Les mystères de Montréal/1/13

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 138-148).

CHAPITRE XIII.

à l’œuvre.


Un matin, selon son habitude, Charles Gagnon alla au bureau de poste. Sur un signe de son complice il comprit qu’il était arrivé quelque chose par la malle de la veille.

Les deux jeunes gens sortirent et gagnèrent la grange.

Là, Antoine ne craignant pas d’être vu ni entendu, tendit une lettre au traître.

— Tiens ; fit-il, mais tu te rappelles ta promesse, déchire cette lettre devant moi.

— Mais pas avant de l’avoir lue, répondit le traître.

— Alors ; dépêche-toi, il peut venir quelqu’un.

Le marchand déchira l’enveloppe :

— De New-York : dit-il, ce n’est pas chez le voisin.

Il lut la lettre deux fois. Sa figure exprimait la colère et le contentement. Charles était fâché de voir que les amours de son rival avaient marché si bien jusqu’alors ; il était content de voir qu’il brisait tout cela et qu’il prendrait la place de Paul.

— Quelles nouvelles ? demanda le fils du maître de poste.

— Des amours… Il lui rappelle encore de bien prendre garde de se tromper : de ne pas adresser Paul Turcotte.

Puis il alluma une allumette pour faire brûler la correspondance. Mais Antoine, lui ayant fait remarquer le danger qu’il y avait pour le feu dans cette bâtisse à demi-remplie de foin, il déchira la lettre en une infinité de petits morceaux qu’il jeta au dehors et que le vent du matin dispersa dans toutes les directions.

— Bien habile, dit-il, qui découvrira dans cela, une lettre de Paul Turcotte.

Les deux malfaiteurs se séparèrent pour aller chacun à leur ouvrage.

Trois semaines après une autre lettre arriva à l’adresse de Jeanne Duval ; elle subit le même sort que la précédente. Il en fut ainsi de quatre autres qui arrivèrent à des intervalles plus rapprochés.

Le traître étudiait l’effet que cela produisait sur la fiancée du proscrit. Elle allait au bureau de poste plus souvent et laissait des lettres à l’adresse de l’exilé.

Un jour qu’on lui répondit qu’il n’y avait rien, elle fit entendre un soupir et alla prier à l’église.

Dans le village on disait tout bas, que la fille du défunt Matthieu Duval perdait son simulacre de gaieté conservé après la mort de son père.

Charles et Antoine étaient liés d’une amitié étroite, comme le sont les amitiés criminelles. Néanmoins, pour ne pas donner à soupçonner, ils allaient rarement ensemble.

Le fils du maître de poste devint en quelques semaines un tout autre individu. Depuis son entrée dans le complot, il avait renoncé aux pratiques de religion que l’église ordonne à ses enfants. Il n’allait à la messe que pour la forme et n’avait plus d’aptitude à s’approcher des sacrements ; car il lui aurait fallu sortir du complot. Ce n’était pas facile.

Sur les entrefaites un événement douloureux jeta le deuil dans la paroisse et faillit tirer Antoine de son état de crime. Ameline Lanctôt, sur le point de se marier avec lui disparut de ce monde après une courte maladie.

La jeune fille lui dit en mourant :

— Continue d’être vertueux, Antoine, et nous nous rencontrerons là-haut.

L’époque qui suivit cette mort, fut pour le complice, une époque de découragement et de remord.

Il regarda la perte d’Ameline comme un châtiment de Dieu et il rentra en lui-même. Les dernières paroles de la jeune fille qu’il avait tant aimée tintaient à ses oreilles : « Nous nous rencontrerons là haut, répétait-il, non c’est faux ; si je ne change pas de vie ces paroles ne se réaliseront pas. »

En proie à cette pensée il s’arrêtait dans son ouvrage et réfléchissait. Il regrettait de s’être laissé corrompre ; il voulait sortir de cette vie criminelle.

Il résolut d’aller trouver Charles Gagnon pour lui demander une somme considérable. S’il était refusé il sortirait du complot.

Un soir il se rendit chez son séducteur qu’il trouva seul au magasin. Du premier coup d’œil Charles vit qu’il était abattu et chagrin.

Antoine lui dit, sans lui souhaiter le bonsoir :

— Tu m’as entraîné dans une mauvaise affaire.

— Comment cela ? fit le jeune marchand avec inquiétude, est-il arrivé quelque chose de fâcheux ?

— Non ; mais tout de même nous agissons mal.

Le traître fut rassuré.

— Tiens, fit-il, tu as des bleues ; il ne faut pas se laissé abattre comme ça. La perte d’Améline n’est pas irréparable.

— Pour moi, elle l’est… C’est un châtiment que Dieu m’envoie… J’ai voulu priver Jeanne de son fiancé, il m’a privé de ma fiancée… Tout cela est de ta faute… Si tu m’avais laissé tranquille chez moi…

— Veux-tu me reprocher de t’avoir acheter quelques lettres à des prix fous ? interrompit le traître d’une voix brève.

— Une telle marchandise ne se paie jamais assez chère.

— Alors tu trouves ton salaire trop mince ?

— Oui, car pour une petite somme, je cours un risque terrible et je me damne…

— Tu le savais avant d’agir ; pourquoi n’as-tu pas fait ton prix en conséquence ?

— Je ne connaissais pas le rôle infâme que tu me ferais jouer… Tu m’as plongé dans un abîme.

— Je ne t’ai pas plongé dans un abîme, c’est faux. Tu es aujourd’hui dans tes grandes tristesses.

— Aujourd’hui, je vois clair : j’envisage la situation connue j’aurais dû l’envisager d’abord.

Martel était excité. Ses yeux caves lançaient des regards perçants au traître.

— Eh bien, continua-t-il, es-tu décidé à me donner de l’argent ou à abandonner ?

— Il me semble que je t’ai payé, même plus que nous étions convenus.

— Pour le faible montant que j’ai reçu, il est impossible d’aller plus loin dans un ouvrage aussi sale, aussi difficile et aussi dangereux à faire.

Le marchand patientait, mais le sang lui montait à la figure. Dans les circonstances semblables son habitude était de se ruer sur son adversaire et la dispute se terminait par une lutte à bras le corps.

Il se contenait et demanda presque avec bonhomie :

— Quelle saleté, quelle difficulté et quel danger rencontres-tu ?

— On brise le bonheur de deux jeunesses, voilà le côté sale, répondit Antoine en parlant sous le nez de son ancien ami. Chaque soir à l’arrivée du courrier il faut faire en sorte d’être seul au bureau : ce n’est pas difficile, je suppose. Que Paul Turcotte revienne au pays — et il reviendra…

— Il reviendra ! interrompit Charles, sur quoi t’appuies-tu pour dire cela ?

— Sur le gros bon sens. Penses-tu que Paul Turcotte qui aime Jeanne, va rester longtemps sans avoir de ses nouvelles ?

— Mais s’il met le pied en Canada, je le fais arrêter, et il sera condamné à la corde ou au pénitencier.

— Il échappera à tout cela, comme il l’a déjà fait… J’étais donc à te dire que Paul, rentrant en Canada, je suis arrêté et condamné au moins, à cinq ans de pénitencier. Ce n’est pas dangereux ?

Le marchand esquissa un demi-sourire forcé. Il méditait les dernières phrases de son complice.

Depuis cinq semaines il vivait dans l’espérance et ce soir, sur une simple supposition de Martel, cette espérance s’évanouissait pour faire place au peut-être, à un peut-être plus cruel que la certitude.

Charles réfléchit durant un instant puis se laissant tomber sur un banc il dit en riant aux éclats :

— Pauvre diable de Martel, tu parles bien pour rien. Ignores-tu que je te tiens entre mes mains. Je n’ai qu’un mot à dire et tu vas passer la plus belle partie de ta vie au pénitencier… Tu t’es rendu coupable de vol de lettres. Le mieux pour toi est de continuer à me servir : sinon on découvrira la trame et ce n’est pas moi qui en souffrirai le plus.

— Infâme ! rugit le cavalier de la défunte Améline Lanctôt en s’élançant sur Charles pour le saisir à la gorge ; prend garde, je dénonce tout…

— Oh non ! tu ne le feras pas…

— Je le puis et si tu me pousses à bout je le ferai.

On voyait sur les lèvres du traître un sourire malin : il tenait sa victime.

Le fils du maître de poste s’éloigna la rage dans le cœur.

— Ah ! balbutia-t-il en s’acheminant sur le chemin du roi, Charles Gagnon agit bassement, je me vengerai, je le jure par le souvenir sacré d’Améline : jamais il n’épousera Jeanne Duval.

Il passait alors devant le cimetière et l’épitaphe blanche d’Améline Lanctôt frappa ses yeux. Il s’arrêta un instant comme pour se rappeler son bonheur passé et il continua en pensant :

— Charles n’épousera jamais la fiancée du proscrit… Je le dénoncerai à temps : rira bien qui rira le dernier !

Quatre mois après la confiscation de la première lettre il en arriva une dernière venant de Paul. Elle contenait les dernières paroles d’un amoureux qui se croit abandonné.

Elle était écrite d’une main tremblante. Martel reconnut à peine l’écriture de son ami d’autrefois.

Il la passa à Charles qui eut un sourire de satisfaction en voyant son œuvre. Il alluma une allumette et mit le feu à la lettre. En un clin d’œil elle ne fut plus qu’un peu de cendre, à peine de quoi remplir un dé.

Peu après le jeune marchand fit un voyage d’affaire à Montréal et le lendemain de son retour on lisait dans les colonnes du Hérald l’entrefilet suivant :

« Fin tragique d’un jeune Canadien-français

« Le World de New-York nous apprend que le trois-mâts Great-America est arrivé en cette ville venant des Indes, après avoir essuyé une rude traversée. Un matelot a été emporté à la mer. C’était un jeune Canadien-français qui venait de Saint-Denis de Richelieu. Il était grand, bien bâti et avait les cheveux noirs. Il menait une existence des plus singulières et on n’a jamais pu savoir son vrai nom. On dit qu’il avait laissé le Canada en mil huit cent trente-huit après avoir joué un rôle déloyal durant la guerre. »

Cette nouvelle était fausse et on comprend qui en était l’auteur. Elle se répandit sur les bords du Richelieu comme une traînée de poudre et causa une grande surprise.

Jeanne Duval ajouta foi à cette rumeur. Cela lui expliquait le long silence de son fiancé. Elle prenait le journal et le relisait, analysant chaque mot, se demandant dans quel sens on pouvait, on devait le prendre.

Dans de telles circonstances, à la campagne, ou va consulter le curé. Son opinion ouvre de nouveaux horizons à la pensée et son conseil est le bienvenu.

Non seulement le curé Demers était l’ami de la famille Duval mais il était pour elle un second père. Il l’avait consolée en mil huit cent trente-sept et trente huit, et s’intéressait à elle d’une manière spéciale. Il la visitait souvent et donnait des conseils à madame Duval pour gérer ses biens. L’amour qu’il portait aux orphelins eut pu leur faire oublier qu’ils étaient sans père, si un père pouvait s’oublier.

Jeanne se rendit au presbytère avec sa mère pour savoir ce que le curé pensait de cette nouvelle et pour en converser avec lui.

Le vénérable prêtre se promenait devant le presbytère en lisant son bréviaire. Après leur avoir souhaité le bonjour, il les introduisit dans son salon, où il recevait ses paroissiens.

Il essaya de consoler la jeune fille ; il lui dit que Paul Turcotte par la vie qu’il menait était exposé à être considéré comme mort ; puis une seconde après il avait d’autres idées et ajoutait intérieurement : « Pauvre jeune fille, tu peux te chercher un autre fiancé. »

Plusieurs semaines se passèrent sans qu’on reçût d’autres nouvelles. L’opinion générale était que le marin était mort et le curé dit à Jeanne, résignée à tout entendre :

— Mon enfant vous feriez aussi bien d’oublier Paul Turcotte.

Et à la veuve il dit :

— Il y a là, madame — et il toucha sa soutane à l’endroit du cœur — je ne sais quoi qui me dit qu’il reviendra dans la paroisse aussi fidèle qu’au jour du départ. N’en parlez pas à Jeanne : il faut à tout prix la tirer de l’état d’incertitude où elle est, car vivre dans cet était lui serait funeste.

Madame Duval avait une confiance illimitée en l’abbé Demers. Elle regarda son pressentiment comme une prophétie d’un bon augure.

Les jeunesses patriotes de Saint Denis chantèrent un service à celui qui les avait conduit à la bataille en mil huit cent trente-sept et trente-huit.

Une demi-heure avant la cérémonie, la foule encombrait le perron de l’église. On entendait des conversations comme celle-ci :

— Quelqu’un qui a du chagrin, c’est mademoiselle Jeanne Duval : elle l’aimait tant ! disait Pit Lalonde en vidant sa pipe.

— C’est une grande épreuve pour elle, reprenait Luc Allaire. Aussi depuis qu’elle est sans nouvelle, elle est pâle comme une morte.

— À propos savez-vous ce que le curé a dit à la veuve ? demanda Ovide Héron.

— Non… non… répondit-on.

— Il a dit : « Un jour ou l’autre Turcotte reviendra au pays. »

Celui qui eut observé le traître Charles Gagnon l’eut vu se mordre la lèvre inférieure et se jeter en arrière du groupe pour se dissimuler. Un gaillard qui se tenait à l’écart s’avança pour parler :

— Qui lui a dit cela au curé ? fit-il. Ce n’est pas à parler latin qu’on vient à connaître l’avenir.

Ce gaillard était Antoine Martel.

— C’est vrai ce que tu dis là, mais le curé a peut-être des raisons pour parler comme cela.

— Alors tant mieux, et je souhaite que sa prophétie s’accomplisse.

Le dernier coup sonna et tous entrèrent dans l’église.

Agenouillée dans le banc de la famille, Jeanne priait avec ferveur. Le prêtre monta à l’autel et offrit le saint sacrifice pour celui qui, à mille lieues de là demandait à Dieu de lui ouvrir les portes du Canada et de lui rendre sa fiancée.