Les mystères de Montréal/1/15

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 155-165).

CHAPITRE XV

où nicolas houle se fait connaître


Ce voyage à Porto-Rico devait être fatal au Marie-Céleste.

En quittant San-Juan, à peine par le travers du cap Haytien, le capitaine Smith tomba malade, gravement atteint par le fièvre jaune.

La fièvre jaune règne presque continuellement aux Antilles où chaque année ses victimes se comptent par centaines. Elle s’attaque principalement aux étrangers qui viennent du nord, tandis que les indigènes vivent d’un air insouciant au milieu des foyers d’infection comme des dompteurs, maîtres de leur conquête.

Cette maladie est causée par les émanations s’exhalant des marécages. C’est dans ceux-ci que se développent les microbes qui empoisonnent l’atmosphère et sèment la maladie.

Chose singulière ! Ce n’est pas l’homme qui propagera la fièvre jaune, mais le navire qui l’aura transporté de la Havane à New-York. On laissera débarquer le passager et on retiendra le navire en quarantaine.

La figure du malade devient rougeâtre par la force de la fièvre et toutes les parties de son corps se teignent en jaune, de là son nom.

Dès qu’il se sentit atteint, le capitaine Smith s’empira d’heure en heure. Le troisième jour il était très mal.

Minuit sur l’Atlantique. À travers la faible lumière projetée dans la chambre par la lampe entourée d’un abat-jour improvisé dont les dentelles se reflètent sur la cloison, on voit le vieux marin cloué sur sa couche.

Cette nuit il est d’une extrême pâleur jaune. Ses traits énergiques défigurés en peu de temps ont conservé toute la vigueur de l’âge mûr. Ses yeux ternes parcourent sans cesse et vaguement la chambre qu’ils semblent considérer pour la dernière fois. Souvent ils se reposent sur un homme assis au chevet du lit.

Celui-ci est Nicolas Houle. Un livre à la main dont il tourne les pages avec distraction, sans les lire, il a de fréquents coups-d’œil pour le moribond. Quand leurs regards se croisent chacun des hommes baisse la vue, mais un découragement profond mouille la paupière du jeune second, tandis que le capitaine du Marie-Céleste soupire de ce soupir précurseur de la mort.

Au milieu de cette nuit de silence, il dit à son ami.

— Je vais mourir, mon cher Nicolas, je le sais.

Houle stupéfait par la voix éteinte avec laquelle Smith parlait, s’approcha du moribond et répondit.

— Vous vous faites peur, capitaine, heureusement que votre crainte est sans motif… Une attaque de malaria… bah !… vous croyez que c’est une grosse affaire, vous qui n’avez jamais été malade, allons donc, avant d’arriver à Terreneuve vous n’en parlerez plus.

— Non, Houle, mon cas est désespéré ; la fièvre m’a porté un coup mortel, et je vais voir enfin ceux que j’ai perdus… Harry, que des Canadiens-français à demi civilisés ont tué sur les bords de la rivière Richelieu, va venir au-devant de moi…

À cette dernière phrase, le second comme par un ressort recula d’auprès de la couche de son maître et un grand trouble parut l’envahir.

— Je le répète, répliqua-t-il d’une manière machinale et curieuse, vous avez peur pour rien. Vous ne verrez pas à présent, ni votre femme, ni votre fils qui s’est fait tuer par de braves gens dans une guerre loyale.

Il y eut de nouveau un instant de silence à bord, troublé seulement par le matelot de quart qui sifflotait un air populaire, dont les notes mêlés au mugissement du vent dans les tordages, produisaient un concert en harmonie avec ce qui se passait dans la cabine du capitaine.

— J’ai une faveur à te demander cette nuit, en présence de la mort, fit le moribond, en se mettant sur son séant.

— Demandez, capitaine.

— Depuis longtemps, j’ai pensé à te faire maître de ce brick après ma mort. J’agirais mal, je manquerais à mon devoir, si, sans connaître la cause de tes mélancolies je te recommandais aux armateurs qui feraient certainement droit à ma recommandation. J’ai toujours espéré qu’avant aujourd’hui tu me parlerais franchement. Tu as donc intérêt à cacher certaines phases du passé !… Parle, Nicolas, parle, j’emporterai ce secret au fond des abîmes : avec moi, il dormira dans les profondeurs de l’Atlantique et jamais aucun mortel ne l’apprendra de John Smith…

Le second se retourna pour balbutier entre ses dents :

— Oh non ; non jamais, ce serait hâter sa dernière heure.

Et à haute voix il dit :

— Capitaine, comment être joyeux quand j’ai vu mourir entre mes bras mon père et ma mère, quand on m’a arraché une fiancée adorée ? Comment demeurer au pays après cela, surtout quand on a ni frère ni sœur ? Comment se souvenir de ces époques sans être sombre ?

Le capitaine ne répondit pas immédiatement. Il parut songer puis dit :

— J’espère, Nicolas, que tu ne voudrais pas tromper un ami sur son lit de mort. Je puis m’être fait des illusions sur ton compte.

Et le vieux marin, comme fatigué par cette conversation, retomba sur sa couche.

On l’eut crut assoupi bien qu’en réalité il fut en proie à une de ces faiblesses extrêmes si fréquentes dans la fièvre jaune et regardées souvent comme des signes de fin prochaine.

Le jour vint sur l’océan, mettant dans la chambre du malade une demi-clarté.

La fièvre augmenta sur le matin. Vers dix heures le capitaine ayant rassemblé son équipage autour de son lit lui dit d’une voix déjà sépulcrale :

— Ma dernière heure est venue… Je ne suis pas capable de vous parler longuement… Cependant j’ai une question à vous poser… Acceptez-vous tous comme capitaine du Marie-Céleste après ma mort votre second Nicolas Houle ?…

— Nous l’acceptons ! répondirent huit voix émues.

— Lui jurez-vous obéissance, partout et toujours ?

— Nous lui jurons !

Les matelots levèrent la main au ciel.

— C’est bien, mes amis, mon successeur ne démentira point la confiance que vous mettez en lui… Quant à moi je vous remercie de la manière dont vous vous êtes toujours conduits envers moi, je n’ai pas un reproche à vous faire…

Smith présenta une dernière fois à son équipage sa main brûlante.

Dans l’après-midi le vieux marin rendit le dernier soupir, et Houle fut proclamé capitaine à l’ombre du pavillon en berne.

On était alors par le travers de la Caroline du sud, mais si loin des côtes qu’il aurait fallu faire un détour de trois cents lieues pour aller enterrer le cadavre sur le continent.

On lui fit des funérailles à bord — funérailles de marin qui gravent dans l’esprit de ceux qui y assistent une image ineffaçable.

Le nouveau capitaine dressa l’acte de décès. Les matelots prirent une planche de sept pieds de longueur y attachèrent le mort, le couvrirent d’un drap blanc, lui mirent un boulet de trente-six livres aux pieds, s’agenouillèrent une dernière fois autour de ce cadavre, puis on le lança dans l’Atlantique qui s’ouvrit en faisant ruisseler l’eau sur le tribord du Marie-Céleste.

Nicolas Houle pleura ce vieil ami qui lui avait dû la vie mais à qui il devait en échange sa position de capitaine. Cette mort fut loin de diminuer ses mélancolies.

Il répugna bientôt aux matelots d’obéir à un homme mystérieux qui avant d’être sur le Marie-Céleste pouvait bien être un brigand. On entendait souvent des conversations comme celle-ci :

— Je trouve que nous avons été fous de faire des serments au défunt capitaine Smith, disait Auger.

— Notre nouveau commandant peut nous entraîner dans de mauvaises affaires, continuait Morin,

— Laissez donc faire vous autres, répliquait Saint-Amour, vous vous faites des chimères sur la nature triste de Houle.

— Dans tous les cas, reprenait Morin, si je n’avais pas fait de promesses au défunt Smith, j’avertirais les armateurs.

Ces murmures n’échappaient point au jeune capitaine, et il tâchait de paraître joyeux quand il était au milieu de son équipage.

C’est ainsi qu’on mouilla en rade de Saint-Jean de Terreneuve, après une traversée de trente-six jours.

Une des premières choses que font les marins en arrivant dans un port est de parcourir les journaux pour avoir des nouvelles.

Parmi celles que le capitaine du Marie-Céleste lut il en fut une qui le frappa vivement, il échappa le journal et se parlant à lui-même dit comme le gagnant du gros lot à la loterie.

— Bon… enfin… enfin…

Ayant ramassé le journal il lut entre deux tons pour mieux comprendre, les lignes suivantes :

« Le gouvernement canadien vient de voter un décret d’amnistie en faveur des patriotes exilés durant les troubles de 1837-38. »

— Conclusion pratique de tout cela, dit le marin mystérieux en se pâmant de rire, c’est que demain, c’est que tantôt, le capitaine du Marie-Céleste ne s’appellera plus Nicolas Houle, mais il aura repris son vrai nom il sera redevenu Paul Turcotte !…

Oui, Nicolas Houle, cet homme sombre, ce marin mystérieux, c’était le premier fiancé de Jeanne Duval. Depuis son départ de Saint-Denis il menait une vie des plus accidentées. Depuis deux ans il était sans nouvelles de sa fiancée. C’était à dater de cette époque qu’il s’était assombri davantage et qu’il avait semblé offrir sa vie à tous les dangers.

On a compris pourquoi il avait changé de nom. Quand il était venu s’engager à bord du Great-America deux ans auparavant, il avait trouvé le capitaine Smith, dans un état de grande tristesse. En ayant demandé la cause à un matelot, celui-ci lui avait répondu que le fils du capitaine, officier dans l’armée anglaise, venait de se faire tuer dans une guerre au Canada. Paul Turcotte avait cru rêver. Celui que le capitaine pleurait et dont il maudissait le meurtrier était ce jeune militaire que lui même avait tué pour venger son vieux père.

Paul Turcotte était alors devenu Nicolas Houle.

— Ah oui, j’irai à Saint-Denis, continua le capitaine du Marie-Céleste, j’y irai. Je demanderai compte à Jeanne de son silence. La pauvre enfant puisse-t-elle ne pas être morte. — Je lui redemanderai son amour si franchement conquis.

Elle sonnait enfin cette heure de délivrance pour une cinquantaine de patriotes Canadiens-français, dispersés à l’étranger. Elle devait ramener sur le sol natal les victimes d’un gouvernement despotique qui avaient réussi à échapper à la potence. L’orphelin allait revoir son père : la fiancée son fiancé ; le père son fils, et la patrie en deuil des cœurs loyaux et des bras vigoureux, capables de la soutenir et de la fortifier dans les épreuves comme dans les triomphes.

Quand l’équipage du Marie-Céleste se mit à table pour souper, le capitaine était gai, comme on ne l’avait pas vu depuis longtemps.

Après le repas il parla ainsi à ses matelots :

— Mes amis, je comprends ce qui se passe parmi vous depuis la mort du regretté capitaine Smith ; il vous répugne d’être sous mes ordres. Vous ne savez pas qui je suis et vous avez raison de penser qu’avant d’être ici je pouvais avoir fait quelque mauvais coup. Je vais essayer ce soir de vous tirer de vos doutes… Je ne m’appelle pas Nicolas Houle, comme vous vous en doutez ; je suis ce Paul Turcotte, ce patriote de 1837 que le capitaine Smith a si souvent blâmé parce qu’il avait tué son fils sur les bords du Richelieu

Les marins se regardèrent étonnés. Ils étaient presque tous Canadiens-Français et avaient entendu parler des troubles de 37-38 et des personnes qui avaient joué les principaux rôles.

Saint-Amour demanda :

— Comment, seriez-vous par hasard le lieutenant du défunt notaire Duval, celui qui a sauté du quatrième étage de la prison de Montréal ?

— Tu l’as dit, Saint-Amour, j’étais le lieutenant de l’infortuné notaire Duval.

Saint-Amour pencha la tête et ne parla plus.

Turcotte avait souvent eu occasion de remarquer qu’il parlait plus que les autres des évènements de 37-38 ; souvent même il avait prononcé le nom de Paul Turcotte, sans savoir que ce Paul Turcotte dont il vantait tant l’audace, le courage et le patriotisme était celui-là même à qui il parlait.

Quand le premier moment de surprise créé par cette révélation fut passé, Saint-Amour reprit la parole.

— Capitaine, fit-il, puisque vous nous dévoilez ce soir un secret si surprenant, je vais vous en dévoiler un moi aussi. Vous n’ignorez pas que les patriotes ont été trahis à Saint-Denis au commencement de décembre 1837, mais vous ignorez peut-être par qui ?

— Je m’en suis toujours douté un peu, répondit le capitaine du Marie-Céleste ; mais je n’en ai jamais eu de preuves certaines. Qui voulez vous dire ?

— Je ne sais pas son nom, mais Millaut n’avait aucun intérêt à trahir les patriotes.

— Je le sais.

— N’y avait-il pas à cette époque à Saint-Denis, un jeune homme qui vous en voulait, un rival en amour, qui avait intérêt à vous voir disparaître…

— Cela se peut, répondit Turcotte.

— Or ce jeune homme, d’après ce qu’on m’a dit, ne reculait devant rien… il a cru qu’en vous livrant aux Habits-Rouges, il n’aurait plus à vous craindre comme son rival… C’est pourquoi il s’est embauché avec Millaut… La conclusion de cela est que la ligue des patriotes n’a pas été trahie par Millaut mais par un jeune homme qui en voulait à vous personnellement.

Le capitaine écoutait tout cela sans dire un mot. Il hochait la tête, et la défaite des patriotes lui apparaissait sous un nouveau jour.

— Comment as-tu su cela ? demanda-t-il.

— Il y a trois ans je naviguais avec un ancien soldat de l’armée anglaise qui avait assisté à la dernière bataille de Saint-Denis. Il m’a souvent dit que les patriotes avaient été trahis par un jeune homme maigre, à l’aise qui faisait cela non dans le dessein de toucher une prime mais pour se venger d’un jeune chef patriote son rival en amour. Le traître ne fit aucune démarche pour obtenir la prime, désirant tenir son action la plus cachée possible. Cet ancien soldat, dont je vous parle, jurait qu’il avançait la vérité. Et il m’a avoué sous serment qu’il avait vu le traître décharger sa carabine sur Millaut, mettant ce meurtre sur le compte des Habits-Rouges.

Ce jeune homme, ce vil Judas, Paul Turcotte savait qui c’était. Jusqu’alors il avait soupçonné, maintenant il était certain que Charles Gagnon était le véritable traître et qu’il était pour quelque chose dans le silence de Jeanne Duval.

Le lendemain il confiait son brick à Saint-Amour, devenu son second, et s’embarquait sur un steamer en partance pour Halifax.