Les mystères de Montréal/3/09

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 391-401).

CHAPITRE IX

la catastrophe de la bourse


— Refusé, monsieur Braun. Elle m’a refusé catégoriquement !

— Jeanne Duval vous a refusé ?

— Eh oui.

— Cela me choque, de Courval.

— Moi encore plus.

— Peut-être trouverons-nous un moyen d’améliorer la situation… Vous ne désespérez pas ?…

— Oh non ; j’ai pour principe de ne jamais désespérer.

— Qu’allez-vous faire ?

— Laisser faire. Cependant, je compte beaucoup sur votre influence.

— Mais si elle ne veut pas vous épouser, si elle refuse catégoriquement, je ne puis rien.

De Courval hocha la tête, comme s’il eût voulu dire : « Il y a toujours moyen de faire quelque chose, de forcer les circonstances. »

Puis il dit à haute voix :

— Si vous le vouliez vous pourriez forcer votre belle-sœur à répondre à mes avances.

— Voyons donc, monsieur de Courval.

— Je suis sérieux… Jeanne Duval a mis sa part d’héritage entre vos mains… N’est-ce pas…

— C’est vrai.

— Elle vous a donné, il y 1 un an, plein pouvoir de faire profiter cet héritage comme bon vous semblerait.

— C’est encore vrai.

— Elle avait confiance en vous… Et vu son inexpérience de jeune fille, cela s’est fait sans papiers.

— Sans papiers, répéta Braun, qui ne savait pas où son ami voulait en venir.

— Alors dites simplement à votre belle-sœur que vous avez perdu son argent dans une malheureuse spéculation, et que, si elle persiste dans ses refus, vous ne lui rembourserez pas un centin… Elle sera obligée de se marier… Je me charge du reste.

— C’est un peu dur, agir ainsi avec sa belle-sœur.

— Comme vous voudrez, mais…

Le banquier trouvait que son compagnon ne plaidait pas assez sa cause, auprès des dames. Il se dit qu’il arriverait une circonstance où Braun se verrait forcé de faire même l’impossible pour obliger sa belle-sœur à l’épouser.

Cette circonstance arriva. Se présenta-t-elle d’elle-même ou l’ancien pirate la fit-il arriver exprès ? Nous ne saurions le dire.

Le représentant de la maison Donalson jouait extrêmement à la Bourse, dont il était un des membres. Ayant de grosses sommes à disposer, puisqu’il jouait avec l’argent de la maison dont il était l’agent, il trouvait moyen d’augmenter son capital personnel.

Au début, il fut prudent, risqua de petites sommes : il s’enhardit et risqua de gros montants, au point qu’un jour il se trouva à avoir à la Bourse, spécialement destinée à la spéculation, une somme de $45,000 représentant sa fortune à lui, et $15,000 de la maison Donalson.

Il passait la journée sur les dents, à guetter la hausse ou la baisse. Il faisait peu de pertes et beaucoup de profits.

Un jour, cependant, il fit une perte considérable.

À onze heures du matin, il acheta à New-York plusieurs cent mille minots de blé. Il crut que la bourse monterait ; elle monta en effet, mais il attendit encore. À quatre heures du soir, la valeur de son blé avait augmenté considérablement. Il attendit au lendemain pour le vendre, mais durant la nuit, il y eut une baisse soudaine.

Braun attendait toujours. On le vit, les yeux en feu, dévorer d’un regard fiévreux les bulletins du comptoir d’escompte. Le blé, au lieu d’augmenter, baissa toujours.

Le beau-frère de Jeanne perdit $62,000. Il paya $45,000 dans les vingt-quatre heures, mais faillit devenir fou.

En retournant chez lui, hébété, abruti, il rencontra de Courval, qui connaissait la catastrophe.

— Ruiné ! fit Braun au désespoir, ruiné !

— Comment ? demanda de Courval.

— Eh bien oui : je jouais avec les fonds de la maison Donalson et j’ai tout perdu. Il ne me reste plus qu’à prendre le train de demain matin pour les États-Unis.

— Ne faites pas cela…

— Mes propriétés seront vendues… Je n’ai pas cent piastres… Pas seulement capable d’amener ma femme et ma belle-sœur.

Ces derniers mots semblèrent faire effet sur le banquier de Courval.

— Ignorez vous, dit-il, que dans le malheur, comme dans la prospérité, vous avez des amis ?

— Je l’ignore en effet, car tantôt, en sortant de la Bourse, on s’est sauvé de moi, comme d’un lépreux.

— Ne faites point de blagues, ne rendez pas l’affaire publique. Passez à mon bureau demain. Nous arrangerons cela.

— Mais il me faudrait plusieurs mille piastres.

— J’en ai deux cent mille.

— Et vous oseriez

— J’oserai.

— En quoi vous ai-je donc obligé ?… Ah non ce n’est pas possible !

— Ce n’est point là la question.

Braun serra avec effusion les mains du banquier.

— Merci, dit-il, merci !

— Je suis fâché de ne pouvoir vous accompagner chez vous, fit de Courval, en s’en allant. On m’attend au club… Je vous souhaite donc le bonsoir. Mes respects à Madame et rappelez-moi à la mémoire de Mademoiselle. Et, vous, n’oubliez pas de passer au bureau.

Braun rentra chez lui d’un pas nerveux, chancelant.

Il dit machinalement en tendant son chapeau à Jeanne, qui vint à sa rencontre :

— Monsieur de Courval m’a chargé de le rappeler à votre mémoire. Il présente aussi ses respects à votre sœur.

— Merci beaucoup, répondit la fiancée du patriote. Le banquier nous honore en pensant à nous.

L’homme ruiné passa dans son cabinet de travail et revit, les uns après les autres, ses contrats avec la maison Donalson.

Sa figure devenait pâle comme du marbre pour être une seconde après rouge écarlate. Sur cette physionomie troublée on eut pu étudier les angoisses qui tourmentaient la malheureuse victime de la Bourse.

Au milieu de ce naufrage une planche de salut s’offrait à lui. Ce bon monsieur de Courval lui tendait la main. Grâce à sa fortune, il pouvait le tirer de ce mauvais pas.

Braun passa une nuit très agitée.

Le lendemain matin il se rendit au bureau de son ami.

— Vous avez bien perdu, fit ce dernier, en le voyant entrer.

— Je suis ruiné !…

— Ce sont là les hasards de la bourse, mon ami.

— Oui… et hier John Saunders, de New-York, doit s’être réjoui… À l’heure où l’on me fuyait, à la sortie de la Bourse, on devait boire à sa santé…

— Votre tour viendra encore.

— Pardon, je ne rentre plus à la bourse. Mon siège, que j’ai remis hier, a été accepté… J’en suis content… Je referai, dans des spéculations moins dangereuses, la somme perdue, heureux si avant de mourir, je vois la fin de ma dette.

— Vous la reverrez et avant longtemps.

Charles Gagnon alias Hubert de Courval était né industrieux, intriguant, et s’il eut employé ses talents à de bonnes œuvres, il eût été d’une grande utilité à son pays, surtout à l’époque scabreuse qu’il traversait. Mais ce fut pour en faire un mauvais usage que Charles Gagnon développa chez lui, les germes dont la providence l’avait doué.

Il réussissait dans ses projets infâmes, et ses affaires prospéraient. Il revoyait Jeanne, machinait de nouveaux plans pour la posséder, pour en faire sa femme. Le dernier mot de la fiancée de Paul Turcotte ne l’avait pas découragé.

Ne dirait-on pas que le ciel encourage ces malfaiteurs tandis qu’il poursuit opiniâtrement les observateurs des lois saintes ? Pourtant la vérité est dans le contraire. À ces impies qui se jouent de la religion, à ces immoraux qui se font fi de la loi naturelle. Dieu réserve dans l’autre monde une vie qui sera le contraire de celle qu’ils auront menée sur la terre. Puisque ces hommes, par leurs actions mauvaises, qu’ils ne cessent de commettre, se préparent des souffrances éternelles, Dieu veut qu’ils jouissent quelque peu ici-bas. Dans l’autre monde, le temps des jouissances sera passé pour eux.

Les affaires de Charles Gagnon marchaient donc rapidement dans la voie du progrès. Le traître ne savait pas à quoi attribuer ses succès, si ce n’est à son esprit d’initiative et à son énergie qu’il s’appliquait toujours à perfectionner.

Même dans le désastre qui frappa son prétendu ami Braun, il trouva moyen d’améliorer sa situation personnelle, dont l’idéal était de posséder Jeanne Duval.

Jeanne Duval, voilà le nom qui courait dans sa tête et qu’il murmurait tout bas, depuis l’âge de vingt ans. Il l’avait murmuré à Saint-Denis, sous le toit paternel : sur mer, entouré de sang, au milieu des batailles, il l’avait répété, et aujourd’hui il le murmurait encore en signant ses importants contrats. C’était plus fort que lui, il revenait involontairement à son amour de mil huit cent trente-sept.

En réponse à l’homme ruiné, qui demandait comment il pourrait le remercier de tant de bonté, il dit :

— Faites que je devienne votre beau-frère.

— Ah, mon cher de Courval, si cela dépendait de moi, vous le seriez depuis longtemps… Mais Jeanne est majeure, elle n’est plus sous ma tutelle.

— Les caprices de la jeune fille ne tomberont jamais ?

— Je le crains.

— Écoutez… Avec votre concours, je puis forcer votre belle-sœur à devenir ma femme.

— Et vous le feriez…

— Oui, mais ce n’est pas de la manière que vous pensez. Ainsi je puis, par ruse ou par force, lui faire signer un contrat comme celui-ci : « Les soussignés s’engagent solennellement à s’épouser dans l’espace d’un mois. »

— Jeanne Duval ne consentirait pas à vivre avec vous, après une telle affaire.

— Je la forcerais.

— Elle porterait plainte devant les tribunaux.

— J’aurais les témoins pour moi.

Et le banquier fit sonner une poignée d’écus dans sa poche.

— Mais avez-vous calculé les suites funestes qui pourraient en résulter ? demanda Braun.

— Je m’occupe fort peu des suites… Comme je vous l’ai souvent dit, j’aime votre belle-sœur à la folie, avec passion, et je donnerais la moitié de ma vie pour la posséder… Écoutez, Braun, je vais faire un marché avec vous… Je vais vous ouvrir un crédit jusqu’à concurrence de soixante et dix mille piastres… Et si vous travaillez-bien pour moi, si je suis content de vous, le jour où je deviendrai votre beau-frère, je vous dirai : « Vous me rembourserez le montant quand vous pourrez. » Autrement vous n’aurez qu’un an pour rentrer dans vos finances.

Braun ne répondit pas. Mais il regarda le banquier, avec un air qui signifiait : J’y penserai et j’essayerai encore.

De retour chez lui, Braun fit mander Jeanne et lui parla ainsi :

— J’ai appris avec peine que vous aviez refusé la main de monsieur de Courval… Pourquoi avez-vous agi de la sorte, Jeanne… Vous savez bien que le banquier est un gentilhomme… Ce refus de votre part me fait d’autant plus de peine, que, sans monsieur de Courval, nous serions dans le chemin à l’heure qu’il est… Vous ignorez, Jeanne, que je suis ruiné… Hier une baisse soudaine, à la Bourse, m’a fait perdre soixante et deux mille piastres… J’ai eu l’idée de m’enfuir : ma maison aurait été vendue si le banquier n’était pas venu à mon secours. Ce matin il m’a ouvert un crédit immense chez lui, me donnant ainsi l’avantage de rentrer dans mes finances, un jour ou l’autre… Et il m’a dit : « Travaillez pour moi auprès de votre belle-sœur »… J’ai cru, Jeanne, qu’en vous confiant ce secret, que pas même votre sœur ne connaît, vous reviendriez sur votre décision… Nous étions perdus sans ressource quand le banquier nous a tendu la main ; tendez-lui la vôtre.

Il s’arrêta, attendant la réponse.

La jeune fille était muette, il lui coûtait de toujours répondre la même chose.

— Vous savez bien, monsieur Braun, dit-elle, après un instant de silence, que je ne suis pas libre d’épouser le banquier. Je suis fiancée à Paul Turcotte et il n’y a rien qui m’assure que ce dernier soit mort.

— Je suppose que Paul Turcotte n’est point mort — supposition absurde — cela ne fait rien à la chose, reprit Braun. Écoutez, Jeanne, ce que je vais vous dire… Monsieur de Courval est atteint d’une maladie mortelle qui l’emportera avant six mois…

— Monsieur de Courval !

— Oui, il est sujet aux syncopes de cœur et il est rendu au bout… Il y a quelques semaines, au club, il a failli nous rester dans les bras… Il ferait son testament en votre faveur, et vous seriez la plus riche veuve de Montréal… Alors, si Paul Turcotte revenait du fond de l’Atlantique, il vous retrouverait libre comme avant… Comprenez-vous l’avantage de cette union ?…

— Il y aurait un grand avantage mais il y aurait un désavantage plus grand encore, si je brisais le serment que j’ai fait en 1837… D’ailleurs, ajouta Jeanne, je n’aime pas monsieur de Courval et je ne veux pas me marier…

Son beau-frère se leva ; il était plus qu’impatienté :

— Folle, dit-il, folle, je vous ferai interner dans un asile d’aliénés si vous persistez dans vos idées… Vous êtes à ma merci… Votre héritage que vous m’avez confié, il y a un an, a été englouti dans la catastrophe d’hier… Désormais vous serez sans le sou.

— Vous avez dépensé mon héritage ! fit la jeune fille, en se précipitant vers son beau-frère.

— Je l’ai perdu, répondit-il.

— Vous me le rendrez et j’irai vivre ailleurs. Je vous laisserai pour toujours.

— Vous avez été bien imprudente, fit Braun, avec ironie ; puisque vous étiez pour tenir cette ligne de conduite, vous auriez dû faire des papiers.

Et il prit la jeune fille par le bras et la mit à la porte de son cabinet.

— Ah, j’ai été volée ! dit-elle.

Démonstrations, douceurs, menaces rien ne put faire changer les idées de Jeanne Duval.

Quand Braun raconta cette scène à son ami, ce dernier dit simplement :

— Nous allons changer de tactique. Je forcerai Jeanne à me signer un papier par lequel elle s’engagera à devenir ma femme… Vous êtes avec moi, n’est-ce pas ?…

— Je veux que nous gagnions, et nous gagnerons.

— C’est bien, ne lui parlez plus de rien… Faites comme si vous aviez jeté un voile sur cette affaire…