Les mystères de Montréal/2/01

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 205-219).

CHAPITRE I

deux vols audacieux

Un petit homme maigre, nerveux, à la figure énergique mais sournoise fumait son cigare, assis sur le péristyle de l’hôtel Albion, à Montréal, par une avant midi de mai mil huit cent quarante-deux.

Si l’on eut examiné cet homme avec attention, on eut vu que sa chevelure châtain assez longue n’était pas exactement de la même couleur que sa moustache et ses sourcils, et qu’il portait fréquemment la main à sa tête, comme pour enfoncer son chapeau ou autre chose.

C’était une de ces figures qui ne se laissent pas donner d’âge. Le regard perçant de cet homme nous disait qu’il était accoutumé à embrasser les grands horizons et ses poses énergiques qu’il s’exerçait à être imposant.

Son costume n’avait rien de canadien. Il se composait d’un pantalon jaune gris, très large du bas, d’une veste blanche, d’un habit de velours noir et d’un chapeau gris à grands bords. Le devant de sa chemise était orné d’un diamant étincelant, et à sa chaîne de montre en or, pendait un lingot d’argent à l’état brut.

Ce petit homme n’était pas seul sur le péristyle de l’hôtel : mais il ne connaissait pas ses voisins et semblait vouloir lier connaissance avec eux. Lorsque ceux-ci, des sports américains qui se rendaient à la chasse ou des financiers en voyage d’affaire, disaient un bon mot, il leur souriait.

Harry Mc Lean, — l’un des Américains — parla de jouer au billard avant le diner. Ses compagnons n’acceptèrent pas tous ; il s’en trouva seulement deux : John Webb de Burlington et Cornelius Perkins de Chicago. Alors Mc Lean se tournant vers le petit homme maigre lui lança un regard qui signifiait. « Voulez-vous être de la partie ? »

— J’accepte volontiers, monsieur, répondit l’invité.

Les quatre joueurs se levèrent de leurs sièges. Mc Lean poussa alors un cri de surprise. La poche droite de son pantalon était déchirée, et son portefeuille contenant sept mille piastres était disparu.

À cette exclamation le petit homme maigre resta impassible.

— Mon portefeuille : continua l’Américain avec stupeur et montrant son pantalon déchiré ; on me l’a volé.

Ses compagnons regardèrent à terre d’abord et ensuite le voisin de droite de Mc Lean qui était le petit homme maigre. Pas un muscle de sa figure ne bougea.

La victime du vol tournait autour de sa chaise sans avancer à rien.

— Prévenez la police, lui dit Webb.

Le petit homme s’était levé lui aussi :

— Votre portefeuille contenait beaucoup ? demanda-t-il.

— Mais sept mille piastres ; c’est beaucoup.

— C’est beaucoup en effet : répéta le petit homme en haussant les épaules.

Mc Lean, Webb et Perkins entrèrent dans l’hôtel pour faire des perquisitions.

L’Albion a été depuis sa fondation un établissement fashionable et les officiers de milice en garnison dans la ville s’y donnaient souvent rendez-vous dans les premiers temps, et plus d’une fois ses parquets de marbre ont résonné sous les pas de nos gouverneurs anglais. C’était là que logeait tout ce que Montréal recevait de visiteurs distingués.

L’hôtel Albion n’a rien perdu de son ancien bon nom. Aujourd’hui encore durant les longues soirées d’hiver, lorsque la ville dort sous son manteau de neige, un orchestre choisi se fait entendre dans ses salons, tandis qu’une foule brillante danse ou la danse ronde ou quelque lancier difficile.

Cet établissement, étant de première classe reçoit souvent des malfaiteurs et des défalcataires fuyant leurs pays. Aussi on a vu plus d’une fois un individu souper un soir à l’Albion et le lendemain dans la prison de la ville.

Le petit homme n’était pas entré dans l’hôtel avec les Américains et Webb était resté pour lui tenir compagnie.

Le gérant de l’hôtel fit quérir le détective Michaud, le plus fin limier d’alors.

C’était un Canadien-français que son flair avait mis en vue. Il s’était distingué dans des affaires ténébreuses, et les banques et d’autres établissements importants l’employaient. Il ne portait ni barbe, ni moustache, avait les cheveux courts pour se déguiser à volonté, approchait la cinquantaine et n’était ni grand, ni petit, ni gros ni maigre.

Quand il arriva à l’Albion le petit homme entra derrière lui, et Mc Lean le mit au courant de l’affaire.

— Nous étions assis en avant, dit-il, j’avais pour voisin ce monsieur, et il désigna le petit homme.

— Et quand vous vous êtes assis, aviez-vous votre portefeuille ? demanda Michaud.

— Je crois que oui, car je ne me suis pas aperçu ni mes compagnons, que mon pantalon était déchiré.

— Combien de temps êtes vous resté sur le péristyle ?

— Environ une demi heure.

— Y a-t-il quelqu’un qui s’est approché de vous ?

— Oui, les personnes qui sortaient de l’hôtel passaient derrière moi.

— Quel était votre voisin du côté du pantalon déchiré ?

— Ce petit monsieur qui regarde dans les registres.

— Vous le connaissez bien ?

— Pardon, c’est la première fois que je le vois. Je venais de lui proposer une partie de billard et c’est en me levant que j’ai constaté le vol.

Alors le détective demanda aux amis de Mc Lean.

— Et vous autres le connaissez-vous ?

Ils répondirent qu’il leur était parfaitement inconnu.

Michaud examina d’un œil rapide ce petit homme au chapeau gris.

— Il était près de vous ? fit-il.

— Oh oui, assez pour mettre la main dans mon gousset…

— Chut ! chut ! il peut vous entendre.

Le détective demanda au gérant de l’Albion s’il connaissait cet individu.

Blumfield répondit que non ; que cet individu était venu à l’hôtel pour la première fois la veille au soir, lire les journaux et qu’il était revenu ce matin ; qu’il ne lui avait pas parlé et que pas un employé ne le connaissait ; qu’il avait acheté à la barre un paquet de cigares Flores de Cuba et pris un verre de brandy avec vermouth.

Sur cette réponse du gérant, Mc Lean ordonna au détective de questionner cet inconnu et de le fouiller s’il ne donnait pas de réponses satisfaisantes, qu’il en prenait la responsabilité.

Fouiller un gentleman qui éblouit par ses diamants, c’est encourir une forte censure. Mais Michaud procédait sur les ordres de la victime.

Il s’avança vers l’inconnu et lui dit avec bonhomie :

— Monsieur, vous vous trouvez dans une circonstance où les innocents sont confondus avec les coupables. Le portefeuille de monsieur Mc Lean vient d’être enlevé : comme vous avez été longtemps à ses côtés, je suppose que vous n’avez pas d’objection à ce que je fasse des perquisitions sur votre personne.

Le petit homme s’était retourné aux premières paroles du détective et le regardait d’un air de mépris.

— Oh non, répondit-il en souriant dédaigneusement, je n’ai point d’objections. Sachez cependant que je suis le Senor Carvalho de Topez, le plus riche planteur de la Louisiane. Je ne saurais que faire des sept mille piastres de monsieur. Chacune de mes poches de veste en contient autant.

En même temps il retourna ses poches à l’envers, faisant tomber sur les registres de l’hôtel, deux liasses de billets de banque ainsi qu’une quantité de pièces d’or et d’argent.

Puis il ajouta :

— Maintenant, monsieur, passons dans l’autre chambre, mais avant, comme vous ne me connaissez pas, lisez ceci.

— Ah, monsieur, quand même je vous connaîtrais, je vous fouillerais pareil : c’est mon devoir et mon droit.

— Votre devoir, c’est possible : votre droit ; hum ! Tenez, lisez.

Le détective, moitié par curiosité, moitié par prudence — il voulait savoir à qui il avait réellement affaire — lut la lettre que lui tendait le petit homme et contenant ce qui suit :

« Nouvelle-Orléans, 19 mars 1842.


« À monsieur Benjamin Oliver.


« Juge de la Cour Supérieure à New-York.


« Mon cher ami,

« J’ai l’honneur de vous présenter par cette lettre monsieur Carvalho de Topez, le riche négociant dont je vous ai souvent parlé.

« Vous vous rappelez que c’est ce monsieur qui était maire il y a deux ans, lors de votre voyage dans le Sud, et qu’il a profité de son temps de mairie pour frayer la voie à Francis Hunt, le gouverneur actuel de la Louisiane.

« Il vous apporte des nouvelles de la famille et vous dira comment les affaires vont par ici.

« Inutile d’en ajouter davantage, puisque monsieur Cavalho de Topez vous apprendra tout ce que vous voudrez, et vous saluera bien pour nous.

« Bien à vous,
« Votre ami
« Henri Lacailllade,
« Chef de police à la Nouvelle-Orléans.


Le petit homme, que nous appellerons maintenant Carvalho de Topez voulut faire lire d’autres papiers, mais le détective lui en montra l’inutilité et lui dit qu’il fallait se soumettre.

Tous deux passèrent alors dans une chambre voisine et Michaud ne trouva rien de suspect sur la personne de de Topez.

— Si nous étions en Louisiane, dit ce dernier après que les perquisitions sur sa personne furent faites, je vous soufflèterais !

Et il continua à feuilleter le registre.

Le détective et l’Américain ne répliquèrent pas contents de se tirer à si bon marché de l’insulte faite à un pacha.

Ils s’éloignèrent. Michaud demanda à Mc Lean.

— Où sont payables vos billets, monsieur ?

— Mais à la Banque de Montréal.

— Je suppose que vous avez les noms des signataires.

— Dame oui, je les ai dans mon… dans mon portefeuille ; mais je ne l’ai plus mon portefeuille : cela ne fait rien je m’en souviens.

— Alors prenez une voiture immédiatement et allez donner ordre à la Banque de Montréal d’arrêter quiconque présentera au guichet des billets portant ces signatures.

— Tenez, vous avez bien raison ; j’étais trop bouleversé pour y penser. Venez avec moi, vous m’aiderez encore.

— Pardonnez, j’aime mieux rester ici pour…

Le détective n’acheva pas sa phrase. Il fut interrompu par le gérant de l’hôtel qui venait de constater la disparition de onze mille piastres et quelque chose en valeur et en argent.

Le voleur avait opéré avec une audace et une habileté incroyable. Il avait dû prendre la somme en moins de quatre secondes, en allongeant le bras pardessus le comptoir, et cela en présence d’une vingtaine de personnes, pendant que le gérant additionnait un compte.

On conçoit l’ébahissement du détective Michaud en présence de cet autre vol, cependant il se contenta de dire bas à Blumfield :

— N’en parlez pas… avertissez les banques…

— Oui, mais il y a deux mille piastres en or.

— Allez toujours.

Pendant ce temps-là, Mc Lean avait appelé un cocher, stationné devant la porte et lui avait dit :

— Banque de Montréal : fouettez.

À peine était-il sorti qu’un homme grand de six pieds, vêtu d’un pardessus léger de toile gris qui descendait sur la mi-jambe et coiffé d’une casquette dont la visière lui tombait sur les yeux, entra dans l’hôtel.

Cet homme était bien bâti et portait une barbe d’un beau noir. Sa figure était douce mais triste à en faire la remarque. Ses poses énergiques, ses pas cadencés faisaient reconnaître un militaire ou un marin. Son teint basané, deux rides qui couraient parallèles sur son front, les quelques cheveux gris qui apparaissaient au milieu de sa chevelure — bien qu’il ne parut pas avoir atteint la trentaine, — étaient autant de témoignages qu’il était né ou du moins qu’il avait vécu longtemps sous le soleil brûlant des tropiques et qu’il avait rencontré dans la carrière aventureuse qu’il avait embrassée des inquiétudes fortes, vives, et des périls imminents.

Sur son passage un employé de l’hôtel lève la tête et dit :

— Bonjour, capitaine Turcotte !

À ces mots, de Topez qui regarde toujours dans le registre, mu comme par un ressort électrique, se retourne en disant comme un homme qui rêve :

— Turcotte ! Turcotte ! qui parle ici du capitaine Turcotte ?…

En même temps il s’éloigne du comptoir, s’avance vers le milieu de la salle et regarde le capitaine Turcotte qui, n’ayant pas entendu, continue dans le corridor.

Le petit homme était très excité. Il regarda si on l’observait ; le détective avait le dos tourné, les voyageurs ne s’en occupaient point.

Alors il se laissa tomber sur un divan et plongea sa tête dans ses mains. Il ne resta pas longtemps dans cette position, il se leva, ses yeux lançaient des éclairs. Il alla trouver l’employé qui avait dit : « Bonjour, capitaine Turcotte ! »

— Quel est cet homme qui vient d’entrer, celui que vous avez salué ? lui demanda-t-il.

— C’est le capitaine Turcotte, Paul Turcotte, du Marie-Céleste.

— Le connaissez-vous très bien ?

— Je le connais comme cela.

— Et savez-vous ce qu’il fait ?

— Mais, monsieur, il est capitaine du navire le Marie-Céleste.

— Oui… mais… mais… encore… ?

Carvalho de Topez parlait comme un homme qui veut tout savoir sans rien demander. L’employé ne devinait pas sa pensée.

— Le capitaine Turcotte, répondit-il encore une fois, est capitaine d’un brick qui s’appelle le Marie-Céleste. Il vient ici rencontrer ses armateurs.

— Ah bon, et le Marie-Céleste est dans le port ?

— Aujourd’hui il y est encore.

— Il va donc partir bientôt ?

— Il devrait l’être.

De Topez s’en alla et revint après avoir fait deux ou trois pas.

— Est-il marié ? demanda-t-il vivement.

— Qui ? le Marie-Céleste ?

— Non, non, Turcotte.

— Je ne sais pas. Dans tous les cas, il y a une femme à bord : qu’elle soit la sienne ou celle d’un autre elle n’est pas laide.

— Il y a une femme à bord. Comment est-elle cette femme ?

— Elle a l’air très distingué.

— Et comment encore ?… Quel âge ?… Trente ans ?…

— Oh non pas tant que cela.

— Les cheveux noirs, châtains ?

— Oh ! je ne sais pas au juste : elle n’a fait que passer ici. Je l’ai trouvée très jolie.

À ce moment Mc Lean, rouge comme un apoplectique, rentrait dans l’hôtel.

— Avez-vous des nouvelles ? lui demanda le détective en allant à sa rencontre.

— Des mauvaises, répondit l’Américain. Les sept mille piastres ont été payées à un inconnu qui sortait de la banque comme j’y entrais.

Carvalho de Topez qui prêtait l’oreille poussa un soupir de soulagement.

Le détective Michaud apprenait presqu’en même temps que les chèques volés dans le coffre-fort de l’Albion avaient été payés dans les différentes banques à un inconnu.

— Cinq cents piastres pour vous, et les dépenses à part, lui dit Mc Lean, si vous pincez mon voleur.

— Oh, monsieur Mc Lean, je ferai mon possible, soyez certain, pas tant pour les cinq cents piastres que pour avoir le plaisir de pincer cet adroit filou. Je vais transporter mes pièces sur un autre terrain. Il est maintenant onze heures, je viendrai vous voir à une heure.

Le limier eut encore un entretien avec le gérant Blumfield, écrivit quelques notes sur son calepin, et sortit pour aller exercer son flair. Il avait une belle occasion.

Carvalho de Topez ne fut pas longtemps sans sortir lui aussi.

Il prit la direction de l’ouest et descendit au bord de l’eau. Il marcha longtemps sur les quais, regardant le nom des navires.

À la hauteur de l’église Bonsecours, il s’arrêta devant un voilier peint en noir et sur l’avant duquel était écrit en lettres blanches les mots Marie-Céleste.

Carvalho de Topez s’était appuyé sur un tas de pierres puis examinait.

Une grande activité régnait sur le Marie-Céleste et sur son quai. Les matelots aidés des ouvriers du bord, chargeaient des barriques et charroyaient des madriers qu’ils clouaient. On faisait les derniers préparatifs de départ.

Le petit homme examina longtemps ce navire. La vue d’une femme encore jeune qui se promenait dans l’intérieur, sembla surtout l’intriguer.

Il s’approchait autant que possible pour distinguer les traits de cette femme sans être remarqué. Cependant il le pouvait difficilement, le quai était encombré de marchandises. Voyant cela il entra au bureau de la compagnie Hearn & Scott et eut avec le teneur de livre la conversation suivante :

— Quand part le Marie-Celeste, s’il vous plaît, Monsieur ? demanda de Topez.

— Demain matin au jour, répondit le teneur de livres.

— Pouvez-vous me dire pour où ?

— Pour Gènes, en Italie.

— Ah.

— Oui, monsieur.

— Et de combien d’hommes se compose l’équipage ?

— De neuf.

— Pas de passagers, n’est-ce pas ?

— Non.

— Alors le capitaine et son équipage seulement ?

— Plus une dame et un enfant, j’oubliais.

— Et pouvez-vous me dire si c’est la femme du capitaine ? demanda de Topez en se penchant vers son interlocuteur.

L’employé répondit en souriant :

— Depuis quand les capitaines de la compagnie Hearn & Scott amènent-ils en mer les femmes des autres ?

Le teneur de livres s’impatientait, il eut envoyé cet intrus au diable si ses regards n’étaient pas tombés sur les diamants du petit homme. Il vit qu’il avait affaire à un richard et patienta.

De Topez demanda :

— Vous m’avez dit que le Marie-Céleste allait à Gênes ; y va-t-il directement ?

— Sa cargaison est complète, et s’il arrête quelque part ce sera à Gibraltar.

— Vous en êtes certain, monsieur ?

— Positif même.

— C’est bien, monsieur, je vous remercie beaucoup, mais je vous ai dérangé, je crois.

— Cela ne fait rien du tout. Vous êtes étranger, je pense ?

— Tiens, comme on me reconnaît partout. Je viens de la Louisiane, voyez-vous, et par-là on porte l’habit de velours et la veste blanche.

— Ah oui…

— Merci encore une fois.

Le petit homme salua et sortit.

Il erra pendant quelque temps sur les quais, la tête basse, et l’air pensif comme quelqu’un qui cherche à résoudre un problème difficile.

Puis il arrêta le premier cocher libre qu’il rencontra et lui dit :

— Rue Sanguinet, numéro trente-huit.