Les mystères de Montréal/1/16

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 166-174).

CHAPITRE XVI

les patriotes ne sont pas des lâches.


Qui de vous n’a pas entendu parler du Sovereign, ce bateau a vapeur qui de 1839 à 1861, a fait le trajet entre Montréal et Québec ? Quel est celui des vieux d’aujourd’hui qui à ce nom seul ne voit pas s’élever dans son imagination une coque peinte en rouge foncé, un bastingage vert, un pont où gisait pêle-mêle des agrès de toutes sortes et un balancier aux mouvements irréguliers ? Sans avoir les commodités des vaisseaux qui sillonnent à présent notre fleuve, le Sovereign n’en était pas moins confortable ni moins populaire. Il appartenait à la Canadian Navigation Company et cette ligne était la ligne favorite des touristes.

Dans l’après midi du 25 juin 1840 le Sovereign remontant à Montréal venait de dépasser l’île Grosbois et allait bientôt accoster au pied du courant. On était en vue de la métropole.

Les passagers assis ou se promenant sur le pont contemplaient les bords du Saint-Laurent.

Appuyés sur le bastingage de bâbord étaient plusieurs jeunes gens qui montaient à Montréal pour trouver de l’emploi ; ils partaient du même canton et se connaissaient tous.

À tribord, causant avec le capitaine était une famille anglaise. Le père était un homme de quarante-cinq ans, grand maigre et sa femme était de quinze ans au moins plus jeune que lui.

À quelques verges d’eux un individu au teint bronzé se promenait au pas d’un marin qui fait son quart.

Il paraissait être dans une grande anxiété, à le voir on aurait dit qu’il avait hâte plus que tous les autres d’être rendu à la ville. Il s’assoyait mais ne pouvait rester en place. Il se levait, se promenait un instant en examinant les rives qui selon lui ne fuyaient pas assez vite et cherchait à se distraire en regardant ceux qui l’entouraient.

À cette époque on parlait beaucoup des troubles de 1837-38. Le décret d’amnistie en faveur de quelques exilés Canadiens venait de remettre plus vivace dans l’esprit du peuple les jours sanglants de ces deux années de lutte.

Les uns — les Anglais fanatiques blâmaient ce décret « Ces gens , disaient-ils en parlant des patriotes, ne méritent point de pardon », les autres — et ils formaient la majorité, approuvaient l’action louable et patriotique du gouvernement.

James Covinton — c’était le nom de l’Anglais qui causait à bâbord avec le capitaine, — partageait l’opinion de ses compatriotes fanatiques et le capitaine était son chaud partisan.

Tous deux étaient à débiter mille inepties contre les patriotes.

— Savez-vous ce que le gouvernement aurait faire des révoltés ? demanda Covinton en s’adressant au capitaine.

— Non, répondit celui-ci.

— Il aurait les envoyer sur l’île d’Anticosti et les abandonner à eux-mêmes. Vous auriez vu si ces tueurs auraient vécu longtemps. Au printemps de 1839 on les aurait trouvé gelés.

— Vraiment, vous pensez juste et c’est ce qu’il leur aurait fallu.

— Puisqu’ils n’étaient pas contents du pays dans lequel ils vivaient, il fallait leur en donner un pire.

— C’eût été une excellente leçon.

— Et peut-être que nous aurions été à jamais débarrassés de ces Canadiens-français, reprit Covington en offrant un cigare au capitaine.

— Oui, et nous avons laissé passer une belle occasion.

— Nous nous reprendrons un jour espérons-le, car enfin ce pays nous appartient et les Canadiens-français ont été bien audacieux en voulant dicter des lois… Aussi je me propose de n’avoir aucun rapport avec ces gens-là… Malheur à ceux qui se présenteront chez moi, ils passeront un mauvais quart d’heure, car je les traiterai comme des lâches qu’ils sont…

L’homme au teint bronzé s’était arrêté pour écouter la conversation de ces deux loyaux sujets de Sa Majesté … Il fronçait le sourcil et se mordait les lèvres. Son sang bouillonnait dans ses veines et lui montait à la figure. De temps en temps il passait la main dans sa longue chevelure que secouait la bise du midi, et il apparaissait comme un homme qui fait de grands efforts pour se maîtriser.

Enfin, au moment où Covington achevait de dire qu’il ferait passer un mauvais quart d’heure aux patriotes, qui étaient des lâches, il fit un grand pas et se plaça en face de l’Anglais.

— Vous mentez, lui cria-t-il, ce ne furent point les patriotes qui furent lâches en 1837-38, mais ceux qui les vainquirent par la force et la trahison. Ceux qui les accusent sont des fanatiques : vous en êtes un.

— Vous êtes un grossier, fit Covington en se levant pour répondre à cet audacieux.

— Je suis grossier parce que vous l’avez été le premier en insultant les patriotes.

— Je ne savais pas que vous en fussiez un.

— Non, car si vous l’eussiez su, vous n’auriez pas dit ce que vous venez de dire. Vous êtes trop lâches vous et vos partisans.

Covinton ne souffla mot.

— Cela est faux, fit le capitaine du Sovereign un peu plus hardi, et pour le prouver, je vous dis à la face que les patriotes de 37-38 étaient des lâches ; qu’ils…

Il ne termina point sa phrase. Le défenseur des Canadiens-français lui appliquant un vigoureux coup de poing le fit rouler sur le pont à dix pieds plus loin.

— Bravo ! Bravo ! crièrent les jeunes gens qui étaient tantôt appuyés sur le bastingage de bâbord, en s’approchant pour mieux voir.

Le capitaine fut prompt à se relever. Il regarda autour de lui, mit la main dans sa poche et en sortit un sifflet de plomb dont il lâcha un vigoureux coup.

L’équipage accourut sur le pont.

— Saisissez cet homme ! cria le capitaine.

Aussitôt les matelots s’avancèrent pour s’emparer de l’individu au teint bronzé. Mais les jeunes gens qui avaient applaudi à la défaite du capitaine s’élancèrent en avant et l’entourèrent.

Les matelots n’osaient avancer.

— Obéissez ! rugit le capitaine de plus en plus fâché et pâle de colère.

Ses hommes étaient cloués sur le pont : l’attitude ferme des jeunes gens les paralysait.

— C’est bien, retirez vous, lâches que vous êtes, fit le marin ; nous réglerons l’affaire en arrivant à la ville.

Les matelots retournèrent à leur ouvrage.

Le capitaine se remit à converser avec Covinton, qui semblait fâché d’avoir été la cause d’un si grand tumulte et surtout de l’œil noir que son partisan avait en perspective.

L’homme au teint bronzé excitait la curiosité. On se demandait qui il était. Mais personne ne le connaissait. Il serrait la main à ses défenseurs et conversait avec eux. On jetait à la dérobée un coup d’œil sur le héros de cet incident qui était indifférent aux félicitations qu’on semblait vouloir lui adresser. On aurait dit que l’acte qu’il venait d’accomplir était une chose bien ordinaire dans sa vie.

On était arrivé devant la ville, à quelques arpents du quai où le Sovereign devait accoster. Mais le vent avait augmenté terriblement : le fleuve était très agité et il se formait des lames qui touchaient presqu’au pont du vaisseau.

— Nous aurons de la difficulté à accoster, fit le pilote, vieux loup de mer qui naviguait depuis vingt ans ; ce vent nord-est devient ennuyeux, vraiment.

— Nous monterons le long des quais, reprit le capitaine qui sortait de sa cabine où il était allé se frotter l’œil : envoie à bâbord !

Le bateau s’approcha quelque peu de terre mais un violent coup de vent le repoussa à trois cents pieds au large.

— Essaie encore, Pit ; Fred lâche toute la vapeur !…

Nouvel effort ; nouvel insuccès : le Sovereign fut repoussé plus loin qu’avant. On crut qu’il se briserait sur les roches qui entourent l’île Sainte-Hélène.

— Encore une tentative ! intima le capitaine, si nous ne réussissons pas cette fois-ci nous amarrerons plus bas.

Au moment où le Sovereign s’élançait de nouveau vers les quais, un cri déchirant suivi de cinquante autres partit du front.

— Une femme à l’eau ! Une femme à l’eau, rugit-on de toutes parts.

Voici ce qui était arrivé.

Pendant que le vaisseau ballotté par les flots pointait sur Montréal, une jeune femme avait voulu saisir son chapeau emporté par le vent. Comme elle s’était trop penchée elle était tombée dans le fleuve et avait disparue dans une énorme vague. Cette femme était madame Covinton.

Le sauvetage d’une personne qui tombe à l’eau par un temps calme offre déjà beaucoup de difficultés, mais pendant une tempête, quand on peut à peine guider le navire, la chose devient très difficile pour ne point dire impossible.

Les passagers dans leur trouble ne remarquaient pas un homme qui se déshabillait à la hâte en jetant ses vêtements pêle-mêle dans une cabine, tout en regardant le fleuve ; aussi furent-ils surpris et saisis d’admiration en voyant l’individu au teint bronzé ; — le pugiliste de tantôt — accourir presque nu sur le pont, saisir un paquet de corde dont il lança un bout au gros Lucuis, le premier matelot, s’enrouler l’autre autour du corps, enjamber le bastingage de bâbord et plonger dans les bouillons blancs du Saint-Laurent.

La plus grande anxiété régnait partout sur le bateau. Une minute, deux minutes s’écoulèrent… La corde dévidait toujours. Rien n’apparaissait à la surface…

Vont-ils périr tous deux ?… Cet inconnu va-t-il devenir victime de son dévouement et emporter au fond de l’abîme un nom que l’histoire des belles actions ne pourra pas transmettre ?…

Non… les voilà qui reparaissent. Le défenseur des patriotes tient dans ses bras madame Covinton évanouie. Un cri de soulagement accueillit leur apparition. On les hissa à bord ; il était grandement temps, car l’homme au teint bronzé était à bout de force.

Il se retira pendant que l’Anglais, confus de la manière dont il s’était conduit dix minutes auparavant envers ce même homme, lui soufflait à l’oreille.

— Mon ami, je vous reverrai tantôt.

On rappela à la vie la jeune Anglaise. Son évanouissement causé par la peur et la trop grande absorption d’eau n’avait rien de dangereux. Madame Covinton ouvrit bientôt les yeux et regarda autour d’elle comme voulant remercier son intrépide sauveteur.

Les commentaires allaient leur train.

— Quel est ce brave ? se demandaient les passagers, entr’eux.

C’était la première fois qu’on le voyait.

— Il a l’air passablement familier avec l’eau, dit le pilote, depuis vingt ans que je navigue je ne voudrais pas en faire autant.

Au milieu du groupe deux hommes ne parlaient pas mais semblaient fort embarrassés ; c’était le capitaine du Sovereign et Covinton. Le premier avait promis de régler la question du coup de poing en arrivant à la ville mais l’incident dramatique qui venait de se passer brisait ses plans. L’autre homme embarrassé était Covinton qui, revenu de ses émotions, cherchait un moyen de remercier celui qu’il avait si grossièrement insulté.

Les coups de vent du nord-est sont en général de courte durée et on put enfin toucher au quai.

Le sauveteur fut le dernier à sortir du bateau. Il espérait ainsi échapper à la foule, qui ayant été témoin, du rivage, de son acte d’héroïsme, s’était massée pour l’acclamer.

Le premier à lui adresser la parole fut Covinton, ce qu’il fit en français par politesse :

— Monsieur le patriote dit-il, le capitaine a dit que nous réglerions l’affaire en arrivant au port. Eh bien nous allons en effet la régler mais pas de la manière que vous pensez.

— Ne parlons pas de cela, interrompit l’homme au teint bronzé, seulement apprenez, monsieur Covinton, que les Canadiens-français et en particulier les patriotes de 37-38 ne sont pas des lâches…

— Votre nom ! crièrent cent voix.

Le sauveteur ne répondit pas ; il disparut au détour d’une petite rue.

La foule se dispersa. Le capitaine rentra dans son bateau et l’anglais s’éloigna avec sa femme en disant à haute voix.

— Oh le brave patriote ; j’aimerais bien à connaître pour beaucoup au monde où il demeure.

Quelques heures plus tard, l’homme au teint bronzé traversait le fleuve et se dirigeait vers les bords de la rivière Richelieu.