Les mystères de Montréal/2/03

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 238-247).

CHAPITRE III

le roi des pirates


Buscapié ! ce nom est une légende pour les habitants des côtes de la Caroline, de la Géorgie, de la Floride, du Venezuéla et de plusieurs îles des Antilles. Aujourd’hui même que celui qui le portait est disparu de ce monde, on n’a qu’à le prononcer pour rappeler des scènes de piraterie effrayantes, dont les côtes nommées ont été le théâtre de 1840 à 1845.

À cette époque un pirate redoutable, du nom de Buscapié, sans prédécesseurs dignes de lui être comparés, hantait l’Atlantique. La ruine des marchands, la terreur des voyageurs, le désespoir de la gendarmerie maritime, cet écumeur de mer, poursuivi, traqué comme une bête fauve, bravait aujourd’hui les autorités à force ouverte pour les déjouer demain par des ruses dont il était difficile de triompher.

Aussi avait-on mis à prix la tête de Buscapié et la coque de son navire le Solitaire.

Voici l’histoire de ce fameux pirate telle qu’on la raconte.

Vers la fin de mai 1840, le trois-mâts le Franc-Breton, ayant à son bord quarante-deux matelots sous les ordres du capitaine Helpin, et portant le pavillon français, laissa Saint-Malo pour les mers du sud avec une mission du gouvernement français, d’étudier différentes colonies peu connues jusqu’alors. Le navire devait d’abord mouiller aux îles Saint-Pierre et Miquelon et à la Martinique, puis, doublant le Cap Horn, se rendre aux îles Marquises, à la Nouvelle-Calédonie, et de là en France faire son rapport.

Outre le lieutenant de la Haye, assistant ministre des affaires étrangères, il y avait à bord : MM. Limbreux, de Paris, Chambert, de Brest, et Nisbet de Marseille, riches négociants qui allaient aux colonies dans l’intérêt de leur commerce.

La traversée de l’Atlantique fut heureuse, mais à peine le Franc-Breton était-il sorti du port de la Grande-Miquelon qu’une violente tempête s’éleva, balaya le pont emportant à la mer cinq matelots.

On arrêta à Halifax pour réparer les avaries et engager cinq nouveaux matelots. L’un de ces derniers se donna le nom de Pierre Mallette. Arrivé à Halifax à bord d’un navire venant de Montréal, il désirait continuer son voyage jusque dans les pays lointains. Il fut donc engagé avec quatre autres, et le Franc-Breton continua vers le sud.

Déjà il était rendu aux trois quarts de son voyage quand une mutinerie s’éleva. Yves Theuriet, ancien gabier du Havre, gars de mauvaise réputation mais populaire parmi ses compagnons, vexé par quelques paroles dures du capitaine, excita en un clin-d’œil l’équipage à la révolte. Pierre Mallette avait secondé Theuriet dans ses projets et tous deux étaient l’âme de la mutinerie.

Une après-midi, les mutins saisirent dans le faux pont le capitaine Helpin, le lieutenant de la Haye, les trois négociants, les officiers et neuf matelots restés fidèles au devoir, les garrotèrent tous et les mirent dans une chaloupe qu’ils lancèrent à la mer. On était alors dans le Pacifique à la hauteur du Chili.

La dissension ne tarda pas à éclater parmi les mutins devenus maîtres du Franc-Breton, les uns reconnaissant comme chef Mallette, les autres — les moins nombreux — Theuriet. Mais celui ci, un jour qu’il était au fond de la cale, reçut, par accident, sans doute, un cabestan sur les reins. On le releva mort et Mallette fut reconnu comme capitaine, sur le cadavre de Theuriet qu’on jeta à la mer.

Cette mutinerie audacieuse et la fin tragique d’un si grand nombre de braves officiers eut un grand retentissement dans tous les pays et en France surtout.

Durant un an on n’entendit plus parler du Franc-Breton et on était sous l’impression que le vaisseau, mal manœuvré, avait fait naufrage sur un de ces récifs si communs dans les mers du sud aux environs des îles de la Polynésie, lorsque le 8 août 1841 le Shanectady de la malle des États-Unis, faisant le trajet de la Havane à New-York, fut assailli par un corsaire qui commençait à faire du bruit.

Le capitaine Swift du Shanectady reconnut en ce corsaire le Franc Breton qui avait accosté à New-York un an auparavant. Swift lui-même sur une invitation du capitaine Helpin s’était rendu à bord du vaisseau français, trinquer à la santé de la France. Maintenant était écrit en avant en grosses lettres blanches le mot lugubre : Solitaire. Et on appelait le commandant : Buscapié.

C’était l’ancien Pierre Mallette. À son manque de connaissances maritimes suppléaient l’énergie et l’audace. Et aujourd’hui il avait un tel ascendant sur ses compagnons de crime, que d’un geste, d’un regard, il les fascinait et leur faisait exécuter ses ordres.

Néanmoins on l’estimait, on l’aimait, ce jeune homme dont on avait été témoin de l’avènement, avec sa fermeté de caractère, avec son intrépidité dans les actes, poussée parfois jusqu’à la témérité, avec son parfait sang-froid.

À cinq milles des côtes du Maryland se trouve une petite île que les géographes omettent mais que les habitants du pays ont baptisée du nom de Jones. Elle semble avoir pris naissance à la suite d’un affreux cataclysme qui l’a séparée du continent pour la lancer au large où elle lui tourne le dos comme un enfant rancuneux.

C’est bien l’air qu’elle a avec sa forme de demi-circonférence dont les deux extrémités regardent la mer. Ses côtes sont taillées à pic, de sorte qu’un navire de gros tonnage s’en approche facilement sans être aperçu des gens de la terre ferme.

L’île Jones est fournie de la plus luxuriante végétation. Les peupliers, les trembles, les cèdres entrelacent leurs branches dans une amitié fraternelle, et rivalisent pour élancer vers les nues leurs cimes altières.

Elle fut pendant longtemps un repaire de pirates. Située sur le passage des vaisseaux du sud qui se rendent à New-York, on s’y cachait pour fondre subitement sur eux et faire l’abordage, tandis qu’à terre on n’avait connaissance de rien.

La journée où les deux vols audacieux se commettaient à Montréal, un navire était ancré dans la baie de l’île Jones. C’était le Solitaire. Le capitaine était absent depuis une semaine. Parti avec son caissier Jos Matson pour un voyage de deux jours à Washington, il n’était pas revenu et aucune nouvelle le touchant n’était parvenue à bord.

Le soin du navire était resté à Hermienk, un fier second, gaillard résolu, ancien charpentier de navire qui avait échangé la hache d’équarrissage contre celle de l’abordage.

— Si l’un de nos hommes n’est pas revenu après-demain, dit-il aux pirates, nous irons à Washington, humer l’air…

Là dessus les pirates descendirent dans leurs cadres pour la nuit.

C’était un curieux vaisseau que le Solitaire. Construit pour être une frégate et non un corsaire, il avait la solidité du premier sans la vitesse du second. Aussi Buscapié avait-il cru nécessaire de lui ajouter un quatrième mât, ce qui lui donnait un air cocasse.

Ses proportions étaient colossales : deux cents pieds de la poupe à la proue, et quarante dans son extrême largeur. Il avait quatre étages et deux ponts : le grand mât mesurait soixante pieds de hauteur et à sa base il fallait trois hommes se tenant par la main pour lui faire une ceinture.

La cabine du capitaine Helpin était devenue celle de Buscapié. Au lieu d’étendards français, de tableaux historiques représentant des combats navals, de permis de naviguer, de brevets de capitaine qui la tapissaient autrefois, c’était maintenant des drapeaux noirs avec des têtes de morts et des tibias, des tableaux représentant des orgies où il y avait des femmes dévergondées, des coutelas, des revolvers chargés et des haches d’abordage.

Avant la fin des deux jours accordés par Hermienk, Buscapié arriva sur le navire. Son accoutrement était celui d’un prêtre américain.

À son arrivée sur le Solitaire une cinquantaine d’individus à mine rébarbative, et dont on n’eut jamais soupçonné la présence à bord, débordèrent sur le pont par toutes les issues, et serrèrent la main au capitaine.

L’un d’entr’eux lui dit :

— Il me semblait, capitaine, que vous étiez parti pour deux jours seulement.

— Avez-vous été contrarié ? demanda un autre.

— Et Matson ? fit un troisième.

— En effet, j’étais parti pour deux jours seulement, répondit le chef pirate, mais il est survenu un incident qui a changé l’itinéraire de mon retour, et qui m’a séparé de Jos… Tenez, écoutez, que je vous raconte cela.

Et il raconta comment il avait rencontré à Washington le Louisianais Carvalho de Topez ; comment il l’avait poignardé jusqu’à la mort, en dehors de la ville pour lui enlever son argent ; comment il avait été reconnu comme étant Buscapié ; comment on avait surveillé les routes conduisant à la mer : comment, suivi de près, il s’était sauvé en Canada avec son compagnon et ce qu’il avait fait à Montréal ; pourquoi Matson n’était pas revenu avec lui ; comment il avait résolu d’enlever la femme à bord du Marie-Céleste, qui était, selon la probabilité celle qu’il aimait tant.

Puis il termina en disant :

— Or ça, les gars, nous mettrons à la voile après dîner pour aller guetter le brig à sa sortie du golfe Saint-Laurent… Il y a quinze jours que vous flânez, et vous aurez encore du bon temps jusqu’à l’attaque… Mais je vous le dis et vous le répéterai, il ne s’agit pas de faire du massacre, mais de l’ouvrage propre… Sans cela j’eus ramené Jos avec moi…

— Oui, oui, répondirent les matelots, nous nous en souviendrons !

Pendant ce temps-là Watson alias Riberdo accomplissait sa mission sur le Marie-Céleste, qui consistait à corrompre l’équipage composé de cinq jeunes Canadiens-français des environs de Québec, de deux Danois, d’un Norvégien et d’un Allemand.

Les Canadiens-français étaient très attachés à Paul Turcotte, surtout depuis qu’il leur avait raconté dans le port de Saint-Jean de Terreneuve ses aventures de 37-38. Ils appartenaient à des familles pauvres mais honnêtes.

Matson vit qu’il serait difficile de semer la discorde parmi eux. Quant aux matelots étrangers, ils appartenaient à cette classe de vagabonds qui n’ont ni patrie ni famille, qui font tous les métiers, qui s’engagent sur un navire si l’on veut les engager, sans souci du pavillon sous lequel ils voguent : braves gens du reste mais sans religion et sans morale.

Ce fut l’opinion que Matson eut de ses compagnons. Peu d’espoir du côté des Canadiens-français, si ce n’est dans le narcotique : quant aux étrangers, avec des promesses et de l’argent on en viendrait à bout.

À bord on était satisfait de la conduite du nouveau compagnon, et le capitaine disait que c’était un bon matelot.

Le soir du cinquième jour après le départ de Montréal, le Marie-Céleste perdait de vue les côtes de Terreneuve. L’équipage était resté sur le pont à regarder les lumières des phares qui disparaissaient les unes après les autres comme des cierges qu’un enfant de chœur éteint après le salut du soir.

Auger appuyé sur le bastingage chantait d’une voix plaintive et harmonieuse les couplets suivants que le vent emportait à une grande distance :


Chère Virginie, les larmes aux yeux,
Je viens te faire mes adieux ;
Je vais partir pour l’Amérique[1]
Déjà c’est le soleil couchant, voilà mon brick.
La voile est mise au vent,

Elle disait ! Beau matelot,
Toi qui navigue sur les eaux,
Il arrivera un naufrage.
Qui fera périr ton équipage ;
Et moi qui reste ici maintenant,
Je vivrai seule, sans amant.

— Chère Virginie, ne crains donc rien :
Je suis le premier marin.
Ah ! je connais le pilotage.
Je suis sûr de mon vaisseau.
Il n’arrivera aucun naufrage.
Quand je serai sur les eaux.


Ces chansons-là si canadiennes impressionnaient vivement le capitaine Turcotte qui les avait chantées lui même ou entendu chanter autrefois à Saint-Denis.

— Tu chantes bien, dit-il à Auger, et c’est comme cela qu’on les chante là-bas.

Le capitaine était ému par l’obsession d’un souvenir datant de 37-38.

Puis tout-à-coup il dit à Longpré, un autre de ses matelots.

— Et toi, raconte-nous donc une de tes histoires de revenant, nous allons nous croire en plein Bas-Canada.

Longpré était un ancien trappeur qui avait parcouru les forêts canadiennes à la poursuite du caribou et navigué dans le golfe, en pêchant la morue.

Il donnait une couleur locale pleine d’intérêt à ses récits effrayants, où les revenants, les loup-garous et les feu-follets ne jouaient pas le moindre rôle.

Il se rendait volontiers aux demandes de l’équipage, et à la fin de ses narrations il était invariablement entouré par tous les matelots.

Longpré s’assit donc sur le banc de quart et ayant allumé sa pipe, il s’exprima en ces termes :



  1. Dans les campagnes du Canada, les États-Unis sont désignés sous le nom d’Amérique