Les mystères de Montréal/1/11

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 100-112).

CHAPITRE XI

le complot


Un jour le traître de Saint-Denis se promenait sur le perron du magasin. Il leva la tête avec énergie et se dit à lui-même :

— Si je réussis à faire passer Paul Turcotte pour mort, cela m’avancera beaucoup… Il faut d’abord interrompre sa correspondance, et ce n’est pas au maître de poste que je m’adresserai… Je parlerai à son fils Antoine… le jeune homme aime l’argent et je suis capable de lui en fournir. Ah, Charles Gagnon n’est pas fou et bien fin qui s’en jouera !…

Après ce raisonnement la physionomie du traître devint radieuse. Il entra dans le magasin. Une pratique entra et lui dit :

— Tenez, Monsieur Charles, je vois que les affaires vont bien : vous êtes trop de bonne humeur.

— En effet nous n’avons pas à nous plaindre, répondit le traître, le commerce va assez bien, Dieu merci.

Le bureau de poste était chez le cinquième voisin. Charles y allait tous les jours et la correspondance des Gagnon était assez volumineuse à cause de leur commerce.

Pierre Martel, le maître de poste, était un homme de cinquante ans. Depuis douze ans il remplissait ces fonctions. Durant les troubles il avait failli perdre sa place, en se montrant trop patriote. Gore s’était contenté de lui incendier sa maison et ses deux granges remplies de grain et de foin. N’étant pas riche d’avance, il était resté pauvre après le passage des Habits-Rouges. C’était un bon catholique, vivant dans la crainte de Dieu. Il avait neuf enfants et l’ainé s’appelait Antoine.

C’était avec lui que Charles comptait opérer. Il avait vingt-trois ans. C’était un jeune homme actif, laborieux et ami de tous. Il s’occupait des affaires de la poste avec l’intention de succéder à son père. Il parlait de mettre fin à sa vie de célibataire en se mariant à une des plus jolies filles du deuxième rang de Saint-Denis.

Le jour où Charles eut l’idée de faire passer Turcotte pour mort, il vit Antoine qui rentrait chez lui, revenant de sa sucrerie. Il alla le trouver.

Nos deux jeunesses, comme tous les habitants de Saint-Denis, se connaissaient depuis leur enfance. Ils étaient même assez intimes et ne se rencontraient jamais sans se parler. Souvent aussi ils faisaient la veillée dans la même maison, dansaient au même cotillon et se plaçaient dans le même cercle pour jouer au Clairon du roi ou à Recule toi de là.

Quand Charles entra au bureau de poste, Antoine lui offrit une chaise.

Gagnon en habile homme ne dit pas pourquoi il venait. Il parla comme d’habitude de choses et autres ; puis il vint à dire :

— C’est toujours toi qui t’occupes de la malle ?

— Toujours ; répondit Antoine, c’est plutôt ennuyeux que fatiguant. Aussi on est payé en conséquence.

— Le salaire n’est pas élevé ?

— Pas pour la peine… on voit que le gouvernement paie des Canadiens-français ; cependant le salaire augmentera avec le village.

— Oui et tu finiras par avoir un bon prix.

— C’est dans cet espoir que nous continuons. Sans cela nous aurions abandonné la besogne l’automne dernier.

On ne parla pas longtemps sur le même sujet. On passa aux filles de la paroisse et cette après-midi là les oreilles doivent avoir tinté à Ameline Lanctôt, à Anastasie Jacques, à Exilda Bourdages et surtout à Jeanne Duval.

— Oui, mais celle-là, mon vieux, n’est pas pour nous autres, dit Antoine en parlant de la fiancée du proscrit.

Ces paroles furent des dards aigus qui percèrent le cœur du malheureux Charles. Il cacha l’amertume qu’il ressentait et répondit par une plaisanterie.

— Non, fit-il, elle se réserve pour un Américain qui ne reviendra jamais au pays

— Pour un marin.

— Oui, un marin, mais Paul ne doit pas s’être engagé comme simple matelot : il est trop habile pour cela.

— En effet, répondit Martel, il doit avoir un grade. Mais tu sais qu’il a changé de nom.

— Oui, mais je ne sais pas pour qui.

— Moi non plus.

— Il doit y avoir quelque chose là-dessous.

— Je ne sais pas : Jeanne seule et sa mère le savent.

— Ils correspondent toujours ? demanda le traître d’un air insouciant.

— Oui ; au commencement de chaque mois, Jeanne reçoit une lettre.

Un éclair brilla dans les yeux du jeune marchand. Il ne voulut point pousser son interrogatoire plus loin et partit en disant :

— Bon, je ne voulais pas m’amuser et voilà une demi-heure que je jase : je t’ai retardé peut-être.

— Pas du tout.

Antoine accompagna son ami jusque sur le seuil. Là Charles lui souffla à l’oreille :

— J’ai du bon rhum nouvellement arrivé de Montréal. Je t’invite à venir y goûter, puisqu’on ne peut pas te voir autrement.

Antoine promit d’y aller.

Le lendemain soir, il se rendit chez Gagnon. Charles le fit passer en arrière du magasin. Il ferma la porte, causa quelques minutes et, se dirigeant vers un coffre, sortit une bouteille et deux verres qu’il plaça sur la table.

Martel, sans être un ivrogne, aimait à prendre un petit verre de temps en temps. Cependant il ne se grisait jamais, il aimait à se mettre gai mais non à perdre la raison.

Charles fit sauter le bouchon et les deux amis se servirent.

— Comment le trouves-tu ? demanda le marchand.

— Excellent ! excellent ! répondit Antoine. Ce n’est pas souvent qu’on en trouve de cette qualité à Saint-Denis.

— Tu as raison ; je l’ai fait venir de la ville et j’en avais demandé du meilleur.

— On ne t’a point trompé.

On continua la conversation entretenant l’entrain par un petit verre. Charles ne voulait pas enivrer celui dont il avait l’intention de faire son complice, mais seulement se l’attacher en lui faisant plaisir.

Il était dix heures quand Antoine parla de partir. Il invita son ami et promit de revenir.

Il était très gai et le traître, rentré dans le magasin, l’entendit s’éloigner en chantant :

Buvons, mes chers amis, buvons ;
Ne perdons jamais la raison :
Gardons la mémoire ;
Il faut toujours savoir boire.
Puisqu’on boit rarement dans ce pays-là,
Je me suis versé un verre bien ras.

Si je viens qu’à aller dans l’enfer,
Je m’attaquerai à Lucifer
Et à grand coup de sabre
Je crois qu’à ce grand diable
Je montrerai à faire son devoir
En buvant du matin jusqu’au soir.

Si je viens qu’à aller dans les cieux
J’aurai-t-un grand compte à rendre à Dieu.
Avec les bons anges
Chantant ses louanges,
Je lui ferai voir si je fais mon devoir
En buvant du matin jusqu’au soir.


Depuis ce jour les relations des deux jeunes gens furent de plus en plus amicales.

À la campagne c’est la coutume, tous les dimanches, d’aller veiller. Il est petit le nombre de ceux qui passent le dimanche soir sous le toit paternel. On flétri du nom de vieux garçon celui qui montre trop de goût pour la vie au coin du feu, seul avec sa pipe. Et quand l’occasion s’en présente on ne manque pas de le faire étriver.

Au sortir des vêpres ceux qui ont des voitures attellent et ceux qui n’en ont pas font de la diplomatie. C’est alors qu’on fait les yeux doux aux amis. On va jusqu’à sept dans la même voiture ; jusqu’à trois sur le même siège. On est pressé mais qu’importe, on se rend et la veillée n’en est que plus belle.

Depuis l’automne de mil huit cent trente-sept, Antoine Martel était du nombre des jeunesses qui n’avaient pas de voitures. À son grand regret son père avait tout vendu pour se tirer de la misère dans laquelle il s’était trouvé après le passage des Habits-Rouges. Il espérait néanmoins acheter un autre cheval avant le printemps prochain.

Tous les dimanches le fils du maître de poste arrangeait ses ficelles. Tantôt il montait avec l’un tantôt avec l’autre et trouvait toujours moyen de se rendre au deuxième rang où demeurait Ameline Lanctôt qui avait refusé deux partis pour lui.

Charles connaissait tout cela. Souvent quand il se creusait la tête à la recherche d’un moyen de s’attacher le fils du maître de poste il avait pensé à l’amener veiller.

Ce fut pour cela que le dernier dimanche de juillet mil huit cent trente-neuf il attela son cheval et se rendit chez son cinquième voisin. Là il sauta à terre, et ayant attaché son cheval, il entra dans le bureau.

Lorsqu’il demanda à son ami s’il venait veiller avec lui, celui-ci répondit :

— Tu es bien aimable, mais cela dépend où tu vas.

— Tu sais que le dimanche soir je ne suis jamais libre.

— Nérée, qui va dans le haut du deuxième rang, m’a offert une place dans sa barouche.

— Bah ! répondit le marchand, j’irai dans le deuxième rang moi aussi. Tu sais que je n’ai pas de blonde et je m’amuserai avec les sœurs d’Ameline.

Antoine accepta volontiers cette offre et il monta dans la barouche de son ami.

Les deux cavaliers traversèrent le village pour aller prendre la route qui mène au deuxième rang. Quelques minutes après ils arrivèrent à la porte de la maison où ils devaient veiller. Pendant que Charles accompagné du garçon de la maison allait dételer son cheval, Antoine entra.

Comment se passa la veillée ? Inutile de le dire. Pour Antoine, Ameline fut plus charmante que jamais. Charles exerça sa galanterie auprès de ses sœurs.

Il était tard lorsqu’on s’en retourna.

Le traître voulait, petit à petit, parler à son compagnon de son projet de complot.

— Quand te maries-tu ? lui demanda-t-il en lançant son cheval au trot. Et il continua.

— Tu dois être capable de faire vivre une femme à présent.

— Je suis capable, mais ce qui me manque ce sont les fonds pour commencer le ménage.

Le marchand ne souffla mot. Une pensée traversa son esprit. « Il manque de l’argent à Antoine, pensa-t-il, si je lui en offrais en échange des lettres de Paul Turcotte. » Il reprit à haute voix :

— Et si tu avais de l’argent pour faire face aux premières dépenses, tu te marierais ?

— Certainement.

— Combien te faudrait-il ? Trente piastres ? Cinquante ?…

— À peu près.

— Et quand ferais-tu la noce ?

— Aussitôt que possible.

— Dans ce cas-là, Antoine, je puis te prêter de l’argent à long terme et sans intérêts…

— Sans intérêts… Vrai ?

— Oui, mais à une condition cependant.

— Laquelle ?

— Elle est bien facile à remplir.

— Dis-la donc : nous ferons peut-être des marchés.

Le traître ne fit pas son offre criminelle immédiatement : il hésita. Il mit son cheval au pas, alluma sa pipe pour se donner de la contenance, et alors seulement il parla.

— Eh bien, écoute, Antoine, dit-il, je vais te parler franchement : nous sommes amis et ce qui se dit entre tous deux ne doit pas aller plus loin. Moi aussi j’aime, et quand je te vois si heureux auprès d’Ameline Lanctôt, je ne suis que plus malheureux.

La voix du traitre était devenue tremblante et il paraissait sous le coup d’une puissante émotion.

— J’ai un rival, continua-t-il ; il s’est mal conduit envers moi. Il m’a enlevé l’amour d’une jeune fille que j’aimais plus que moi-même… Je veux parler de Jeanne Duval : tu me comprends ?…

— Je comprends, répondit Antoine.

— Elle ne devrait pas être fiancée à Paul Turcotte… Veux-tu m’aider à le supplanter ?

— T’aider ?… Comment le puis-je ?…

— Tu le peux facilement.

— Mais je ne vois pas.

Le traitre balbutia en s’approchant de Martel :

— Tu peux interrompre la correspondance…

— Voler les lettres ! s’exclama le fils du maître de poste.

— Il y a voler et voler, répondit nerveusement Charles Gagnon. Dans tous les cas tu rendrais un grand service à Jeanne. Elle est fiancée à Paul Turcotte mais elle ne l’aime pas et voudrait le voir mort. Cependant comme c’est une fille d’honneur, elle ne veut pas se marier avec un autre, tant que le patriote vivra, dût-il vivre à mille lieues toute sa vie…

— Vraiment tu me surprends, je croyais que tu ne pensais plus à Jeanne.

— Ah ! Antoine, si tu savais tous les efforts que je fais pour cacher cet amour !… L’image de Jeanne est continuellement devant moi ! Et je suis toujours sur le point de prononcer son nom…

Le traître parlait avec passion et son regard s’illuminait. Antoine le regardait avec surprise.

Mais bientôt le démon de l’argent l’assaillit. Il aimait l’argent, surtout aujourd’hui qu’il en avait besoin. Le jeune marchand lui en offrait mais c’était à une condition si dangereuse qu’il se demandait s’il devait accepter.

Il réfléchissait. Sa conscience et la crainte de la prison, du déshonneur le retenaient, l’empêchaient de dire : oui.

— Ce que tu me demandes est trop dangereux et même impossible, répondit-il. J’aimerais bien à te faire plaisir…

— Je ne vois pas où est le danger ; interrompit Charles Gagnon, le secret restera entre nous deux. Jeanne croira que Paul l’oublie et celui-ci croira la même chose. Et puis ne crains rien, la fille de la veuve Duval ne fera pas de démarches pour connaître le sort de l’exilé. Elle sera trop contente d’être déliée de sa promesse de mariage…

Les Gagnon avaient de l’argent et pouvaient en donner. Antoine pensait à cela et la tête lui tournait. Il faisait taire la voix de sa conscience : il ne pensait plus au déshonneur, à la prison.

Malgré sa volonté, il demanda à son compagnon :

— Combien me donnerais-tu pour cette sale besogne ?

— Une sale besogne ? Il est à souhaiter que tu n’en aies jamais de plus sale à faire dans ta vie.

— Comment ! Tu me souhaites de passer ma vie à voler ? fit Martel mécontent de cette phrase.

— Tu comprends mal : je n’ai pas voulu te froisser.

— Je sais… je sais… mais tu me proposes un marché dont tout le fruit sera pour toi et tout le danger pour moi.

— Tu seras payé grassement.

— Médéric Cimon, de Saint-Hyacinthe, pris pour un méfait semblable, est parti pour la prison de Montréal il y a dix ans et n’est jamais revenu.

— C’était un imprudent. Où est le danger pour nous deux ?

— Qu’entends-tu par payer grassement ?

— Tu as besoin d’argent pour te marier : je t’en prêterai et le remboursement ne t’inquiètera jamais.

Antoine voulait résister à la tentation mais l’abîme était ouvert devant lui et il s’y précipitait. Il avait cessé de parler en ami pour parler en trafiqueur : « Je me marierais cet été, pensait-il, je n’aurais plus à craindre Pierre Prunelle. » D’un autre côté, le vol, l’arrestation, la prison lui faisaient peur.

— Dépêche-toi, lui dit le jeune marchand, ou Améline va t’échapper : tu sais que Pierre Prunelle monte souvent au deuxième rang…

— Oui, mais tu me fais faire une besogne bien risquée. Ou ne joue pas impunément avec la prison, répliqua Antoine.

— Voyons, faire disparaître une lettre à l’arrivée du courrier est une petite affaire, tu le sais comme moi… Tiens, je te donnerai vingt-cinq piastres.

— Tu m’en donneras cinquante.

— Cinquante ! mais c’est une petite fortune.

À l’époque et dans l’endroit où se passe notre récit, cinquante piastres étaient en effet une petite fortune. L’argent était rare dans les campagnes et principalement dans celles qui avaient souffert des troubles. On ramassait sou par sou et ceux qui possédaient quelques mille piastres étaient des riches dont on vantait les trésors.

— Je te donnerai la moitié, continua Charles. C’est à prendre où à laisser.

— Dans ce cas-là, répondit Antoine, continuons d’être amis et ne parlons plus de cela.

— Eh bien tu les auras tes cinquante piastres.

— Et toi tu auras la première lettre qui arrivera pour Jeanne Duval où que l’on viendra porter pour le proscrit.