Les mystères de Montréal/2/04

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 248-267).

CHAPITRE IV

une histoire de revenant


I


Il y a de cela quinze ans mais c’était tout comme ce soir, excepté que nous étions à deux cents lieues en bas de Québec. L’étoile polaire brillait du côté de Natasquan, et là-bas la petite Ourse était à son poste. Le vent soufflait aussi, moins fort que ce soir, plus froid cependant, car nous étions à la Sainte-Catherine et l’automne était dur…

Nous remontions à Tadoussac à bord du Découvreur — un brick de 100 tonneaux qui a péri corps et bien, l’année dernière sur le Rocher Percé, — de retour de la pêche au hareng sur le banc de la Grande Miquelon. Ayant vendu la cargaison à un commerçant américain, nous n’avions gardé à bord que deux barils, juste de quoi manger en remontant.

Notre capitaine s’appelait Jean Thibault, un Canadien-français, mais une espèce de brute, ne craignant ni Dieu, ni diable, qui avait parcouru toutes les parties du monde et qui était venu échouer capitaine du Découvreur.

Il ne voulait pas s’embarrasser d’une femme, pour mieux faire la cour aux jolies filles de la côte, quand le vent faisait défaut.

Il profitait de ces circonstances pour bambocher. Règle générale, on le ramenait à la grève à l’état de masse inerte. On l’embarquait à bord avec les sacs de fleur et on le jetait dans sa cabine où il se dégrisait comme il pouvait,

D’un autre côté Thibault était brave, très brave, téméraire même… À ce compte il faisait l’affaire des armateurs, parce qu’il trouvait toujours moyen de faire la plus belle pêche, de la vendre chère, de descendre le premier à son poste et d’en partir le dernier.

Aussi, lorsque le printemps, on voyait Thibault sortir de l’anse de Tadoussac, on disait : « La navigation est ouverte, » et quand on le voyait revenir l’automne, on pouvait dire sans crainte de se tromper : « La navigation est fermée. » Aucun navire ne laissait les quartiers d’hiver avant le sien, aucun n’y entrait après.

Le second du Découvreur n’était pas peureux non plus, mais il ne valait guère mieux que son capitaine : un sans religion lui aussi qui riait de l’église et de ses saints et qui avait la manie de blasphémer. Dans les ports du bas du fleuve, on l’avait surnommé le sacreur.

— Les autres hommes de l’équipage. — il y en avait sept — étaient de bons catholiques et ils n’en étaient pas plus mauvais matelots.

Moi, j’étais mousse et on me traitait en conséquence… Y avait-il un perroquet difficile à arranger ?… Voulait-on jouer une farce ?… On appelait Longpré, on jouait la farce au dépens de Longpré. Longpré c’était moi.

J’étais habitué et n’en faisais plus de cas…

Donc, dans la soirée de la Ste-Catherine, il y a quinze ans, le Découvreur était à deux cents lieues en bas de Québec ; Thibault se promenait sur le pont en lorgnant l’horizon, il dit de sa voix sèche :

— Mes vieux, il va geler cette nuit… Demain nous serons pris dans les glaces, obligés d’aller chasser l’ours sur la côte, puisque ce matin, nous avons ouvert le dernier baril de hareng…

Les prévisions du capitaine se réalisèrent.

Le lendemain un champ de glace immense entourait le navire.

Au nord, la côte se dessinait aride et déserte au point qu’il eut fallu faire vingt lieues avant de rencontrer la première habitation ; au sud, un mille de glace et quatre-vingt dix de golfe… Nous étions cantonnés pour l’hiver !

Thibault, ne prit pas la chose du bon côté.

— C’est choquant, fit-il, passer l’hiver ici !

Et je l’entendis grommeler en se retournant.

— Vis-à-vis cette côte encore… le diable s’en mêle…

Je remarquai ces paroles passées inaperçues aux autres.

Thibault eut beau faire, il eut beau hisser toutes les voiles, depuis le foc du beaupré jusqu’au hunier d’artimon, le navire ne bougea pas d’un pouce.

Il fallut aller explorer la côte. Naturellement ce fut le mousse qu’on choisit pour cet ouvrage qui n’avait d’attrait pour personne.

M’étant donc rendu à terre pour examiner les lieux, je montai sur une colline et rien ne me parut habité. Nous étions bien dans le pays de la solitude !

Lorsque je laissai la côte pour retourner au navire, il faisait brun, cependant, je reconnus mon chemin, en me guidant sur une lumière placée dans le grand mât, au cas où un vaisseau passerait au large — mais cette précaution fut inutile, le Découvreur était le dernier qui remontait le fleuve.

En arrivant à bord j’aperçus un étranger dans la cabine du capitaine. Pourtant les neuf marins du Découvreur étaient bien les seuls être vivants dans ces parages.

Cet étranger était un colosse et il avait l’air abattu ; son costume était celui d’un chef sauvage. Il cachait sa figure dans ses mains, ou, pour parler franchement, je ne la voyais pas.

La présence de cet homme à bord, seul dans la cabine du capitaine, me surprit, et il me vint à l’idée d’aller lui demander comment il se trouvait là. Cependant je continuai dans la cambuse, se tenait ordinairement l’équipage.

On m’accueillit par des interrogations sur la côte auxquelles je ne répondis pas immédiatement. Je demandai au capitaine :

— Quel est donc cet homme qui est dans votre cabine ?

— Quelqu’un dans ma cabine ? Répondit-il en levant la tête.

— Oui, capitaine, un homme dans votre cabine….

— Eh nous sommes tous ici, mon jeune… regarde donc, tu rêves…

— Pierre, viens avec moi ; nous verrons si je rêve, fis-je, un peu vexé, et je sortis suivi de Pierre Hamel et du capitaine.

J’en fus pour ma courte honte. Il n’y avait plus personne dans la cabine. Thibault avait la clef sur lui et rien n’était dérangé.

Il me prit par le bras et dit en me secouant :

— Allons, Longpré, réveille-toi, l’air de la côte t’a endormi.

Je répondis en donnant du poing sur la table, comme un matelot de trente ans.

— Je vous jure, capitaine Thibault, que nous sommes dix à bord !…

— Es-tu sérieux ?

— À moins que vous ne m’ayez joué un tour, aussi vrai que vous êtes là, il y avait sur cette chaise, il n’y a pas une minute, un sauvage. — Et j’ajoutai — que le diable m’emporte s’il avait une tête…

— Que dis-tu ?… un sauvage sans tête !… exclama Thibault.

En même temps il jeta un coup d’œil sur une petite boîte en cuir, d’un pied cube, placée dans un coin de la cabine.

Cette boîte, nous n’avions jamais pu savoir ce qu’elle contenait, jamais elle n’avait été ouverte en notre présence. Elle était pesante et contenait autre chose qu’un chapeau, quoiqu’elle eut la forme d’une boîte à chapeau.

Une avant-midi que je l’époussetais, le capitaine m’avait dit :

— Tiens, tu ferais mieux de ne pas toucher à cela.

Nous nous étions souvent demandé ce qu’elle pouvait bien contenir. Mais Thibault la fermait toujours à clef et portait la clef sur lui.

Pourquoi venait-il de la regarder aux mots un sauvage sans tête ? Que pouvait-elle donc contenir ?

Un soir que nous veillions dans la cambuse, Thibault nous dit.

— Or ça, mes gars, il n’y a pas moyen de passer l’hiver ainsi… Cinq longs mois s’écouleront avant la débâcle, et nous sommes sans nourriture… Les ours ne viennent pas sur la côte et si nous n’allons pas les chercher chez eux, nous mourrons de faim avant Noël… Comme je vous l’ai dit, je connais le pays : à vingt lieues d’ici est Natasquan, où la Compagnie de la Baie d’Hudson à un poste où l’on fait la chasse… Là on est sûr de trouver sinon du monde, de l’ours du moins… Si vous voulez dire comme moi nous y irons : vingt lieues, on fait cela en quatre jours… Vaut mieux commencer à se remuer avant d’avoir avalé la dernière bouchée…

Les matelots répondirent successivement qu’en effet il valait mieux aller chercher de la nourriture, fut-ce à vingt lieues plutôt que de rester à bord à mourir de faim.

Alors le capitaine regardant le second :

— Toi, Bérubé, tu garderas avec le mousse, n’est-ce pas ? lui dit-il.

À ces paroles, un frisson me passa sur le corps… Moi rester seul avec cet homme, j’eus autant aimé rester avec le diable.

— Cela te donnera du nerf, me dit Thibault, et au printemps tu seras un homme…

Je ne voulus rien dire ; après tout Bérubé ne mangeait pas le monde. Quant au sauvage que j’avais vu dans la cabine je n’y pensais plus, étant sous l’impression qu’on avait voulu m’effrayer.

Le lendemain se passa à faire les préparatifs du voyage.

On ne part pas pour faire vingt lieues en hiver et dans un pays inhabité, sans prendre beaucoup de précautions.

Il fallut remettre en ordre une vieille tente ensevelie dans la cale depuis le milieu de l’été, nettoyer les fusils, dérouiller les grands couteaux et séparer les provisions. Chaque matelot fit un paquet qu’il mit sur son dos et dans lequel il y avait une couverte pour se couvrir la nuit, ainsi que plusieurs autres choses. En outre l’expédition emporta une boussole, des vivres pour une semaine, et de la poudre et des balles en quantité suffisante. Puis le matin du 10 décembre 1827, elle se mit en route pour Natasquan, comptant y arriver en quatre jours.

Je restais seul avec Bérubé. Tous deux nous regardâmes aller l’équipage aussi loin que possible sans prononcer une parole.

Quand il fut disparu, nous rentrâmes dans la cambuse. Bérubé s’assit sur un banc, moi vis-à-vis lui.

— Je ne sais combien d’ours ils vont remporter, fis je.

— Sais pas, répondit-il sèchement.

Comme il voyait que je ne le laissais pas de loin, il dit avec un épouvantable juron qui ébranla le brick :

— Si tu ne t’ôtes pas de dessus mes talons, mon c… de mousse, je te fends la tête sur la glace !

Je devinai son intention : la petite boîte de cuir le taquinait, et je le gênais en ne le laissant pas seul car il voulait l’ouvrir.

Un soir qu’il baillait dans la cabine de Thibault je lui dis pour me rendre agréable.

— Tenez, je gagerais que cette boîte là vous taquine vous aussi.

Il esquissa un sourire.

— Sais-tu ce qu’il y a dedans ! demanda-t-il.

— Non, et vous ?

— Moi, non plus…

— Si nous avions la clef…

— Puisque tu veux l’ouvrir toi aussi, nous n’avons pas besoin de clef. Je puis dévisser la serrure avec mon canif et la reposer ensuite sans que personne n’en ait connaissance, si tu ne vas pas le dire…

— Bérubé, vous me connaissez, vous savez que je ne suis pas un bavard.

Le second ne fut pas lent à commencer son ouvrage.

À mesure qu’il avançait, il se dégageait de la boîte une odeur fétide de cadavre putréfié.

Bérubé put bientôt soulever le couvercle…

Nous reculâmes : moi épouvanté, mon compagnon surpris.

Une tête humaine, tombant en décomposition, s’offrait à nos regards : elle avait les yeux ouverts et braqués sur nous qui la dérangions dans son sommeil. On reconnaissait la tête d’un chef Montagnais du Labrador… d’un homme dans la force de l’âge…

Alors je me rappelai ce personnage mystérieux, cet inconnu que j’avais vu deux semaines auparavant dans cette même cabine. Non je n’avais pas rêvé et on ne m’avait pas joué un tour.

Je devins glacé et je fis part de ce souvenir à Bérubé.

— Tais-toi, fit-il, avec tes histoires de grand’mère, ce n’est pas le temps de conter cela.

Il prit la tête par les cheveux et la sortit complètement. Elle était bien effrayante à voir. Elle avait été coupée au milieu du cou par un instrument tranchant et tout le sang en était sorti, ce qui faisait qu’elle était d’une pâleur jaune.

Le second me demanda comment elle se trouvait là. Je répondis que je n’en savais rien mais que lui qui accompagnait le capitaine Thibault depuis quatre ans sur le Découvreur devait le savoir.

— Oh ! je ne l’ai pas suivi partout, répondit-il stupéfait.

Il voulut remettre la tête du Montagnais dans la boîte, mais en exécutant ce mouvement il heurta la lampe avec son coude. Elle roula à terre et s’éteignit…

Nous fûmes dans une obscurité complète.

Le second essaya en vain d’allumer la lampe.

— Le diable s’en mêle, dit-il, aide-moi donc, remue-toi, s…

Il n’eut pas le temps d’achever son juron. Il se fit un vacarme épouvantable sur le pont qui parut en feu.

Instinctivement nous nous précipitâmes vers la porte.

— Le feu ! m’écriai-je.

Aussitôt la porte s’ouvrit devant nous, et un sauvage entra. Je reconnus avec effroi celui que j’avais vu dans cette même cabine quelques semaines auparavant.

Il n’avait point de tête et était affreux à voir. Sa taille était au-dessus de la moyenne et il était habillé en peaux d’ours.

Bérubé commençait à craindre, mais il faisait encore le brave :

— Qui es-tu ? demanda-t-il au fantôme — car il n’y avait pas à en douter, c’en était un — en accompagnant cette demande d’un autre de ses terribles jurons.

Alors je remarquai que la tête qu’on avait trouvée dans la petite boîte se plaçait sur les épaules du sauvage et que les yeux s’animaient.

— Tu vas parler, continua Bérubé, en s’armant d’une barre de fer. Apprends que Luc Bérubé, le second du Découvreur n’a jamais eu peur de personne…

Et il s’élança pour asséner un coup sur la tête du fantôme. Sans témoigner aucun effort, celui-ci lui arracha la barre de fer et l’ayant cassée en trois morceaux, lui jeta à la figure.

— Maudit Montagnais ! vociféra Bérubé, en déchargeant sa carabine sur le revenant.

Celui-ci — comme si c’eut été une affaire bien ordinaire — prit les balles les unes après les autres et les renvoya à la figure de son antagoniste. Bérubé devint livide et les bras lui tombèrent.

Alors le fantôme s’avançant vers lui, dit d’une voix sépulcrale qui vibre encore à mes oreilles, après quinze ans.

— Si tu ne fais pas attention à toi, horrible blasphémateur, il t’arrivera la même chose qu’à ton capitaine. Et il disparut.

Terrifiés par ce que nous venions de voir dans la cabine, sans lumière — parfaitement éclairée cependant — nous étions muets. Bérubé tremblait comme une feuille et moi aussi.

Mais une scène plus saisissante nous attendait.

Là, devant nous, pâle et triste, venait d’apparaître le capitaine Thibault, adossé à un poteau, dans la position que je l’avais souvent vu au pied du grand mât quand le Découvreur filait, par une bonne brise…

— Comment, capitaine, vous ici cette nuit, par quel hasard ? fis-je en m’avançant vers lui.

Au lieu de répondre, mon capitaine se voila les yeux avec sa main et soupira douloureusement.

— Capitaine, lui demandai-je une deuxième fois, que signifie cela ? Est-il arrivé un malheur ?…

Même réponse.

— Capitaine Thibault ! repris-je une troisième fois, vous m’effrayez… s’il est arrivé malheur avez-vous quelque chose à nous reprocher ?…

Thibault était toujours dans la même position, il ne répondait pas… Je ne remuais pas d’un pouce… j’étais cloué sur place…

Le fantôme de tantôt revint dans la cabine, accompagné cette fois-ci d’une cinquantaine d’autres semblables à lui et de tout l’équipage du Découvreur.

Les sauvages attachèrent Thibault au poteau et le capitaine tendait les bras à ses matelots dans l’impossibilité de le secourir…

Au-dessus du poteau jouait un être fantastique, épouvantable, noir, qui riait d’un rire sinistre, qui faisait des grimaces et qui cherchait par tous les moyens possibles à saisir Thibault avec ses griffes pointues…

Soudain un nuage enveloppa tout ce groupe…

Je reculai saisi d’horreur… La tête de Thibault suspendu à un fil invisible se balançait au-dessus de moi….

Bérubé avait poussé un cri et s’était évanoui… À deux pas de lui l’être fantastique gambadait comme un diable enragé qui n’a pas réussi à mettre la main sur sa proie… Mon capitaine lui avait-il échappé ?

Pour se venger sans doute, il allait empoigner Bérubé. Alors rassemblant le peu d’énergie qui me restait, je dis en imposant la main vers lui :

— Si tu es de la part de Dieu, dis ce que tu viens faire ; si tu es de la part du diable, je t’ordonne de disparaître au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit.

À ces paroles le fantôme s’évanouit en laissant derrière lui une odeur de souffre.

Tout cela m’apparaissait comme un affreux cauchemar, pourtant je ne rêvais pas, j’étais bien éveillé, mais j’étais plus mort que vif et ma poitrine était comme prise dans un étau.

Des histoires terribles de revenants se heurtaient en foule dans mon esprit et augmentaient l’horreur de cette nuit d’apparitions. La cabine était redevenue obscure et je n’avais aucune connaissance de ce qui se passait autour de moi…

Combien de temps fus-je dans cet état de prostration ? Je l’ignore…

La venue du jour me donna de la hardiesse. Je jetai un coup d’œil autour de moi, j’étais encore dans la cabine du capitaine, près de cette boîte dont nous avions enlevé la serrure la veille au soir. Et la tête du Montagnais était encore à côté avec ses grands yeux ouverts.

Et Bérubé, qu’était-il devenu ? Je sortis sur le pont ; je passai dans la cambuse, je descendis dans la cale, aucune trace du second. Je remontai sur le pont, je courus partout. J’examinai l’horizon en appelant :

— Bérubé ! Bérubé…

Et voilà que le cri du hibou me perce les oreilles. Je lève la tête et j’aperçois mon compagnon, juché comme un oiseau sur la hune la plus haute du mât de misaine.

— Descendez-donc de là ! lui criai-je.

Aussitôt il m’écoute avec l’instinct de la bête, il dégringole de vergue en vergue, imitant toujours le cri du hibou…

Il était devenu fou !…

II

Durant cette nuit, il se passa à Natasquan une scène non moins tragique.

En laissant le Découvreur, Thibault avait dit à son équipage :

— Vous savez que j’ai déjà fait le trafic par ici… et j’ai joué plusieurs bons petits tours… Cela est la cause que j’ai mauvais nom chez les sauvages — ces gens là sont si rancuneux. — Vous feriez mieux, je crois de ne pas m’appeler capitaine Thibault mais… capitaine Blanchard, mettons, et d’appeler le Découvreur, le Jean-Baptiste… Cela vous va-t-il ?

— Convenu ! répondirent les matelots.

Après quatre jours de marche en longeant la côte du golfe St Laurent, la petite caravane atteignit Natasquan.

Natasquan, à l’embouchure de la rivière du même nom et au pied d’une montagne appelée Nabésippi qui signifie en montagnais, où l’on voit beaucoup de monde, est le rendez-vous des tribus qui font le trafic des pelleteries avec la compagnie de la Baie d’Hudson, sur la côte du Labrador.

En été, c’est un endroit mort, habité seulement par un agent et sa famille, mais en hiver, quand les sauvages descendent le long de la rivière avec leurs pelleteries, Natasquan forme une bourgade d’une couple de cents tentes groupées autour du magasin de la compagnie de la Baie d’Hudson. Il règne alors une grande activité.

Tel était Natasquan quand les marins du Découvreur y arrivèrent.

Thibault alias Blanchard se rendit auprès de M. Raleigh, l’agent de la compagnie de la Baie d’Hudson, qui le reçut avec bienveillance et qui lui offrit ainsi qu’à son équipage d’hiverner dans sa maison. Le capitaine refusa.

Dès la première journée de son arrivée au poste, à la nouvelle que la tribu des Agwanus, une des plus féroces du Labrador, était du nombre de celles campées sur les flancs de la montagne Nabésippi, il s’était trouvé dans une inquiétude mal dissimulée et avait eu soin de se tenir à l’écart.

Un jour, un Agwanus s’approcha de lui… il était jeune encore et paraissait aussi agile que les cerfs qu’il chassait. Aux plumes variées qu’il portait autour de sa tête on reconnaissait un chef. Il était calme ; on lui avait appris dès son enfance qu’un véritable Agwanus sait dissimuler sa pensée. Mais sous ce calme apparent se cachait la colère et la soif de la vengeance.

— Pasheeboo, fils du défunt grand chef Wapigun, salue en toi un chef blanc, dit-il au capitaine.

Au nom de Wapigun, Thibault trembla.

— Un chef blanc, continua le sauvage, plus lâche que le hibou, plus traître que l’ours et plus hypocrite que le renard… Pourquoi viens-tu ici cet hiver, sous le nom d’un autre blanc ?… Crois-tu que l’Agwanus ait oublié ta figure ?…

— Tu me prends pour un autre, interrompit le capitaine, car c’est la première fois que je viens ici.

— Tu mens ! fit Pasheeboo en s’élançant comme pour enlacer Thibault dans ses bras musculeux ; tu mens comme un chien : tu es le blanc Thibault… Pasheeboo a vu ta figure il y a deux ans, il la reconnaîtrait dans cent ans. Tu as assassiné mon père Wapigun, l’hiver du grand vol…

En effet deux ans auparavant le capitaine Thibault avait commis chez les Agwanus un acte de brigandage révoltant. Afin d’enlever une quantité considérable de peaux de renard, il avait tranché la tête au grand chef Wapigun.

La nuit qui suivit la rencontre de Thibault et de Pasheeboo, la maison de Raleigh fut entourée par toutes les tribus campées à Natasquan, demandant à grands cris et par des danses de guerre le meurtrier du grand chef.

Raleigh fut impuissant à maîtriser cette foule. L’indignation était trop forte au souvenir de l’hiver du grand vol.

Le capitaine fut traîné devant la tente du chef alors régnant des Agwanus. Elle s’élevait dans un espace circulaire, au milieu de toutes les autres dont elle était séparée par une distance de cinquante pieds environ.

Là, le capitaine du Découvreur fut solidement attaché à un poteau et Pasheeboo parla lentement en ces termes :

— Le Manitou de nos wigwams crie vengeance… Depuis que Wapigun a été tué, l’hiver du grand vol, l’Agwanus marchait la tête basse, la rage dans le cœur… Il n’osait regarder en face la splendeur du firmament, car le meurtrier de son grand chef lui avait échappé !… Maintenant il marchera la tête haute, il regardera en face la splendeur du firmament, car le meurtrier de Wapigun va rejoindre sa victime ce soir même dans le pays des chasses éternelles… Pasheeboo a veillé ; il a épié sans cesse, il a humé l’air ; il a appris des robes noires que l’homme qui se cache dans les ténèbres, qui ne regarde pas son frère en face est coupable… C’est pourquoi il peut maintenant venger son vieux père !…

Les sauvages firent entendre des cris de joie et brandirent leurs tomahawks. Puis ils commencèrent une danse guerrière. Chacun passait devant le capitaine et, avec cette adresse propre aux Montagnais, faisait tournoyer son arme au-dessus de la tête du condamné. C’était un supplice pire que mille morts.

Pasheeboo, qui avait laissé le groupe des danseurs revint en portant un énorme coutelas encore teint de sang. C’était ce même coutelas, qui, deux ans auparavant, avait servi à Thibault pour trancher la tête de Wapigun.

Les Agwanus l’avaient conservé précieusement parmi les reliques de la nation, pour qu’un jour, disaient-ils, le sang de Wapigun, fut mêlé sur la même lame à celui de Thibault, dans l’œuvre de la vengeance…

La cérémonie ne fut pas longue, il faisait trop froid. Le jeune chef Agwanus trancha d’un coup de son coutelas la tête du meurtrier de son père qui roula sur la neige.

Les deux mille sauvages réunis là, poussèrent un cri de triomphe sans pareil qui se répercuta dans la montagne.

C’était à cette scène que j’avais assisté de la cabine du Découvreur.

III

Trois semaines s’étaient écoulées depuis cette affreuse nuit de décembre et personne n’était revenu à bord. Je veillais constamment sur Bérubé qui était réellement fou et qui répondait à mes sollicitudes par des cris de bête sauvage ou par des paroles incohérentes…

Que signifiait tout cela ? Tous ces affreux fantômes que j’avais vus ? L’équipage avait-il été tout massacré ou seulement le capitaine ? Quant à ce dernier j’en étais presque certain.

Chaque jour je montais dans les mâts pour voir si quelqu’un venait. Enfin une après-midi, celle du 23 décembre, à la tombée de la nuit, je vis venir mes compagnons.

Ils n’étaient que six de sept qu’ils étaient au départ. Jacques Laliberté et Donat Sentenne marchaient les premiers et portaient les provisions, tandis que Boilard et Verronneau portaient sur une litière quelque chose qui n’était pas de l’ours.

C’était le cadavre de mon infortuné capitaine…

Boilard me raconta sa mort. Je l’interrompis plusieurs fois pour montrer que moi aussi j’avais eu connaissance de cet épouvantable drame.

Quatre mois après arriva la débâcle. Ce matin là Bérubé apparut au milieu de nous, il avait retrouvé la raison.

— Fuyons, dit-il, fuyons au plus vite ! Nous sommes ici, sur une côte maudite, la côte du diable… Thibault a eu le temps de sauver son âme ; l’aurais-je moi ?…

Le lendemain le Découvreur voguait à pleines voiles vers Tadoussac.