Les mystères de Montréal/2/02

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 220-237).

CHAPITRE II

le No 38 rue sanguinet


La maison qui porte le No 38 rue Sanguinet est en brique et d’assez belle apparence. Elle est la dernière d’un bloc comprenant quatre logements. Sur la porte d’entrée est une plaque en marbre avec l’inscription :

Pension privée

Inutile de lire cette inscription peur savoir que c’est là une maison de pension. Il suffit d’y voir entrer les gens à toute heure du jour et de la nuit.

Dans le quartier cette maison a bon nom. Elle est tenue par un couple assez vieux et sans enfants, qui prend des pensionnaires à l’année, au mois ou à la semaine.

Là établissent leurs quartiers des étudiants ou d’autres personnes que leurs occupations retiennent à Montréal. Souvent aussi un touriste, venu pour quelque temps dans la métropole et fatigué du brouhaha qui se rencontre ordinairement dans les hôtels, loge à la maison dont nous parlons.

Cinq minutes après la conversation à laquelle nous avons assisté sur le quai Bonsecours, une voiture déboucha sur la rue Sanguinet et s’arrêta devant le No 38. De Topez en descendit. Il paya le cocher qui partit en fouettant sa bête, tandis que le nouvel arrivé se dirigeait vers la porte d’entrée.

Distrait sans doute il tira sur la sonnette contre la coutume des habitués de la maison. Mais avant qu’on ouvrît, le petit homme maigre poussa dans la porte et monta à sa chambre au second étage.

— Cette damnée perruque, fit-il en entrant, j’ai failli la perdre et elle a failli me perdre !

Puis il enleva sa perruque qu’il jeta sur le chiffonnier. Il apparut alors un tout autre homme.

Au bruit qu’il fit dans la chambre, un pensionnaire couché sur un canapé, la figure contre le mur se retourna.

Cet individu était le type parfait de l’alcoolisé. L’histoire de sa vie était écrite sur son nez d’un rouge écarlate, dans ses yeux vitreux et cernés et sur sa physionomie abrutie. Il avait dû s’adonner beaucoup à la débauche. Les phrénologistes vous l’auraient dit en examinant la conformation de son crâne, qui sans être tout à fait pointu, avait la forme d’un cône, ayant le sommet à la partie supérieure de la cervelle.

Ce pensionnaire se leva sur son séant et dit au nouvel arrivant :

— Nous avons fait un coup de maître !

Le petit homme maigre répondit en souriant :

— La police est sur les dents ; les gares et les quais sont surveillés ; on télégraphie partout.

— Ah ! ah ! moi qui ai demandé le chemin à un constable !

— Sans les papiers de ce señor Carvalho de Topez, on me filait.

— Vous avez trouvé moyen de les montrer ?

— Ah oui ! Mais tiens, j’ai bien crains quand je t’ai jeté le portefeuille de ce gros papa Mc Lean… Imagine-toi que j’ai fait une scène dans l’hôtel et si ce n’eut été de cette damnée perruque qui ne tient pas je me serais pris avec le détective.

— Et moi j’ai voulu me prendre avec le caissier de la banque de Montréal, parce qu’il m’a demandé qui j’étais ; je lui ai répondu qu’il m’insultait et qu’il m’en rendrait compte devant les directeurs de la banque.

— Écoute, Jos, il faut laisser la ville au plus tôt, tu le sais comme moi. Les limiers de Montréal sont fins et si nous restons ici, nous serons pris, toi surtout. Je t’ai trouvé une bonne occasion de sortir de la ville ; non seulement tu y trouveras ton salut, mais tu me rendras un grand service : tu acquitteras ta dette de reconnaissance envers moi.

En prononçant ces paroles le petit homme devint grave. Il alla au fond de la chambre puis revint vers la porte dont il poussa le verrou. Alors s’appuyant sur le chiffonnier, il continua ainsi en regardant son compagnon assis devant lui :

— Si aujourd’hui, Jos, tu es libre ; si heureux sans tracasseries, tu mènes l’existence des favoris de la fortune ; si tu peux sans contrainte donner libre cours à tes passions, marcher la tête haute dans la rue, avoir à ta disposition les boissons les plus délicieuses, à qui dois-tu tout cela ? Réponds franchement, Jos, à qui dois-tu cela ?

— Mais c’est à vous, Buscapié, à vous seul.

Mais il avait donc un autre nom, que celui qu’il s’était donné à l’Albion, le petit homme maigre.

— Eh bien je le répète, il se présente aujourd’hui une occasion unique de solder ta dette envers moi. En même temps tu échapperas aux poursuites de la police.

— Cette occasion, je ne la connais pas, capitaine Buscapié.

— Je vais te l’apprendre. Tu ne connais pas non plus mon histoire — Et personne sur le Solitaire ne la connaît — Quand je te l’aurai racontée tu comprendras la portée du service que je te demande.

C’est à la suite d’une affaire malheureuse, que je me suis fait marin, d’abord ; pirate, ensuite… Je suis né, dans un petit village qu’il y a en ligne droite avec Montréal en gagnant les États-Unis. J’y suis presque toujours resté jusqu’à l’âge de vingt-trois ans. À cette époque, j’aimais une jeune fille : j’avais même conquis son amour quand un rival a surgi et m’a supplanté par des moyens bas… Jusqu’alors ce jeune homme avait été mon ami : depuis je le regardai comme un traître, indigne de la confiance de ses compagnons… Un soir que malgré tout cela je luttais de galanterie, j’eus avec ce rival un petit démêlé et je lui dis qu’il m’avait supplanté mais qu’il le payerait cher… Peu après ne pouvant épouser celle que j’aimais, je quittai mon village, mais le souvenir de cette jeune fille ne m’a jamais laissé bien que je sus qu’elle m’avait oublié… Souvent au milieu des brillantes fêtes du bord, j’ai pu paraître joyeux, cependant je souffre continuellement…

Le petit homme s’arrêta comme affecté par un souvenir lointain.

— Eh bien, Jos, continua-t-il après un instant de silence, la personne que j’ai tant aimée, à qui je pense sans cesse est aujourd’hui sur le Marie-Céleste… Ce navire est dans le port de Montréal prêt à lever l’ancre demain pour l’Italie… Fille ou femme il me la faut !

En même temps le petit homme donna du poing sur le chiffonnier puis continua :

— Tu n’es pas connu du capitaine du Marie-Céleste.

— Pas plus que du gouverneur du Canada.

— Nous enlèverons cette femme… Pendant que je me rendrai appareiller pour guetter le Marie-Céleste en mer, toi tu t’engageras sur ce navire.

— M’embarquer sur le Marie-Céleste !

— Oui, comme matelot. Tu vas mettre de vieux habits. On te prendra pour un pauvre diable… Tu demanderas à être engagé pour la traversée ; tu parles espagnol, tu diras que tu veux aller retrouver tes parents en Espagne et que tu n’as pas d’argent… Enfin tu peux en inventer beaucoup…

— Mais, Buscapié, on va se douter de quelque chose.

— On ne se doutera de rien, si tu agis comme toujours, avec habilité, avec audace. C’est la manière la plus simple d’écarter la police qui est sur ta piste.

— Moi qui m’étais déjà essayer la soutane qu’il y a dans la valise…

— Ah, Jos, tu as l’air de regimber, ce n’est pas bien. Est-ce ainsi que je me suis conduit envers toi, l’année dernière lorsqu’au prix de ma vie, j’ai racheté ta liberté ? Sans moi tu moisirais au fond d’un bagne. Je n’ai qu’à dire un mot, qu’à te retirer ma protection et tu vas terminer ta vie dans un cachot.

Le petit homme maigre faisait allusion à l’événément suivant.

Le 13 août 1841, étant à la hauteur de l’île Sandy-Hook dans l’état du New-Jersey il avait vu un individu portant le costume des détenus du pénitencier de Sing-Sing, se jeter à la nage et se diriger vers la terre ferme. Le nageur ayant aperçu un gardien sur la rive changea de direction, mais le gardien avait reconnu le prisonnier. Aussitôt il sauta dans une chaloupe et se mit à sa poursuite. Alors commença sur la rivière une chasse à l’homme. Le prisonnier luttant pour sa liberté nageait avec une rapidité étonnante ; le constable dans l’espoir d’une récompense faisait tous ses efforts pour s’emparer de l’évadé. Le forçat commençait à perdre ses forces, et le gardien l’atteignait, mais au moment où il allait le saisir pas ses vêtements, une balle lancée par un homme qui doublait la pointe de Sandy Hook, en canot, le coucha dans son embarcation et en même temps l’inconnu, qui montait le canot, saisit le détenu, à bout de forces, le hissa dans son esquif et fit force de rames vers un formidable quatre-mats qui se balançait au large.

Le détenu déclara qu’il avait fait une tentative désespérée pour s’évader de Sing-Sing où il était enfermé pour la vie et raconta ainsi ses aventures.

Il s’appelait John O’Connors. Commis dans une banque de la rue Wall à New-York, il nourrissait depuis longtemps l’idée de vider la caisse et de lever le pied. Un jour, se trouvant seul avec un autre employé dans la banque, il ouvrit le coffre-fort et mit des valeurs dans ses poches. Sur le point de s’élancer dans la rue son compagnon eut connaissance du vol et se précipita pour arrêter le voleur. Ce dernier sortant un pistolet lui fit sauter la cervelle. On accourut au bruit de la détonation et O’Connors, trouvé un pistolet encore fumant à la main, et des valeurs sur lui, fut arrêté. Sa victime fut relevée agonisant. On fit le procès de l’employé meurtrier, qui fut condamné à mort. Mais ayant fait casser le premier jugement, il fut condamné à aller terminer sa vie à Sing-Sing.

Il y était depuis deux ans quand il fut délivré par Buscapié, alias de Topez. Depuis ce jour John O’Connors devint Jos Matson et vécut sur le navire de son sauveur le Solitaire menant la vie de pirate.

Le petit homme maigre avait rencontré dans O’Connors un homme de taille à seconder ses hardis projets.

Maintenant que nous connaissons l’histoire de ce nouveau personnage retournons dans la chambre du No 38 rue Sanguinet. Nous apprendrons plus tard celle de Buscapié.

Le petit homme avait prononcé ses dernières phrases dans un état voisin de la colère.

— Capitaine, répondit Jos Matson d’un air résolu après avoir réfléchi, après s’être passé la main dans les cheveux, je m’embarquerai sur le Marie-Céleste et quelles que soient les circonstances vous aurez la femme qui est à bord.

— Brave Jos, tu n’es pas ingrat.

— Mais je n’ai pas de vieux habits, capitaine Buscapié.

— J’ai pensé à tout. Tu en auras. Un vieux Juif qui tient magasin sur la rue Craig, en a d’aussi vieux que lui.

Et le petit homme sourit :

— Nous n’avons pas de temps à perdre continua-t-il, je vais courir chez le Juif et nous ferons les conventions à mon retour.

Montréal de 1842 comptait parmi ses marchands de bric-à-brac Isaac Aronberg, juif des plus rabougris, établi sur la rue Craig, à l’endroit où s’élève maintenant le Drill-Hall.

Aronberg achetait et vendait des articles de deuxième main et même de troisième.

Il était assis à la porte de son magasin quand il vit un homme y entrer sans dire un mot.

Le juif le suivit à l’intérieur.

— Mon cher ami, fit-il en s’inclinant devant le nouveau venu, qu’est-ce que je puis faire pour vous ?

Le nouveau venu ne répondit pas. Il examinait les habits accrochés à la cloison. Le propriétaire regardait cet homme vêtu avec élégance, avec recherche même et se disait qu’il n’avait pas affaire à un client ordinaire mais peut-être à un agent de police.

Buscapié venait de décrocher une paire de pantalon brun d’apparence pauvre, un habit noir dont le dos était rougi par une trop longue exposition au soleil et une chemise de flanelle grise.

— Combien ces trois morceaux ? demanda-t-il.

— Bien bon marché, mon ami, mais est-ce pour vous même ?

— Cela ne fait rien à la chose. Répondez donc à ma question.

— Si c’était pour vous même, je vous en montrerais d’autres plus beaux.

— Ceux-ci font, le prix s’il vous plaît.

Le juif calcula :

— C’est huit piastres pour vous, monsieur, répondit-il.

— Je ne demande pas le prix du magasin, répondit Buscapié en jetant les trois articles sur le comptoir.

Le juif ne comprit pas.

— Ce n’est pas trop cher, continua-t-il. Ailleurs vous n’aurez pas cela à moins de dix piastres.

— Moi je n’en donnerais pas sept.

— Tenez, je vous laisserai le tout pour six piastres et demie.

— Je le prendrai à cinq et demie.

— Ah mon ami je ne suis pas en peine de trouver neuf piastres pour les trois morceaux.

— Trouvez-les alors, répondit le petit homme en se dirigeant vers la porte.

Il fallait y aller doucement ou c’était le client qui s’en allait doucement,

— Voyons, reprit Aronberg, puisque vous trouvez cela trop cher, nous pouvons nous arranger… Je crois que vous ne connaissez pas le prix de ces marchandises… Songez que ce pantalon est pure laine, et cet habit bien cousu, il a une bonne doublure sans parler qu’il est en tweed écossais. Et cette chemise, je trouverai bien deux piastres pour…

— Tant mieux pour vous. Moi je ne payerai pas ce prix.

— Tenez, voulez-vous le lot à six piastres ?

— À ce prix enveloppez-le moi.

Le juif ramassa derrière le comptoir un papier sale et dit en enveloppant les trois morceaux.

— J’y perds beaucoup, mon cher ami, mais il faut écouler le stock, l’argent est si rare. Tenez, voici, sept piastres que nous avons dit, n’est-ce pas.

— J’avais compris six et je prenais les effets à ce prix.

— Alors c’est bien, six, six.

L’acheteur plongea la main dans sa poche dont il retira une poignée d’écus. Les yeux du juif brillèrent. Il tendit sa main crochue et reçut douze écus bien comptés.

Cinq minutes après, Buscapié était de retour dans la chambre du No 38 rue Sanguinet, et faisait des conventions avec Jos Matson.

— Comprends-moi, lui disait-il entre deux tons : quelles que soient les circonstances il me faut cette femme qui est à bord du Marie-Céleste… Je pourrais faire comme je fais ordinairement, fondre sur le navire, massacrer l’équipage et m’emparer de la femme… Mais non, le Marie-Céleste voyage sous le pavillon américain… Cette nation est à bout de mes tours d’audace… Cependant n’épargne rien… Adresse-toi de préférence aux gens non mariés — que rien n’attire vers le pays — leur représentant l’avenir aventureux, plein de plaisir qui les attend… dès que tu auras deux ou trois hommes pour toi, cela suffira… Cette fiole et cette poudre feront le reste : ce sont des narcotiques puissants qui plongent dans un profond sommeil celui qui les respire quelques secondes… Il faut que les marins du Marie-Céleste — ceux que tu n’auras pu gagner — n’aient pas connaissance de ce qui se passera à bord… En un mot il ne faut laisser aucune trace de notre passage sur le Marie-Céleste… autrement c’en est fait de nous…

Le petit homme tendit à son compagnon une petite fiole soigneusement cachetée et contenant un liquide incolore. De plus il lui remit un paquet pouvant contenir trois onces d’une poudre blanche.

Puis, il continua toujours sur le même ton :

— Ne tue qu’en dernier ressort mais tue s’il le faut : je te guetterai avec le Solitaire… J’attirerai l’attention du Marie-Céleste par des signaux de détresse et il viendra de lui-même se jeter dans nos filets… Nous enlèverons la femme et nous laisserons le navire continuer sa marche… et un bon matin les matelots qui n’auront pas voulu t’écouter, s’éveilleront d’un long sommeil sans savoir ce qui s’est passé… Quant à toi, Jos, je me suis aperçu que tu voulais supplanter mon second, tu as là une belle occasion… Ainsi, n’oublie pas ce que je viens de te dire… Patience ; tu ne porteras pas longtemps ces vieux habits…

Jos Matson examinait les habits en faisant une grimace de dégoût. Il lui répugnait de changer son costume fashionable contre celui d’un struggle for life.

Cependant c’était difficile de contrarier le petit homme maigre. Il nourrissait ses plans avant d’en faire part. Et lorsqu’il en faisait part, c’est qu’ils étaient praticables. Parfois ils offraient des difficultés, demandaient de l’énergie, de l’audace, mais ils pouvaient toujours s’exécuter.

L’ancien détenu de Sing-Sing n’était pas homme à reculer devant les difficultés ni devant l’audace que demandait le plan proposé par Buscapié.

Il en avait bien fait des coups, il était sorti de bien des impasses ; il avait joué d’audace bien des fois depuis sa tentative de vol à New-York. De nouveau il allait se lancer dans une entreprise qui n’était pas la moins hasardée ni la plus facile. Il ne parlait pas mais pensait. Il dit seulement en changeant d’habits.

— Capitaine, je ne demande qu’une chose, si je survis à cette entreprise hasardée, si je retourne sur le Solitaire rappelez-vous que j’aurai risqué pour vous ma liberté, ma vie…

— J’ai risqué ma vie pour toi, Matson, tu t’en es souvenu, tu risques ta liberté pour moi, je m’en souviendrai… La prochaine fois que je te serrerai la main je la serrerai au second du Solitaire.

Alors Jos Matson rabattit son chapeau sur ses yeux, sortit de la maison sans être remarqué, descendit la rue Sanguinet jusqu’à la rue Craig en marchant le long des maisons, traversa le Champ-de-Mars, descendit la Place Jacques Cartier et arriva au quai Bonsecours.

Jos vit, comme son maître le lui avait dit, qu’on mettait la dernière main au chargement du Marie-Céleste.

S’étant approché des travailleurs, il demanda à voir le capitaine. Un matelot l’introduisit à bord et le conduisit à une cabine.

— Vous êtes le capitaine ? fit Matson en se décoiffant devant un homme qui écrivait sur une petite table.

— Oui, répondit l’interrogé, qu’est-ce qu’il y a ?

— Je viens vous demander de m’engager pour le temps de la traversée… Ma famille habite Barcelone. J’ai quitté le pays il y a six mois pour venir tenter fortune en Amérique… Mais aujourd’hui je suis plus pauvre qu’au moment de mon départ… Je suis obligé de mendier mon passage…

— Ce n’est pas en Espagne que nous allons, répondit le capitaine en regardant cet homme ; d’ailleurs les règlements de la compagnie défendent de prendre des passagers, à moins d’une autorisation spéciale.

Jos Matson répondit en retournant le bord de son chapeau :

— Vous n’allez pas en Espagne, mais rendu en Italie il me sera facile de gagner le pays… Je ne demande pas à m’embarquer comme passager ; je connais le métier et je vous aiderai comme matelot… Un homme de plus ne nuit pas…

Le capitaine qui continuait d’écrire reprit :

— Nous n’avons besoin de personne, mon ami. Cela ne se fait jamais sur le Marie-Céleste.

— Mais, capitaine, je n’ai que cette occasion de regagner mon pays, de revoir ma famille. C’est une charité que je vous demande au nom de Dieu et au nom de ce qui vous est le plus cher après lui…

À ces mots le capitaine du Marie-Céleste, le proscrit de 37, veut faire un acte de charité, et il ne veut pas refuser cet homme qui demande au nom de Dieu et au nom de ce que lui, Paul Turcotte, a de plus cher après Dieu. Il connaît trop ce que c’est que d’être séparé des siens.

Il se leva pour aller échanger quelques mots avec son second puis il revint en demandant à l’ancien forçat :

— Quel est votre nom ?

— Riberda, Petro.

— Et vous voulez faire la traversée ?

— Oui : je vous assure que je vous aiderai.

— C’est bien ; vous ferez partie de l’équipage jusqu’à Gênes… En attendant le souper allez aider au chargement … Vous avez votre bagage avec vous ?…

— C’est tout ce que je possède, répondit Matson en montrant ses vêtements… J’ai vendu tout ce que je possédais pour m’acheter de quoi manger.

Le lendemain matin à cinq heures le Marie-Céleste levait l’ancre après avoir rempli les formalités d’usage. Et comme un bon vent gonflait ses voiles, il disparaissait bientôt dans les détours du Saint-Laurent.

Le détective Michaud avait employé l’après-midi du jour précédent à chercher l’habile filou qui avait pillé le coffre-fort de l’Albion et le gousset de monsieur Mc Lean.

Il avait fait surveiller les gares et les vaisseaux des lignes régulières en partance. Il avait mis sur la route les plus fins limiers, et le soir après avoir arrêté trois innocents, après avoir visité les lieux suspects, après avoir télégraphié dans vingt-deux villes et villages, et interrogé cinquante cochers de place, après être retourné quatre fois à la Banque de Montréal et après avoir questionné tous les employés depuis le caissier jusqu’au balayeur, il était revenu aux quartiers généraux de la police en disant au chef Hood.

— Il n’y a que le diable pour arrêter ce voleur !

Le chef de police tenait alors un papier à la main.

— Prenez courage, dit-il au détective, le Louisianais que vous avez soupçonné à l’Albion se nommait ?…

— Carvalho de Topez.

— Alors écoutez le télégramme que je reçois à l’instant de Pittsburgh état de Pennsylvanie.

« Pittsburgh 1 heure p. m. 13 mai 1842.

« Arrêtez un individu qui voyage sous le nom de Carvalho de Topez. Son signalement est comme suit : Entre vingt-cinq et trente cinq ans ; taille : cinq pieds et demi, maigre, figure osseuse, teint bronzé, pommettes des joues très saillantes, yeux bleus, cheveux châtains, petite moustache, est habillé ordinairement en bleu marin, porte chapeau panama. Est français d’origine, a une voix gutturale, un parler bref. Articule bien ; parle français et anglais mais en mêlant des mots espagnols. Fume beaucoup. On ne sait pas son vrai nom, s’appelait ici Lorge. Plusieurs pensent que c’est Buscapié, le pirate. »

« Est accompagné de son complice. Signalement : Entre cinquante et cinquante-cinq ans ; plus grand que l’autre, figure rougie, cheveux noirs. Américain de naissance, ne parle pas français, mais anglais et espagnol. »

« Lorge a assassiné et volé — dans la nuit du 2 au 3 courant — de complice avec l’Américain qui l’accompagne Carvalho de Topez millionnaire Louisianais, se rendant à New-York avec 3,800 $ sur lui. On les croit à Montréal. Peuvent être trouvés dans quelque hôtel tranquille ou dans une maison de pension fashionable. Récompense ! $1,000 pour l’arrestation de chacun d’eux. »

« Toute information sera payée raisonnablement. »

« Pennsylvania Detective Agency
« Pittsburgh, Penn. »

À la lecture de cette dépêche M. Michaud bondit sur son siège et dit au chef de police :

— Je m’en doutais ; ces deux individus ont encore agi ensemble ce matin. Donnez-moi vite trois hommes vigoureux et s’il n’est pas trop tard je vous amènerai ces deux coquins vivants ou morts.

Michaud sauta en voiture avec trois policiers.

Il était sept heures et demie du soir. L’angelus sonnait dans toutes les églises. Les journaux venaient de sortir et consacraient la quatrième page aux audacieux et inexplicables vols dont Montréal avait été le théâtre. On parlait surtout de l’adresse incroyable des opérateurs.

À neuf heures le détective Michaud apprenait d’un cocher de la rue Saint-Paul que vers midi un individu, répondant au signalement donné, l’avait engagé pour une course dans le bas de la rue Sanguinet.

Aussitôt le limier se rend à la maison indiquée. Il descend de voiture et entre suivi de deux constables. Là une femme lui dit que les deux pensionnaires sont partis — l’un sans qu’elle en ait eu connaissance, l’autre, le petit homme maigre, depuis trois quarts d’heure environ — qu’ils avaient payé et laissé une petite valise dans la chambre.

Le détective monte en haut. Il ne trouve rien, si ce n’est une perruque entortillée dans des habits de toile.

Il se sent plus proche des voleurs, court à la gare du Grand-Tronc, toujours accompagné de ses policiers.

Après avoir interrogé les gardiens, il acquiert la certitude que le petit homme maigre a pris passage à bord de l’express de Boston, parti depuis trente-cinq minutes. Alors il lance à toutes les stations la dépêche suivante :

À bord de l’express de Boston, petit homme maigre : yeux bleus, pommettes des joues saillantes ; veste blanche, habit de velours noir ; pantalon gris bleu ; arrêtez-le sans faute. $1,500 de récompense.

Et on lui répond sur toute la ligne :

Personne à bord n’a ce signalement.