Les mystères de Montréal/3/10

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 402-422).

CHAPITRE X

la guerre


En 1845, vivait aux environs de Vera-Cruz, dans la république du Mexique, un homme puissamment riche. On le disait quatre fois millionnaire.

Il était très charitable et pratiquait la philanthropie sur un haut pied, dépensant ses immenses revenus à faire l’aumône. On bénissait sa main, comme celle d’un bon père.

Cependant cet homme ne paraissait pas heureux. Les hasards d’une vie de malheurs semblaient l’avoir vivement affecté. Pendant que la population bruyante de Vera-Cruz se promenait sur la plazza, lui se promenait, seul et rêveur, sur les bords déserts du golfe du Mexique.

Cet homme était Paul Turcotte.

Le roi des Outeiros l’avait fait riche à foison. Il lui avait chargé de diamants, un vaisseau que le Canadien était venu vendre au Mexique, réalisant un bénéfice immense. Aussitôt il était parti pour le Canada.

Il s’était rendu à Saint-Denis. Là il avait appris le départ des orphelines pour New-York.

Il y était allé, il avait fouillé cette grande ville, il avait visité tous les lieux publics, pour voir s’il ne verrait pas parmi les personnes qui s’y rendaient, celles qu’il cherchait, il avait interrogé la masse des passants, il avait battu comme un fou le pavé du grand New-York, et tout cela en vain.

Le malheureux fiancé de 1837, sans parents au Canada, était retourné au Mexique, attendre l’heure où il reverrait ses parents et sa fiancée dans un monde meilleur.

Le suicide lui répugnait, mais il recherchait toutes les occasions de donner sa vie. Il se lançait dans les périls de toute espèce. Un jour, on le vit dans un incendie se jeter dans les flammes pour en retirer un vieillard qui n’avait qu’un instant à vivre. On ne connaissait plus Turcotte que sous le nom de l’intrépide millionnaire. Mais le souverain maître ne voulait pas de la vie de ce malheureux proscrit.

Une guerre survint dans le pays : Turcotte s’enrôla.

Un matin, étant sorti de chez lui, il y rentra aussitôt, et, ayant appelé son domestique, lui dit :

— José, fais mes malles cet avant-midi même. Je dois prendre la diligence qui part ce soir pour Mexico.

— Monsieur part ?

— Oui… le Mexique a été insulté… Je vais me mettre à la disposition de notre vaillant président, señor Escobar… Va prévenir Labadie que j’ai à lui parler…

Un quart-d’heure après, un homme dans la trentaine, entrait dans la chambre du millionnaire. Il avait une longue chevelure châtain qui flottait sur ses épaules et une barbe de la même couleur, qui cachait la partie inférieure de sa figure. Sa stature était plus petite que celle du Canadien mais elle était bonne pour la lutte. C’était Alfred Labadie, le seul intime qu’eut Paul Turcotte à Vera-Cruz.

Une suite de malheurs à peu près semblables avait lié ces deux hommes.

Labadie était fils d’un négociant en coton de la Nouvelle-Orléans. À la mort de ce dernier, survenue un an avant les événements que nous racontons, un banquier sans honneur s’était emparé frauduleusement de l’héritage de la famille Labadie, évalué à $30,000, et s’était enfui en Canada. Après beaucoup de difficultés, Alfred Labadie avait mis la main sur une lettre, écrite par le banquier lui-même, et dans laquelle il complotait le vol. Avec cette lettre, Labadie eut pu se faire réintégrer ainsi que sa mère et sa sœur dans les biens de son père. Mais il eut fallu beaucoup d’argent pour cela et le jeune homme n’en avait point. Il avait quitter sa famille, s’exiler de sa chère Louisiane, pour aller tenter fortune au Mexique.

C’est là qu’il avait fait la rencontre du Canadien.

Ces deux hommes à peu près du même âge, frappés tous deux au début de leurs carrières, par la main du malheur, s’étaient sentis attirés l’un vers l’autre. Et la langue française qu’ils parlaient, au milieu des Mexicains, les avait unis davantage.

Ils s’entretenaient souvent de leurs pays : l’un parlait du Saint-Laurent, l’autre du Mississipi : l’un de sa fiancée qu’il n’oubliait pas, l’autre de sa mère et de sa sœur qu’il espérait revoir bientôt ; l’un enfin des institutions démocratiques d’un pavillon, à l’ombre duquel tous les hommes se considèrent des égaux, des frères, et marchent ensemble dans la voix du progrès ; l’autre d’un gouvernement colonial monarchique, où il existe des préjugés de caste, et qui profite de sa force pour opprimer le faible, sans s’occuper de la justice.

Le Canadien trouva dans le Louisianais un ami sincère et un confident, et Labadie trouva en Turcotte un consolateur et un puissant protecteur.

Tel était l’homme que Turcotte avait fait mander chez lui, en apprenant la déclaration de la guerre avec le Guatémala.

— Tu sais, lui dit-il, que la guerre est déclarée… Notre pays d’adoption a été insulté sans raison…

— Je le sais, répondit Labadie.

— Eh bien, si tu es de mon opinion, nous irons guerroyer pour le compte du Mexique, reprit le Canadien. Tu connais la bonté, dont le président Escobar a toujours fait preuve envers les étrangers, montrons lui notre reconnaissance… Tu étais officier dans le régiment de la Nouvelle-Orléans, tu seras dans l’état-major ici… Si tu t’enrôles avec moi, je te donnerai la somme que tu aurais gagnée durant les prochains six mois… Si tu venais à mourir durant la campagne, je te promets que ta famille sera à l’abri de la misère… Et si nous survivons tous les deux à cette guerre, nous irons au Canada surprendre ton coquin de banquier qui s’est réfugié là… Cela te va-t-il ?…

Labadie accepta, et le soir même les deux amis étaient en route pour la ville de Mexico

. . . . . . . . . . . . . . .

Le Mexique était en pleine guerre avec le Guatémala.

La vaste plaine dite la Sierra de Monterez, située sur la côte du Pacifique et sur la frontière des deux pays, était la cause des troubles. Là, sur une étendue de quatre-vingt dix milles, gisaient des plaines dont on retirait des pépites de deux, trois et quatre onces.

Le gouvernement guatémaltèque avait construit à grands frais des chemins qui lui permettaient d’exploiter ces mines à son profit, quand le gouvernement mexicain, dont les oreilles avaient été frappées par la richesse fabuleuse de ce territoire, sortit de sa torpeur, fit venir des arpenteurs et constata, document en main, que la Sierra de Monterez était bel et bien à lui.

Il signifia à la république voisine d’avoir à cesser toute exploitation sur ce territoire.

Le Guatémala fut hautain et refusa d’obéir. N’était-ce pas lui qui avait colonisé cette région en vidant un cinquième du trésor. Le Mexique offrit alors une indemnité. Même refus.

Fort de ses droits, le Mexique refusa de céder la Sierra de Monterez. Cette plaine, enfermée dans les limites de l’état, appartenait à lui seul. Tant pis pour le Guatémala, si sans prendre les précautions nécessaires, il avait jeté là une partie de son trésor.

Au règlement de cette question internationale restée pendante durant trois ans, et réglée définitivement en 1844 par les États-Unis d’Amérique, choisis comme arbitres, le Guatémala avait répondu par le massacre d’un ambassadeur du président Escobar.

Ces deux bouillants peuples des tropiques, fils d’une mère commune, l’Espagne, pâlirent en brandissant l’un contre l’autre, sur le champ de bataille, leurs poignards aiguisés à la même meule.

Le Mexique avait sur pied un ramassis de quatre-vingt-dix mille hommes, soldats de toutes nations, volontaires ou mercenaires, les uns disciplinés, les autres non disciplinés, formant une troupe lente à obéir, lourde à exécuter les manœuvres. Seul l’état-major valait quelque chose.

Si le Guatémala était secondé, dans sa tentative de résistance, par le Nicaragua, le Costa-Rica et le Honduras, son armée ne valait guère mieux.

En outre, les deux puissances en conflit entretenaient chacune, une petite flotte qui croisait sur l’océan Pacifique à la hauteur de la Sierra de Monterez et qui faisait autant de tapage, sinon plus, que les armées de terre.

Comment trouver dans ces contrées où l’amour de l’or et des aventures prime tous les autres, un nombre considérable d’hommes habiles dans l’art de guerroyer. Pour être bon tireur, on l’est : pour être cavalier difficile à désarçonner, on l’est aussi, mais s’agit-il de combattre à la militaire, en bataille rangée, on est faible, à cause du manque d’exercice.

Cependant le président du Mexique, comme ceux des autres puissances, avait groupé autour de lui, une centaine d’hommes, qui, fidèles aux vieilles traditions nationales, avaient étudié l’art des premiers conquérants du pays.

Escobar, généralissime des troupes mexicaines, avait établi son camp sur le versant nord de la plaine en litige, et Nunez, du Guatémala, sur le versant sud, de sorte que les soldats formaient un cordon autour de la Sierra de Monterez, ayant pour champ de bataille un immense plateau situé à neuf cents pieds au-dessus du niveau de la mer.

Sorti des rangs du peuple, Escobar s’était élevé par son énergie et ses talents au poste important de président du Mexique. Trois ans auparavant, il avait été porté en triomphe par toute la contrée, à l’occasion de son heureux avènement. Il était l’âme de ce pays si républicain, qu’on nomme le Mexique.

C’était un homme de quarante-cinq ans, de stature moyenne, à la chevelure noire et forte, au teint bronzé et aux yeux vifs.

Aux premières rumeurs de guerre, il sortit de sa capitale, qu’il confia aux soins d’un lieutenant, et accourut sur le théâtre des troubles prêcher d’exemple, laissant derrière lui, sans broncher, Mexico avec ses fêtes, ses bals énervants, ses promenades au clair de la lune sur le lac Texcoco, pour aller vivre à l’aventure, sous des tentes dressées à la hâte au milieu des mitrailles.

La journée avait été rude pour les Mexicains. L’infanterie, refoulée au fond d’un ravin, avait battre en retraite et retourner au camp toute débraillée. Cent dix-sept morts et trois cent cinquante-deux blessés.

Du côté de la mer, un désastre aussi. Le pont du Castillo — le seul vaisseau en fer et de douze cents tonneaux — balayé à net : le capitaine Juncos et neuf matelots restés sur le carreau. Quelle perte ! Juncos, un des meilleurs marins de la flotte ! Par qui le remplacer ?

C’est ce que se demandait Escobar, en se promenant dans sa tente, soucieux et le front sombre.

Quatre officiers supérieurs l’entouraient.

L’un d’eux, le général Homera, avait une carte topographique déployée devant lui et étudiait les positions.

Il demanda au président.

— Et bien, généralissime, avez-vous trouvé un successeur au malheureux Juncos ?

— Je suis à y penser, répondit le président, je me demande qui je nommerais avec avantage.

— Je ferais une promotion sur le Castillo, dit le général Belavon.

— Une promotion ? dit le président en s’arrêtant, pour regarder son officier.

— Oui, généralissime, Balmadés est sur le Castillo depuis trois ans. C’est un homme instruit, intelligent et actif.

— Pour obéir au commandement et transmettre les ordres, il est bon, mais il ne fera jamais un commandant.

— C’est un bon lieutenant… laissons-le là : suggéra Lavimont, un des officiers.

La suggestion fut écoutée, Balmadés ne fut point promu.

Escobar continua à se promener lentement, cherchant toujours, pendant que ses officiers feuilletaient des documents.

Tout en marchant, il lisait un grand registre, narrateur fidèle des faits qui s’étaient passés dans les petites luttes que le Mexique avait soutenues contre ses voisins durant ces dernières années.

Tout à coup s’arrêtant au milieu de sa tente :

— Un instant, s’il vous plaît, fit-il.

Les quatre officiers levèrent la tête.

— Que pensez-vous de cet homme ? demanda Escobar en lisant ce qui suit :

Turcotte (Joseph Paul). Six pieds et un pouce, ancien capitaine de vaisseau au long cours dans la marine marchande américaine, né au Canada en 1816, venu au Mexique en 1844 entré dans l’armée comme volontaire pour faire la guerre aux Pacahabas, blessé dans l’engagement de Jora et laissé pour mort sur le champ de bataille ; promu le lendemain au grade de capitaine de la 2ème compagnie du 9ème bataillon caractère tranquille, grande bravouve, dévouement proverbiale, conduite toujours excellente.

— Et l’on a oublié d’écrire, ajouta le président en écrivant :

« Cet homme a donné de sa poche, le 7 août 1845, la somme de $200,000 pour être distribuée aux familles qui seront privées de leurs chefs durant la guerre avec le Guatémala.

Les quatre officiers se regardèrent ébahis.

— Deux cent mille piastres ! s’exclamèrent-ils, Turcotte a donné deux cent mille piastres !

— Oui, répondit le président, vous n’ignorez pas que ce capitaine modeste et vertueux a assez de dollars pour en inonder le camp : qu’il vaut quatre millions.

— Nous savons qu’il est riche, mais qu’il ait donné deux cent mille piastres, nous l’ignorions.

— Il fait ces générosités à la cachette, reprit Escobar en fermant le registre… Encore une fois, que pensez-vous de cet homme, comme remplaçant de Juncos ?

Les officiers parurent se consulter entr’eux.

Belavon parla le premier.

— Le capitaine Turcotte n’est au Mexique que depuis un an, savez-vous, généralissime, si son passé garantit son avenir ?

— Non, mais je connais cet homme assez pour le juger.

— De quelle manière a-t-il acquis son immense fortune de quatre millions de piastres ?

— Comment, avez vous oublié le jour où il est arrivé dans le port de Vera-Cruz, avec un galion chargé de diamants

— En effet, j’oubliais… Et vous le feriez commandant du Castillo ?

— Oui, je n’en vois point d’autre en qui j’ai autant de confiance.

— Asbetos.

— L’expérience lui manque.

— Kimber.

— Il été mis à la retraite et ne rentrerait plus dans l’armée active.

— Dans ce cas là, dit Homera, je crois que le Canadien est notre homme.

— Si vous n’avez pas d’objections, continua le président, le capitaine Turcotte sera à bord du Castillo ce soir même, vu que nous n’avons pas une minute à perdre.

— Nous sommes entièrement de votre avis, excellence.

Escobar appela un soldat qui alla prévenir le capitaine de la 2ième compagnie du 9ième bataillon qu’on le demandait aux quartiers généraux du président.

Turcotte ne se fit pas attendre.

En entrant il salua à la militaire. Les officiers lui rendirent son salut, ce qui est un haut témoignage d’honneur.

— Capitaine Turcotte, dit Escobar, le commandant Juncos du Castillo est tombé hier à son poste, les jambes fracassées par un boulet… J’ai pensé à vous comme son successeur.

— Cette confiance en moi m’honore beaucoup, président Escobar.

— Êtes-vous notre homme ?

— Si j’étais certain d’avoir l’occasion de mourir comme le brave Juncos, après avoir été utile à mon pays d’adoption, je dirais : oui.

— Il ne tient qu’à vous de verser votre sang à l’ombre du drapeau mexicain… Les occasions ne sont pas rares par ce temps-ci.

— Alors généralissime, donnez-moi le poste le plus périlleux, je l’accepterai avec remerciement.

— Dans ce cas, je vous nomme capitaine du Castillo. Vous devez être à votre poste avant la brunante, avec neuf hommes pour remplacer les mutilés d’hier… Je vais vous donner vos papiers…

Le président du Mexique écrivit quelques mots qu’il tendit à Turcotte en lui disant ;

— L’amiral Landez vous donnera ses ordres… Bonne chance et vive le Mexique !

— Vive le Mexique ! répétèrent les officiers qui étaient dans la tente.

On serra la main au nouveau et brave commandant du Castillo.

Il laissa la tente pour aller choisir les neuf plus vigoureux gars de sa compagnie. Il n’y avait pas de temps à perdre, vingt lieues séparant les quartiers généraux d’Escobar des côtes du Pacifique.

Après que Turcotte eut laissé la tente, le général Homera dit :

— Voilà un homme qui ne craint pas la mort.

Escobar répondit :

— Si nous avions un bataillon composé de militaires comme celui-là, nous aurions vite fini avec ces chenapans de Guatémaliens.

— Le Canadien paraît même rechercher la mort. En le voyant dans l’engagement de Jora, s’exposer au premier rang, je lui demandais pourquoi il s’exposait ainsi aux balles de l’ennemi, il me répondit avec indifférence qu’il aurait été heureux de mourir en combattant pour une bonne cause.

— Je ne comprends point cet homme-là.

— Moi non plus, reprit Homera… Il a laissé son château de Vera-Cruz et ses millions pour venir au-devant des balles ennemies.

— Si vous saviez, dit Escobar, comme il y a des cœurs ulcérés… Le suicide leur répugne, cependant ils ne fuient pas les occasions de mourir… Si le bonheur s’achetait avec des sacs d’or le capitaine Turcotte serait heureux.

— Et peut-être le Mexique serait-il privé d’un bras puissant… Tenez, le voilà qui part…

Turcotte à la tête de neuf vigoureux militaires sortait du camp, et s’élançait à cheval, ventre à terre vers l’ouest.

On le regarda aller jusqu’au détour de la montagne, et quand il eut disparu, Escobar s’écria :

— Vive le Mexique ! Vive Turcotte !

Le soir de ce jour, le Canadien et ses hommes, du haut de la Sierra Leone, virent se dérouler dans le lointain les eaux bleues de l’océan Pacifique.

Turcotte, ayant montré ses papiers à l’amiral Landez, celui-ci lui dit cordialement :

— C’est bien capitaine, je vous conduis à l’instant à bord du Castillo.

Le Canadien descendit dans une chaloupe avec ses neuf hommes et prit place à côté de l’amiral.

Long de 400 pieds, large de 40 ; 14 pieds de tirage ; 2 ponts et charpente en fer, 1000 tonneaux, 20 canons à chaque sabord ; 150 hommes d’équipage ; tel était le Castillo, le second navire de la flotte mexicaine, tant en capacité qu’en grosseur.

Il faut une certaine tête pour commander une frégate de cette espèce, et malheur au commandant à qui l’art de la stratégie, le courage ou le sang-froid manque. Il fera le malheur de son équipage et des intérêts qu’il représente.

Toutes les qualités requises pour occuper ce poste dangereux, Escobar les avait trouvées réunies chez le capitaine du 9ième bataillon.

Le lendemain, l’amiral Landez se rendit sur le Castillo et dit au nouveau commandant.

— Levez l’ancre immédiatement : vous devez partir sans tarder… Pino, notre espion, arrive de Loambuc. Il a appris que deux mille confédérés doivent débarquer dans la baie d’Eselona… Vous irez croiser à l’entrée de la baie. Il ne faut pas qu’un seul ennemi débarque à terre… Le Madrid vous accompagnera. Ces ordres sont-ils suffisants ?

— Ils le sont, amiral, et si un ennemi débarque à la baie d’Eselona, c’est qu’il aura passé sur mon cadavre.

— Je vous en tiendrai compte, vaillant capitaine ; j’ai confiance dans l’issue de l’engagement.

L’amiral redescendit dans sa chaloupe et regagna son navire.

L’engagement fut dur, mais l’avantage resta aux Mexicains. Pas un confédéré ne mit pied à terre.

Cette victoire, due au capitaine Canadien, ranima le courage des troupes d’Escobar : elle fut acclamée par tout le pays et l’espoir renaquit. Ceux qui entretenaient des doutes sur la capacité de Turcotte n’en entretinrent plus. Tous burent à la santé de l’étranger, et Escobar dit :

— Dieu merci, je suis fier de mon choix

L’amiral Landez félicita Turcotte. Il s’informa de son origine, de sa jeunesse, lui demanda comment il avait laissé son pays, comment il était venu au Mexique.

À toutes ces questions, le commandant répondit avec la plus grande franchise. Il raconta en quelques phrases les maux qui avaient fondu sur lui, et comment fatigué de la vie, il cherchait une occasion de se sacrifier pour une bonne cause.

Puis il termina en disant :

— Plusieurs de mes ancêtres se sont battus pour des causes équivoques, pour ne pas dire injustes. En retour, on les a vilipendés, puis abandonnés dans le danger… J’ai cru que c’était bêtise de tirer l’épée pour un individu dont le seul droit — et ce n’en est pas un — à notre dévouement est la naissance, surtout quand il engage des luttes pour satisfaire ses caprices… Que cet individu soit comte, duc, roi, bien imbéciles sont ceux qui marchent à la boucherie sous prétexte d’être loyaux.

La campagne était dans toute sa vigueur. Qui vaincrait ! C’était douteux. Aujourd’hui un bataillon mexicain remportait une victoire éclatante, demain ce même bataillon était écrasé.

Enrôlé dans les plis du drapeau, chacun des deux côtés, stimulé par une prime, soutenait vaillamment l’honneur du nom. On voyait dans les montagnes de l’Amérique Centrale et dans la baie d’Eselona des prodiges de valeur sur lesquels l’histoire est muette, mais que les chanteurs populaires de ces pays célèbrent dans leurs ballades.

La guerre, dévastatrice et ruineuse, menaçait de se prolonger jusqu’à la mort du dernier soldat, comme les dragons à sept têtes de la fable, qui se dévorent entr’eux jusqu’à ce que l’un ait croqué la dernière tête de l’autre, si le général Nunez, du Guatémala, n’eût adopté un plan de campagne, excellent en lui-même, mais qui lui fut funeste, l’ennemi l’ayant deviné.

Voici quel était ce plan.

Anéantir l’armée mexicaine du côté de la terre, il ne fallait pas y penser. Escobar, logé sur les hauteurs, ne se laissait pas déloger par les boulets de la première mitraille venue. Les confédérés tournaient les yeux du côté de la mer. Cependant leur récente tentative de débarquement avait échoué d’une façon si crâne qu’on fut quelques semaines sans penser à la renouveler.

Nunez pensa à bon droit qu’en amusant Escobar par de petites attaques, il pourrait sans être découvert, amener le gros de son armée vers la mer, et l’embarquer secrètement sur les navires, pour aller la débarquer sur les côtes même de la Sierra de Monterez.

L’idée était ingénieuse et deux choses étaient requises ; ne pas être remarqué par Escobar ni vu par Landez.

Ce ne fut qu’à la dernière minute qu’Escobar découvrit le stratagème. Il fit un coup de maître. En un clin d’œil, pour ainsi dire, il rassembla plusieurs centaines de chevaux devant son camp, fit monter à cheval l’élite de ses troupes et se dirigea vers la côte.

Plusieurs bêtes restèrent sur la route, incapables de suivre le galop vertigineux de la majeure partie de la troupe.

Les confédérés devaient mettre leur projet à exécution durant la nuit.

L’amiral Landez, qui avait une grande confiance en Paul Turcotte, et sachant qu’il ne craignait pas la mort, lui confia le poste le plus dangereux.

— Nous éteindrons tous les feux, dit Landez, nous formerons deux lignes de vaisseaux : l’une près de la côte, l’autre à trois milles… La flotte des confédérés ne nous verra pas et viendra se jeter entre ces deux lignes… Alors elle sera en notre pouvoir.

Cet engagement s’annonçait comme décisif. C’était la mort de l’un des deux partis.

La nuit vint sombre, opaque. C’était précisément le temps qu’il fallait pour essayer à se prendre au piège mutuellement.

Deux frégates mexicaines, le Madrid et la Aurora se placèrent à quelques encablures du rivage ; le Castillo et le Guadalajara tinrent la haute mer.

Cette nuit faillit être funeste aux Mexicains.

L’amiral Landez avait ordonné d’éteindre tous les feux. La flotte guatémalienne approchait à toutes voiles. Mais on la vit soudainement ralentir sa course. L’amiral, ayant cherché la cause de cela vit qu’un des fanaux du Castillo venait d’être allumé.

Les Mexicains étaient trahis par un des leurs.

À cette vue, Paul Turcotte, pour montrer que cette trahison était faite à son insu, se met à la poursuite de la flotte ennemie, qui rebroussait chemin. En voyant cet acte de hardiesse, les trois autres frégates le suivirent.

La lutte fut terrible au milieu des ténèbres. Cinq frégates guatémaliennes, contenant chacune plus de sept cents hommes furent coulées à fond, et deux autres furent amenées prisonnières. Mais en retour, Turcotte, le vaillant capitaine du Castillo fut étendu sur le pont de son navire, la jambe gauche fracturée par un obus.

La guerre entre le Mexique et le Guatémala se termina par ce désastre. Le trésor des vaincus était vide, et les soldats menaçaient de se révolter si l’on continuait les hostilités.

Le Guatémala capitula et le Mexique resta en possession de la Sierra de Monterez.

Le Canadien fut trouvé inanimé sur le pont du Castillo. D’une main il tenait le pavillon enlevé à l’amiral Nunez, de l’autre son porte-voix.

Transporté à l’hôpital de la côte, il fut longtemps entre la vie et la mort, ayant reçu deux blessures, la plus grave à la jambe gauche, l’autre moins grave à la joue droite, où un éclat d’obus avait failli lui séparer la tête du tronc.

Cependant il se rétablit assez promptement. Il entrevoyait déjà la sortie de l’hôpital quand sa faiblesse lui fit contracter les fièvres jaunes, qui règnent toujours aux environs des tropiques.

Ce fut une nouvelle rechute. Impossible de le transporter à Mexico où il aurait été mieux soigné. Un voyage de vingt lieues dans les montagnes, il ne fallait pas y penser.

Le président Escobar s’intéressa à cet homme qui avait si puissamment contribué à la victoire. Il fit deux voyages à la côte, amenant avec lui son médecin attitré.

Bien que l’époque la plus dangereuse de la maladie fut passée, on craignait encore pour la vie du convalescent. Et Escobar, redoutant sa mort, voulut le récompenser en le décorant de l’ordre des Chevaliers du Mexique.

Les officiers des troupes en garnison dans la baie d’Eselona, s’étant rassemblés dans la grande salle de l’hôpital, et avant formé le carré d’usage, le président Escobar présenta une croix d’or au convalescent et lui adressa les paroles suivantes :

— Vous avez fait honorablement la campagne. À peine dans notre armée, vous avez été blessé à Jora, vous trouvant au premier rang. Vous avez travaillé sans relâche au triomphe de notre cause. Plus tard, vous avez répondu encore à notre appel. Vous avez laissé les délices d’un château, pour venir vivre dans nos montagnes sauvages… Trahi dans la baie d’Eselona, vous avez gardé votre sang-froid ; vous avez poursuivi l’ennemi qui échappait, saisi de vos mains le drapeau de l’amiral Azton, et coulé à fond une partie de sa flotte. Alors vous êtes tombé inanimé… Au nom du peuple mexicain, au nom du gouvernement mexicain, je vous remets cette croix des Chevaliers du Mexique. Personne n’a de titre plus glorieux à cette récompense, car la vaillance et le dévouement résument votre séjour dans notre camp. Vous avez été à la patrie par la vaillance et au prochain par le dévouement.

La convalescence fut longue. Elle se fit cependant, lente, douloureuse, risquée. Les blessures et les fièvres jaunes ; de plus, un autre mal que les médecins ne pouvaient découvrir, exerçaient des ravages dans la personne de l’intrépide capitaine.

Un jour, il quitta l’hôpital et rentra à Mexico couvert de gloire. Sur sa poitrine, décorée au champ d’honneur, brillait la croix des Chevaliers du Mexique ; sur sa figure balafrée, amaigrie par les souffrances, rayonnait le contentement du devoir accompli.

On le reçut aux accords de la musique guerrière, et Madame Escobar lui ouvrit ses salons où il fut présenté à l’aristocratie de Mexico.

Paul Turcotte avait hâte d’être débarrassé de ces fêtes. Il quitta la capitale aussitôt qu’il put et se rendit à Vera-Cruz.

Il revit son ami. Lui aussi avait bien souffert durant la guerre. S’il n’en était pas revenu couvert de gloire, il n’en avait pas moins noblement fait son devoir.

Quinze jours plus tard, les deux amis partaient pour le Canada, l’un pour reconquérir un héritage, l’autre pour revoir les lieux où il avait passé son enfance, et pour prier sur la tombe de ses parents.