je vous croyais mort depuis longtemps, répondit le voleur, en reculant toujours comme s’il se fut trouvé en face d’un revenant.

— Qui es-tu pour me croire mort ? demanda le fiancé de 1837.

Le voleur ne répondit pas.

Tout-à-coup le Canadien poussa un cri.

— Ah ! je te reconnais, fit-il, tu es Riberda !

Paul Turcotte venait de reconnaître l’homme qu’il avait engagé à Montréal, trois ans auparavant, pour faire la traversée de l’Atlantique. C’était ce même homme que Charles Gagnon avait précipité dans les eaux froides du Saint-Laurent, sept semaines auparavant, et qu’il croyait disparu à jamais.

Paul Turcotte ignorait le rôle ingrat qu’avait joué cet homme sur le Marie-Céleste; aussi lui demanda-t-il :

— Qu’as-tu fait sur le Marie-Céleste… Que signifie ce mystère !…

L’ancien émissaire du capitaine Buscapié n’osait répondre.

— Grâce, dit-il enfin, et je vous livrerai votre plus grand ennemi, Buscapié.

— Buscapié ? fit Turcotte.

— Lui-même. Vous ignorez qu’il est la cause des malheurs qui ont fondu sur vous… Il est ici à Montréal, vivant sous un nom d’emprunt. Il est riche et respecté…

— Quel est ce nom d’emprunt !

— Le Banquier de Courval.

— Grand Dieu, fit le Louisianais, c’est celui qui a volé notre héritage !

Si le tonnerre fut tombé au milieu de l’appartement par ce temps d’hiver, il n’eut pas produit autant de surprise.

— Le banquier de Courval ! répéta Paul Turcotte.

— Oui et plus que cela, capitaine, il se propose d’épouser de force dans quelques jours une personne que vous avez aimée.

— Qui ça ? demanda vivement le balafré du Mexique.

— Jeanne Duval.

— Jeanne Duval ! Tu mens !

— Je vous jure que non, le banquier essaie de l’enlacer dans ses filets.

— C’est faux ! c’est impossible ! dit Turcotte.

Une crise de nerfs faillit s’emparer de lui, mais il était plus homme que cela.

Il saisit le voleur à la gorge et lui cria encore une fois :

— Tu mens ! Elle est morte !

— Gràce ! grâce ! répétait l’ancien pirate ; j’ai dit vrai.

— Comment sais-tu cela ? demanda le proscrit de 37 en le lâchant.

— Ce serait trop long à raconter. Sachez seulement que j’ai intérêt à me venger du banquier… Il y a sept semaines je suis venu à Montréal dans ce dessein… Le banquier m’a amené chez lui et, après m’avoir endormi, est allé me jeter dans les eaux froides du fleuve… Il me croit mort, mais heureusement j’ai été sauvé par un voilier en partance pour Halifax et ce n’est que hier que j’ai pu revenir à Montréal… Et je veux tirer une vengeance éclatante de cette canaille

— Ce que tu dis là est-il vrai ? demanda Turcotte.

— Je te le jure ! répondit l’ancien pirate.

Il était deux heures du matin.

Cette scène avait réveillé les voisins des deux voyageurs. Quelques uns se promenaient dans le corridor pour tâcher de découvrir ce qu’il y avait.

Le proscrit de 37 ouvrit la porte qu’il avait refermée par dessus le voleur et appela monsieur Rasco.

Celui-ci s’était levé au bruit de la conversation et se tenait dans le corridor.

— Monsieur, lui dit Paul Turcotte, voici un homme qui s’est introduit dans notre chambre.

— Un voleur ?

— Peu importe… Avez-vous un endroit où nous pouvons l’enfermer en sûreté.

Turcotte ne voulait pas donner la liberté au voleur pour deux raisons, la première, c’est qu’il en aurait peut-être profité pour aller avertir le prétendu banquier de Courval : l’autre, c’est que cet homme serait d’une grande valeur dans la poursuite qui serait intentée avant longtemps à l’ancien bureaucrate de Saint-Denis.

L’hôtelier répondit qu’il avait une chambre où l’on pouvait enfermer le prisonnier en toute sûreté.

On le transporta dans une chambre noire qui n’avait d’autre ouverture que la porte. Par prudence Paul Turcotte engagea un homme pour monter la garde.

Il retourna à sa chambre mais ne put clore la paupière de la nuit.

Il pensait à la révélation extraordinaire que venait de lui faire son ancien matelot. Jeanne Duval est-elle bien à Montréal ? se demandait-il. Et toute l’odyssée de sa vie repassait devant ses yeux. Il revoyait sa fiancée aux jours de 37, puis le soir où il l’avait vue pour la dernière fois, au milieu des Habits-Rouges, conduits encore une fois par le traître Charles Gagnon. Elle lui apparaissait sortant victorieuse de toutes les luttes mesquines qu’on lui avait suscitées, et cette fois-ci il la conduisait au pied des autels pour ne plus la laisser tant qu’elle vivrait. Il la rendrait heureuse, mettrait ses quatre millions à ses pieds et la ferait vivre comme une princesse.

Quand le jour fut venu, il descendit trouver monsieur Rasco et lui demanda s’il connaissait le banquier de Courval.

— Certainement, répondit-il, c’est un homme très riche.

— Quel espèce d’homme est-ce ? demanda le patriote de 37.

— Il est petit, porte des lorgnons et on dit qu’il se teint les cheveux.

— Depuis quand est-il à Montréal ?

— Depuis au-delà d’un an.

— Il n’est pas marié ?

— Non, mais tenez, il va justement donner un bal ce soir, et je crois, moi, que c’est pour enterrer sa vie de garçon.

— Sa vie de garçon ! riposta vivement le héros du Mexique, avec qui doit-il se marier ?

— On dit qu’il courtise la belle-sœur de monsieur Braun, une demoiselle Duval, si je ne me trompe, une orpheline qui m’a l’air bien à plaindre.

— Bien à plaindre, dites-vous

— Oui, toujours triste, toujours seule. On dirait qu’elle a perdu quelque chose… Malgré cette mélancolie, elle est bien jolie.

Le patriote de 37 fut ému en entendant parler l’hôtelier.

Et vous pensez qu’elle va se marier avec celui qu’on appelle le banquier de Courval ? dit-il en appuyant sur les mots : qu’on appelle.

— Dame, je dis cela, mais vous savez je n’en suis pas certain… Ce qui me fait parler ainsi, c’est que de Courval et Braun qui est marié à la sœur de mademoiselle Jeanne Duval…

— Quel espèce d’homme est-ce ce monsieur Braun interrompit le patriote.

— On dit que c’est un homme qui fait des scènes à sa femme.

— Pauvre orpheline ! murmura Turcotte… mais pardon ; vous disiez que de Courval et ce Braun…

— Viennent ici quelque fois et, un jour, j’ai entendu le banquier dire à son ami : « Nous allons donc devenir beaux-frères » et Braun répondre : « Je l’espère, si nos projets réussissent. »

— Quels projets ? demanda Turcotte.

— Je ne sais pas, répondit l’hôtelier, mais ils parlaient bas, comme des comploteurs.

— Et vous êtes certain que mademoiselle Jeanne Duval n’est pas mariée ?

— Ah oui, pour cela.

L’ancien lieutenant du notaire Duval s’arrêta un instant et parut pensif, puis il demanda à Rasco, sans songer à qui il s’adressait :

— Est-elle bien changée ?

— Je ne sais pas comment elle était auparavant, mais depuis qu’elle est à Montréal, je la trouve toujours la même.

— Je m’intéresse tant à ces gens-là, voyez-vous, reprit le patriote. Et je vous suis reconnaissant pour tous ces renseignements.

— Ce n’est rien du tout, monsieur.

Paul Turcotte salua et remonta à sa chambre.