Les mystères de Montréal/1/10

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 92-99).

CHAPITRE X

l’œuvre de la vengeance.


Trahison à Saint-Denis ; trahison à Napierville, trahison à Caughnawaga ! On écrasait les patriotes à coups de trahison. On payait, ou mieux, on promettait et les traîtres couraient les campagnes.

Après leur capture à Caughnawaga, Duval, Duquette, Cardinal et Lepailleur furent remis aux soldats anglais et conduits à Montréal.

La prison où ils furent détenus n’est pas la bâtisse d’aspect presque gai qui s’élève sur le côté nord de la rue Notre-Dame, contiguë aux ateliers du « Pacific Canadien » et appelée Hôtel Payette.

C’est l’immense bâtiment de pierre, de construction sombre, qu’on remarque encore sur le côté opposé de la rue Notre-Dame, en allant vers la ville, qui fut témoin il y a un demi siècle des événements dramatiques que nous avons appris sur les genoux de nos pères.

Son apparence frappe de loin et ses petites fenêtres semblent autant de trous de meurtrières. On ne dirait pas une construction faite pour des hommes.

Elle a quatre étages et une mansarde. Bloc massif sur la façade duquel semble être écrit comme à l’entrée de l’enfer de Dante : « Vous qui entrez ici perdez toute espérance. »

L’intérieur, bien qu’assez propre n’est pas fait pour mettre la gaîté dans l’âme de celui qui l’habite. Des murs gris foncé, de sombres couloirs sans fin bordés de cellules avec leurs portes en fer ; le grincement des clefs des gardiens dans les serrures, le bruit des prisonniers qui traînent leurs chaînes, tout inspire l’horreur.

En arrivant, les quatre chefs patriotes furent conduits devant l’assistant du procureur-général Ogden à qui ils déclinèrent leurs noms et prénoms, leurs occupations et lieux de résidence.

Puis on les mit chacun dans une cellule.

Le lendemain, dans l’après-midi, les détenus entendirent un grand tumulte qui parut loin d’abord et qui alla en se rapprochant. On eut dit une foule en délire acclamant un héros ou huant un misérable. Les cris approchèrent graduellement et on distingua des injures, des sifflés qui n’avaient rien de flatteur.

Le notaire Duval regarda par sa fenêtre. Il fut stupéfait et recula involontairement en portant la main à son front. Un spectacle révoltant s’offrait à ses regards. Un contingent de patriotes entrait dans la cour de la prison. Les prisonniers étaient enchaînés et entourés de soldats : de plus ils étaient couverts de boue et la lie du peuple les sifflait.

Au premier rang, avec deux Habits-Rouges à ses côtés, nu-tête comme la plupart de ses compagnons, se trouvait le fiancé de Jeanne, la tête haute et envisageant la foule avec audace.

Le notaire eut un soupir d’indignation et secoua avec la frénésie d’un lion les barreaux de sa fenêtre. Il comprit ce qui était arrivé : les patriotes avaient essuyé une défaite générale puisqu’ils étaient prisonniers en si grand nombre.

Et pendant ce temps que faisait-on à Saint-Denis

L’automne était revenu, et avec lui les inquiétudes de l’année dernière dans la famille Duval. On se rassemblait encore dans le salon neuf, comme dans l’ancien, pour causer des absents. Cette fois-ci les événements se passaient à dix lieues de là. Mais c’était à peu près les mêmes acteurs qui jouaient leurs têtes en tenant des rôles dans ce grand drame de la vie réelle.

À travers tous ces événements le traître du premier novembre mil huit cent trente-sept en était venu à une conclusion : celle qu’il travaillait inutilement et que jamais, du vivant de Paul Turcotte, il n’entrerait en amour avec la fille du notaire. Car ce qui se passait en ce temps d’oppression ne faisait que cimenter les fiançailles des deux jeunes gens.

Depuis le bazar, Charles Gagnon parlait rarement à Jeanne, et ses visites à la famille Duval étaient moins fréquentes. Cependant il recherchait les occasions de voir la jeune fille, de la contempler à la dérobée. Il s’embusquait sur son passage. À l’église il se mettait derrière elle ; il savait les heures où elle passait devant le magasin et il regardait alors par la fenêtre. Il faisait tomber la conversation sur elle et toujours sa passion pour elle allait croissante.

Cette après-midi il est triste. Il est seul au magasin et debout, adossé au comptoir, il semble préoccupé, une pensée le hante, toujours la même.

Le nom de Jeanne est là devant lui et à côté celui de Paul le patriote. Tantôt Jeanne est venu au magasin : le traître l’a servi avec distraction, est allé la reconduire jusqu’à la porte et là, pensif, rêveur, il l’a regardé aller jusque chez elle.

Si du moins il avait l’espoir qu’un jour il la posséderait en l’appelant du doux nom de « ma femme », comme il serait heureux, il donnerait dix ans de son existence, mais non un mur s’élève entre eux et jamais du vivant de Paul Turcotte, Jeanne deviendra Madame Charles Gagnon.

Le jeune marchand poussa un soupir…

Il était plongé dans sa rêverie depuis une dizaine de minutes quand son père entra dans le magasin.

— Ces pauvres diables sont écrasés partout ; dit-il, le notaire Duval et Paul Turcotte ont été arrêtés et conduits à la prison de Montréal…

— Les patriotes sont battus ? demanda vivement Charles.

— Oui et s’il faut en croire Luc Bourdages qui arrive de Saint-Jean, trois cents au moins sont prisonniers… Les docteurs Poitras et Galarneau se sont enfuis aux États-Unis après avoir fait des blagues à la ligue.

— Et Paul Turcotte est en prison, dites-vous ?

— On le dit ; Luc est à conter cela chez Isaïe Moreau… Je l’ai écouté en passant seulement…

— Tenez j’y vais…

Charles prit son chapeau et sortit du magasin.

En effet Luc Bourdages, échappé aux Habits-Rouges, racontait ce qui s’était passé.

Quand il parla de Paul Turcotte et qu’il dit le grand risque que sa tête courait, on eut pu voir un sourire malin presque diabolique sur les lèvres du traître.

— Voilà une famille qui s’éteint en peu de temps, dit Bourdages en parlant du lieutenant de Duval, car je crains bien qu’il aille rejoindre ses parents.

Charles demanda :

— Vous pensez qu’on va lui faire un mauvais parti ?

— C’est évident, et s’il n’est pas condamné, personne ne le sera. Les preuves sont si fortes contre lui. Il est reconnu qu’il a enrôlé environ sept cents jeunes gens… Il savait ce qu’il faisait quand il a dit adieu à Saint-Denis.

Mais deux semaines plus tard on se passait La Minerve pour lire les lignes suivantes :


ÉVASION D’UN PATRIOTE.
paul turcotte saute du quatrième étage de la prison !

« Une évasion extraordinaire et digne de prendre place parmi les évasions célèbres s’est opérée hier au soir à la prison du Pied-du-Courant dans les circonstances suivantes :

« M. Paul Turcotte, ce jeune patriote qui a tant fait de bruit comme lieutenant du notaire Duval, et arrêté au commencement du mois à Napierville, était détenu dans une cellule du quatrième étage adjoignant à la partie appelée la chapelle. Il devait subir son procès demain et la couronne comptait lui arracher des révélations importantes.

« Hier soir, à sa ronde de dix heures, le tourne-clef Reed constata l’absence de Turcotte. Il donna l’alarme. Le geôlier Wand pénétra dans la cellule et vit que deux barreaux en fer étaient partis. Turcotte a dû sauter sur le quai — hauteur de trente-cinq pieds — où la bordée du vingt-quatre a fait d’immenses bancs de neige.

« À une enquête tenue ce matin on a constaté, que le jeune patriote n’a pas, comme le commun des évadés, scié les barreaux de sa fenêtre, mais qu’il a descellé les pierres dans lesquelles ils étaient enfoncés.

« Cet ouvrage demande une somme de travail énorme et il est probable que le patriote méditait cette évasion depuis le premier jour de son incarcération, et qu’il l’a préparée sous les yeux des gardiens qui jettent un coup d’œil dans les cellules tous les quarts d’heure.

« Un peloton de soldats s’est mis à la poursuite de Turcotte, qui, s’il n’est pas trahi, ne sera pas repris. Un jeune homme qui se joue des troupes durant un an, qui prépare son évasion durant deux semaines sous les yeux de ses gardiens, qui saute du quatrième étage dans un banc de neige, un tel jeune homme, disons-nous, ne se laisse pas reprendre par un piquet de soldats du vieux brûlot. »

Malgré l’absence, au procès, du principal témoin de la couronne, qui était Paul Turcotte, le notaire Duval, Cardinal et Duquette furent condamnés à mort. Ce jugement inique souleva l’indignation par tout le pays.

Il affecta vivement la famille du notaire. Madame Duval en apprenant que son mari était condamné à être pendu « jusqu’à ce que mort s’en suive » s’évanouit et on crut qu’elle ne se relèverait point du choc.

Charles Gagnon avec son cynisme habituel riait sous cape en voyant les conséquences de sa trahison. Il se rendit chez Jeanne et lui dit :

— Sois sans crainte, ton père ne sera pas pendu. À la peine de dépenser tout l’argent qu’il y a dans le comté, nous le délivrerons.

En effet il prit l’initiative d’un mouvement qui avait pour but la délivrance des condamnés à mort. Il ouvrit des listes de souscription et se prodigua. Et tout cela pour conquérir l’amour de Jeanne.

Madame Duval fit plusieurs voyages à Montréal, visita son mari dans sa prison et se jeta aux pieds des potentats du temps. Mais inutile, la sentence fut irrévocable.

Cependant le notaire ne monta pas sur l’échafaud. Lorsqu’on pénétra dans sa cellule le matin du vingt novembre, on ne trouva qu’un cadavre. Il venait de mourir d’un coup de sang.

Une demi-heure après, Cardinal, Lepailleur et Duquette étaient lancés dans l’éternité.

Paul Turcotte l’avait échappé belle !

Mais le but de Charles Gagnon : éloigner de Saint-Denis le fiancé de Jeanne, était atteint.