Les mystères de Montréal/1/12

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 113-137).

CHAPITRE XII

nicolas houle


Parmi les navires qui faisaient le commerce entre Terreneuve, les États-Unis et les Antilles, en mil huit cent quarante se trouvait le Marie-Céleste, un voilier jaugeant quatre cent soixante-dix tonneaux et appartenant à la compagnie Hearn & Scott, de Boston.

C’était un brick comme presque tous ceux de la marine marchande. Plus solide qu’élégant, et plutôt sûr que rapide, il ne trahissait pas les espérances de ses armateurs.

Il avait cent pieds de la proue à la poupe et trente de tribord à babord, était de construction américaine, n’avait qu’un pont et son grand mât avait soixante pieds.

Quand on le voyait sortir du port par les gros temps, le pavillon américain au perroquet d’artimon, on ne craignait pas pour son sort et on était certain de le voir revenir de son voyage. Dans l’hiver de mil huit cent quarante il allait de Terreneuve à Porto-Rico avec un chargement complet.

Son capitaine John Smith louvoie dans la cinquantaine. Sans être un bel homme, il a de l’attrait. Cette pause énergique, cette figure mâle sont celles d’un homme habitué à commander, d’un marin qui regarde le danger avec calme ; aussi la discipline règne-t-elle à bord.

On voyait suspendu dans sa cabine, à la tête de son lit, le portrait d’un blond jeune homme portant le costume des officiers de l’armée anglaise. Au bas écrit de la main du capitaine étaient ces mots :

Harry Smith, âgé de vingt-six ans, capitaine au 3ième bataillon de S.M. la Reine Victoria, tué à Saint-Denis de Richelieu, Bas-Canada, le 1er  décembre 1837.

Ce portrait ressemblait quelque peu au second du Marie-Céleste. Celui-ci cependant était plus robuste et sa chevelure plus foncée. C’était un beau jeune homme avec des yeux mélancoliques jusqu’à la rêverie.

On le surprenait parfois appuyé sur le bastingage ou assis sur la passerelle, comme en proie à une idée fixe. On l’aurait cru monomane si ses actions n’avaient point affirmé le contraire.

Ceux qui vivaient dans l’intimité du contre-maître remarquaient qu’à certaines époques de l’année, il s’assombrissait davantage, devenait abattu et souvent se laissait tomber dans sa cabine comme affecté. Où chercher la cause de ces agissements singuliers ? Dans une aventure du passé sans doute. Mais cette aventure personne ne la connaissait.

La tristesse de ce brave marin, qu’en voyait quotidiennement s’exposer au danger, intriguait vivement le capitaine et les matelots. D’autant plus que le contre-maître semblait entourer ses antécédents d’un mystère que les hommes du bord essayaient en vain de pénétrer.

Interrogé maintes fois sur ce sujet, le second répondait d’une manière évasive qu’il avait autrefois habité l’Acadie et qu’étant devenu orphelin, n’ayant plus rien qui le retenait au pays, il s’était fait marin.

Il se donnait le nom de Nicolas Houle et son parler trahissait en effet son origine française.

Le capitaine Smith se souvenait de l’avoir engagé à Portland, dans le Maine, trois ans auparavant comme matelot.

Une après-midi qu’une partie de l’équipage composé presqu’en entier de Canadiens-français des bords du Saint-Laurent, prenait son repos, André Saint-Amour, un matelot, dit aux autres :

— Ah ça ! nous avons un type de second : bon marin, je veux bien croire, mais incompréhensible.

— Oui, répondit Longpré en penchant la tête d’un air pensif, nous avons en effet un contre-maître énigmatique. Et avez-vous jamais pensé vous autres à ce qu’il était avant d’être parmi nous.

— Pour ma part je me suis souvent posé cette question, reprit Roch Morin… Je pense que nous avons comme second un individu sous le coup de la loi et caché sous un faux nom… Car on n’a pas l’air suspect pour rien…

— Comment ; demanda le capitaine, Houle a-t-il repris sa mine de condamné à mort ?

— Oui, capitaine, et rien de surprenant en cela : nous sommes au commencement de février et le brick fuit le nord.

L’apparition de Nicholas Houle sur le pont mit fin à cette conversation.

C’était un homme encore dans sa jeunesse — vingt-cinq ans au plus — mais il avait dû beaucoup souffrir déjà. Sur sa figure hâlée par le soleil de la mer se voyait la trace d’une grande infortune.

Il dit au capitaine en lui tendant un papier :

— Capitaine, voici le relevé, nous sommes à 42° 12″ latitude nord et 8° 30″ longitude ouest, méridien de Greenwich.

Le capitaine prit le papier sans répondre. D’un coup d’œil il avait reconnu avec sa perspicacité de marin la physionomie sombre de son assistant.

Ce dernier regagna le bureau du bord. Il fut surpris de voir le capitaine entrer à sa suite puis se croisant les bras sur la poitrine lui demander comme un homme découragé :

— Ne me dévoileras-tu jamais le chagrin qui te ronge ?…

— Capitaine, répondit Houle d’un air presque gai, croyez-moi donc une bonne fois pour toutes : je n’ai rien. Cessez de voir de la tristesse là où il n’y en a pas.

— Tu persisteras donc toujours dans tes redites ! Autrefois tu étais joyeux ; aujourd’hui tu es si sombre…

— La gaieté n’appartient pas à tout le monde.

— Alors jure que tu ne caches rien de fâcheux.

— Je ne puis faire un tel serment.

— Cela suffit… Il y a dans ton passé des choses que tu as intérêt à cacher. Pourtant j’ai plein droit d’avoir une part dans tes adversités, car je te dois la vie… Rappelle-toi que depuis l’année où ensemble nous avons échappé au naufrage du Great-America, où, dans le port de New-York, je t’ai juré un dévouement éternel, je suis pour toi un père : sois pour moi un fils…

Comme il le disait, le capitaine Smith devait la vie à ce marin sombre et taciturne. La connaissance de ces deux hommes datait de deux ans seulement et il y avait déjà tout un roman.

Quatorze mois avant les événements racontés dans ce chapitre, John Smith commandait le Great-America, avant parmi ses simples matelots son second d’aujourd’hui. Un orage épouvantable, imprévu et si commun aux tropiques s’était abattu un jour sur le navire qui avait sombré, perdu corps et biens. Nicholas Houle au milieu du naufrage, saisit le capitaine inanimé, et le coucha sur un quartier de dunette transformé en radeau. Quand Smith revint à lui, sa femme et ses deux seuls enfants étaient au fond de l’abime. Lui et Houle étaient les seuls survivants. Par reconnaissance le capitaine avait instruit son sauveteur dans les affaires de la marine, puis, ayant été nommé peu après au commandement du Marie-Céleste, il en avait fait son second.

Le vieux marin continua :

— Sois pour moi ce fils que les révoltés du Bas-Canada, ces monstres d’iniquités, m’ont enlevé en mil huit cent trente-sept.

À ces paroles le second tressaillit d’une manière visible.

— Oh tu sais, acheva le capitaine en sanglotant, on me l’a tué dans la force de l’âge. Mais la providence t’a envoyé pour le remplacer dans mon estime… Que ma confiance soit donc réciproque…

Ces paroles furent autant de reproches qui percèrent le cœur du malheureux jeune officier.

— Comment pouvez-vous avoir de pareilles idées ? demanda-t-il. Vous savez bien que votre fils n’a pas été tué par des barbares mais qu’il est tombé en luttant vaillamment contre des hommes qui soutenaient leurs droits opprimés ; vous savez bien aussi que je vous regarde comme mon père d’adoption et que je n’ai rien de caché avec vous… Cependant il est des secrets de famille qu’on ne doit jamais dévoiler.

— Pour moi il n’en est pas…

— Capitaine !…

— Tu me décourages… Tu fais naître des doutes dans mon esprit…

Et Smith tournant le dos à Nicolas Houle quitta brusquement le bureau, laissant le second à ses inexplicables rêveries…

Sur les entrefaites le Marie-Céleste arriva aux Antilles.

La première chose que l’on aperçoit de l’île de Porto-Rico est son pic Aquadilla, visible, en temps clair, à vingt-cinq milles en mer. Puis en approchant se déroule devant le marin, des côtes fertiles où croissent en abondance, l’arbre à coton, la canne à sucre, le café et le cocoa. Au milieu des plantations bien entretenues s’élèvent à de faibles distances les unes des autres, des maisons, basses cependant, mais travaillées avec tant d’art quelles sont un ornement pour la campagne.

La beauté du climat, le pittoresque du site, la verdure luxuriante, le caractère chevaleresque et la fraicheur des créoles, tout est fait pour séduire dans cette île de Porto-Rico où se joue un printemps éternel.

San-Juan est la capitale de ce pays enchanteur. Ce que le voyageur remarque en y débarquant est le nombre prodigieux de nègres assis le long des quais. Puis jetant les yeux sur la ville bâtie en amphithéâtre, il voit des rues à angle droit, quelques coupoles, style mauresque, et des maisons la plupart à un seul étage — à cause des tremblements de terre — blanches et avec vérandas donnant sur la mer.

C’est la coutume parmi les marins que le commerce attire à San-Juan d’aller à terre tous les soirs pour se divertir soit sur les places publiques soit au café « Aquila Bianca ».

Bâti non loin du port, au coin de deux rues obscures, cet établissement est très populaire parmi les marins, et plusieurs, à cause des scènes dont ils y ont été témoins, en emportent un souvenir qui n’est pas le même pour tous.

Tous les soirs l’« Aquila Bianca » regorge de clients. Capitaines et matelots s’assoient autour des trente petites tables disposées dans la salle principale et font la partie de cartes ou causent en vidant un carnero de Jamaïque.

On s’échauffe parfois et il en résulte des chicanes.

On joue de la garcette, du poignard, du pistolet même et souvent il arrive qu’en deux minutes il y a quelques individus de moins dans l’île de Porto-Rico.

Le second du Marie-Céleste, comme s’il eût voulu changer ses idées sombres, se rendait quelque fois à l’« Aquila Bianca ».

Un soir il s’y rendit avec Saint-Amour et Longpré. Ils engagèrent la partie de cartes, ayant choisi comme quatrième, Chesterfield, officier sur La Dominica.

Chestertield jouait avec Longpré et Saint-Amour avec Houle.

Ils en étaient arrivés à leur cinquième partie, quand Houle remarqua, appuyé sur le cadre de la porte, un homme de six pieds, portant barbe rousse, chapeau panama et chaussé à la hussarde.

— Un bel homme, fit-il.

— Comment, exclama Chestertield, Blackador ! Je le croyais parti pour le sud.

— Et qu’est-ce donc que ce Blackador que vous semblez craindre ? demanda Houle.

— Un marin, et vous ne connaissez pas Blackador ? Il faut que vous soyez bien étranger dans ces parages.

Le second du Marie-Céleste approcha sa chaise de celle de Chesterfield et dit sur un demi-ton :

— Dites-moi donc ce que c’est que ce Blackador.

— C’est un pirate redoutable, fort comme un lion et effronté comme un jaguar. Voyez le ici : eh bien il ne sortira pas avant de s’être battu car il veut rencontrer son maître qu’il n’a pas encore rencontré.

Houle écoutait et mesurait du regard le nouvel arrivé encore appuyé sur le cadre de la porte.

C’était en effet un homme terrible que cette terreur de la mer des Caraïbes. Il était d’une taille colossale et avait une figure si féroce que le plus audacieux des Porto-Ricains n’osait l’approcher.

Sa figure pivelée, encadrée d’une barbe et de cheveux roux offrait un aspect farouche que la pâleur de son costume de toile blanche faisait ressortir davantage.

Longpré et Saint-Amour riaient sous cape en entendant parler l’officier de La Dominica. Sachant que leur second était bon pour lutter contre n’importe lequel individu, ils auraient donné leurs salaires d’une semaine pour le voir entrer en lice avec ce Blackador.

À ce moment le pirate s’avança dans la salle et s’assit à une table avec deux de ses compagnons.

On leur servit un carnero de jamaïque puis un deuxième, puis un troisième. En buvant ils examinaient les clients attablés.

Il y en avait environ quatre-vingt. Comme il passait neuf heures le plus grand nombre des matelots étaient retournés à bord. Il ne restait plus que des officiers avec leurs compagnons et des Espagnols de la ville.

Chesterfield dit à voix basse :

— Regardez s’il examine partout à qui il va engendrer chicane… Houle, vous allez assister à une scène je vous le promets.

— S’il vient ici nous le calmerons, répondit Houle.

— Ah ! ce n’est pas facile, croyez-moi. Depuis cinq ans que Blackador vient à l’« Aquila Bianca », il n’a pas encore rencontré son maître.

Longpré jeta un œil sur son second qu’il savait d’une jolie force et dit :

— Il peut le trouver au moment le moins attendu.

Blackador devenait insolent, se promenait dans la salle, insultant l’un, renversant le verre de l’autre et provoquant tout le monde.

On prêtait peu d’attention au jeu de cartes. Plusieurs joueurs s’étaient arrêtés au milieu de la partie et l’ambition s’était éteinte comme par enchantement. L’« Aquila Bianca » allait être témoin d’une de ces scènes qu’on se raconte le lendemain en se montrant des taches de sang.

En passant devant la table de nos quatre joueurs le pirate donna un coup de poing sur le verre de Houle qui roula par terre, se cassant en morceaux.

Chesterfield, Longpré et Saint-Amour regardèrent leur compagnon. Il ramassait tranquillement les pots cassés.

— Montrez donc à ce gaillard ce que vaut un Canadien, dit Longpré en rougissant de colère.

Le second du Marie-Céleste répondit en souriant :

— Je l’aurais fait depuis longtemps si ce gros revolver n’était pas pendu à sa ceinture : il peut me flamber la cervelle.

— Une idée, fit Longpré.

— Quoi donc ?

Sans répondre le matelot se leva sur la pointe des pieds et suivit le pirate. Il parvint sans être aperçu à quelques pas de lui ; alors allongeant le bras il donna un coup sec et enleva le pistolet.

Le pirate se retourna aussitôt pour voir quel audacieux mettait la main à sa ceinture. Il vit Longpré regagnant sa chaise. Il voulut le saisir au collet, mais le Canadien, dont le verre avait été cassé s’était levé et se trouvait face à face avec son provocateur.

Le Canadien sans dire un mot allongea le bras et donna à l’Espagnol un coup de poing si aplomb que celui-ci faillit tomber à la renverse. À son tour il ferma les poings et s’élança sur son adversaire.

Houle para adroitement le coup, et pendant que le pirate frappait dans l’air il le saisit à la gorge, de la main gauche, et de l’autre, se rendit maître de son bras droit.

Blackador fit un saut en arrière et se fit lâcher. Les deux marins se prirent à bras le corps.

Les clients de l’« Aquila Bianca, » assistaient à une de leurs scènes favorites ; aussi quittaient-ils leur chaises pour faire cercle autour des pugilistes. Quel était donc cet individu qui se mesurait avec la terreur des Caraïbes ?

Très peu connaissaient sa force. Mais on commençait déjà à dire :

— Pas trop méchant cet étranger ! Pas trop méchant !

Rendu a une extrémité de la salle, le second du Marie-Céleste accota son homme sur le mur et commença à lui jouer des poings dans la figure. Lorsqu’il vit que ce dernier en avait suffisamment et que ses idées d’engendrer la chicane seraient passées pour quelque temps, il lui dit :

— Maintenant, mon ami, tu vas payer le verre que tu viens de casser sur ma table.

Le capitaine du Fantasma fit un effort pour se dégager.

— Prend garde, lui dit Nicolas Houle, je puis te casser la tête comme tu as cassé mon verre.

Blackador ne répondit pas : il écumait de rage. Le Canadien l’amena à la barre et ayant demandé à l’hôtelier le prix du verre cassé, il força le pirate à le payer.

Celui-ci avait la figure rougie par le sang ; il était paralysé par la force des étreintes et l’audace de cet homme du nord. Il n’osait envisager les spectateurs de sa défaite et avait de gros soupirs.

Quand Nicolas Houle le vit bien vaincu il lui mit la main au collet et le reconduisit jusqu’à la porte de l’hôtel en disant

— Dorénavant quand tu viendras à l’« Aquila Bianca » ne sois pas si fanfaron.

Le pirate alla tomber au milieu de la rue et ses deux associés, qui s’étaient confondus dans l’assemblée, sortirent par une porte dérobée.

Blackador après être sorti de l’« Aquila Bianca » suivit une rue qui se termine en dehors de San-Juan. Son marché saccadé, tantôt précipité, tantôt lent, son silence absolue et ses poings crispés montraient à quelle colère il était en proie.

C’est ainsi qu’il arriva dans la campagne, suivi toujours de ses deux compagnons, Remo et Carl, sans qu’aucun ne lui eût adressé la parole.

— Capitaine, dit enfin Carl, le Canadien est un homme qui se rencontre deux fois.

— Oui, mais pas plus, répondit le chef pirate.

— C’est cela, reprit Remo, et je parierais mille centavos que le dernier mot de l’affaire n’est pas dit.

Les pirates, dans un nouveau silence, longèrent la mer sur un parcours de quatre milles.

Arrivés sur le bord d’une baie cachée dans les anfractuosités des rochers et visible seulement pour ceux qui la savaient là, ils s’arrêtèrent. Une corvette dont les feux étaient éteints se balançait au large.

Le capitaine Blackador tira un sifflet de sa poche et en fit entendre trois coups de plus en plus prolongés.

C’était le signe conventionnel : aussitôt un matelot tenant une lumière à la main sortit de l’intérieur de la corvette et aidé de deux autres mit une chaloupe à la mer.

Celui qui tenait la lumière s’assit au gouvernail et les deux autres se penchèrent sur leurs rames.

Vingt minutes après, la chaloupe était de nouveau hissée à bord de la corvette.

En mettant le pied sur le Fantasma — c’était lui — on se sentait sur un corsaire. Ses sabords garnis de canons, ses cabines tapissées de coutelas, de yatagans, de pistolets, son pont raccommodé à chaque pas, ses mats entourés de plaques en fer, ses voiles teintes par endroit d’un rouge équivoque, n’annonçaient rien de bon.

C’était le home de Blackador, home qui avait été témoin de bien des luttes suivies d’autant d’orgies.

Le capitaine gagna la passerelle en faisant signe à Remo de le suivre.

Tous deux s’assirent sur le banc de quart. Le capitaine fut longtemps sans parler. Il essuyait son front ruisselant de sueurs et plein de sang.

— Ce Canadien est à bord du Marie-Céleste ? demanda-t-il.

— Il l’a dit quand vous lui avez demandé qui il était, répondit son compagnon.

— Connais-tu ce navire

— Je ne l’ai pas même vu.

— Quelqu’un sur le Fantasma le connaît peut-être.

— Je l’ignore complètement, capitaine.

Le chef des pirates mit son chapeau et dit à son interlocuteur :

— C’est bien… c’est bien… Demain, au soleil levant, tu descendras à terre, tu gagneras la ville, tu examineras ce Marie-Céleste et tu viendras me rendre compte comment il passe la nuit.

— Je ferai cela avec grand soin, capitaine.

— N’en parle à personne, ici.

— Je garderai le secret, soyez certain.

— C’est bien… c’est tout ce que j’ai à te dire pour ce soir.

Le lendemain soir de bonne heure, Rémo, de retour sur le Fantasma, dialogua longuement avec le capitaine. Après quoi celui-ci, ayant rassemblé ses matelots sur le pont, leur parla ainsi :

— Il y a dans le port un navire en partance pour le nord… Entre moi et le second s’est élevé dans la soirée d’hier une petite chicane, dans laquelle Blackador, votre capitaine, a été souffleté, lâchement souffleté… Je vous connais : l’injure qui a rejailli sur tout l’équipage ne restera pas impunie… allons !… à tribord les braves…

On comprenait cette expression ; c’était là que se rangeaient les partisans du capitaine.

Il y eut un certain désappointement parmi les hommes de l’équipage. On s’attendait à un pillage, qui, comme toujours, aurait rapporté un joli bénéfice. C’est si peu la coutume parmi ces écumeurs de mer de s’exposer pour venger l’honneur blessé. Les matelots cependant se rangèrent tous à tribord.

Alors Blackador leur raconta à sa manière comment il s’était fait rouer de coups au café de l’« Aquila Bianca. »

À onze heures du soir trois chaloupes portant chacune quinze hommes se détachèrent de la corvette pour gagner la côte. La nuit était obscure ; le firmament n’était qu’une tache d’encre qu’on eut dit immobile.

Au loin sur les hauteurs abruptes de Gramarez, assis comme un géant sur son trône, le phare Santa-Maria del Mare lançait une lueur douteuse, donnant aux passants de l’océan son éternel avis : de ne pas approcher trop près ; qu’il y a là des récifs traîtres, tombeaux de plusieurs équipages.

Les pirates abordèrent en quelques minutes. Ils cachèrent leurs embarcations dans les broussailles et

— En rang, les amis, marchons, fit le capitaine en prêchant d’exemple.

Six milles séparent la petite baie de l’est, du port de San-Juan. Le chemin est rocailleux et devient fatiguant : à chaque pas une roche ou un trou à éviter. On ne marche pas un arpent sans risquer de se casser le cou. Pour des marins habitués à un tillac uni, ce trajet est fort pénible. Aussi les pirates du Fantasma exerçaient-ils leur patience en cheminant à la revendication de l’honneur ; les moins patients maudissaient leur capitaine ; les autres maugréaient.

Blackador s’en aperçut, il dit à ses matelots pour les encourager :

— Hier, je vous ai laissé entendre que nous allions combattre seulement pour l’honneur, mais vous avez compris sans doute que la cargaison du Marie-Céleste est complète et que nous ne reviendrons pas les mains vides.

On répondit par des bravos à voix basse. Quelle joie ; on ne reviendrait pas les mains vides ?

L’équipage pénétra dans les rues de la ville et arriva à une cinquantaine d’encablures du quai du Marie-Céleste.

Le brick était silencieux. Une lumière à la hune de misaine éclairait la passerelle, où, à l’aide d’une longue-vue on distinguait la silhouette du matelot de quart.

Les pirates s’arrêtèrent sur un signe du capitaine. Celui-ci dit à un de ses hommes, petit Espagnol trapu avec des yeux de lynx :

— C’est toi, Marco, qui ira prendre la place de ce maraudeur-là ? Tu auras double part.

— Je vous l’ai dit et je tiens ma parole, répondit le petit Espagnol, en même temps qu’il poussait à la mer un léger canot laissé sur le rivage, par les pêcheurs.

— Très bien ; dit Blackador, voici la lanterne sourde, voici l’emplâtre ; aies du nerf.

Marco sauta dans l’embarcation et se laissa aller à la dérive.

C’était un de ces hommes, demi-espagnol, demi-indien.

Né de l’union d’un aventurier madrilain et d’une Indienne des montagnes du Brésil, il s’était lancé de bonne heure dans les aventures. Son adresse et son audace le rendaient propre à ce genre de vie et en plusieurs occasions Blackador s’en était fait un instrument utile.

Une demi-heure après son départ, une lumière partant du tillac du Marie-Céleste éblouit les yeux des quarante-quatre marins assis sur le rivage. Ils partirent au pas de course, faisant le moins de bruit possible dans la crainte de donner l’éveil.

À cette heure de la nuit les quais étaient déserts. À peine les pirates rencontrèrent-ils un passant attardé, qui, effrayé de cette procession, disparaissait aussitôt dans l’ombre.

Tout semblait dormir sur le Marie-Céleste et seul le clapotement des vagues qui venaient se briser sur ses flancs réveillait le silence de cette nuit ténébreuse.

Blackador s’arrêta un instant et se penchant en avant mit sa main droite autour de son oreille comme pour mieux entendre, puis de l’autre il fit signe à ses compagnons d’avancer tranquillement.

Il courait sur les quais, le long des flancs noirs du brick, cherchant le meilleur endroit pour monter à l’abordage.

Une voix tremblante se fit entendre sur le pont du Marie-Céleste :

— Hohé, les amis, il est temps !

Blackador prêta l’oreille ; c’était bien son Marco, mais il y avait quelque chose de singulier dans sa voix.

Sans s’arrêter à cela il enjamba le premier le bastingage.

À peine avait-il fait deux pas sur le pont qu’il se sentit renversé et garrotté solidement, sans qu’il eût le temps de faire aucun mouvement.

— Par ici ! Au secours ! cria-t-il.

La lumière se fit sur le pont. Il vit quelques-uns de ses compagnons qui fuyaient et parmi eux Marco qui enjambait le bastingage et qui se sauvait sur les quais.

— Lâches ! leur cria-t-il dans un spasme de colère, en même temps qu’il faisait un suprême effort pour se dégager des étreintes de ses oppresseurs, parmi lesquels il reconnut le Canadien de la veille.

Celui-ci achevait de le garrotter en lui disant :

— Si tu bouges d’un pouce, tu es un homme mort !

Sur le gaillard d’avant on se préparait à se battre.

Les pirates étaient deux fois plus nombreux que les marins du Marie-Céleste. Ils avaient tiré leurs poignards et se consultaient entr’eux.

— Balayez-moi cette canaille ! lit le capitaine Smith en s’avançant et en brandissant son pistolet :

— Je tue le premier qui avance, continua-t-il.

Il y eu un peu de désordre parmi les pirates. Le groupe recula de quelques pas en se bousculant, pendant que les matelots du Marie-Céleste avançaient toujours.

Les pirates se trouvaient pris entre le bastingage de tribord, qui donnait sur le quai, et les pistolets des marins.

— Sautez sur le quai, leur intima Smith en les menaçant de son pistolet, ou je vous flambe la cervelle !

Les pirates ne bougèrent pas. Ils avaient leurs poignards à la main et on voyait qu’ils étaient décidés à résister.

Smith n’était pas homme à reculer et on l’eut tué avant qu’il eût cédé un pouce de terrain.

Pendant ce temps Nicolas Houle avait mis son redoutable prisonnier à fond de cale et il apparut sur le pont au moment où le capitaine allait faire feu sur les pirates.

Il avait deviné le danger que couraient ses compagnons et, aidé de deux matelots, il trainait le petit canon du bord.

À cette vue le plus robuste des pirates, celui qui semblait s’être institué le chef, fit un brusque détour et fondit sur le Canadien son poignard à la main.

Ce fut le signal d’un engagement général. Houle se défendait courageusement contre l’Espagnol et il essayait de sortir son pistolet ou de lui arracher son poignard

Ils tombèrent à la renverse tous les deux et, dans la rage du combat, ils se roulèrent sur le pont.

Houle put enfin saisir le bras de son adversaire et, par un mouvement violent, il lui fit échapper son poignard.

Il l’éloigna avec son pied et, ne craignant plus cette arme dangereuse, il donna un coup de genou dans les reins de l’Espagnol et se leva.

Le pirate voulut se lever lui aussi mais il retomba sur le pont en poussant un râle d’enragé.

Le Canadien comprit que cet homme n’était plus à craindre. Il ramassa le poignard qu’il lui avait fait échapper et laissa le blessé se tordre en proie à ses douleurs et à sa colère.

Il courut aider ses compagnons.

Le capitaine était aux prises avec un pirate. Le Canadien asséna à ce dernier un coup de poing sur la tempe, qui lui fit lâcher prise et l’envoya tomber étourdi près du mat de misaine.

Houle sauta ensuite près du canon que défendaient vaillamment Saint-Amour et Longpré, puis, leur ayant aidé à le braquer sur les pirates, il leur intima une dernière fois l’ordre de quitter le navire.

Le plus grand désordre régnait dans les rangs des pirates. Ils étaient sans chef et chacun donnait son commandement.

Cette menace énergique du Canadien eut de l’effet. On vit un pirate enjamber le bastingage, puis un deuxième, et bientôt on entendit le bruit des pas des écumeurs de mer qui s’éteignait graduellement sur les quais déserts de San-Juan.

Restés maîtres de leur navire, les marins du Marie-Céleste se demandèrent les uns aux autres s’ils étaient blessés, mais les plus blessés n’avaient que quelques égratignures d’une gravité insignifiante.

Houle se rendit à l’endroit où un instant auparavant il avait étendu à terre, les reins presque cassés, le pirate qui avait failli le percer de son poignard. Il n’y était plus. Sans doute qu’il s’était traîné hors du navire et qu’il s’était enfui avec les autres.

Mais Blackador était encore à fond de cale. Une mésaventure, arrivée à Marco, était la cause de sa capture

Le second, Nicholas Houle, couché dans sa cabine, en proie à une de ses insomnies fréquentes, avait entendu une embarcation frôler la coque du navire.

Les allures du canotier nocturne lui avaient été suspectes. Quand il l’avait vu se hisser à bord au moyen d’un câble jeté en nœud coulant dans les haubans, il était sorti de sa cabine et s’était rencontré avec le maraudeur. Il lui avait mis une main sur l’épaule et de l’autre lui avait braqué son pistolet sous le nez.

Marco ne répondit pas d’abord aux questions qu’on lui fit ; mais un matelot dit à Smith :

— Capitaine, j’ai déjà vu cette figure et je ne croirais pas me tromper en disant que c’est un homme du Fantasma.

À ces paroles le capitaine Smith se rappela la scène de l’« Aquila Bianca. » Cet homme n’était-il pas un envoyé de Blackador, chargé d’une mission sinistre ?

— Il est important de le faire parler, dit-il, car après ce qui s’est passé hier soir à l’« Aquila Bianca » on a raison de croire à une trame.

En même temps il s’approcha du prisonnier et lui dit en espagnol :

— On te connaît, tu es un pirate de Blackador ; si dans cinq minutes tu n’as pas parlé, ton cadavre se balancera à la vergue d’artimon, avant le lever du soleil.

Une lutte se faisait dans le pirate. Devait-il trahir ses compagnons de crime ou s’exposer à périr lui-même ?

Ne cherchez pas le dévouement dans ces hommes dépravés par des années de débauche ; l’égoïsme est leur règle de conduite habituelle.

Aussi ce n’était point par dévouement que Marco hésitait à trahir ses compagnons ; il avait peur de s’exposer au courroux de Blackador. Il se tut, tâchant de retarder les choses le plus possible, attendant du secours.

Ses cinq minutes agonisaient. Ce fut alors seulement qu’il résolut de parler, d’autant plus que ce Blackador si habile, si rusé, saurait bien se tirer d’affaire encore une fois.

— Capitaine, dit-il, on ourdit une trame contre ton équipage… On devait le maltraiter cette nuit… J’étais chargé d’assassiner ton matelot de quart, quand j’ai été arrêté… Blackador veut se venger d’une insulte de ton second…

— Et les autres hommes du Fantasma ?

— Ils sont à dix encablures d’ici… Prends cette lanterne… braque-la sur le quai de l’est et quarante-quatre ennemis tomberont dans le piège…

Smith ayant pris la lanterne sortit de la cabine et se rendit sur la dunette où l’équipage attendait ses ordres.

— Mes amis, dit-il aux matelots, grâce à Houle nous échappons à un grand danger. Nous devions être visités cette nuit par les hommes de Blackador. Ils sont quarante-quatre sur le quai de l’est qui attendent le signal conventionnel. Ce signal je l’ai et dans un instant les pirates seront entre nos mains.

Avec le retour de l’aurore la nouvelle se répandit dans San-Juan que le capitaine du Fantasma, cette terreur de la mer des Caraïbes, était retenu sur le Marie-Céleste où on l’avait pris en flagrant délit.

Une foule nombreuse, composée en partie de marins, se rendit en face du navire mentionné.

Les allures de celui-ci étaient étranges. Il avait levé l’ancre et mis, entre le quai et lui, une bonne encablure. Les matelots, comme au jour du dimanche, ne reprenaient pas l’ouvrage.

On connaissait la proclamation récemment lancée par le gouverneur de l’île. Elle portait que tout pirate pris à commettre le brigandage dans les eaux de Porto-Rico, fut sur-le-champ, mis à mort.

Smith connaissait la loi et se voyait dans l’obligation de sévir.

Il monta sur le pont et demanda à la foule :

— Exigez-vous que la loi ait son cours ?

On répondit :

— Oui ! Oui ! Au plus vite !

Deux matelots s’élancèrent dans les haubans d’artimon et attachèrent à la grande vergue une corde longue de trente pieds qui se terminait en nœud coulant. Ils dressèrent en outre un échafaud non solide qui basculerait au premier mouvement du condamné à mort.

Cinq heures avaient sonné depuis vingt minutes au marché public de San-Juan, quand Blackador fit son apparition sur le pont du Marie-Céleste.

Il était pâle, mais marchait d’un pas ferme. Jusqu’à la dernière minute, jusqu’à la dernière seconde, il espérait être délivré par les siens.

Un murmure de mépris accueillit son apparition. L’échafaud se brisa sous ses pieds, et son corps se balança au dessus du pont. Ses traits se crispèrent, sa figure devint bleue, ses yeux sortirent de leurs orbites et le sang coula par le nez, la bouche et les oreilles.

Les habitants de l’île ne permirent pas que son cadavre fut ramené à terre. Il fut jeté à la mer, comme il en avait tant jeté lui-même…