Les mystères de Montréal/1/14

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 149-154).

CHAPITRE XIV

la publication


Jeanne Duval pensait que son fiancé était mort et elle avait des raisons pour penser ainsi.

Plusieurs semaines se passèrent qui furent pour Charles Gagnon autant de semaines d’observation et de méditation de projets.

Trois mois s’étaient écoulés depuis qu’un fatal numéro de journal était venu rouvrir les plaies encore saignantes du cœur de Jeanne.

La jeune fille se faisait violence pour chasser de son esprit la pensée d’un fiancé qu’elle ne devait plus revoir, comme on lui avait dit. Mais c’était au-dessus de ses forces. Elle se surprenait à penser aux doux entretiens d’antan, et à se rappeler la figure intelligente du lieutenant des patriotes.

Mais un cœur de vingt ans n’est pas fait pour pleurer éternellement sur un désastre réparable, ni pour traîner jusqu’au tombeau le poids du souvenir d’une illusion déçue.

C’était pour cela que Jeanne commençait à être plus attentive aux sourires dont les jeunes gens ne cessaient pas de l’accabler : car elle était encore belle et charmante comme en mil huit cent trente-sept.

À mesure qu’elle avait grandi en âge, qu’elle s’était développée, sa physionomie s’était perfectionnée et la jeune fille était encore plus jolie qu’à l’époque où le traître avait commencé à l’aimer.

Charles Gagnon n’avait pas abandonné la partie. Il caressait toujours le même rêve doré, dont la seul pensée lui faisait supporter bien des petites misères et regarder comme rien le temps qui s’écoulerait avant d’en voir la réalisation.

Depuis que son rival passait pour mort, il n’allait presque plus avec Antoine Martel. Mais Antoine surveillait les mouvements de celui qui l’avait perdu et qui s’était flatté de le tenir en sa possession. Il avait résolu de le laisser entrer en amour avec Jeanne et de ne le dénoncer qu’à la dernière heure. Il savait que cette dénonciation le perdrait lui-même, mais il laisserait le pays, sort qui l’attendait un jour ou l’autre — puisque Paul Turcotte, qui n’était pas mort, ne passerait pas sa vie à l’étranger et que son retour amènerait la découverte du complot.

Les jeunesses de Saint-Denis avaient organisé un grand pique-nique auquel assistaient Jeanne Duval et Charles Gagnon.

Après le repas pris sur l’herbe on commença à danser. Jeanne ne dansait pas depuis la mort de son père : elle se promenait seule sur les bords de la rivière Richelieu.

Charles vint la trouver. Il brûlait depuis longtemps de déclarer son amour à la jeune fille.

— On dirait que tu fuis toujours nos amusements, lui dit-il.

— Ce n’est pas que je fuis vos amusements, répondit Jeanne, mais depuis que mon père est mort, je n’aime pas à danser.

— Si nous nous promenions, reprit Charles.

La jeune fille accepta volontiers, car elle ne détestait plus ce jeune homme, qui en apparence, avait été si bon pour son père en particulier et pour les patriotes en général. Charles Gagnon n’avait trouvé qu’un chemin pour parvenir à l’estime de Jeanne : se faire passer pour vertueux.

— Sais-tu bien, lui dit-il, qu’il y a longtemps que nous ne nous sommes pas promenés, ensemble ?

— En effet, répondit Jeanne, et cela me rappelle un temps qui me paraît déjà bien loin.

— Il y a trois ans que nous ne nous sommes pas promenés ensemble… et j’espère que cette fois-ci n’est pas la dernière… je serais si heureux de pouvoir marcher souvent à tes côtés…

Jeanne regarda Charles avec un sourire d’incrédulité bien qu’il parlât sur un ton qui trahissait son émotion. Depuis deux ans il ne lui avait pas dit un mot d’amour.

— Ne recommence donc pas cette litanie, lui dit-elle en souriant.

— Ah, Jeanne, si tu voulais me croire une bonne fois, reprit Charles toujours avec émotion, il y a si longtemps que je veux te parler ainsi… je n’ai pas osé avant aujourd’hui ; j’ai respecté ton deuil… Si tu savais, Jeanne, comme je pense continuellement à toi…

— Tu me surprends, répondit la jeune fille, je ne m’attendais pas à une pareille déclaration de ta part. Je ne sais si tu es sincère ou si tu badines….

— Je suis sincère, Jeanne… Je puis te surprendre en parlant ainsi, mais si tu savais ce qui se passe en moi depuis trois ans, tu ne serais pas surprise.

Jeanne Duval ne savait quoi répondre. Elle continua à marcher tranquillement auprès de Charles et leurs pensées se confondaient dans le même regard.

Ils furent longtemps sans parler. Le traître de 37 attendait avec impatience une réponse en laquelle il avait confiance. Comment la jeune fille pourrait-elle le repousser lui, si dévoué pour elle ?

— Pour quelle raison me parles-tu comme cela cette après-midi ? lui demanda-t-elle.

— Parce que ton deuil est fini ; parce que ton chagrin est moins pénible et parce que tu n’es plus engagée avec personne… Laisse moi te parler comme je le désire… Je n’ai pas cessé de t’aimer un seul instant, Jeanne, quoique ma façon d’agir ait pu te faire croire le contraire

Les deux jeunes gens étaient arrivés au haut de la falaise qui domine Saint-Denis à l’est et d’où l’on a un coup d’œil magnifique qui s’étend d’un côté sur le Richelieu et de l’autre sur le village et ses concessions.

Ils entendaient dans les champs voisins la voix des travailleurs, et leurs cris faisaient contraste avec ce qui se disait sur la falaise.

— Oh regarde, dit Jeanne en montrant l’endroit où se faisait le pique-nique, vois comme nous sommes loin !

Ils retournèrent vers les autres jeunes gens et comme ils arrivaient Charles demanda à Jeanne :

— À dimanche, n’est-ce pas ?

— Oui, à dimanche, tu viendras veiller j’espère.

Ce fut une après-midi remarquable pour le traître de 37. Le reste de la journée, il fut le plus gai du pique-nique et il retourna chez lui plein d’espérance.

Comme il poursuivait bien son but.

Le dimanche suivant on eut pu le voir, vers les sept heures du soir, pimpant et gai, s’acheminer vers la maison de la veuve Duval.

C’était près et il se rendait à pied. En marchant il faisait le raisonnement suivant :

— Jeanne ne pense plus à Paul Turcotte… elle le croit mort… Après lui c’est moi qui peux le plus raisonnablement prétendre à sa main et c’est moi qui l’obtiendrai…

Jeanne Duval le reçut avec bienveillance et comme on reçoit un cavalier.

Pendant la veillée il vint sur l’à-propos de parler du jeune proscrit de 37.

— Je ne pense pas qu’il revienne au Canada, dit Charles.

— Je crois bien, répondit Jeanne, puisqu’il est mort.

Le traître s’aperçut à cette réponse qu’il avait failli se trahir. Il perdit contenance et pour se remettre il dit :

— Avoue avec moi qu’il avait de drôles idées. Il s’est conduit bien étrangement : ainsi au lieu de s’enfuir à la veille du procès de ton père il aurait pu témoigner en sa faveur…

— Ah si tu veux me faire plaisir, interrompit la jeune fille, ne parle pas de cela. Paul Turcotte est mort, respecte sa mémoire quels qu’aient été ses torts…

Depuis ce jour le traître se rendit assidûment chez la veuve Duval.

Et deux mois plus tard ceux qui assistaient à la messe à Saint-Denis, ce dimanche-là, se poussaient du coude en entendant le curé faire la publication suivante :

« Il y a promesse de mariage entre Charles Gagnon marchand de cette paroisse, fils majeur de François Gagnon et de Justine Ouimet d’une part ; et de Jeanne Duval, aussi de cette paroisse, fille mineure de feu Matthieu Duval en son vivant notaire, et d’Anna Bibeau d’autre part. Ce banc est pour la première et dernière publication. Ceux qui connaissent quelqu’empêchement à ce mariage sont tenus d’en avertir au plus vite. »

Un homme assis dans le dernier banc de la nef principale murmura entre ses dents :

— Moi, j’en connais et j’avertirai à temps !…

C’était Antoine Martel.