Les mystères de Montréal/1/17

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 175-183).

CHAPITRE XVII

le revenant


Le mardi qui suivit la publication, Charles Gagnon fut debout de grand matin et sourit à l’aurore d’un beau jour. Le mariage devait avoir lieu ce matin là.

Aux yeux de ses co-paroissiens le traître était maintenant un homme sage, mais aux yeux de Dieu c’était ce pécheur endurci, comblé à dessein de succès.

En s’habillant il repassait dans sa mémoire les obstacles qu’ils avaient vaincus pour arriver à ce résultat. Il revoyait ses exploits écrits sur une longue liste, et il s’arrêtait pensif en mettant son habit de drap fin taillé par mademoiselle Lauriault, la meilleure modiste du comté.

C’était un va-et-vient dans la maison : les mariés devaient déjeuner là au retour de la messe.

Le père François Gagnon faisait préparer les voitures et voyait aux chevaux. Julie, sa femme, courait ça et là, donnait un coup de main à l’un et faisait une suggestion à l’autre.

Chez la veuve du notaire on faisait aussi des préparatifs. Ce matin là Jeanne avait repris son sourire d’autrefois et avait déposé son deuil pour revêtir sa toilette de mariée.

Chez elle aussi les souvenirs viennent se heurter en foule. En premier lieu celui du proscrit qu’elle n’a jamais pu oublier complètement et pour qui elle récite un Ave Maria tous les soirs.

Il était six heures, et le mariage devait avoir lieu à sept, quand une barouche contenant deux personnes s’arrêta devant la résidence de madame Duval.

Le cheval était blanc d’écume et, comme disaient les habitants ; « n’avait plus formance d’animal ».

Il fallait que les voyageurs fussent partis de bien loin et venus bien vite pour abîmer leur bête à ce point.

L’un était un cultivateur de Saint-Hilaire : l’autre un étranger, puisque personne ne le connaissait. Il sauta à terre et d’un pas rapide gravit le perron de la maison et frappa à la porte.

On le fit entrer dans le salon et la veuve du notaire ne se fit pas attendre. En la voyant, Paul Turcotte — car c’était lui — la reconnut mais, comme elle avait vieilli depuis ce soir de 1838 où il l’avait vue pour la dernière fois ! Elle le salua poliment et il vit qu’il n’était pas reconnu.

Paul Turcotte avait bien changé pendant ces quatre années passées sur mer. D’un côté le chagrin, le doute, l’inquiétude et les tristesses fréquentes ; de l’autre le changement continuel de climat, de zone, les voyages sur mer, exposé au soleil et aux gros vents, et les manœuvres difficiles et dures, tout avait contribué à ce changement.

— Je vous dérange peut-être, madame, mais j’ai quelque chose d’important à vous dire, fit-il.

— Vous ne me dérangez pas du tout, répondit madame Duval, sans savoir, monsieur, à qui j’ai l’honneur de parler je suis prête à vous écouter.

Paul s’était placé à dessein dans un coin obscur du salon : les rideaux étaient baissés et à cette heure matinale la clarté n’était pas encore complète.

— Votre fille, continua-t-il, si je ne me trompe, doit se marier dans la minute.

Madame Duval devenait intriguée.

— Dans une heure, répondit-elle, ma fille aînée sera madame Charles Gagnon.

Un frisson passa sur le corps de l’étranger.

— Madame Charles Gagnon ? fit-il, mais votre demoiselle ne s’était-elle pas fiancée à un nommé Turcotte… Paul Turcotte ?…

— Vous avez raison, monsieur, mais le malheureux Paul Turcotte n’est plus de ce monde et pourquoi venez-vous ce matin mentionner un nom auquel se rattache une histoire triste ; un nom que nous ne pouvons pas entendre prononcer sans tressaillir. Laissez-le dormir dans le fond de l’Atlantique.

L’étranger baissa la tête, affecté qu’il était.

— Paul Turcotte est mort, dites-vous. En avez-vous jamais eu la preuve ? demanda-t-il.

— Comment, fit madame Duval en se redressant sur sa chaise, cet infortuné jeune homme vivrait-il encore ?

Le capitaine du Marie-Céleste sortit alors de l’obscurité où il se trouvait et faisant un pas vers la veuve il dit :

— Mais, madame Duval, j’ai donc bien changé que vous ne me reconnaissez pas…

La femme du condamné politique se leva mue par un mouvement de surprise.

— Est-ce possible !… Paul ! fit-elle après un moment de silence, comment êtes-vous ici ce matin, vous qu’on croit mort…

— Par un hasard béni, madame.

— Mais d’où venez-vous ?… qu’avez-vous fait ?…

— Vous êtes surprise, madame, vous le serez encore davantage quand je vous aurai dit et prouvé que votre fille a publié avec un meurtrier, avec celui qui a trahi les patriotes en 37, dans la nuit du 2 novembre.

— Non… Paul…

— C’est incroyable… cela paraît impossible même, mais Charles Gagnon a juré de posséder Jeanne et il n’a reculé devant rien… Roch Millaut n’a été que son instrument. Et ce ne sont pas les Habits Rouges qui ont tiré sur Millaut mais Charles lui-même dans la crainte d’être découvert… Sans doute qu’il a fait beaucoup d’autres choses que nous ignorons.

La femme du condamné politique voulait interroger le revenant et ne savait par quelle question commencer tant elle en avait à lui faire et tant elle était étonnée…

— Vous me surprenez… lui dit-elle, et je ne puis en croire mes yeux… Et que faites-vous maintenant ?…

— Je suis capitaine du Marie-Céleste. J’ai attendu longtemps à l’étranger l’heure de l’amnistie ; je la croyais venue, mais malheureusement…

— En effet l’amnistie n’est que partielle.

— Oui, mais j’ai pris le temps de venir demander compte à Jeanne de son long silence…

— De son silence, dites-vous. Mais n’est-ce pas vous qui avez cessé le premier de correspondre ?

— Oh non, loin de là, madame.

— Je suis positive du contraire. Jeanne a envoyé lettre sur lettre et elles sont toutes restées sans réponse.

— Tiens c’est drôle cela ! J’ai justement fait la même chose… J’ai été jusqu’à écrire au curé Demers. Silence sur toute la ligne. Ce coquin de Charles doit connaître ça lui.

— Comment apprendre cela à Jeanne, fit madame Duval en soupirant, elle qui met la dernière main à sa parure de mariée… Pauvre enfant elle n’a quitté le deuil qu’hier… Et Charles Gagnon qui a été si bon pour nous depuis la mort de mon mari…

— Il n’a rien épargné, madame Duval, pour s’attirer l’amour de Jeanne et l’estime de la famille.

— C’est donc un hypocrite…

— Très habile. Et vous verrez que les événements me donneront raison.

Madame Duval sortit du salon et monta trouver Jeanne. Comment lui apprendre cela. La jeune fiancée vint à son secours.

— Quelle est donc cette voiture qui vient d’arriver ? demanda-t-elle.

— Ma fille, es-tu disposée ce matin à apprendre une grande nouvelle ?

— Mais qu’est-ce donc ? vous êtes toute bouleversée.

— C’est si surprenant…

— Quoi…

— Tu sais Paul Turcotte…

— Oh mon Dieu, pourquoi en parlez-vous ce matin !

— Il paraîtrait qu’il n’est pas mort.

La fiancée du traître sentit un grand malaise l’envahir puis elle pâlit et dit en s’approchant de sa mère.

— Ah ! maman, dites-moi ce que vous savez, ne craignez pas, parlez…

— On dit que c’est Charles qui a fait courir le bruit de sa mort afin de t’épouser et que Paul est aussi vivant que toi…

— Mon Dieu, serait-ce possible !…

Jeanne lisait dans la figure de sa mère… Le cœur de cette femme qui avait tant souffert, brisé par des scènes sanglantes qui s’étaient terminées au pied de l’échafaud, ne pouvait plus cacher ses impressions.

— J’ai tout compris, dit la jeune fille, Paul n’est pas mort et il arrive à temps…

La veuve eut un sourire navrant.

— Oui, fit-elle, Paul Turcotte est dans le salon. Et il paraît que Charles Gagnon est le plus fin hypocrite du Canada.

Cette nouvelle n’eut pas un mauvais effet sur Jeanne, habituée qu’elle était aux événements inattendus. L’arrestation et la condamnation de son père l’avaient impressionnée davantage.

On descendit au salon. La fiancée entra la première.

— Paul ! s’exclama-t-elle, en s’élançant vers le proscrit et en lui serrant la main avec effusion comme une personne qui demanderait : D’où venez-vous ?… Pourquoi nous avoir causé tant de chagrin ?…

— Jeanne, répondit le proscrit, qu’avez-vous donc fait.

Une contrainte visible s’établit entr’eux se tutoyant naguère maintenant intimidés d’être en présence l’un de l’autre.

La fille du notaire rompit ce silence froid :

— Mais comment se fait-il que vous arriviez juste à temps pour les noces ?

— Voici mon histoire en deux mots. En 1837 c’est Charles Gagnon qui a poussé Roch Millaut — que vous n’avez pas oublié sans doute — à nous trahir ; c’est lui même qui a tué ce traître : depuis il m’a fait passer pour mort afin d’obtenir votre main. Il savait que vous seriez fidèle au serment de 37 et que vous n’en épouseriez jamais d’autre tant que je vivrais… J’ai lieu de croire que si nous avons cessé de correspondre c’est grâce à lui :

— Et cette noyade qui a paru sur les journaux ?

— Une noyade ?…

— Eh oui, votre mort a paru sur les journaux, répondit Jeanne.

Le capitaine partit d’un éclat de rire.

— Certes, Gagnon a-t-il poussé l’audace jusque là ?

— Nous ne savons pas si c’est lui, dit madame Duval en haussant les épaules, dans tous les cas nous avons lu votre mort.

La fiancée se leva et dit en sortant du salon.

— J’ai même conservé un numéro de ce journal ; vous allez voir.

Ce fatal numéro du Herald la jeune fille le conservait précieusement parmi d’autres souvenirs de l’époque.

La veille en revoyant ces papiers en compagnie du jeune marchand elle avait été sur le point de le déchirer ; mais elle l’avait mis avec des journaux ayant trait aux troubles de 37-38.

Le capitaine prit le journal et lut à l’entête « Fin tragique » l’entrefilet que nous connaissons déjà.

— L’infâme, dit-il, il est certainement pour quelque chose dans cette rumeur.

Il s’arrêta un instant pour songer, puis comme s’il eut trouvé la solution de l’énigme il dit :

— Ah ! Je comprends toute l’affaire… c’est une preuve que ce Gagnon a lu mes lettres… Ce journal est du… du… 28 avril 1839, eh bien je me souviens de vous avoir écrit vers cette époque une lettre dans laquelle je disais la mort tragique d’un de nos hommes emporté à la mer… Charles n’a eu qu’à changer les noms…

— Alors il nous a donc trompés.

— Oui, Jeanne, et nous en découvrirons bien d’autres, si cela continue. Je n’ai pas prié inutilement et c’est Dieu qui me fait revenir ce matin pour demander un amour que j’avais si bravement conquis.

La jeune fille rougit et dit en baissant la tête :

— Dans tous les cas, à un autre matin les noces de Charles Gagnon.